MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME DEUXIÈME — 1830-1832.

CHAPITRE XIV. — INSURRECTIONS LÉGITIMISTE ET RÉPUBLICAINE. - OPPOSITIONPARLEMENTAIRE. - FORMATION DU CABINET DU 11 OCTOBRE 1832 (16 mai — 11 octobre 1832).

 

 

Le 15 mai 1832, pendant que M. Casimir Périer vivait encore, le Journal des Débats, défenseur éprouvé et interprète presque avoué du gouvernement, disait : C’est une erreur étrange que de s’obstiner à confondre le système et le ministère du 13 mars, comme si le système était né et devait s’éteindre avec tel ou tel homme. Non pas, à Dieu ne plaise, qu’il entre dans notre pensée de rabaisser le moins du monde les immenses services rendus par l’homme au système ! M. Casimir Périer a courageusement accepté la mission de faire prévaloir le système que tous les esprits éclairés et tous les bons citoyens avaient déjà reconnu et proclamé le seul capable de sauver la France. Cette mission, il l’a remplie avec une énergie et un talent qui lui assurent une mémoire immortelle. Mais M. Casimir Périer n’a point créé son système ; il n’a eu que le mérite de le discerner et de l’adopter franchement. C’est la force de l’opinion nationale qui a poussé aux affaires M. Casimir Périer et ses collègues ; c’est le système qui a fait le ministère du 13 mars, et non pas le ministère du 13 mars qui a fait le système. Le système du 13 mars a pris naissance au moment même de la Révolution de Juillet. Ce n’est autre chose que le système de la monarchie constitutionnelle opposé à la république pure, ou à la monarchie républicaine, ce qui se ressemble beaucoup. Ce système était né avant M. Casimir Périer ; il lui survivra si le malheur veut que M. Casimir Périer soit enlevé à la France.

Le surlendemain 17 mai, M. Casimir Périer était mort, et le Moniteur, en l’annonçant officiellement, s’exprimait en ces termes : La nation s’est attachée au système que le ministère du 13 mars s’appliquait à faire triompher : à l’intérieur, la Charte ; à l’extérieur, la paix. Il n’appartiendrait pas au caprice de quelques individus d’y rien changer ; c’est le vœu du pays, car ce fut l’esprit des élections de 1831 et des majorités parlementaires dans la session qui les suivit. Constitutionnellement, ce système doit donc rester intact, il est dans la pensée des trois pouvoirs. Politiquement, il est dans la nature des choses ; c’est la base du nouveau droit public consacré par le traité du 15 novembre[1]. Devant l’Europe et devant les Chambres, c’est donc un système convenu, et la bonne foi comme la responsabilité des dépositaires de l’autorité royale leur commande de préserver d’aucune atteinte les principes dont l’application leur a été confiée. Que la France, veuve d’un grand citoyen, sache donc bien qu’il n’y a rien de changé dans ses destinées politiques ; c’est elle-même qui se les est faites ; elle seule pourrait les changer, et elle ne le veut pas. Elle veut toujours la paix, elle veut toujours la Charte ; et son gouvernement restera fidèle à la mission qu’il a reçue de lui conserver ces deux biens.

Les malveillants et les esprits qui se croient sagaces parce qu’ils sont soupçonneux virent dans ce langage tout autre chose que le désir de rassurer la France : c’était, dirent-ils, l’explosion de la jalousie du Roi envers M. Casimir Périer, et de son dessein de ne voir ou de ne laisser voir dans ses ministres que les instruments de sa politique, en s’en attribuant à lui-même tout l’honneur. Louis XIV disait : L’État, c’est moi ;» le roi Louis-Philippe veut dire : Mon gouvernement, c’est moi[2]. Les prétextes, légers mais spécieux, ne manquaient pas à cette imputation : ce prince avait des vivacités d’impression et des intempérances de langage qui lui donnaient quelquefois les airs de défauts qu’au fond il n’avait pas et de fautes qu’en définitive il ne faisait pas : il aimait la popularité et il était enclin à croire le public injuste envers lui ; deux penchants qu’il a patriotiquement surmontés pour soutenir la politique qu’il jugeait bonne et pour servir les vrais intérêts de la France. Mais, dans cette lutte intérieure, il voulait avoir au moins le mérite de son sacrifice, et que la France sût bien que, si elle jouissait des bienfaits de l’ordre, de la liberté légale et de la paix, c’était à lui surtout qu’elle les devait. Or, le gouvernement représentatif a ce résultat inévitable que ce ne sont pas les délibérations du Conseil, mais les effets de la scène qui frappent le public ; il peut arriver que le Roi soit pour beaucoup dans la politique qui prévaut, mais les ministres en sont toujours les acteurs ; c’est à eux surtout que vont les honneurs du succès comme les travaux et les périls du combat, car ils y engagent toute leur destinée. Et puis ils sortent des rangs du pays ; ils sont ses représentants immédiats et comme ses champions d’élite pour son service et sa défense. Il est naturel que ses regards et ses sentiments se portent d’abord sur eux ; c’est même l’un des principaux mérites du régime constitutionnel qu’il en soit ainsi, et que la royauté n’ait pas à subir les chances de l’arène. Mais si la sécurité du trône y gagne, il peut arriver que l’amour-propre du prince en souffre ; et s’il en souffre injustement, si la part qui lui revient effectivement dans l’adoption, le maintien et le succès de la bonne politique ne lui est pas faite dans l’opinion publique, si en même temps le cours des idées populaires et des hommes qui les représentent tend à le repousser de plus en plus dans l’ombre, si d’autres amours-propres s’élèvent en face de l’amour-propre royal et lui contestent ses satisfactions légitimes, alors surviennent ces susceptibilités d’influence ou de renommée, ces inquiétudes sur l’injustice et l’ingratitude publiques, ces mouvements naturels du cœur humain que le plus sage prince ne réussit guère à supprimer absolument, et qui lui prêtent, pour peu qu’il s’y laisse aller, des apparences que la conduite la plus modérée, la plus constitutionnelle, ne suffit pas toujours à effacer. C’est la difficile situation dont le roi Louis-Philippe, dans son attitude et son langage, n’a pas toujours tenu assez de compte, et dont il a eu injustement à souffrir.

Les rois oublient trop d’ailleurs avec quelle rapidité leurs moindres impressions, et les dispositions qu’ils laissent entrevoir en se hâtant de les contenir, fournissent à leur entourage les occasions d’un zèle où le public croit reconnaître leur propre pensée. Peu de jours après la mort de M. Casimir Périer, j’étais aux Tuileries, dans le salon de la Reine ; un membre de la Chambre des Députés, homme de sens et très dévoué au Roi, dit à l’un des officiers intimes de la cour : Quel fléau que le choléra, Monsieur, et quelle perte que celle de M. Périer !Oui certainement, monsieur ; et la fille de M. Molé, cette pauvre madame de Champlâtreux ! comme pour atténuer, en le comparant à une douleur très légitime mais purement de famille, le deuil public pour la mort d’un grand ministre. Je ne doute pas que si le roi Louis Philippe eût entendu ce propos, il n’en eût senti l’inconvenance ; mais les serviteurs ont des empressements qui vont fort au delà des désirs des rois, et celui-là croyait plaire en repoussant M. Casimir Périer dans la foule des morts que le choléra avait frappés.

Non seulement rien, dans le langage du Roi et de son gouvernement après la mort de M. Casimir Périer, ne laissa paraître un tel sentiment ; mais ce langage, comme on le voit dans le Moniteur que je viens de rappeler, fut remarquablement modeste. En donnant à la France la certitude que la politique d’ordre et de paix du cabinet du 13 mars serait maintenue, on n’en faisait point remonter au Roi le mérite ; son nom n’était pas même prononcé ; c’était à la France elle-même qu’on reportait l’honneur du passé et l’espérance de l’avenir : La France a fait elle-même ses destinées ; elle seule pourrait les changer et elle ne le veut pas.

La France en effet ne le voulait pas ; mais sa volonté confuse et chancelante serait demeurée vaine si la volonté précise et constante du roi Louis Philippe n’était venue en aide et aux ministres qu’il avait adoptés, et aux majorités parlementaires que ses ministres avaient ralliées autour du trône. Roi, Chambres, cabinet du 13 mars, tous avaient droit de réclamer la politique d’ordre et de paix comme la leur, car ils l’avaient tous efficacement soutenue. Et les collègues que M. Casimir Périer laissait après lui avaient droit aussi de parler en leur propre nom, car ils étaient sincèrement résolus à poursuivre et à défendre son œuvre, en fidèles héritiers.

Mais M. Casimir Périer à peine mort, on reconnut combien son héritage était lourd, et lui-même nécessaire pour le garder. C’est une remarque vulgaire qu’on ne mesure bien la place que tenait un homme que lorsque elle est vide ; et le vide se fait durement sentir quand la nécessité d’agir devient pressante au moment même où manque le grand acteur.

Dans les meilleurs jours du ministère de M. Casimir Périer, les partis ennemis n’avaient pas cessé de conspirer : quand ils virent la France troublée par le choléra et le premier ministre lui-même atteint, ils jugèrent le moment favorable pour redoubler leurs efforts. Dans le cours du mois de mai 1832, pendant que le chef du cabinet était aux prises, dans les rues avec une terreur anarchique et dans son lit avec la mort, les légitimistes soulevèrent dans l’Ouest la guerre civile ; les républicains s’armèrent pour une grande insurrection dans Paris ; l’opposition parlementaire se réunit pour préparer, en l’absence des Chambres, sous le nom de Compte rendu ou Manifeste à nos commettants, une attaque générale et solennelle contre la politique qu’elle avait combattue pendant la session.

Entre les mobiles qui peuvent pousser les hommes à conspirer ou à se soulever pour renverser le gouvernement établi, l’un des plus puissants, le plus puissant peut-être, c’est l’idée du droit à rétablir au sein même du gouvernement, du pouvoir légitime à mettre à la place d’un pouvoir usurpateur. On parle beaucoup de la puissance des intérêts, et bien des gens croient faire preuve de sagacité et de bon sens en disant que l’intérêt seul fait agir les hommes. Ce sont de vulgaires et superficiels observateurs. L’histoire est là pour montrer quel degré d’oppression, d’iniquité, de souffrance, de malheur peuvent supporter les hommes, quand les intérêts personnels sont seuls en jeu, avant de recourir, pour se délivrer, aux conspirations et aux insurrections. Si au contraire ils croient, ou si seulement certains groupes d’hommes dans la société croient que le pouvoir qui les gouverne n’a pas en lui-même, par son origine et sa nature, droit de les gouverner, tenez pour certain que les conspirations et les insurrections naîtront et renaîtront obstinément parmi eux. Tant l’idée du droit a d’empire sur les hommes ! Tant la dignité instinctive de leur nature leur inspire le besoin de ne se soumettre qu’au pouvoir qui, dans leur pensée, a droit à leur obéissance, et de le chercher jusqu’à ce que leurs yeux, en s’élevant, le voient en effet au-dessus d’eux !

Telle est la puissance de cette idée qu’elle peut jeter ceux qu’elle possède dans l’injustice et l’imprudence extrêmes, et faire taire en eux non seulement la voix de l’intérêt personnel, des affections de famille, du sens commun, du péril évident et vain, mais la voix même de la patrie et des devoirs qu’elle impose à ses enfants. Après de longs et violents troubles civils, ce que cherche surtout la patrie, son plus général désir comme son plus impérieux besoin, c’est la présence, en fait, d’un gouvernement juste et sage, qui lui assure l’ordre et la liberté, qui protège équitablement tous les droits, tous les intérêts, et dirige bien, au dehors comme au dedans, les affaires communes de la société. C’est l’infirmité des choses humaines que les meilleures ont souvent de tristes origines, et que la violence se rencontre dans le berceau des plus utiles institutions et des plus nécessaires pouvoirs. Mais quand les pouvoirs et les institutions sortis de leur berceau grandissent et se développent régulièrement, quand le gouvernement, plus ou moins issu de la force plus ou moins légitime, s’acquitte bien de sa mission et satisfait aux vœux comme aux besoins généraux de la société, ce que demande, ce qu’a droit de demander alors la patrie, c’est qu’on ne conspire plus, qu’on ne se soulève plus, que, si l’on est mécontent ou triste, on se tienne à l’écart, on attende les arrêts du temps, et qu’en attendant on la laisse jouir de son repos, de sa prospérité, de ses libertés, qu’on ne lui donne pas à recommencer sans cesse ce dur et périlleux travail de l’enfantement d’un gouvernement voué, dès qu’il sera né et quoi qu’il fasse, à se défendre contre une guerre à mort. Mais ne comptez pas que, chez les hommes exclusivement préoccupés de l’origine et du titre primitif des pouvoirs, ce cri de la patrie l’emporte sur leur propre passion ; ne vous flattez pas qu’en présence d’un gouvernement auquel ils ne reconnaissent pas le droit de gouverner, ils reconnaissent ses mérites et s’y résignent ; ils seront envers lui, mille fois plus exigeants qu’ils ne l’ont été, qu’ils ne le seraient encore envers le gouvernement dont ils proclament le droit ; ils persisteront à voir en lui un péché originel pour lequel il n’y a point de rédemption. Ils feront plus : ils ne tiendront, en l’attaquant, nul compte, je ne dis pas seulement des périls de l’entreprise, mais des chances de succès ; ils seront aussi aveugles dans l’appréciation de leurs forces qu’obstinés dans la poursuite de leur dessein ; ils se lanceront dans des tentatives désespérées, indifférents au risque de relancer leur patrie dans le chaos et les ténèbres des révolutions.

Que sera-ce si de grands exemples de dévouement et de courage viennent ajouter leur empire à celui des principes ? C’est l’honneur de l’humanité que les causes malheureuses et tenues pour légitimes font des héros et des martyrs. Et quand des héros et des martyrs ont apparu, peu importe le petit nombre des fidèles ; peu importent la faiblesse des moyens et l’incertitude des espérances ; l’enthousiasme se joint au devoir ; les plaisirs de l’émotion et de l’action tiennent lieu des joies de la force et des sourires de la fortune ; on se satisfait, on s’exalte dans le sentiment des périls qu’on affronte pour son chef ou pour sa foi ; on se complaît dans le mépris des lâches qui désertent la bonne cause. Et les politiques voient avec surprise se déployer dans les tentatives les plus insensées, les plus dénuées de chance, des prodiges de persévérance et d’énergie, d’intelligence et de vertu.

Ce fut à une double explosion de tels adversaires qu’aussitôt après la mort de M. Casimir Périer se trouva en butte le cabinet qui lui survivait : les légitimistes et les républicains se levèrent en même temps, réclamant les uns et les autres, au nom de leur principe, le droit exclusif de gouverner la France. Les grands conseillers du parti légitimiste, les politiques clairvoyants qui vivaient à Paris, M. de Chateaubriand, M. Berryer, le duc de Fitz-James, n’étaient point d’avis de l’insurrection et s’efforcèrent de la prévenir. M. Berryer se rendit, en leur nom, dans l’Ouest pour en détourner madame la duchesse de Berry qui venait d’y arriver. Parmi les chefs vendéens eux-mêmes, plusieurs des principaux avaient, dès l’origine, averti la princesse que l’entreprise leur semblait inopportune, que les armes et les munitions leur manquaient, qu’ils ne pouvaient promettre ni un grand soulèvement, ni de bonnes chances de succès. A plusieurs reprises, on délibéra, on hésita, on fut sur le point de renoncer. Mais les passions oisives, et qui entrevoient un terme à leur oisiveté, sont, de toutes, les plus ingouvernables ; d’Écosse en Italie, d’Italie en France, entre le vieux roi Charles X à Holyrood, madame la duchesse de Berry à Massa et ses correspondants dans les départements du Midi et de l’Ouest, les fils du complot étaient noués, les plans formés, les agents en mouvement ; bravant les périls de la mer et de la terre, se vouant avec courage à une vie errante et dure, la principale personne du parti et du dessein était arrivée sur les lieux, au milieu de ses amis. Princesse, femme et mère, que de causes d’illusion pour elle et d’entraînement autour d’elle ! Être venue si légèrement, s’en retourner sans avoir rien fait, c’était pis que la défaite ; c’était une nouvelle et plus fatale abdication. Il y a des impressions qui décident de la conduite des partis et auxquelles se soumettent ceux-là même qui les jugent et les déplorent : préparée depuis longtemps, avortée à Marseille, déconseillée et presque décommandée dans l’Ouest à la veille de l’exécution, la prise d’armes légitimiste éclata enfin, avec la mère de Henri V à la tête, au moment même où le chef du cabinet du 13 mars descendait au tombeau.

Dans le parti républicain, chefs et soldats, la situation et les dispositions étaient les mêmes : là aussi les chefs n’avaient nulle envie de l’insurrection et ne croyaient pas à son succès. Quelque vive que fût son hostilité, je ne pense pas que M. de La Fayette entrât alors activement, comme il l’avait fait sous la Restauration, dans les complots de renversement. M. Armand Carrel, clairvoyant et dédaigneux, ne leur portait guère plus de goût que de confiance. M. Garnier Pagès savait très bien qu’il était plus propre à fronder la monarchie à la tribune en y faisant apparaître la République, qu’à attaquer le gouvernement du Roi dans les rues en y promenant le drapeau républicain. M. Godefroi Cavaignac lui-même, malgré l’âpreté de ses passions, avait trop d’esprit pour s’abandonner aveuglément à celles de ses aveugles amis. Mais parmi les républicains, bien plus encore que parmi les légitimistes, le sentiment et l’avis des chefs étaient de peu de valeur ; en toute occasion, ils étaient emportés dans le mouvement de leur peuple, n’ayant pas plus le courage de s’en séparer que la force de le contenir. M. Casimir Périer mort, tous les démocrates, politiques ou anarchiques, crurent leur jour venu et reprirent leurs allures de violence et d’agression. Les sociétés secrètes se réunirent : les Amis du peuple brisèrent les scellés que l’autorité avait fait apposer sur la maison où ils tenaient leurs séances ; le commissaire de police et les officiers municipaux qui se présentèrent furent maltraités. Au nom de la souveraineté du peuple comme au nom de la légitimité, dans les rues de Paris comme dans les campagnes de l’Ouest, la guerre civile se rallumait.

En présence de cette fermentation, et pour chercher aussi sa part dans les chances de succès que semblait ouvrir à tous les partis, légaux ou illégaux, la mort de M. Casimir Périer, l’opposition parlementaire voulut faire un acte solennel. Sa situation était difficile : la tribune était fermée ; les députés ne pouvaient, en usant d’un droit incontesté, venir, chacun à son tour et dans la mesure de ses opinions et de ses désirs, porter au pouvoir des coups divers et pourtant tous sentis. Il fallait qu’ils parlassent tous en commun, d’une seule voix, et en dehors du théâtre naturel où toutes leurs voix avaient mission de se faire entendre. Ils eurent grand’peine à se mettre d’accord sur l’expression unique d’idées et d’intentions très différentes : les opposants constitutionnels et dynastiques demandaient à rester sous le drapeau de la monarchie ; les républicains voulaient que celui de la république se fît entrevoir. De ce conflit forcé d’aboutir à un concert, il résulta, sous le nom de Compte rendu, une sorte de cantate politique en prose, résumé vague des idées déjà si vagues que l’opposition avait produites dans les Chambres ou dans les journaux, et répétition monotone des griefs qu’elle avait déjà si souvent répétés. Ni la modération de M. Odilon Barrot ne parvint à effacer le caractère dur et agressif de ce document ni le savoir-faire littéraire de M. de Cormenin à y répandre un peu de nouveauté et de verve. L’œuvre fut pompeusement vulgaire, quoique des gens d’esprit y eussent mis la main, et la pièce resta froide en même temps que l’acte était plein d’amertume et d’hostilité.

Le cabinet mutilé résistait avec courage à toutes ces attaques ; il réprimait à Paris les tentatives de sédition anarchique, combattait dans l’Ouest l’insurrection légitimiste, poursuivait au dehors les négociations qui devaient raffermir la paix européenne, restait fidèle enfin, en principe et en fait, à la politique du chef qu’il n’avait plus. Pourtant il se sentait faible et perdait de jour en jour du terrain. Sa conduite était bonne, mais impuissante. Dans les temps orageux et quand les événements se pressent, la bonne conduite même ne suffit pas au gouvernement ; il y faut une certaine mesure de cette autorité supérieure, naturelle et générale, que donnent ou la grandeur éprouvée du caractère, ou l’éclat continu du talent, ou la force d’une situation élevée et indépendante ; à ces conditions seulement, le pouvoir impose à ses adversaires, même dans le combat, et inspire d’avance confiance et zèle à ses amis. Elles avaient disparu du cabinet avec M. Casimir Périer ; sa politique lui survivait, mais il n’avait pas de successeur ; la couronne avait les mêmes pensées et des ministres également dévoués, mais elle avait perdu son champion et la majorité des Chambres son chef.

Le public sentait ce vide plus vivement encore que les ministres, et peut-être que la couronne elle-même. Le 19 mai, en suivant le convoi de M. Casimir Périer, M. Royer-Collard s’entretenait avec M. de Rémusat et lui témoignait ses inquiétudes pour l’avenir : «Que va-t-il arriver ? lui dit-il ; la situation est bien grave ; à qui va-t-on s’adresser pour refaire du gouvernement ? Nous avons perdu M. Cuvier, rude coup pour la science ; mais nous n’avons pas perdu le Cuvier de la politique ; M. De Talleyrand est le Cuvier de la politique. Pense-t-on à lui !»

Bien des gens y pensaient, plutôt comme à une combinaison possible et plausible qu’avec la conviction que, mise en pratique, elle serait bonne et efficace. On avait besoin d’un homme considérable et d’un homme habile ; M. de Talleyrand était certainement l’un et l’autre. On ne se demandait pas si son habileté était celle qui convenait au gouvernement, et au gouvernement libre, de la France profondément agitée. Les diplomates ont le privilège de grandir aux yeux de leur pays sans avoir porté le poids de ses affaires et de ses épreuves intérieures. Après les catastrophes de 1848, nous étions, le prince de Metternich et moi, réfugiés ensemble à Londres ; je lui dis un jour : Expliquez-moi, je vous prie, mon prince, comment et pourquoi la Révolution de Février s’est faite à Vienne. Je sais pourquoi et comment elle s’est faite à Paris ; mais en Autriche, sous votre gouvernement, je ne sais pas. — J’ai quelquefois gouverné l’Europe, me dit-il avec un sourire mêlé d’orgueil et de tristesse, mais l’Autriche, jamais. M. de Talleyrand aurait pu en dire à peu près autant à ceux qui voulaient l’appeler à gouverner la France ; il la servait très bien à Londres, et l’eût, je crois, trouvée ingouvernable à Paris. Mais, quand on cherche des ministres, c’est bien souvent pour sortir d’embarras plutôt que pour suffire au besoin public. Il importait, en tout cas, de savoir si, de son côté, M. de Talleyrand pensait à devenir chef du cabinet, s’il en accepterait la proposition, s’il n’était pas nécessaire de la lui avoir faite avant de lui présenter toute autre combinaison, s’il en avait lui-même quelqu’une en vue, enfin s’il était disposé à prêter, comme ambassadeur, son concours à un nouveau ministère qui continuerait la politique du 13 mars, et s’il croyait toucher à la complète solution de la question belge qui, bien que très avancée, n’était pas encore définitivement réglée. Le général Sébastiani, encore souffrant et sans illusion sur les périls de la situation du cabinet et de la sienne propre, s’entretenait de tout cela avec M. de Rémusat, et lui dit un jour : Ne pourriez-vous pas nous aider à savoir à quoi nous en tenir ? M. de Rémusat s’y prêta volontiers et partit pour Londres, sans aucune mission précise, sans porter à M. de Talleyrand aucune proposition, uniquement pour causer avec lui comme il avait causé avec le général Sébastiani, et pour bien connaître sa pensée, soit sur l’avenir du cabinet français, soit sur l’état de l’affaire belge et ses chances de conclusion.

La conversation de M. de Talleyrand fut parfaitement sensée et clairvoyante. Il n’avait pas la moindre envie d’être ministre en France ; content de sa position à Londres, il avait à cœur de continuer ce qu’il y faisait, et il espérait toujours le mener à bien, quoique souvent contrarié et entravé, plutôt par ce qui venait de France que par l’Europe. Tout ce qu’il souhaitait à Paris, c’était un ministère qui maintînt la politique du 13 mars, et qui sût, comme M. Casimir Périer, la pratiquer et en répondre, auprès du Roi comme dans les Chambres, avec autorité et dignité. Il tint ce langage à M. de Rémusat très ouvertement et avec l’intention marquée que partout on sût bien que telle était sa résolution. On s’en félicita en Angleterre, où il était regardé comme le plus efficace partisan de la paix et des bons rapports entre les deux nations, et où la chance de son éloignement avait déjà causé quelque inquiétude. Un organe quasi officiel du cabinet whig, le journal le Globe s’en expliqua en ces termes que quelques personnes crurent, sinon inspirés, du moins approuvés par M. de Talleyrand lui-même : Nous avons reçu ce matin le manifeste des députés de l’opposition en France. Nous n’avons pas le temps de l’examiner en détail : nous nous contenterons de dire qu’il nous paraît simplement une sèche et froide répétition des divers points de politique, intérieure et extérieure, sur lesquels l’opposition a combattu le gouvernement du roi Louis-Philippe. Il est évident que le triomphe de ce parti conduirait rapidement à une guerre générale. En se rendant aux eaux de Bourbon-l’Archambault, le prince de Talleyrand traversera Paris. Il n’est pas probable qu’à son âge et avec ses habitudes, il s’engage dans une tâche aussi rude que celle de premier ministre en France ; mais on peut espérer, dans l’intérêt des deux pays et de l’humanité en général, qui ont si grand besoin du maintien de la paix, que le roi Louis-Philippe le consultera sur la formation de son nouveau ministère et sur le choix d’un président du Conseil investi de pleins pouvoirs.

Pendant qu’on s’entretenait ainsi à Londres du nouveau cabinet à former à Paris, tout l’établissement de 1830 ; monarchie et dynastie, Roi et ministres, étaient en proie à la plus violente attaque et au plus grand péril qu’ils eussent encore eu à subir : l’insurrection des 5 et 6 juin 1832 éclatait.

C’est le vice et le malheur des conspirateurs révolutionnaires qu’ils sont condamnés aux mensonges les plus contradictoires, et passent tour à tour de l’audace à l’hypocrisie, de l’hypocrisie à l’audace. Quand l’insurrection des 5 et 6 juin 1832 eut échoué, quand il fallut se justifier d’y avoir pris part ou la justifier de ses desseins, il y eut comme un concert, entre tous ceux qui y étaient directement ou indirectement intéressés, pour en dissimuler la gravité et en dénaturer le caractère : tous soutinrent qu’il n’y avait eu dans l’événement aucune préméditation, aucun projet politique ; la mort du général Lamarque, de ce vaillant défenseur de la liberté et de l’honneur national, avait vivement ému le peuple qui n’avait voulu, en se portant en masse autour de son cercueil, que lui rendre un éclatant hommage. Si la lutte s’était engagée, ce n’étaient point les amis du général Lamarque qui en avaient pris l’initiative ; ils avaient été insultés, provoqués, menacés, attaqués par la police et la troupe, les sergents de ville et les dragons. Ici, un homme sur un balcon s’était refusé à ôter son chapeau devant le convoi ; là, un étendard populaire avait été jeté dans la boue ; ces incidents et d’autres semblables, les précautions excessives, les bravades offensantes des agents ou des partisans du pouvoir, avaient jeté l’irritation dans la foule ; le combat avait commencé çà et là, involontairement, fortuitement, partiellement, en plus d’un lieu peut-être selon le désir et sur la provocation des serviteurs de la police. Qui avait porté les premiers coups ? Qui s’était livré aux plus grands excès ? On ne le savait pas ; on ne le saurait jamais ; tout était à déplorer, rien à imputer aux amis du général Lamarque, du peuple et de la liberté.

Le temps a marché ; le jour s’est levé sur le passé ; la France a changé de régime et de maître ; le roi Louis-Philippe est tombé ; la République a eu son heure ; on a pu s’en vanter au lieu de s’en défendre ; la crudité des assertions a remplacé, chez ses partisans, l’hypocrisie des dénégations ; même avant, et à plus forte raison depuis le 24 février 1848, ils ont proclamé, affirmé, démontré que l’insurrection des 5 et 6 juin 1832 avait été une grande tentative républicaine ; ils ont multiplié les détails et les preuves. Leurs sociétés publiques et secrètes, la Société de l’Union de Juillet, la Société des Droits de l’Homme, la Société des Amis du peuple, s’étaient jointes au convoi du général Lamarque, portant leurs noms inscrits sur leurs drapeaux. Les cris : A bas Louis-Philippe ! Vive la République ! avaient retenti sur leur passage. C’était pour servir la cause de la République que des élèves de l’École polytechnique et des autres grandes écoles publiques étaient venus se placer dans leurs rangs. Si quelques-uns avaient cédé à l’entraînement sans connaître le but, ils avaient été bientôt éclairés : Mais enfin où nous mène-t-on ? demanda l’un d’eux dans le peloton où il marchait. — A la République, lui répondit un décoré de Juillet qui conduisait le peloton, et tenez pour certain que nous souperons ce soir aux Tuileries. Quand le cortège arriva à la place de la Bastille, un officier du 12e léger s’avança vers le premier groupe, et dit au chef : Je suis républicain ; vous pouvez compter sur nous. A la vérité, en moins d’une heure, les républicains honnêtes purent voir qu’ils n’étaient pas seuls, ni les maîtres dans le cortège ; le drapeau rouge et le bonnet rouge, ces symboles du régime de la Terreur, s’y montrèrent hardiment : Il y avait là, dit M. de La Fayette lui-même, quelques jeunes fous qui voulaient me tuer en l’honneur du bonnet rouge. Bien simples étaient ceux qui ne l’avaient pas prévu ; c’est, chez nous, la condition de la République d’avoir pour armée de tels fous et les bandes désordonnées qui marchent derrière les fous. Quand le régime républicain n’est ni dans les idées, ni dans les mœurs, ni dans la volonté des classes amies naturelles de l’ordre, quand les intérêts réguliers et tranquilles ne lui portent ni confiance ni goût, ce régime est voué à l’alliance, c’est-à-dire à la domination des mauvaises passions ; hors d’état de supporter la liberté, il ne peut trouver un moment quelque force que dans la violence et l’anarchie. Les républicains des 5 et 6 juin 1832 n’allèrent pas jusqu’à cette épreuve ; mais elle ne leur eût pas plus manqué qu’à leurs disciples de 1848 s’ils avaient eu huit jours de succès.

Quand leur défaite fut évidente, quand la prolongation de la lutte ne fut plus, pour les plus passionnés d’entre eux, qu’une question d’honneur personnel et de foi au delà du tombeau, alors se déployèrent ces courages et ces dévouements héroïques qui peuvent honorer les plus mauvaises causes, et qui leur conservent, jusque dans leurs revers, une force redoutable, même quand elle est vaine. Presque au même moment, le 6 juin pour les uns, le 7 pour les autres, une centaine de républicains à Paris, dans le cloître Saint-Méry, et une cinquantaine de légitimistes au château de la Pénissière, près de Clisson dans la Vendée, entourés d’ennemis, de feu et de ruines, combattirent à toute outrance, et moururent aux cris, les uns de Vive la République ! les autres de Vive Henri V ! donnant leur vie comme un sacrifice humain, dans l’espoir de servir peut-être ainsi un jour un avenir qu’ils ne devaient pas voir.

Il n’y a, en ce monde, que deux grandes puissances morales, la foi et le bon sens. Malheur aux temps où elles sont séparées ! Ce sont des temps où les révolutions avortent et où les gouvernements tombent.

La défense de l’ordre contre l’insurrection fut aussi courageuse et presque aussi passionnée que l’attaque. Il y avait alors, et dans la garde nationale appelée à réprimer l’émeute, et dans toute la population étrangère aux factions, une vraie et active indignation contre ceux qui, sans nécessité, sans provocation, sans motifs qu’ils pussent avouer, pour la seule satisfaction de leurs idées ou de leurs passions personnelles, venaient troubler la paix publique, et rejeter dans de nouvelles crises révolutionnaires la patrie à peine relevée et encore si lasse de toutes celles qu’elle avait subies. Les chefs militaires qui, sous la forte et laborieuse discipline de l’Empire, avaient appris le respect de l’autorité et le dévouement, s’étonnaient de trouver dans ces soldats d’un jour, propriétaires, marchands, artisans, une ardeur si empressée et si ferme. Le digne représentant des vieux guerriers, le maréchal Lobau, avec son rude visage, sa gravité brusque, sa parole brève, comme s’il eût été pressé de ne plus parler, rendait témoignage de la bonne conduite de ces troupes si nouvelles pour lui, et dont il avait hésité à prendre le commandement. Son chef d’état-major, le général Jacqueminot, aussi brave et plus expansif, racontait avec une émotion familière les nombreux traits de libre et patriotique courage dont il avait été témoin. Trois des chefs qui avaient agi sous leurs ordres, M. Gabriel Delessert, bourgeois né militaire, disait le maréchal Lobau dans son rapport, et les généraux Schramm et Tiburce Sébastiani, rendirent, de ce qu’ils avaient fait avec la garde nationale et la troupe de ligne, des comptes détaillés qui étaient lus dans les corps de garde, les cafés, dans tous les lieux publics, avec de vives démonstrations de satisfaction militaire et populaire. Dans la matinée du 6 juin, pendant que, sur plusieurs points, la lutte était encore flagrante, le Roi parcourut à cheval tous les quartiers de Paris, passant en revue les diverses troupes qu’il rencontrait, s’arrêtant là où la population était amassée, presque partout accueilli par de bruyantes acclamations, et se portant de sa personne au-devant des groupes silencieux et suspects, comme pour défier, par son tranquille courage, la plus brutale inimitié. Aux personnes de sa suite qui l’engageaient à prendre un peu garde, il répondait : «Soyez tranquilles ; j’ai une bonne cuirasse ; ce sont mes cinq fils.» Le bruit courut le lendemain que, dans cette promenade, des insurgés, à portée et au moment de tirer sur le Roi, en avaient été détournés par sa confiante attitude autant que par leur propre péril.

Dès que j’appris l’insurrection, je me rendis aux Tuileries, pressé de savoir exactement ce qui se passait et de voir si je pourrais aider en quelque manière au rétablissement de l’ordre public. Je trouvai là plusieurs membres de l’une et de l’autre Chambres, entre autres M. Thiers, animés du même sentiment que moi. Le Roi venait d’arriver de Saint-Cloud avec la reine, à qui il avait dit : Amélie, il y a du trouble à Paris ; j’y vais ; — J’y vais avec vous, mon ami. Le Conseil des ministres se réunit. Nous causions dans un salon voisin, avec les personnes, soit de la maison du Roi, soit du dehors, qui allaient et venaient, cherchant et apportant des nouvelles et des avis. On a dit que le nombre des visiteurs n’était pas grand et qu’ils avaient l’air plus troublé qu’empressé. Je ne me souviens pas d’en avoir été frappé. J’ai tant vu les faiblesses et les bassesses humaines, et je m’y attends tellement que, lorsqu’elles paraissent, je ne leur fais guère l’honneur de les remarquer. Ce dont je suis sûr, c’est que, chez les hommes politiques présents ce jour-là aux Tuileries, il y avait, à côté d’une sérieuse inquiétude, une ferme adhésion au gouvernement du Roi et un parti bien pris de le soutenir.

Le jour même de la promenade du Roi dans Paris, au moment où il en revenait et pendant que le Conseil des ministres était assemblé, on vint lui dire que trois députés de l’opposition, tous trois signataires du Compte rendu, MM. Laffitte, Odilon-Barrot et Arago, arrivaient aux Tuileries et demandaient à être admis auprès de lui. Il quitta le Conseil et s’empressa de les recevoir. La démarche n’avait, de leur part, rien que d’opportun et d’honorable : regardant l’insurrection comme à peu près vaincue et l’ordre matériel comme bien près d’être rétabli, ils venaient, avec une conviction sincère et une intention loyale, faire auprès du Roi la même tentative que, par le Compte rendu, ils avaient faite auprès du public, c’est-à-dire le presser de changer de système, et de mettre la politique de laisser-aller et de concession, qu’ils appelaient la politique de confiance, à la place de la politique de résistance. Ils ont eux-mêmes signé, de cette conversation qui fut longue et animée, une sorte de procès-verbal qui a été plusieurs fois publié, et dont personne, que je sache, n’a contesté la fidélité. Ce ne fut, à vrai dire, qu’une paraphrase du Compte rendu, sous la forme plus développée et plus vive d’une controverse, M. Laffitte y fut doux et quelquefois embarrassé ; M. Odilon-Barrot modéré, respectueux et presque affectueux ; M. Arago inconsidéré, amer, et par moments assez emporté pour que le Roi lui dît : Monsieur Arago, n’élevez pas tant la voix. En relisant aujourd’hui cet entretien, je pense, et tout lecteur indifférent pensera, je crois, comme moi, que le Roi y garda constamment l’avantage, et pour le fond des idées, et pour l’appréciation des faits, et pour la verve dans la discussion. Il y fit pourtant une faute, grave dès lors et que le temps devait aggraver. Soit par un mouvement d’amour-propre, soit pour donner à la politique qu’il soutenait plus de force en en faisant prévoir la durée, il la revendiqua, avec quelque impatience, comme la sienne propre et presque son œuvre à lui seul, donnant ainsi, à un reproche qui lui était dès lors adressé, plus de vraisemblance qu’il n’avait de fondement. La vérité comme la prudence auraient voulu qu’en prenant justement sa part dans la politique d’ordre et de paix, il fît en même temps la part des Chambres, et de la majorité qui s’y était formée à l’appui de son gouvernement, et des conseillers que cette majorité lui avait fournis, surtout du ministre éminent qu’il venait de perdre, et dont l’énergie lui avait été si nécessaire. A ce moment, en causant avec MM. Laffitte, Odilon-Barrot et Arago, le roi Louis-Philippe aurait bien fait de se rappeler ce qu’il dit un jour à M. d’Haubersaert : Savez-vous que si je n’avais pas trouvé M. Périer au 13 mars, j’en étais réduit à avaler Salverte et Dupont tout crus ? Il serait resté ainsi dans ce rôle de roi constitutionnel dont, en fait, il était bien décidé à ne jamais sortir, et il n’eût pas fourni à ses ennemis les apparences dont ils se sont fait contre lui de si dangereuses armes.

A cette occasion, je trouve sur mon propre compte, dans quelques écrits du temps, un prétendu fait que je relèverai, contre mon usage, uniquement à cause de la singulière transformation qu’il a subie de récit en récit. On a dit d’abord : Au moment où la calèche dans laquelle se trouvaient les trois députés traversait la grille du palais, un ami commun, qui venait de l’intérieur, les aborda et leur dit : Allez vite, Guizot en sort[3]. Un peu plus tard, cette invitation aux trois députés de se hâter, pour opposer leur influence à la mienne, est devenue une invitation de s’arrêter pour échapper à leur propre péril : Trois heures sonnaient lorsqu’une calèche découverte, dans laquelle se trouvaient MM. Arago, Odilon-Barrot et Laffitte, entra dans la cour des Tuileries. Un inconnu, s’étant alors élancé à la tête du cheval, le saisit par la bride en s’écriant : Prenez garde, messieurs ; M. Guizot sort de l’appartement du Roi ; vos jours ne sont pas en sûreté[4]. Il n’y a point de si sotte calomnie qui ne trouve quelqu’un pour la dire et plus d’un pour la croire ; pourtant je suis sûr que, si les hommes honorables mis en scène ont eu connaissance de celle-ci, ils ont haussé les épaules ; et je me serais étonné de la rencontrer dans un livre sérieux si je ne savais que l’esprit de parti explique tout, même la crédulité perverse des gens d’esprit.

Le succès semblait grand pour le cabinet ; il avait vaincu la plus hardie et la plus violente insurrection qui se fût encore élevée contre le gouvernement nouveau ; M. Casimir Périer lui-même n’avait pas été mis en face de tels périls. Mais le cabinet, où M. Casimir Périer n’était plus, avait en lui-même des faiblesses que la lutte, même heureuse, devait développer ; et à peine vainqueur, il prit deux mesures qui lui firent plus de mal qu’il ne retira de fruit de sa victoire. En mettant Paris en état de siège, et en faisant brusquement arrêter M. de Chateaubriand, le duc de Fitz-James, M. Hyde de Neuville et M. Berryer, comme complices de la guerre civile qu’ils s’étaient efforcés d’empêcher, il rendit à l’opposition, dans l’ordre légal et moral, le terrain qu’elle avait perdu dans les rues, et il se réduisit à la nécessité de se défendre contre les partis qu’il venait de vaincre.

Les jurisconsultes les plus indépendants comme les plus éclairés différèrent entre eux, et on pouvait certainement différer d’avis sur la légalité de l’état de siège établi à Paris par l’ordonnance du 6 juin 1832. Quelques mois plus tard, et après la chute du cabinet, quand la question fut débattue dans les Chambres, je demandai à l’un des magistrats les plus versés dans le droit criminel, et mon ami particulier, à M. Vincens Saint-Laurent, alors président de chambre à la Cour royale de Paris, de m’en bien expliquer les diverses faces ; et il me remit à ce sujet une note si complète et si précise que je prends plaisir à la publier, aussi bien dans l’intérêt de la vérité qu’en souvenir du savant et impartial auteur[5]. Quoi qu’il en fût du fond de la mesure, la plupart des membres de l’opposition, députés ou écrivains, avaient mauvaise grâce à en contester la légalité, au moment d’une insurrection flagrante, quand ils avaient admis sans contestation et même provoqué le même acte dans les départements de l’Ouest, contre un péril bien moins grave. Mais indépendamment de la question de droit, il y avait là, pour le cabinet, une question de conduite, et ce fut sur celle-là que porta sa principale erreur. Quand même la légalité de la mise en état de siège de Paris et du renvoi des insurgés devant les conseils de guerre n’eût été douteuse pour personne, il eût mieux fait de n’y pas recourir. Il poursuivait les prévenus à raison de faits récents, évidents, palpables, et au milieu d’un mouvement d’opinion très vif contre l’insurrection ; il pouvait se confier aux juridictions ordinaires du soin de faire justice ; pourvu qu’on ne perdît pas de temps en inutiles procédures, les jurés de Paris auraient probablement été plus sévères pour les insurgés que ne le furent, dans leur court exercice, les conseils de guerre blessés et intimidés par la crainte de passer pour des commissions serviles[6]. Et si la répression légale avait manqué, si la faiblesse des jurés avait rendu aux accusés leur arrogance naturelle, elle aurait probablement suscité un accès d’indignation et d’alarme publique où le gouvernement aurait puisé la force dont il aurait eu besoin. M. de Montalivet, en sympathie avec le premier cri des amis de l’ordre au milieu du péril et du combat, crut faire et fit certainement acte de courage en engageant sa responsabilité dans une telle mesure ; mais ce fut le courage d’un jeune et ardent défenseur de la société et de la royauté attaquées, non d’un ferme et prévoyant politique. Le roi Louis-Philippe s’y trompa moins que ses ministres, car au premier moment il repoussa l’idée de l’état de siège[7] ; et j’ai déjà cité de M. Casimir Périer des paroles qui prouvent que, s’il eût vécu, le pouvoir ne se fût pas exposé à l’échec qu’au nom de la Charte la Cour de cassation lui fit subir.

Pour être une faute de nature différente, l’arrestation de MM. De Chateaubriand, Fitz-James, Hyde de Neuville et Berryer ne fut pas une faute moins grave. C’étaient là, pour le gouvernement de 1830, des ennemis, non des insurgés ni des conspirateurs : ils ne voulaient pas sa durée et n’y croyaient pas ; mais ils ne croyaient pas davantage à l’opportunité et à l’efficacité des complots et de la guerre civile pour le renverser ; c’étaient d’autres armes qu’ils cherchaient pour lui nuire ; c’était avec d’autres armes que les prisons et les procès qu’il fallait les combattre. La Restauration avait donné, en pareille circonstance, un sage et noble exemple : MM. de La Fayette, d’Argenson et Manuel étaient, à coup sûr, contre elle, de plus sérieux et plus redoutables conspirateurs que MM. de Chateaubriand, de Fitz-James, Hyde de Neuville et Berryer ne voulaient et ne pouvaient l’être contre le gouvernement de Juillet. De 1820 à 1822, le duc de Richelieu et M. de Villèle avaient, contre ces chefs libéraux, de bien autres griefs et de bien autres preuves que le cabinet de 1832 n’en pouvait recueillir contre les chefs légitimistes qu’il fit arrêter. Pourtant ils ne voulurent jamais ni les emprisonner, ni les traduire en justice ; ils comprirent que le pouvoir qui veut mettre un terme aux révolutions ne doit pas porter, dans les hautes régions de la société, la guerre à outrance. C’est en frappant les grandes têtes que les révolutionnaires s’efforcent d’enflammer la lutte et de compromettre irrévocablement les peuples dans leur cause. Les politiques d’ordre et de paix sociale ont à tenir la conduite contraire ; il ne leur convient pas d’illustrer les partis qu’ils combattent, et de signaler si haut leurs principaux ennemis. Il y eut défaut de tact et d’esprit politique dans l’arrestation de ces quatre hommes considérables qui furent presque aussitôt rendus à la liberté, MM. de Chateaubriand, de Fitz-James et Hyde de Neuville, parce que les juges de Paris ne trouvèrent contre eux aucune charge, M. Berryer, parce que les jurés de Blois le déclarèrent innocent.

Sous le poids de ces fautes et d’une situation trop forte pour lui, le cabinet se trouva bientôt plus faible qu’il ne l’était avant l’insurrection qu’il avait vaincue : ses ennemis redevinrent ardents et agressifs ; ses amis se montrèrent inquiets et impatients. Le général Sébastiani ne manquait point de savoir-faire avec les personnes ; mais les graves difficultés des affaires dont il avait à répondre, sa morgue froide dans les discussions et quelques phrases malheureuses l’avaient rendu très impopulaire ; et, ce qui est pire, à peine guéri d’une maladie grave, il restait fatigué et usé ; ses qualités manquaient des dehors qui auraient pu les faire reconnaître ou pardonner ; il avait beaucoup de jugement et de courage sans agrément et sans éclat ; il était roide sans être imposant, et on le croyait souple auprès du Roi. M. de Montalivet, jeune et dévoué, passait aussi pour trop docile, ou du moins trop peu indépendant ; sa fortune d’ailleurs avait commencé à la cour, non dans les Chambres, et les pouvoirs politiques n’ont de goût que pour les grandeurs qui se sont faites sous leur aile et par leur influence. Depuis la mort de M. Casimir Périer, le baron Louis se plaisait peu dans les affaires ; il ne se sentait plus l’appui dont il avait besoin pour conduire à son gré les finances de l’État. Déjà vieux, il avait fait entrer dans le cabinet son neveu, l’amiral de Rigny, et après avoir ainsi pourvu aux intérêts de sa famille qu’il avait fort à cœur, il était prêt à sortir volontiers d’une barque peu sûre. Vivement attaqué, le ministère était peu défendu et peu propre à se défendre lui-même avec vigueur.

Le Roi aurait bien voulu le rajeunir en le gardant et le fortifier sans le changer. On oublie aisément ce qui manque quand on a ce qui plaît. Les conseillers qui restaient au Roi depuis la mort de M. Périer étaient fidèles, courageux, sensés ; tous pensaient comme lui, ou se laissaient aisément persuader par lui ; aucun d’eux ne lui faisait obstacle ni ombre. Que leur manquait-il ? De l’influence et du talent de parole dans les Chambres. Si le Roi parvenait à leur adjoindre un ou deux hommes doués de ces dons et attachés aussi à la politique d’ordre et de paix, il obtenait ce dont il avait besoin en conservant ce qui lui convenait. M. Dupin s’offrait naturellement à sa pensée. Le Roi le fit appeler à Saint-Cloud et l’y retint tout un jour, s’efforçant de le faire entrer dans le cabinet, et se promettant d’en tirer grand profit dans les Chambres, sans qu’il en coûtât trop cher à sa propre influence dans le gouvernement et à son renom personnel en Europe. Mais M. Dupin avait aussi ses susceptibilités et ses exigences que le Roi n’avait pas prévues. Quand les circonstances le lui ont commandé, il a souvent déployé avec courage, au service de la bonne cause, la verve naturelle et éloquente de son spirituel bon sens ; mais il n’a nul goût pour les grandes tâches et les responsabilités pesantes ; les fonctions publiques lui plaisent bien plus qu’il n’aspire au pouvoir politique ; tout engagement général, toute longue et fidèle solidarité répugnent à la mobilité de son esprit, aux boutades de son caractère et aux calculs de sa prudence. Il aime à servir, non à se dévouer ; et même quand il sert, il se dégage autant qu’il peut, reprenant sans cesse, par de brusques inconséquences, quelque portion ou quelque apparence de l’indépendance qu’il a semblé sacrifier. Il écouta avec perplexité les propositions du Roi ; il discuta, objecta, hésita, fit à son tour, plus ou moins obscurément, ses réserves et ses demandes, entre autres que deux ministres, le général Sébastiani et M. de Montalivet sortissent du cabinet, et qu’il y eût un président du Conseil, condition dont ses amis, a-t-il dit, lui faisaient une loi. Le Roi hésita à son tour ; et après deux ou trois conversations, troublé tantôt par les hésitations du Roi, tantôt par les siennes propres, M. Dupin, pour s’y soustraire sans rien accepter ni refuser, partit tout à coup pour la campagne. Là des messages répétés vinrent le chercher. Il revint, rentra en négociation, parut un moment céder aux instances ; et sur de nouvelles hésitations, soit du Roi, soit de lui-même, il repartit, laissant au Roi peu d’espoir de le décider à devenir ministre et peu de regret de n’y pas réussir.

Au dedans et au dehors, la situation devenait pressante : la guerre civile légitimiste échouait dans l’ouest comme l’insurrection républicaine à Paris ; mais en échouant elle ne finissait pas ; et à Paris, devant un cabinet sans force et sans avenir, les troubles étaient toujours près de recommencer. Les affaires de la Belgique étaient à la fois réglées et en suspens. Pour vider effectivement cette question, il fallait faire exécuter par la force le traité du 15 novembre 1831, adopté par la Conférence de Londres, et que toutes les puissances avaient ratifié, mais auquel le roi de Hollande refusait toujours de se soumettre. Les Chambres belges et le roi Léopold réclamaient ardemment cette action définitive. M. de Talleyrand, venu à Paris en se rendant aux eaux de Bourbon-l’Archambault, insistait pour qu’un cabinet fût enfin formé, capable d’accomplir cette œuvre et de reprendre en Europe la consistance et la confiance que M. Casimir Périer y avait acquises. Pour suffire à de telles circonstances, la convocation prochaine des Chambres françaises devenait nécessaire, et le cabinet encore debout était évidemment hors d’état de suffire aux Chambres. Le roi Louis-Philippe ne pressentait guère de loin et ne devançait pas la nécessité ; mais quand elle était près, il la reconnaissait et l’acceptait sans humeur : il mit de côté ses regrets, ses préférences, ses hésitations, et chargea le maréchal Soult de lui présenter, en qualité de président du Conseil, la formation d’un nouveau cabinet.

Par son caractère comme par sa situation, le maréchal était propre à cette tâche qui lui plaisait fort, et qu’il a remplie plusieurs fois, toujours avec efficacité. Il n’avait, en politique, point d’idées arrêtées, ni de parti pris, ni d’alliés permanents. Je dirai plus : à raison de sa profession, de son rang, de sa gloire militaire, il se tenait pour dispensé d’en avoir ; il faisait de la politique comme il avait fait la guerre, au service de l’État et du chef de l’État, selon leurs intérêts et leurs desseins du moment, sans se croire obligé à rien de plus qu’à réussir, pour leur compte en même temps que pour le sien propre, et toujours prêt à changer au besoin, sans le moindre embarras, d’attitude et d’alliés. Mais dans cette indifférence, et, pour ainsi dire, dans cette aptitude volontaire à une sorte de polygamie politique, il ne manquait ni d’esprit de gouvernement, ni de résolution dans les moments difficiles, ni de persévérance dans les entreprises dont il s’était chargé. On aurait eu tort de compter sur son dévouement, tort aussi de se méfier de son service. Il lui fallait ses sûretés et ses avantages personnels : cela obtenu, il ne craignait point la responsabilité, et se plaisait au contraire à couvrir de son nom le Roi, qui ne trouvait en lui ni volontés obstinées, ni prétentions incommodes, quelquefois seulement certaines susceptibilités spontanées ou calculées, mais faciles à calmer. C’était d’ailleurs un esprit inculte et rude, un peu confus et incohérent, mais sensé, fécond en ressources, d’une activité infatigable, robuste comme toute sa personne ; et il avait, dans la pratique de la vie, une autorité naturelle, grande dans l’armée, même sur ses égaux, grande sur ses subordonnés administratifs, et dont il savait quelquefois se prévaloir dans l’arène politique, avec un art efficace quoique peu raffiné, pour imposer à ses adversaires, ou pour échapper aux embarras de la discussion.

En nommant un président du Conseil et en le chargeant de la formation d’un nouveau cabinet, le Roi savait bien qu’il renonçait à conserver les principaux éléments de l’ancien, et ni le général Sébastiani, ni M. de Montalivet ne se faisaient illusion sur leur chute imminente. Malgré son goût pour les affaires, le général Sébastiani savait prendre galamment son parti quand il jugeait la retraite inévitable, et il mettait alors son habileté comme son honneur à donner au Roi et au pays les meilleurs conseils. Il indiqua lui-même son successeur dans le département des affaires étrangères, et engagea le Roi à y appeler le duc de Broglie comme l’homme le plus propre à maintenir dignement, dans les Chambres et en Europe, la politique de paix si fermement pratiquée par M. Casimir Périer, mais encore menacée et difficile. M. de Talleyrand donna au Roi le  même conseil ; il n’avait, avec le duc de Broglie, point de relations intimes ; mais il savait quelle estime on lui portait en Angleterre, et il était sûr de trouver en lui, pour sa propre mission à Londres, un loyal et efficace appui. Le duc de Broglie n’était pas à Paris ; après avoir présidé le conseil général de l’Eure, il était retourné dans sa terre. M. de Rémusat partit sur-le-champ pour aller l’inviter, de la part du Roi et du maréchal Soult, à venir se concerter avec eux pour la formation du nouveau cabinet dans lequel on s’était dès lors assuré que M. Thiers était prêt à entrer.

Le duc de Broglie se rendit à cette invitation, et se montra disposé, en arrivant, à accepter, sous la présidence du maréchal Soult, le ministère des affaires étrangères ; mais, dès le premier moment, il fit de mon entrée dans le cabinet la condition sine qua non de la sienne. Le maréchal, ceux des anciens ministres qui devaient rester, quelques-uns des nouveaux ministres près d’entrer, le Roi lui-même, furent troublés. Tous me faisaient l’honneur de tenir, sur moi personnellement, le meilleur langage ; mais j’étais si impopulaire ! J’avais servi la restauration ; j’étais allé à Gand ; j’avais profondément blessé le parti révolutionnaire en attaquant non seulement ses excès, mais ses principes. Ma présence dans le Conseil serait une cause d’irritation qui aggraverait les difficultés déjà si graves de la situation. Le duc de Broglie fut inébranlable, et pendant quelques jours, la négociation avec lui fut comme rompue.

On retourna à M. Dupin. Il s’était retiré dans sa terre de Raffigny, au fond des montagnes de la Nièvre. Le maréchal Soult lui envoya, le 5 octobre 1832, un de ses aides de camp en l’engageant à venir se concerter avec lui sur la composition du nouveau cabinet dont il avait naguère consenti à faire partie. M. Dupin a publié lui-même la lettre du maréchal et sa réponse en date du 7 octobre ; refus péremptoire, avec une longue explication de ses motifs. A travers des retours sur les tentatives du mois précédent, des appels aux souvenirs de quelques-uns des acteurs, et les réserves ou les habiletés du langage, on y entrevoit clairement un secret frisson devant les missions qui entraînent une grande responsabilité et de grands hasards, une préférence marquée pour le rôle de libre tirailleur politique, qui, sans déserter son camp, choisit à son gré le moment de l’attaque ou de la retraite, et aussi un peu d’humeur de ce que, depuis son départ, on avait tenté plusieurs combinaisons sans l’y comprendre et en traiter avec lui. Il déclinait formellement en finissant, non seulement l’entrée dans le ministère, mais l’invitation de se rendre à Paris pour en causer.

Il y a toujours, dans les négociations de ce genre et dans les dissentiments qui en font l’embarras, des motifs plus grands et des motifs plus petits que ceux qu’on déclare : ou bien les hommes qu’on essaye d’associer dans la même œuvre, et qui s’y refusent, ont au fond de l’âme le sentiment qu’ils ne croient pas aux mêmes principes et ne se gouvernent pas par les mêmes instincts ; ou bien quelques prétentions personnelles, quelques susceptibilités cachées, quelque permanent désaccord d’habitudes, de relations, de goûts, de mœurs, leur rendent le rapprochement incommode et la vie commune difficile. Ce ne sont pas des circonstances purement accidentelles qui décident de la sympathie ou de l’antipathie des esprits, et ils n’hésiteraient pas tant à s’unir s’ils n’étaient pas sérieusement divers et séparés.

Soit qu’on s’y attendît ou non, sur le refus de M. Dupin, on revint au duc de Broglie ; on s’inquiéta moins de mon impopularité ; le Roi et le maréchal Soult en prenaient aisément leur parti ; des amis communs, surtout M. de Rémusat, avaient efficacement combattu, dans l’esprit naturellement large et libre de M. Thiers, cette objection vulgaire. On s’avisa d’un expédient qui lui enlevait presque toute sa valeur. Au lieu de me rappeler au ministère de l’intérieur, on me proposa le ministère de l’instruction publique. J’étais, dans ce département, ce qu’on appelle une spécialité. Le 31 juillet 1830, la commission municipale, si ardente dans le mouvement populaire, m’y avait nommé. Le public pensait que j’y convenais, et mes amis que cela me convenait : Je ne souhaite pas vivement, je l’avoue, m’écrivait le 29 septembre 1832 M. Royer-Collard, que mes amis soient mis à des épreuves qui passent les forces humaines. Le temps de gouverner n’est pas venu. C’est à l’anarchie que notre temps est voué, pour longues années. Nous n’y périrons pas, j’en suis convaincu, mais nous sommes bien loin de l’avoir épuisée ; elle a encore bien des phases connues et inconnues à nous présenter. Et le 14 octobre suivant, quand il apprit la formation du cabinet : Puisque vous deviez rentrer, comme vous le dites, dans la fournaise, j’aime mieux que ce soit par le ministère de l’instruction publique. Vous irez à la brèche, mais vous aurez le mérite d’y aller ; vous n’y êtes pas exposé en signe de provocation. Que puis-je vous dire que vous ne sachiez ? Vous connaissez à fond l’état de notre société, la maladie des esprits, la contradiction des principes du nouveau gouvernement. Le courage ne vous manquera pas, ni sans doute la prudence, dont la part aujourd’hui doit être fort grande. Vous aurez à conserver la majorité ; je suis très porté à croire que cela n’est point impossible, mais il y faudra de l’art. Parlez de moi, je vous prie, au duc de Broglie ; vous savez combien je l’estime et je l’honore. Pour lui aussi, j’aime mieux les affaires étrangères. Vos deux ministères sont les meilleurs.

Je n’aurais point hésité à rentrer dans la position de lutte directe, déclarée et quotidienne où m’avait placé, en 1830, le ministère de l’intérieur. Je n’hésitai pas davantage à prendre celle où mon impopularité, comme on disait, semblait, en 1832, avoir pour le cabinet moins d’inconvénient. On a dit que je prenais plaisir à braver l’impopularité ; on s’est trompé, je n’y pensais pas. La physionomie comme le dessein du nouveau cabinet me convenaient parfaitement. C’était, sauf M. Dupin, l’union des hommes qui, en 1830, avaient proclamé et soutenu les premiers la politique de résistance à l’esprit révolutionnaire, et de ceux qui, depuis 1831, avaient aidé M. Casimir Périer à la pratiquer avec conséquence et vigueur. Le ministère de l’instruction publique avait d’ailleurs pour moi, et par mes souvenirs, et par ce que j’espérais y faire, un véritable attrait. La formation du cabinet ne rencontra plus aucun obstacle, et il se constitua le 11 octobre 1832, se donnant à peine cinq semaines pour se préparer à la session des Chambres, qui furent immédiatement convoquées pour le 19 novembre suivant.

 

FIN DU DEUXIÈME TOME.

 

 

 



[1] Adopté par la Conférence de Londres et ratifié par les cinq puissances pour régler la séparation de la Belgique et de la Hollande.

[2] Pièces historiques, n° XV.

[3] La Fayette et la Révolution de 1830, par B. Sarrans jeune, t. II, p. 384.

[4] Histoire de Dix Ans, par M. Louis Blanc, t. III, p. 305.

[5] Pièces historiques, n° XVI.

[6] Ce qui prouve la vraisemblance de cette conjecture, c’est le nombre des condamnations que prononça le jury contre les accusés poursuivis à raison de l’insurrection des 5 et 6 juin, lorsque l’arrêt de la Cour de cassation du 29 juin eut déclaré l’incompétence des conseils de guerre, et fait renvoyer toutes ces affaires devant la Cour d’assises. Je joins aux Pièces historiques, n° XVII, le tableau de ces condamnations, qui s’élèvent à quatre-vingt-deux et dont j’ai trouvé les détails dans les Mémoires de M. Gisquet, alors préfet de police ; ouvrage qui, par la nature et la précision des renseignements qu’il contient, a plus d’importance et d’intérêt historique qu’en général on ne lui en a attribué.

[7] Il avait, en thèse générale, de l’éloignement pour cette mesure, et il en écarta l’idée en novembre 1831, à l’occasion de l’insurrection, encore flagrante, des ouvriers de Lyon. J’insère, dans les Pièces historiques, n° XVIII, une lettre qu’il écrivit à ce sujet, le 29 novembre 1831, au maréchal Soult, en mission à Lyon.

Je joins à cette lettre une lettre du comte d’Argout, alors ministre du commerce et des travaux publics, au maréchal Soult, en date du novembre 1831, et qui contient, sur la question du tarif des salaires et des rapports entre les fabricants et les ouvriers, les instructions formelles du cabinet, instructions parfaitement conformes au bon sens pratique comme aux principes de la science. Je n’ai eu que récemment connaissance de cette dépêche.