MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME DEUXIÈME — 1830-1832.

CHAPITRE XII. — CASIMIR PÉRIER ET L’ANARCHIE (12 mars 1831 - 16 mai 1832).

 

 

Dès que le cabinet fut formé et que M. Casimir Périer entra en rapports habituels avec ses collègues, le premier ministre se fit sentir. Il avait témoigné d’abord l’intention de ne prendre que la présidence du Conseil, sans aucun département spécial, ne voulant pas que les soins de l’administration pussent le distraire des soucis du gouvernement ; à la réflexion, il reconnut aisément que, pour gouverner, il faut tenir sous sa main les grands ressorts du pouvoir ; et convaincu en même temps que, malgré nos complications avec l’Europe, c’était au dedans que se déciderait le sort de la France, il prit le ministère de l’intérieur, en le réduisant aux attributions supérieures et vraiment politiques. Les affaires purement administratives formèrent, sous le nom de ministère du commerce et des travaux publics, un département séparé qui fut confié au comte d’Argout, agent laborieux, intelligent, courageux et docile. Dans le travail quotidien, M. Casimir Périer se servait de lui comme d’un sous-secrétaire d’État infatigable ; et dans les Chambres, il l’envoyait à la tribune ou l’en rappelait selon sa propre convenance, ne s’inquiétant ni de l’user à force de l’employer, ni de le blesser par la brusque explosion de son autorité. Je l’ai entendu s’écrier un jour, impatienté que M. d’Argout se mît en mouvement, mal à propos selon lui, pour prendre la parole : Ici, d’Argout ! et M. d’Argout revenait, non sans humeur, mais sans la montrer.

La première fois que M. Casimir Périer monta à la tribune de la Chambre des députés pour y exposer en termes clairs et fermes sa pensée et son dessein général, il y fit monter immédiatement après lui les ministres de la guerre, des finances et de la justice, pour qu’ils témoignassent expressément de leur adhésion à la politique que le chef du cabinet venait de déclarer.

Quelques jours après, ayant adressé aux préfets une circulaire à l’occasion d’une grande association dite nationale que l’opposition travaillait à former en méfiance du cabinet, M. Casimir Périer la terminait par ces paroles : Le Roi a ordonné, de l’avis de son Conseil, que l’improbation de toute participation des fonctionnaires civils ou militaires à cette association fût officiellement prononcée ; et il fit écrire par tous ses collègues des circulaires qui transmettaient la sienne à tous leurs agents en en prescrivant la stricte observation.

C’était surtout le maréchal Soult qu’il avait à cœur de lier et de compromettre ainsi publiquement dans sa politique. Il n’oubliait pas que le maréchal avait eu quelque répugnance à l’accepter comme président du Conseil, et tout en disant comme le Roi : «Il me faut cette grande épée,» il n’en attendait pas avec une entière sécurité tout le concours qu’il en exigeait. Le maréchal, de son côté, tout en subissant l’ascendant de M. Périer, sentait sa propre importance et ne se livrait pas sans réserve, même quand il servait sans objection. Quoiqu’ils se reconnussent l’un et l’autre nécessaires, il y avait entre ces deux hommes peu de confiance et point de goût mutuel.

Le baron Louis et le général Sébastiani étaient, dans le Conseil, les alliés et les confidents intimes de M. Périer. Une ancienne et familière amitié le liait au premier. Il avait appris, dans les rangs de l’opposition avant 1830, à connaître le second, et, depuis qu’il le voyait dans le gouvernement, il en faisait tous les jours plus de cas. Le général Sébastiani gagnait beaucoup à cette épreuve : il avait l’esprit lent et peu fécond, la parole sans facilité et sans éclat, des manières souvent empesées et prétentieuses ; mais il portait dans les grandes affaires un jugement libre et ferme, une sagacité froide, une prudence hardie et un courage tranquille qui faisaient de lui un très utile et sûr conseiller, Il savait traiter à demi-mot et sans bruit avec les intérêts ou les faiblesses des hommes, et il excellait à pressentir les conséquences possibles et lointaines d’un événement, d’une démarche, d’une parole. Dans les Chambres, en défendant avec plus de fermeté que d’habileté de langage la politique du cabinet, il se compromettait quelquefois gravement ; on sait quelles colères suscita contre lui cette fameuse et malheureuse phrase prononcée en parlant des désastres de la Pologne : Aux dernières nouvelles, la tranquillité régnait dans Varsovie. Dans cette occasion comme en toute autre, M. Périer soutint énergiquement le général Sébastiani contre toutes les attaques ; non seulement pour ne pas laisser faire brèche à son ministère, mais par une juste et imperturbable appréciation des rares qualités du général. En vrai chef de gouvernement, M. Périer, au moment même d’une faute ou d’un malheur, se souvenait de ce que vaut un homme ; et ne consentait pas, pour atténuer quelques minutes son propre ennui, à jeter en pâture à l’ennemi un brave et fidèle allié.

Il ne tarda pas à prendre aussi une grande confiance dans M. de Montalivet qui le secondait et le servait loyalement dans sa politique générale et dans ses rapports avec le Roi. Dominant, et à bon droit, dans son cabinet, M. Casimir Périer craignait que le Roi ne voulût dominer aussi, et il était fermement résolu, non seulement à assurer, mais à mettre en plein jour, comme ministre et premier ministre responsable, son indépendance et son autorité. Alors commença sourdement cette question qui depuis a fait tant de bruit, la question de l’action du Roi lui-même dans son gouvernement et des jalousies de pouvoir entre la Couronne et ses conseillers.

En 1846, dans un moment où cette question jetait parmi nous des dissentiments aussi puérils et faux en eux-mêmes que graves par leurs conséquences, appelé à dire avec précision comment je comprenais le rôle que jouent dans la monarchie constitutionnelle, d’une part le Roi, de l’autre ses conseillers, je m’en expliquai en ces termes : Un trône n’est pas un fauteuil vide, auquel on a mis une clef pour que nul ne puisse être tenté de s’y asseoir. Une personne intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs, ses volontés, comme tous les êtres réels et vivants, siège dans ce fauteuil. Le devoir de cette personne, car il y a des devoirs pour tous, également sacrés pour tous, son devoir, dis-je, et la nécessité de sa situation, c’est de ne gouverner que d’accord avec les grands pouvoirs publics institués par la Charte, avec leur aveu, leur adhésion, leur appui. A leur tour, le devoir des conseillers de la personne royale, c’est de faire prévaloir auprès d’elle les mêmes idées, les mêmes mesures, la même politique qu’ils se croient obligés et capables de soutenir dans les Chambres. Je me regarde, à titre de conseiller de la Couronne, comme chargé d’établir l’accord entre les grands pouvoirs publics, non pas d’assurer la prépondérance de tel ou tel de ces pouvoirs sur les autres. Non, ce n’est pas le devoir d’un conseiller de la Couronne de faire prévaloir la Couronne sur les Chambres, ni les Chambres sur la Couronne ; amener ces pouvoirs divers à une pensée et à une conduite communes, à l’unité par l’harmonie, voilà la mission des ministres du Roi dans un pays libre ; voilà le gouvernement constitutionnel : non seulement le seul vrai, le seul légal, mais aussi le seul digne ; car il faut que nous ayons tous pour la couronne ce respect de nous souvenir qu’elle repose sur la tête d’un être intelligent et libre, avec lequel nous traitons, et qu’elle n’est pas une simple et inerte machine, uniquement destinée à occuper une place que les ambitieux voudraient prendre si elle n’y était pas.

Je suis persuadé que si, en 1831, on avait demandé au roi Louis-Philippe et à M. Casimir Périer ce qu’ils pensaient de ce résumé de leur situation et de leurs rapports constitutionnels, ils y auraient sincèrement et sans réserve donné l’un et l’autre leur assentiment. M. Casimir Périer était trop sérieusement monarchique et sensé pour poser en principe, comme base de la monarchie constitutionnelle, que le Roi règne et ne gouverne pas ; et le roi Louis-Philippe, de son côté, avait trop d’intelligence et de modération politique pour prétendre à gouverner contre l’avis des conseillers qui procuraient à son pouvoir le concours des Chambres et du pays. Il me dit un jour, à ce sujet : Le mal, c’est que tout le monde veut être chef d’orchestre, tandis que, dans notre constitution, il faut que chacun fasse sa partie et s’en contente. Je fais ma partie de roi ; que mes ministres fassent la leur comme ministres ; si nous savons jouer, nous nous mettrons d’accord. Au fond, M. Casimir Périer n’en prétendait pas davantage, et s’il eût été convaincu que le Roi n’avait nul dessein d’empêcher ses ministres de jouer leur rôle dans la mesure de leur importance, il se fût tenu pour satisfait. Mais les plus sages hommes n’appliquent pas à leur propre conduite toute leur sagesse ; les idées préconçues, les passions cachées au fond du cœur, les susceptibilités, les méfiances, les fantaisies du moment exercent souvent, sur leurs actions et leurs relations, une influence contraire à leur vraie et générale pensée. Homme de gouvernement par nature, mais arrivant au pouvoir après une longue carrière d’opposition et par un vent de révolution, M. Casimir Périer y portait quelquefois des impatiences moins monarchiques que ses sentiments et ses desseins. De son côté, le roi Louis-Philippe, bien que pénétré des idées de 1789, avait passé la plus grande partie de sa vie, d’abord dans les habitudes de l’ancien régime, puis sous le coup des bouleversements révolutionnaires, et il lui en était resté des velléités et des inquiétudes quelquefois peu d’accord avec ses intentions constitutionnelles. Il était difficile que deux hommes, nés et formés dans des atmosphères si diverses, se fissent l’un à l’autre, dès leurs premiers rapports, leur juste part dans le gouvernement, nouveau pour tous deux, qu’ils étaient chargés de conduire en commun.

En entrant au pouvoir, M. Périer mit un grand soin à établir que le Conseil des ministres se réunît habituellement chez lui, hors de la présence du Roi, et à constater hautement ce fait. Pendant quelque temps, il le fit annoncer chaque fois dans le Moniteur. Il avait raison d’y attacher de l’importance, car ce fut, aux yeux du public, une éclatante démonstration de sa forte volonté et de son pouvoir. Le Roi n’objecta point ; il savait s’accommoder aux caractères quand il reconnaissait la grandeur des services. Pourtant il était offusqué, et laissait quelquefois percer son déplaisir, trop peut-être, dans l’intérêt même de son autorité. Rien ne sert mieux les rois que d’accepter sans discussion et de bonne grâce les nécessités qu’ils sont contraints de subir.

Au même moment, M. Périer témoigna une autre exigence. On a dit qu’il avait demandé que M. le duc d’Orléans cessât d’assister, comme il l’avait fait jusque-là, aux conseils du Roi. Vraie au fond, l’assertion n’est pas exacte dans toutes ses circonstances. Sous le ministère précédent, M. le duc d’Orléans n’assistait point habituellement au Conseil ; il n’y avait paru que rarement et par exception ; il était resté entre autres tout à fait étranger aux Conseils qui avaient précédé et suivi le procès des ministres et les scènes de Saint-Germain-l’Auxerrois. Le Roi souhaitait qu’il y assistât toujours, pour se former au gouvernement, et s’engager peu à peu, par sa présence, dans la bonne politique, n’en approuvât-il pas toutes les mesures. Il exprima son désir à M. Casimir Périer, qui s’y refusa nettement. Dans le travail de formation du cabinet du 13 mars, le prince n’avait pas aidé à l’avènement de M. Périer, et s’était montré plus favorable à M. Laffitte et à ses amis. On le croyait en général imbu des idées et sympathique aux ardeurs du parti populaire. Sa présence dans le Conseil pouvait en altérer l’unité ou la discrétion ; et M. Casimir Périer ne voulait pas que l’héritier du trône pût lui susciter quelque obstacle, ni qu’on pût croire qu’il exerçait dans les affaires quelque influence. Le Roi n’insista point, et j’incline à croire que M. le duc d’Orléans ne regretta pas cette résolution.

Dans la pratique quotidienne des affaires, M. Périer n’était pas moins exigeant ni moins susceptible. Il prenait connaissance de toutes les dépêches télégraphiques avant qu’elles fussent envoyées au Roi, et le directeur du Moniteur avait ordre de n’insérer aucun article, aucune note émanée du cabinet du Roi, sans les avoir communiqués au président du Conseil et s’être assuré de son assentiment.

On a beaucoup dit que les exigences et les ombrages de M. Casimir Périer avaient amené, entre le Roi et lui, non seulement de graves difficultés, mais de grandes violences ; on a raconté des scènes de lutte obstinée et d’emportement étrange. Exagérations vulgaires où le vrai caractère des hommes est défiguré, et l’histoire transformée en grossier mélodrame. Ni le roi Louis-Philippe, malgré la vivacité de ses déplaisirs, ni M. Casimir Périer, malgré l’ardeur de son tempérament, ne se laissaient aller, l’un envers l’autre, à de telles extrémités. Ils avaient l’un et l’autre trop d’esprit et un sentiment trop juste de la nécessité ou de la convenance pour ne pas s’arrêter à temps dans leurs dissidences ; et, au moment même où elles semblaient le plus vives, ils savaient se faire mutuellement et sans bruit les concessions qui devaient y mettre un terme. Un petit fait donnera en ce genre la vraie mesure de leurs caractères et de leurs rapports.

Vers la fin de 1831, le général Sébastiani était malade, et M. Casimir Périer faisait l’intérim des affaires étrangères. C’était surtout avec les conseils et par les soins du comte de Rayneval qu’il dirigeait la correspondance de ce département, et il lui avait promis, pour s’acquitter envers lui, l’ambassade d’Espagne qu’occupait alors le comte Eugène d’Harcourt. Il résolut un jour d’accomplir sur-le-champ sa promesse, et il chargea M. d’Haubersaert, son chef de cabinet, de rédiger, pour cette nomination, un projet d’ordonnance, d’aller en son nom en demander au Roi la signature, et de l’envoyer au rédacteur du Moniteur avec ordre de le publier dès le lendemain. M. d’Haubersaert, qui avait et qui méritait, par son esprit, son courage et la sûreté de son caractère, toute la confiance de M. Périer, était accoutumé à de telles missions ; il servait habituellement d’intermédiaire entre le Roi et son ministre, et prenait soin d’atténuer, autant qu’il était en lui, les aspérités de leurs rapports. En arrivant aux Tuileries, il trouva le Roi retiré dans son cabinet, en robe de chambre et près de se coucher. Ne doutant pas que la nomination de M. de Rayneval ne fût une affaire convenue, il lui présenta le projet d’ordonnance en le priant de le signer : Mais non, dit le Roi ; il n’y a rien de convenu à ce sujet avec M. Périer ; il a été entendu que Rayneval n’irait à Madrid que lorsqu’on aurait pourvu à la situation de M. d’Harcourt. — En ce cas, Sire, dit M. d’Haubersaert en reprenant le papier, je vais rapporter à M. le président du Conseil ce projet d’ordonnance, et lui dire que le Roi n’a pas voulu le signer. — Je ne dis pas cela, reprit le Roi ; tenez, je vais signer ; mais vous prierez, de ma part, M. Périer de ne pas envoyer l’ordonnance au Moniteur avant que j’en aie causé avec lui,» et il signa en effet. Il était tard quand M. d’Haubersaert rentra au ministère de l’intérieur ; il trouva M. Casimir Périer couché, le fit éveiller et lui rendit compte de sa mission : Que le Roi me laisse tranquille, lui dit vivement M. Périer ; envoyez l’ordonnance au Moniteur. — Monsieur le président, reprit M. d’Haubersaert en posant sur le lit du ministre l’ordonnance signée, permettez-moi de vous dire que vous avez tort, et veuillez charger un autre que moi de l’envoi au Moniteur, et il sortit sans attendre la réponse. M. Casimir Périer n’appela personne ; l’ordonnance ne parut point le lendemain dans le Moniteur ; le Roi et son ministre se mirent d’accord ; M. de Rayneval ne reçut qu’un peu plus tard l’ambassade de Madrid ; et M. Périer, sans reparler à M. d’Haubersaert de cet incident, le traita avec un redoublement de confiance. Il avait l’esprit trop droit pour ne pas reconnaître la vérité, et l’âme trop haute pour ne pas honorer la franchise.

A mesure qu’il avança dans la pratique du gouvernement, il en apprécia mieux toutes les conditions, et devint moins impatient sans cesser d’être aussi fier. Il comprit qu’au lendemain d’une révolution et dans le difficile travail de la fondation d’un régime libre, ce n’est pas trop du concours de tous les éléments d’ordre et de pouvoir ; que, dans la monarchie constitutionnelle, la personne royale est une grande force avec laquelle il faut savoir également compter et résister, et qu’il y a plus de dignité comme plus d’utilité à débattre franchement avec le monarque les affaires publiques, qu’à élever la prétention ou à se donner les airs de l’annuler dans ses propres conseils. Il revint même, dans une certaine mesure, de ses préventions contre M. le duc d’Orléans ; et au mois de novembre 1831, lorsque la grande insurrection de Lyon lui fournit une occasion naturelle de satisfaire, en l’employant, l’activité du prince, il s’empressa de la saisir, l’appela au Conseil, discuta devant lui et avec lui toutes les exigences de l’événement, et l’unit officiellement au maréchal Soult dans cette importante mission. Lorsque le prince et le maréchal revinrent de Lyon où l’ordre matériel du moins était rétabli, M. Casimir Périer, non seulement dans son langage public, mais dans ses conversations intimes, rendit toute justice à la fermeté pleine de tact qu’avait déployée le prince, et en témoigna hautement sa satisfaction. Il persista cependant à le tenir éloigné du Conseil.

Je ne pense pas qu’avec le Roi ses rapports soient jamais devenus très confiants ni très faciles ; entre leurs caractères et leurs esprits, la différence était trop profonde. Mais ils acquirent l’un et l’autre la conviction qu’au dedans comme au dehors leur politique était la même, et qu’ils avaient besoin l’un de l’autre pour la faire triompher. Ils s’unissaient donc sans se plaire, et se supportaient mutuellement dans le sentiment d’une même intention et d’une commune nécessité. Dans ce singulier mélange d’accord et de lutte, c’était le Roi qui cédait le plus souvent, et qui pourtant gagnait peu à peu du terrain, comme le plus calme et le plus patient. Il parvint à acquérir sur son puissant ministre une véritable influence, dont, plus tard, il s’applaudissait en disant : Périer m’a donné du mal, mais j’avais fini par le bien équiter. Expression plus piquante que prudente, que le Roi, en tout cas, aurait mieux fait de ne jamais employer, et dont il fit bien de ne se servir qu’après la mort de M. Casimir Périer, car elle l’eût blessé si elle fût parvenue à ses oreilles, ce qui probablement n’eût pas manqué.

Avec les Chambres, M. Casimir Périer n’était pas moins fier ni moins exigeant qu’avec le Roi. Avant de consentir à se charger des affaires, il avait fait minutieusement constater et mettre sous leurs yeux le mauvais état de l’administration et la détresse du Trésor. A peine entré en fonctions, il demanda, par trois projets de lois, tous les moyens financiers dont il pouvait avoir besoin : une addition de 55 centimes à la contribution foncière et de 50 centimes aux patentes pour l’année 1831, un crédit éventuel de 100 millions dans l’intervalle des sessions de cette même année, réalisable soit par une contribution extraordinaire, soit par un emprunt en rentes, un crédit extraordinaire de 1.500.000 francs pour dépenses secrètes. Il voulait non seulement être en mesure de faire face aux événements qui se laissaient entrevoir, mais relever promptement, en se montrant bien armé, la confiance et le crédit public. Il proposa en même temps un projet de loi pour la répression efficace des attroupements. Et de ces diverses propositions il faisait nettement des questions de cabinet, sans déclamation, sans étalage d’alarmes, témoignant autant d’espérance patriotique que de sollicitude politique, mais voulant que les amis de l’ordre sentissent bien le mal qu’ils lui demandaient de guérir, et établissant en toute occasion qu’il n’accepterait la responsabilité du gouvernement que si on lui en donnait la force, et qu’il se retirerait dès qu’il ne trouverait pas dans les grands pouvoirs publics un ferme et suffisant appui.

On vit bientôt que ce n’était point là, de sa part, une menace de comédie. A la fin de juillet 1831, les plus graves périls semblaient dissipés et les plus pressantes difficultés surmontées. La Chambre des députés qui avait accompli la révolution de 1830 avait été dissoute. En vertu d’une nouvelle loi électorale qui avait élargi, pour les députés comme pour les électeurs, le cercle de la capacité politique, une nouvelle Chambre venait d’être élue et réunie. Elle avait à élire son président. Pressé de savoir à quoi s’en tenir sur ses dispositions, M. Casimir Périer fit de cette élection une question ministérielle ; et son candidat, M. Girod de l’Ain, n’ayant obtenu contre M. Laffitte, candidat de l’opposition, qu’une majorité de quatre voix, il déclara que ce n’était pas là, pour gouverner, une majorité suffisante, et donna sa démission. L’alarme fut générale : Roi, Chambres, pays, à peine échappés de l’anarchie, se sentaient près d’y retomber. On fit, auprès de M. Casimir Périer, de vains efforts pour le décider à garder le pouvoir. Il répondait à toutes les instances qu’il ne redonnerait pas le spectacle d’un prétendu gouvernement essayant de se tenir debout et toujours près de tomber. La nouvelle arriva tout à coup que le roi de Hollande, rompant l’armistice, avait fait entrer son armée en Belgique et entreprenait de la reconquérir. C’était l’honneur et la sûreté de la France à défendre en sauvant la Belgique, peut-être au risque de la guerre européenne. Le péril peut donner la force. M. Périer en accepta la chance et reprit le pouvoir en envoyant sur-le-champ l’armée française au secours de la Belgique. Et personne ne crut que ce fût là, pour lui, un prétexte ; amis ou adversaires, tous savaient déjà qu’actions ou paroles, tout en lui était réel et sérieux.

Sa physionomie, sa démarche, son attitude, son regard, son accent, toute sa personne donnaient de lui cette conviction. Sa gravité n’était ni celle de l’austérité morale, ni celle de la méditation intellectuelle, mais celle d’un esprit solide et ferme, pénétré d’une idée et d’une passion forte, et incessamment préoccupé d’un but qu’il jugeait à la fois très difficile et indispensable d’atteindre. Ardent et inquiet, il avait toujours l’air de défier ses adversaires et de mettre à ses amis le marché à la main. Il recevait un jour des députés, membres de la majorité, qui venaient lui présenter des objections contre je ne sais plus quelle mesure, et lui faire pressentir, à ce sujet, l’abandon d’une partie de ses amis. Pour toute réponse, il s’écria en les regardant d’un œil de feu : Je me moque bien de mes amis quand j’ai raison ! c’est quand j’ai tort qu’il faut qu’ils me soutiennent ; et il rentra dans son cabinet. Dans les conversations particulières, il écoutait froidement, discutait peu, et se montrait presque toujours décidé d’avance. A la tribune, il n’était ni souvent éloquent, ni toujours adroit, mais toujours efficace et puissant. Il inspirait confiance à ses partisans, malgré leurs doutes, et il en imposait à ses adversaires au milieu de leur irritation. C’était la puissance de l’homme, bien supérieure à celle de l’orateur.

Avec ses agents et dans toute l’administration, il établit, dès le début, l’unité de vues et d’action comme une règle de politique et un devoir de probité. Plusieurs circulaires, les unes de principe général, les autres motivées par des incidents particuliers, inculquèrent fortement ce devoir aux fonctionnaires des divers ordres, en les prévenant que le cabinet n’en tolérerait pas l’oubli. Et en effet, quand des hommes considérables persistèrent, malgré leurs fonctions, à rester membres de l’Association nationale, que le ministère avait expressément improuvée, ils furent tous révoqués. M. Odilon Barrot sortit du Conseil d’État, M. Alexandre de Laborde cessa d’être aide de camp du Roi, M. le général Lamarque fut mis en disponibilité. Il fut évident que le cabinet voulait fermement ce qu’il avait dit et que partout il pouvait ce qu’il voulait.

Il était sévère à exiger des fonctionnaires l’exacte observation de leurs devoirs, même quand aucun intérêt spécial et pressant ne semblait en question. Le Moniteur contint un jour[1] cet article : Un préfet s’étant présenté hier chez M. le ministre de l’intérieur, sans avoir préalablement demandé la permission de se rendre à Paris, n’a pu obtenir audience. A cette occasion, le ministre a décidé que tout préfet qui s’absenterait de son département sans congé se mettrait dans le cas d’être révoqué. Tous les fonctionnaires comprendront que, dans la situation actuelle des affaires, c’est pour eux un devoir impérieux de rester à leur poste.

A cette attentive surveillance de ses agents, à ce maniement énergique de tous les instruments de pouvoir placés sous sa main, M. Casimir Périer joignait un autre soin : il se préoccupait de l’état d’esprit du public, et se servait fréquemment du Moniteur pour communiquer avec lui et lui faire connaître et comprendre son gouvernement. Là aussi il se manifestait avec autorité, démentant les faux bruits, redressant les idées fausses, expliquant et présentant sous leur vrai jour les actes du cabinet. Ce n’était point de la polémique, mais le monologue assidu d’un pouvoir sensé et ferme parlant tout haut devant le pays. Et quand l’aveugle ou intraitable hostilité des partis ennemis et de leurs journaux jetait M. Périer dans un doute triste sur l’efficacité de ses commentaires officiels, il disait à ses amis : Après tout, que m’importe ? j’ai le Moniteur pour enregistrer mes actes, la tribune des Chambres pour les expliquer, et l’avenir pour les juger.

C’était beaucoup qu’une volonté si forte, maîtresse d’un pouvoir si concentré et si reconnu dès ses premiers pas. Mais, dans l’état de la France et pour l’œuvre à accomplir, ce n’était pas assez. De toutes les maladies, la pire c’est de ne pas connaître tout son mal. M. Casimir Périer entreprenait, avec un bon sens et un courage admirables, de lutter contre l’anarchie : l’anarchie était plus générale et plus profonde que ne le pensaient et le parti qui se rangeait autour de lui pour la combattre, et le pays qu’il se chargeait de lui arracher.

Dans les rues de Paris, au moment où il prit le pouvoir, l’émeute était flagrante et continue. Du mois de mars du mois de juillet 1831, la place Vendôme, la place du Châtelet, le Panthéon, les faubourgs Saint-Denis, Saint-Martin, Saint-Antoine et Saint-Marceau, la rue Saint-Honoré, tous les grands carrefours des quais et des boulevards furent le théâtre de rassemblements populaires, quelquefois oisifs et bruyants, bientôt ardents et séditieux. Les motifs les plus divers, sérieux ou frivoles, un anniversaire révolutionnaire, un bruit de journaux, un arbre de la liberté à planter, une prétention de marchands populaires, une querelle devant la porte d’un café suffisaient pour amasser et passionner la foule ; et elle trouvait partout des points de réunion, des foyers d’irritation, des moyens de divertissement. Plus de vingt mille petits étalagistes, venus de toutes les parties de la France, obstruaient les quais, les ponts, les places, les boulevards, les quartiers populeux et les passages fréquentés : «Nous sommes libres, disaient-ils ; le pavé appartient à tout le monde ; nous voulons nous établir où nous pouvons vendre et vendre ce qui nous convient.» Les manifestations les plus factieuses, les intentions les plus menaçantes se produisaient au milieu de ces attroupements inopinés ou prémédités. Les cris Vivent les Polonais ! Mort aux tyrans ! A bas les Russes ! retentissaient autour de l’ambassade de Russie. Dans un banquet fameux réuni le 9 mai aux Vendanges de Bourgogne, l’un des convives se leva et s’écria en brandissant un poignard : A Louis-Philippe ! Des bandes se promenaient jour et nuit dans la ville en criant : Vive la République ! Quand la répression de ces désordres commençait, elle rencontrait presque toujours une résistance dans laquelle l’autorité municipale et la garde nationale n’étaient guère plus respectées que les agents de police et les soldats ; et quand, un jour ou sur un point, l’émeute avait été réprimée, elle se portait ailleurs, ou recommençait le lendemain.

Comment aurait-elle reconnu sa faute ou sa défaite ? Elle était incessamment provoquée, encouragée, ranimée par de hardis patrons. Les sociétés populaires, légalement interdites comme clubs, n’en étaient pas moins actives ni moins influentes ; soit de concert, soit par instinct, elles s’étaient divisées et multipliées pour ne pas courir toutes ensemble le même péril ; mais sous leurs noms divers, les Amis du peuple, les Amis de la patrie, les Réclamants de Juillet, les Francs régénérés, la Société des condamnés politiques, la Société des droits de l’homme, la Société Gauloise, la Société de la liberté, de l’ordre et du progrès, n’étaient en réalité qu’une seule et même armée, animée du même esprit et marchant, sous la même impulsion, au même but. Deux modes d’action plaisent aux hommes et s’emparent d’eux avec puissance, le secret et la publicité, le silence et le bruit : les sociétés populaires exerçaient, sur leurs membres et sur leur peuple, cette double séduction ; tantôt elles s’entouraient de précaution et de mystère, agissant par des messagers obscurs, des rencontres nocturnes, des signes convenus ; tantôt elles se produisaient avec audace, par des pétitions, des réunions accidentelles, des promenades publiques, des pamphlets partout répandus ; et elles avaient dans la presse périodique, soit des organes dévoués à leur dessein spécial, soit des alliés engagés dans leur cause générale. L’avènement de M. Casimir Périer amena, dans la plupart des journaux de l’opposition, un redoublement de fureur et d’injures dont on serait tenté de s’étonner si l’expérience ne nous avait appris avec quelle rapidité, dans ce genre de guerre, l’injure devient une routine et la fureur une habitude. J’ai connu, jeune encore, Armand Carrel, homme d’un esprit rare et de nobles penchants, malgré des habitudes et des entraînements inférieurs à sa nature, et j’ai peine à croire qu’il ne sourît pas lui-même avec dédain s’il relisait aujourd’hui ces articles où le National et la Tribune de 1831 comparaient M. Casimir Périer à M. de Polignac, et traitaient le ministère du 13 mars de nouveau cabinet du 8 août qui préparait de nouvelles ordonnances de juillet, et contre lequel la France, pour sauver ses libertés, n’avait plus qu’à attendre l’occasion de prendre les armes.

Les émeutes et les sociétés populaires de 1831 étaient autre chose encore que de l’anarchie ; elles couvaient et préparaient la guerre civile. Sous cette effervescence révolutionnaire, trois grands partis politiques, les républicains, les légitimistes et les bonapartistes, étaient à l’œuvre, ardents à renverser le gouvernement naissant, pour élever ou relever sur ses ruines leur propre gouvernement.

Je dis trois grands partis, et je tiens ces trois-là pour grands en effet, bien qu’inégalement. C’est la manie des pouvoirs établis tantôt de grandir, tantôt d’abaisser outre mesure leurs rivaux, cédant tour à tour au besoin d’alarmer ou de rassurer leurs partisans. On était loin de se dissimuler en 1831 l’importance du parti républicain ; elle faisait la principale inquiétude du public tranquille, et le parti la proclamait lui-même avec quelque emphase, parlant de la monarchie comme de la dernière ombre du passé, et s’appropriant l’avenir, un avenir prochain, comme son domaine. Pourtant on entendait beaucoup dire : La république est une chimère, le rêve de quelques honnêtes fous et des perturbateurs déclarés. Et quant aux partis légitimiste et bonapartiste, on les tenait sinon pour morts, du moins pour impuissants, l’un comme l’armée décimée d’un vieux régime suspect à la France, l’autre comme l’héritier d’un grand souvenir, mais n’ayant plus, pour la sûreté des intérêts nationaux, rien à offrir à la France satisfaite, et ne lui apportant que les perspectives de la guerre européenne.

En 1831 comme aujourd’hui et aujourd’hui comme en 1831, malgré ses fautes et ses revers, et tout en persistant à ne croire ni à son droit, ni à son succès, je tiens le parti républicain pour un grand parti. La république a, de nos jours, cette force qu’elle promet tout ce que désirent les peuples, et cette faiblesse qu’elle ne saurait le donner. C’est le gouvernement des grandes espérances et des grands mécomptes. Liberté, égalité, ascendant du mérite personnel, progrès, économie, satisfaction des bonnes et des mauvaises passions, des désirs désintéressés et des instincts égoïstes, le régime républicain contient toutes ces séductions, et il les place toutes sous la garantie d’un prétendu principe bien séduisant lui-même, le droit égal de tous les hommes à prendre part au gouvernement du pays. Aux yeux de la raison sévère comme du bon sens pratique, le principe républicain ne supporte pas un examen sérieux, et sa valeur, comme celle de toutes les formes de gouvernement, dépend des lieux, des temps, de l’organisation sociale, de l’état des esprits, d’une multitude de circonstances accidentelles et variables. Mais par les vérités, les intérêts et les sentiments auxquels il se rattache, ce principe est de nature à inspirer des convictions profondes et passionnées. Le parti républicain a une foi : une foi que la philosophie n’avoue point, que, parmi nous, l’expérience a cruellement démentie, mais qui n’en reste pas moins fervente dans les adeptes et qui peut être puissante un moment sur les masses populaires. La France serait bien aveugle si elle permettait de nouveau que le parti républicain disposât de ses destinées ; mais tout gouvernement serait bien aveugle son tour qui ne comprendrait pas l’importance de ce parti, et ne prendrait pas soin, pour lui résister ou pour l’éclairer, de compter sérieusement avec lui.

Le parti légitimiste aussi a une foi, un principe dont il lui est souvent arrivé de dénaturer superstitieusement l’origine et la portée, mais auquel il croit fermement et sincèrement. Il a de plus un sentiment affectueux et dévoué pour un nom propre, pour des personnes réelles et vivantes. Et de plus encore une situation sociale considérable, qui fait de lui l’allié naturel, le défenseur efficace de l’ordre et du pouvoir. Ce sont là d’incontestables et respectables forces. Le nombre peut manquer à ce parti, et la sagesse, et la faveur publique ; il peut se rendre, par ses prétentions ou ses fautes, inutile à sa patrie et nuisible à lui-même. Il n’en reste pas moins un grand parti qui, soit qu’il agisse, soit qu’il s’abstienne, se fait sentir, comme un grand poids ou comme un grand vide, dans la société et dans le gouvernement.

L’expérience a révélé la force du parti bonapartiste, ou, pour dire plus vrai, du nom de Napoléon. C’est beaucoup d’être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire, et un principe d’autorité. Il y a là de quoi survivre à de grandes fautes et à de longs revers.

L’anarchie de 1831 offrait aux conspirateurs de ces trois partis des moyens d’action et des chances de succès. Ils s’en saisirent avidement. Dans l’espace d’une année, et sans parler des tentatives insignifiantes, quatre complots républicains, deux complots légitimistes et un complot bonapartiste assaillirent le gouvernement du roi Louis Philippe. J’ai dit sans réserve ce que je pensais des complots contre la Restauration ; je parlerai de ceux-ci avec la même liberté. Ils étaient parfaitement illégitimes. Ils tentaient de renverser un gouvernement accueilli et accepté avec satisfaction par l’immense majorité de la France ; un gouvernement modéré et libéral, qui avait tiré le pays d’un grand péril, et qui, loin de les restreindre, étendait les libertés publiques, et se renfermait scrupuleusement dans les limites de la loi commune. Et, au terme de ces efforts de renversement, en leur supposant un moment de succès, point de résultat clair, facile ni assuré ; rien qu’un redoublement de discordes civiles, des perplexités et des obscurités de plus dans les destinées de la France. J’admets que des sentiments généreux, des idées de devoir envers le passé ou envers l’avenir, se mêlaient à ces complots ; ils n’en étaient pas moins dénués de justice et de vrai patriotisme, autant que d’esprit politique et de bon sens.

Je ne suis pas de ceux qui, lorsqu’une faute, un malheur ou un crime sont des conséquences naturelles et faciles à prévoir des intérêts ou des passions des hommes, s’y résignent comme au tremblement de terre ou à la tempête, et ne s’inquiètent que de les décrire ou de les expliquer. Je ne renonce pas ainsi à l’intelligence et à la moralité humaines, et je suis décidé à ne pas considérer les âmes comme des forces brutes de la nature. Qu’ils agissent pour leur pays, ou pour leur parti, ou pour leur propre compte, les hommes ont une part de résolution et d’action libre dans les destinées dont ils se mêlent, et ils en répondent devant l’histoire, en attendant qu’ils en répondent devant Dieu. Que les républicains, les légitimistes, les bonapartistes, blâmant son origine ou n’ayant nulle foi dans sa durée, ne voulussent pas servir ni soutenir le gouvernement du roi Louis-Philippe, qu’ils se tinssent à l’écart en spectateurs méfiants et critiques, je le comprends ; je puis admettre en pareil cas l’abstention systématique et l’opposition légale ; mais ni la probité politique, ni le patriotisme ne permettent, pour de telles causes, la conspiration ou l’insurrection. Je sais le peu de fond qu’il faut faire sur les raisons de moralité ou de sagesse pour contenir dans les limites du droit les passions des hommes ; mais ce n’est là qu’un motif de plus pour s’affranchir à leur égard de toute complaisance ; si on ne peut se flatter de les gouverner, au moins faut-il se donner la satisfaction de les juger.

Dans un régime de légalité et de liberté, la répression judiciaire est seule efficace contre les complots ; il faut que les conspirateurs redoutent la loi et ses interprètes. En 1831, la répression judiciaire fut faible, incertaine, insuffisante. Du 5 avril au 15 juin, dans cinq poursuites devant la Cour d’assises de Paris pour complot, insurrection ou émeute, les accusés qui, loin de contester les faits, les justifiaient par les intentions, ou même s’en vantaient, furent tous acquittés par le jury intimidé ou favorable. Les magistrats, réduits à l’impuissance par les déclarations du jury, ou troublés eux-mêmes par la grandeur du désordre qu’ils étaient chargés de réprimer, laissaient quelquefois percer une hésitation inquiète. Et lorsqu’ils essayaient de protéger, contre des outrages flagrants, la dignité de la justice, ils voyaient éclater autour d’eux des violences inouïes, et des accusés sortaient en s’écriant : Nous avons encore des balles dans nos cartouches !

Hors de l’arène où se passaient ces scènes tumultueuses, et au delà des partis politiques qui se disputaient dans le présent le gouvernement de la France, d’autres luttes encore étaient engagées ; d’autres réformateurs réclamaient l’empire de l’avenir. Ce fut en 1831 que le saint-simonisme et le fouriérisme, depuis longtemps en travail, firent leur plus bruyante apparition. Le journal le Globe, sorti depuis quelque temps des mains des doctrinaires, se transforma alors en chaire de l’école saint-simonienne, qui essayait de devenir une église ; et un habile officier du génie, M. Victor Considérant, commença, vers la même époque, à Metz, ses conférences publiques pour répandre et mettre en pratique les idées de Fourier. Si je n’avais connu quelques-uns des hommes les plus distingués de ces deux écoles, et si je n’avais vu, par leur exemple après bien d’autres, quelle infiniment petite dose de vérité suffit pour conquérir des esprits rares, et pour leur faire accepter les plus monstrueuses erreurs, j’aurais quelque peine à parler sérieusement de tels rêves, et probablement je n’en parlerais pas du tout. Au fond, le saint-simonisme et le fouriérisme n’ont été que des phases naturelles de la grande crise morale, sociale et politique, qui depuis le siècle dernier travaille la France et le monde, de courts météores dans cette longue tempête. Frappés de quelques-unes des erreurs de notre temps, surtout en matière d’institutions politiques, et comprenant mieux que l’école radicale l’importance des principes d’autorité, de discipline et de hiérarchie, Saint-Simon et Fourier se crurent appelés à la fois à redresser la Révolution française et à la porter jusqu’à ses dernières et définitives limites. Mais, avec des prétentions à l’esprit d’organisation, ils étaient possédés de l’esprit de révolution ; et sous le manteau de quelques idées plus saines dans l’ordre politique, ils jetaient dans l’ordre moral et social les plus fausses comme les plus funestes doctrines. En même temps qu’ils défendaient le pouvoir, ils déchaînaient l’homme et ruinaient dans ses fondements la société humaine. Et, comme il arrive en pareil cas, c’était par leur côté révolutionnaire qu’ils acquéraient quelque puissance ; leurs plus habiles adeptes faisaient profession de mépris pour les maximes anarchiques dans le gouvernement ; mais leurs doctrines et leurs tendances générales ne faisaient qu’aggraver, dans les masses populaires, la perturbation anarchique, en y fomentant les instincts qui livrent l’homme à la soif jalouse du bien-être matériel et à l’égoïsme de ses passions.

Un triste événement fit bientôt voir dans quel sens et avec quels effets se déployait leur influence. En novembre 1831, la langueur des affaires industrielles, les souffrances des ouvriers et les fausses mesures d’une administration locale sans fermeté et sans lumières, quoiqu’elle ne manquât ni d’esprit, ni de courage, amenèrent à Lyon une insurrection formidable de la population ouvrière, demandant que l’autorité réglât ses rapports avec les fabricants et lui assurât des salaires plus élevés et plus fixes. Après deux jours d’une lutte sanglante, les troupes furent obligées d’évacuer la ville, qui resta pendant dix jours au pouvoir d’une multitude étonnée, embarrassée, effrayée de son triomphe, et qui cherchait d’elle-même à rentrer dans l’ordre, ne sachant que faire de l’anarchie où elle régnait. Tous les partis politiques, tous les novateurs sociaux, toutes les passions, toutes les idées, tous les rêves révolutionnaires, apparurent dans cette anarchie ; quelques-uns des chefs saint-simoniens ou fouriéristes étaient, peu auparavant, venus en mission à Lyon pour y prêcher leurs doctrines, au nom desquelles s’étaient déjà formées, dans ce grand foyer industriel, diverses associations populaires. Des meneurs républicains, des agents légitimistes, les sociétés secrètes et les conspirateurs de profession essayèrent de détourner à leur profit ce redoutable mouvement. La plupart des ouvriers se défendaient de ce travail des factions, et voulaient contenir leur insurrection dans les limites de leur propre et local intérêt. Ils écrivirent au principal journal de Lyon, le Précurseur : Monsieur le rédacteur, nous devons expliquer que, dans les événements qui viennent d’avoir lieu à Lyon, des insinuations politiques et séditieuses n’ont eu aucune influence. Nous sommes entièrement dévoués à Louis-Philippe, roi des Français, et à la Charte constitutionnelle ; nous sommes animés des sentiments les plus purs, les plus fervents, pour la liberté publique, la prospérité de la France, et nous détestons toutes les factions qui tenteraient de leur porter atteinte. Mais, de l’une et de l’autre part, les efforts furent vains : les ouvriers ne réussirent pas à empêcher que les conspirateurs politiques n’imprimassent à l’insurrection un caractère de révolte révolutionnaire, et les conspirateurs échouèrent à lancer violemment les ouvriers vers une révolution. L’anarchie, avec ses principes et ses acteurs divers, prévalut seule à Lyon, à la fois maîtresse et impuissante.

Trois mois après, sous des prétextes bien plus frivoles, pour des scènes de carnaval, Grenoble fut le théâtre de violents désordres. L’autorité administrative fut méconnue et insultée. L’intervention de la force armée aggrava le mal au lieu de le réprimer. Le parti républicain, assez nombreux à Grenoble, s’arma aussitôt et entra en scène. Des rencontres sanglantes eurent lieu entre les soldats et les citoyens ; et sur l’ordre même des chefs militaires, troublés par le soulèvement de la population exaspérée, le 35e régiment d’infanterie de ligne, qui avait soutenu la lutte, fut renvoyé de la ville, humilié sans avoir été vaincu.

Sur un grand nombre d’autres points du territoire, et pour des causes le plus souvent puériles, à Strasbourg, à Tours, à Toulouse, à Montpellier, à Carcassonne, à Nîmes, à Marseille, des troubles semblables éclatèrent. Et ce n’était pas seulement parmi le peuple que régnait l’esprit de désordre, il pénétrait jusque dans l’armée. A Tarascon, des soldats refusaient d’obéir à l’autorité municipale qui voulait empêcher la plantation tumultueuse d’un arbre de la liberté, et un de leurs officiers déclarait que, malgré l’ordre du magistrat, il ne ferait pas sortir de prison des détenus qui devaient être interrogés. Quand le moment vint de distribuer la décoration instituée par la loi du 13 décembre 1830, sous le nom de croix de Juillet, en mémoire de la lutte des trois journées, la plupart de ceux à qui la commission de Paris l’avait décernée refusèrent de la recevoir avec la légende : Donnée par le roi des Français, et en prêtant au Roi serment de fidélité. Dans l’école de cavalerie de Saumur, un sous-lieutenant prit la décoration sans en avoir reçu de ses chefs l’autorisation, et en soutenant qu’il n’en avait nul besoin. D’autres la portèrent sans avoir prêté serment. L’un d’entre eux fut poursuivi à ce titre et acquitté par le jury. L’autorité renonça à toute poursuite semblable. Et pendant que les vainqueurs de Juillet bravaient ainsi arrogamment les droits et les ordres du gouvernement issu de leur victoire, les vaincus préparaient, dans le Midi et dans l’Ouest, une grande insurrection légitimiste, n’attendant que l’arrivée de madame la duchesse de Berry pour éclater.

Je résume et rapproche ici tous les éléments d’anarchie avec lesquels M. Casimir Périer était aux prises. Ils ne se présentaient pas ainsi à lui tous ensemble et avec tous leurs périls. Il n’en avait pas moins un instinct profond de la grandeur de la lutte, et il s’y engageait avec plus de fermeté que de confiance. Il n’y a point de plus beau ni de plus rare courage que celui qui se déploie et persiste sans compter sur le succès. Hardi avec doute, et presque avec tristesse, c’était la disposition de M. Casimir Périer d’espérer peu en entreprenant beaucoup. Il suppléait à l’espérance par la passion et par une inébranlable conviction de l’absolue nécessité du combat. Rétablir l’ordre dans les rues, dans l’État, dans le gouvernement, dans les finances, au-dedans et au dehors, c’était là pour lui une idée simple et fixe dont il poursuivait l’accomplissement avec une persévérance ardente et pressée, comme on travaille contre l’inondation ou l’incendie. L’émeute, sans cesse renaissante autour de lui, l’indignait sans le lasser. Il employait pour la combattre toutes les forces permanentes ou accidentelles, organisées ou spontanées, que la société chancelante pouvait lui fournir, la troupe de ligne, la garde municipale, la garde nationale, les agents de police, les ouvriers honnêtes que le désordre des rues irritait en les troublant dans leur travail. Et quand il avait mis en avant ces auxiliaires divers, il les soutenait énergiquement contre les colères ou les plaintes ennemies, n’ignorant pas qu’en servant bien le zèle fait des fautes, et n’hésitant jamais à en accepter la responsabilité.

Un jour, dans l’une des plus violentes émotions populaires de ce temps, suscitée par la nouvelle de la chute de Varsovie, il se trouva tout à coup, de sa personne, en face des séditieux. Il sortait, avec le général Sébastiani, de l’hôtel des Affaires étrangères : la foule entoura la voiture, en l’assaillant de cris menaçants ; M. Casimir Périer mit la tête à la portière, et, en adressant aux plus rapprochés quelques paroles, ordonna au cocher d’avancer. La voiture arriva, non sans peine, sur la place Vendôme, près de l’hôtel de la Chancellerie ; là, il fut impossible d’aller plus loin ; la foule avait arrêté les chevaux. Les deux ministres ouvrent la portière, descendent et s’avancent à pied vers la foule qui se replie et recule un peu à leur aspect. Le général Sébastiani, l’air tranquille et froid, montre de la main aux émeutiers l’hôtel voisin de l’état-major de la garnison et les soldats du poste qui prennent les armes pour accourir. M. Casimir Périer marche sur les plus animés : — Que voulez-vous ?Vive la Pologne ! Nous voulons nos libertés !Vous les avez ; qu’en faites-vous ? Vous venez ici m’insulter et me menacer, moi, le représentant de la loi qui vous protège tous ! Son fier aspect, ses fermes paroles, suspendirent un moment les cris ; le poste arriva, et les deux ministres entrèrent à l’hôtel de la Chancellerie, laissant la multitude troublée dans son irritation.

C’était peu de réprimer de tels désordres quand ils avaient éclaté, il fallait absolument les prévenir ; à cette condition seule la société pouvait retrouver la confiance dans le repos. M. Périer se désespérait de l’insuffisance de ses moyens et de ses agents. Il avait dans sa clientèle commerciale un homme remarquablement intelligent et hardi, longtemps employé, ensuite associé dans sa maison de banque, et naguère mêlé à des affaires administratives, quoique étranger à la politique. Il fit venir M. Gisquet : Je suis mal secondé ; mes intentions sont mal comprises, mes ordres ne sont pas exécutés avec la promptitude et la précision sans lesquelles des ordres ne signifient rien. Tout le monde se mêle de faire de la police ; on en fait au château, on en fait dans les ministères, on en fait dans les états-majors ; on en fait partout. C’est intolérable ; il faut que toutes ces polices cessent et que la mienne soit efficace. M. Vivien a de bonnes qualités ; mais j’ai besoin d’un préfet de police qui s’associe avec plus de conviction et plus d’affection à ma politique. M. Vivien rentre au Conseil d’État. Je l’ai remplacé par M. Saulnier. Je désire que vous acceptiez les fonctions de secrétaire général. J’ai prévenu M. Saulnier que c’était sur vous que je comptais pour les affaires politiques. C’est vous qui êtes mon homme. Voyez de quels pouvoirs vous avez besoin pour me bien seconder ; je vous les donnerai. M. Gisquet accepta ; et trois mois après il était préfet de police en titre, et servait M. Casimir Périer avec un énergique dévouement.

Dès les premiers jours de son ministère, M. Casimir Périer s’était vivement préoccupé d’une autre mesure qu’il jugeait indispensable pour la dignité extérieure et quotidienne du pouvoir. Le 20 mars, le Moniteur annonça que le Roi irait habiter les Tuileries. Tant que le palais des rois restait vide, il semblait appartenir à ses anciens maîtres, ou à la Révolution qui les en avait chassés. Il fallait que la royauté nouvelle vînt prendre la place de ces deux souvenirs. Le Palais-Royal d’ailleurs était le quartier général de la multitude et de l’émeute ; la sûreté manquait souvent à cette demeure de la royauté, et la convenance toujours. M. Casimir Périer demanda formellement que le Roi s’établît aux Tuileries. On a dit que le Roi avait résisté, hésité du moins. Je ne le pense pas. Des sentiments divers se mêlèrent sans doute à cette résolution. Le roi Louis-Philippe, très sensible aux affections et aux habitudes domestiques, mettait du prix aux souvenirs de sa jeunesse et de ses pères ; il lui en coûtait de quitter leur maison. Il n’entrait pas non plus sans une émotion triste dans ce palais où les aînés de sa famille avaient si longtemps régné et si douloureusement succombé. Il était d’un cœur aisément remué et très accessible aux impressions confuses que suscitaient naturellement en lui les complications de sa destinée. Mais il avait l’esprit trop sensé et trop ferme pour ne pas admettre la nécessité de la démarche que lui demandait son cabinet. Ce fut M. Casimir Périer qui en prit l’initiative ; le roi Louis-Philippe ne pouvait s’en défendre sérieusement.

Elle devint bientôt pour lui l’occasion d’un embarras qui fit quelque bruit. A peine établi aux Tuileries, le Roi s’aperçut que, sinon l’émeute, du moins l’insulte venait encore l’y chercher. En traversant le jardin, surtout le soir, à la faveur de l’obscurité, de grossiers passants, sous les fenêtres des appartements du Roi, de la reine et des princesses, poussaient des cris injurieux, chantaient des chansons infâmes. Pour y mettre efficacement obstacle, il eût fallu que des sentinelles se promenassent incessamment le long du château et fissent sous ses murs des arrestations. Le Roi ordonna qu’en laissant libre le passage du Pont-Royal à la rue de Rivoli, on réservât, en l’entourant d’un fossé planté de lilas, une bande de terrain qui éloignât les passants des fenêtres mêmes du château. Les journaux ennemis se répandirent en clameurs accueillies de tous les mécontents ; on fortifiait les Tuileries, on enlevait le jardin au public. Le public, si aisément crédule, semblait disposé à prendre de l’humeur. M. Périer m’en témoigna quelque inquiétude. Comme j’allais un soir faire ma cour à la reine, le Roi m’en parla vivement : Je n’enlève rien à personne ; tout le monde traverse les Tuileries comme auparavant ; je ne défigure ni le château, ni le jardin ; ceci n’est point, de ma part, une fantaisie ; mais je ne puis souffrir que des bandits viennent, sous mes fenêtres, assaillir ma femme et mes filles de leurs indignes propos. J’ai bien le droit d’éloigner de ma famille ces outrages. M. Périer n’eut pas besoin d’y penser deux fois pour être de l’avis du Roi ; il le soutint hautement de son approbation, et l’innocent travail entrepris le long du château s’acheva sans obstacle, laissant pourtant, parmi les badauds, quelque prévention, et, dans le cœur du Roi, un déplaisant souvenir.

Dans les départements, M. Casimir Périer déployait la même fermeté qu’à Paris, non seulement pour réprimer partout la sédition et le désordre, mais pour protéger efficacement les intérêts publics ou privés que le désordre mettait en souffrance. Lorsqu’en novembre 1831, sur la première nouvelle de la grande insurrection des ouvriers, il envoya M. le duc d’Orléans et le maréchal Soult à Lyon, il les chargea, non seulement de reprendre possession de la ville et du pouvoir envahis par les insurgés, mais aussi de rétablir, entre les fabricants, les chefs d’atelier et les ouvriers, l’entière liberté des transactions, condition absolue, aussi bien pour le travail que pour le capital, de la sûreté comme de la prospérité, dans la mesure que permettent les misères naturelles de la vie et de la société humaines. En mars 1832, quand la faiblesse de l’autorité militaire eut consenti, au milieu d’une sédition, à faire sortir de Grenoble le régiment qui l’avait combattue, M. Périer, après avoir fait révoquer les commandants qui avaient faibli, exigea que ce régiment rentrât dans la ville, musique et enseignes déployées, et une proclamation du ministre de la guerre rendit aux troupes pleine justice, et à la force publique son ascendant. Nul administrateur, nul chef civil ou militaire ne put être impunément faible ou indiscipliné ; la présence réelle et la volonté sérieuse du pouvoir se faisaient incessamment sentir à ses agents, comme par ses agents aux populations. Le Moniteur s’empressait d’exprimer le jugement et d’expliquer la conduite du cabinet dans les divers incidents qui avaient appelé son action. Et quand ces incidents amenaient dans les Chambres de grands débats, M. Casimir Périer soutenait avec une indomptable énergie ses actes et ses agents, repoussant tout assentiment équivoque de ses amis, toute critique voilée de ses adversaires, et s’écriant avec une colère douloureuse, quand l’opposition parlait d’indulgence : Je n’accepte pas votre indulgence ; je ne demande que justice et l’estime de mon pays.

Par un rare et beau contraste, en même temps qu’il y portait cette passion ardente, M. Casimir Périer était plein de modération et de prudence dans l’exercice du pouvoir. Ce ministre si bouillant et si altier s’imposait une légalité rigoureuse ; il faisait plus, il n’usait des lois mêmes qu’avec réserve et ne voulait pas pousser leur force à l’extrême. Lorsqu’au mois de mai 1831, il envoya dans les départements de l’ouest, où des troubles commençaient, le lieutenant général Bonnet avec le titre de commissaire extraordinaire, il se garda bien de lui donner aucun pouvoir exceptionnel, et prit soin d’expliquer, dans son Rapport au Roi, la nature parfaitement légale de cette mission, qui n’avait d’autre but que de concentrer dans une seule main le commandement des forces publiques pour assurer l’unité et la promptitude de leur action. Quelques mois plus tard, de nouveaux désordres s’étaient produits dans ces départements ; les campagnes s’agitaient, les villes s’alarmaient ; les députés du pays, en entretenant la Chambre de ces agitations et de ces alarmes, réclamaient des lois d’exception, des mesures de rigueur ; M. Casimir Périer s’y refusa péremptoirement : Je résiste à ces provocations, dit-il, convaincu, comme je le suis, que, dans le régime actuel, la loi commune doit suffire à tout. Paris aussi a vu des troubles interrompre sa tranquillité ; qui donc aurait songé à provoquer un état de siège ? Il n’en est pas besoin davantage dans ces provinces. L’ordre en Vendée par le maintien des lois, la paix en Europe par le respect de la foi jurée, voilà de quoi répondre à beaucoup de reproches, calmer beaucoup d’inquiétudes, rallier beaucoup de convictions.

En avril 1831, peu de semaines après l’avènement de M. Casimir Périer au pouvoir, et pendant que l’émeute roulait et grondait dans les rues comme le tonnerre dans un long orage, la reine Hortense arriva tout à coup à Paris avec son fils, le prince Louis Bonaparte. Elle fuyait d’Italie où elle venait de perdre l’aîné de ses enfants et d’où elle avait emmené, à grand’peine, le second encore malade. Dès son arrivée, elle s’adressa au comte d’Houdetot, aide de camp du Roi, qu’elle connaissait depuis longtemps, en le priant d’informer le Roi de sa situation et des circonstances qui l’avaient amenée à Paris. Le Roi la reçut secrètement au Palais-Royal, dans la petite chambre qu’occupait le comte d’Houdetot, et où la Reine et madame Adélaïde, appelées l’une après l’autre par ordre du Roi, vinrent également la voir. L’entrevue fut longue, quoique peu commode ; il n’y avait dans la chambre qu’un lit, une table et deux chaises ; la Reine et la reine Hortense étaient assises sur le lit, le Roi et madame Adélaïde sur les deux chaises ; le comte d’Houdetot était appuyé contre la porte, pour empêcher toute entrée indiscrète. Le Roi et la Reine témoignèrent à la reine Hortense le plus bienveillant intérêt. Elle désirait être autorisée à rentrer en France, à venir du moins aux eaux de Vichy : Vichy, oui, lui dit le Roi, pour votre santé ; on le trouvera tout naturel ; et puis vous prolongerez votre séjour, ou vous reviendrez ; on s’accoutume vite à tout dans ce pays-ci ; on oublie vite tout. Elle demandait aussi à suivre, auprès du gouvernement, des réclamations pécuniaires. Le Roi lui promit tout l’appui qui serait en son pouvoir : Mais je suis un roi constitutionnel ; il faut que j’informe mon ministre de votre arrivée et de vos désirs. Il s’en entretint en effet avec M. Casimir Périer, avec lui seul dans le ministère, et l’envoya ensuite à la reine Hortense, qui ne le reçut pas sans inquiétude : Je sais, Monsieur, lui dit-elle en le voyant entrer, que j’ai violé une loi ; vous avez le droit de me faire arrêter ; ce serait juste. — Légal, oui, madame ; juste, non, lui répondit M. Périer, et après s’être entretenu quelques moments avec elle, il lui offrit les secours dont elle pourrait avoir besoin, et qu’elle refusa. Cependant les émeutes continuaient et se rapprochaient de la rue de la Paix, où était logée la reine fugitive ; le 5 mai, la colonne de la place Vendôme en devint le centre ; des cris de Vive l’Empereur ! retentirent ; le bruit courut que le prince Louis avait été vu sur la place. M. Casimir Périer vint dire à la reine Hortense que son séjour ne pouvait se prolonger. Elle partit avec son fils pour l’Angleterre, ignorée du public et toujours protégée du roi que ses amis travaillaient à renverser. Elle reçut plus tard, par l’entremise de M. de Talleyrand, des passeports pour traverser la France et se rendre, par cette voie ; en Suisse, où elle voulait s’établir.

Quelques jours avant cet incident, le 8 avril 1831, le Roi, sur la proposition de M. Casimir Périer, avait ordonné que la statue de l’empereur Napoléon fût rétablie sur la colonne de la place Vendôme ; et peu de mois après, le 13 septembre, la Chambre des députés renvoya au président du Conseil des pétitions qui demandaient que les cendres de l’Empereur fussent réclamées de l’Angleterre et placées sous la colonne. Un jeune et ardent opposant sous la Restauration, M. Charles Comte, et un vétéran libéral de l’Assemblée constituante, M. Charles de Lameth, appuyèrent presque seuls l’ordre du jour que proposait la commission : Il est vrai, dit M. de Lameth, que Napoléon a comprimé l’anarchie ; mais il ne serait pas nécessaire que ses cendres vinssent l’augmenter aujourd’hui. Le cabinet ne prit aucune part à la discussion et accepta silencieusement le renvoi.

Ainsi commença, sous le ministère de M. Casimir Périer, cette série d’actes par lesquels le roi Louis-Philippe et son gouvernement ont, pendant dix-huit ans et en dépit des complots, témoigné pour le nom, la mémoire et la famille de l’empereur Napoléon, tant d’égards et de soins. Beaucoup de bons esprits sont convaincus que ce fut là, de leur part, une faute grave, du moins une grande imprudence. J’incline moi-même à penser qu’une complaisance si éclatante du gouvernement constitutionnel de 1830 pour un souvenir national et un sentiment populaire peu en harmonie avec sa libérale et pacifique politique allait au delà de la nécessité, je dirai presque de la convenance ; et si je croyais que cette complaisance a exercé sur les destinées de ce régime une grande influence, je n’hésiterais pas, même aujourd’hui, à en exprimer mon blâme et mon regret. Mais je ne pense pas que ni la statue de Napoléon à la place Vendôme, ni ses restes aux Invalides aient fait la chute du roi Louis-Philippe et de la Charte : de bien autres causes, les unes bien plus directes, les autres bien plus profondes, ont déterminé les événements de 1848. Et aujourd’hui je prends plaisir à retrouver, dans les actes du gouvernement de 1830, cette générosité de sentiments, cette largeur de vues qui lui persuadaient qu’il pouvait sans péril rendre hommage à toute notre histoire, ancienne ou contemporaine, et relever indistinctement dans nos rues, sur nos places, aux Invalides comme à Versailles, toutes les gloires de la France, en même temps qu’il fondait ses libertés. Il y a là aussi une gloire que le roi Louis-Philippe et son gouvernement ont noblement acquise, et qui leur reste dans leurs revers.

Aux violents débats que suscitaient ces divers incidents se joignaient les discussions plus prévues et plus tranquilles qu’amenaient, soit les propositions nées au sein des Chambres, soit les projets de loi présentés par le gouvernement ; sur soixante et dix-huit projets de loi que présenta, dans sa courte durée, le cabinet du 13 mars 1831, seize avaient pour objet l’accomplissement de quelques-unes des promesses de la Charte, ou d’importantes réformes politiques ou administratives. M. Casimir Périer prenait en général, à la préparation et à la discussion de ces projets, moins de part qu’aux débats sur les événements et la politique de circonstance : homme d’action surtout et formé par la lutte bien plus que par l’étude, il avait l’esprit peu exercé à l’examen des questions de principe et au travail de la législation ; il pressentait avec un grand instinct la valeur pratique d’une idée générale dans l’intérêt de l’ordre social et du gouvernement ; mais, lorsqu’il fallait la rattacher à son principe et la suivre dans ses développements historiques ou logiques, il laissait à d’autres ce rôle, ne s’y sentant pas lui-même très propre. C’est ce qui arriva en particulier dans deux des plus grandes questions que le cabinet du 13 mars eût à résoudre, la liste civile et l’hérédité de la pairie : l’acte de gouvernement, c’est-à-dire la résolution adoptée dans ces deux circonstances par le cabinet, fut bien le fait de M. Casimir Périer et le résultat de son jugement sur ce qui était pratiquement convenable et possible ; mais il ne chercha à tenir et ne tint en effet que peu de place dans le débat.

A propos de la liste civile, le débat fut médiocre et nullement au niveau de la grandeur de la question et de la situation au milieu de laquelle elle se traitait. L’indépendance et l’intelligence politiques y manquèrent presque également. Je n’ai guère rencontré dans l’histoire de fausseté comparable à celle des suppositions et des imputations, sérieuses ou frivoles, habiles ou grossières, dont, à cette occasion et en dehors des Chambres, le roi Louis-Philippe fut l’objet. Pas plus en fait d’argent qu’en fait de pouvoir, ce prince n’avait des prétentions excessives ni des besoins déréglés ; accoutumé à vivre dans des habitudes d’ordre et de prévoyance, il ne s’étonnait point des mœurs bourgeoises de son temps, et n’avait nulle envie de les choquer par son luxe et sa prodigalité : Je n’ai, me disait-il un jour, ni maîtresse, ni favori ; je n’aime ni la guerre, ni le jeu, ni la chasse ; on dit que j’ai trop de goût pour les constructions, mais le Trésor n’en souffre pas plus que la morale. Son seul tort, si, après la révolution du 24 février 1848 et les décrets du 23 janvier 1852, il est permis d’appeler cela un tort, c’était d’être trop inquiet de l’avenir de ses enfants et de le témoigner trop vivement. Il s’inquiétait aussi outre mesure de toutes les exigences qui assiègent la royauté et de l’impossibilité où il serait d’y suffire, en même temps qu’il était bien décidé à s’en acquitter. Mais ses inquiétudes, manifestées avec abandon dans ses entretiens, n’étaient point la règle de ses prétentions. La liste civile, présentée le 4 octobre 1831 par son cabinet, était plutôt modeste qu’ambitieuse ; la Couronne y renonçait à plusieurs des domaines qu’elle avait possédés jusque-là ; le chiffre de la somme annuelle qui lui devait être allouée avait été laissé en blanc, évidemment destiné à rester au-dessous de celui que, peu de mois auparavant, M. Laffitte avait proposé. Qu’on discutât les propositions nouvelles, quoique les plus modérées qui eussent jamais été faites en pareille matière, rien de plus simple ; mais, à coup sûr, il n’y avait pas de quoi se récrier. De son côté, l’immense majorité de la Chambre des députés n’avait, envers le roi Louis-Philippe et son établissement monarchique, aucune disposition malveillante ; on voulait sincèrement au contraire le bien traiter, le fortifier, l’affermir. On désirait que la royauté fût hospitalière, généreuse, qu’elle eût de l’éclat. Et pourtant on disputa, on marchanda avec elle comme avec un entrepreneur avide et rusé dont les demandes sont suspectes et dont on s’applique à réduire les bénéfices. Et ce ne fut pas là l’attitude de la seule opposition, mais, aussi celle de la plupart des amis du gouvernement, des hommes mêmes qui se disaient et se croyaient bien résolus à donner à la royauté tout ce qu’exigeait sa mission. À leur insu, ils étaient troublés par les assertions et intimidés par les attaques du dehors ; ils avaient peur d’être taxés de prodigalité ou de faiblesse. Et le cabinet lui-même avait quelquefois l’air embarrassé, comme s’il eût demandé plus qu’il n’avait droit ou chance d’obtenir.

C’est que, dans tout le cours de ce débat, la vraie, la grande question, je ne dis pas seulement de principe, mais de circonstance, la question politique fut oubliée et disparut sous la question économique qui préoccupa seule les esprits. L’idée du gouvernement à bon marché était l’idée dominante, souveraine. On agissait, on parlait comme si l’on eût été en présence d’une royauté ancienne, puissante et riche, qu’il fût nécessaire et difficile de faire rentrer dans les voies de l’ordre et de l’économie ; ou bien comme si l’on n’eût eu à pourvoir qu’à la situation fugitive du premier magistrat d’une république, sorti hier de la vie commune et destiné à y rentrer demain. On avait un bien autre problème à résoudre ; on voulait une monarchie, et on la voulait parce qu’elle était nécessaire aux libertés du pays comme à son repos. Elle s’élevait au milieu des ruines. L’intérêt impérieux, pressant, c’était de la fonder ; et pour la fonder, il fallait lui donner, dès l’abord, tous les moyens, tous les gages possibles de stabilité. La perpétuité de la dotation immobilière de la Couronne, la forte et assurée constitution de la famille royale, la démonstration éclatante de la confiance du pays dans son œuvre et de sa ferme résolution de la léguer aux générations futures, c’étaient là les idées, les intentions qui devaient dominer les législateurs et régler leurs actes comme leur langage. Ils s’en préoccupèrent peu, et au moment même où ils prétendaient fonder une monarchie, ils lui contestèrent les éléments comme les signes de la solide et longue durée. La dotation immobilière de la Couronne devint viagère, comme la liste civile proprement dite. Les apanages furent abolis. Des dotations ne furent promises aux princes de la famille royale qu’éventuellement et dans le cas où il serait prouvé que le domaine privé du Roi ne pouvait suffire à leur sort. Deux discours, l’un de M. Casimir Périer, l’autre de M. de Montalivet, ne réussirent pas à modifier l’état des esprits et le caractère de la discussion. La loi de la liste civile fut examinée et votée à peu près comme si nous n’avions eu qu’à débattre et à régler le prix d’une machine destinée à devenir, pour quelque temps, le gouvernement. J’incline à croire que cette loi pourvoyait suffisamment aux besoins matériels de la royauté ; il n’en est pas moins certain que la royauté sortit affaiblie du débat.

L’hérédité de la pairie était une question perdue avant d’être discutée. La clameur démocratique la repoussait absolument ; et parmi les nouveaux conservateurs eux-mêmes, la plupart s’associaient à cette répulsion, par conviction réelle, ou par entraînement, ou par faiblesse. Le parti monarchique bourgeois, qui venait de triompher en juillet 1830, avait là une occasion éclatante de consolider et d’élever sa victoire en rompant décidément avec les traditions révolutionnaires et en pacifiant les classes supérieures du pays. Que, dans une monarchie représentative, une chambre héréditaire soit une garantie à la fois de stabilité et de liberté, une école de gouvernement légal et d’opposition tempérée, c’est une vérité que la raison pressent, que l’expérience démontre, qu’admettaient, avant 1830, presque tous les amis éclairés de la monarchie constitutionnelle, et dont les partisans de la république démocratique ont seuls le droit de ne tenir nul compte, puisqu’ils ne veulent pas de la monarchie. Les grands pouvoirs politiques ne naissent qu’à deux sources, l’élection ou l’hérédité ; hors de là, il n’y a que des magistratures. La monarchie représentative peut combiner et faire agir ensemble ces deux principes : c’est surtout par là, et à ce prix, qu’elle est un gouvernement excellent, qui donne à tous les intérêts sociaux, aux intérêts civils comme aux intérêts politiques, à la famille comme à l’État, à la liberté comme au pouvoir, les meilleurs gages de force et de sécurité.

L’aversion du principe de l’hérédité est l’un des sentiments les plus vifs des fauteurs, sincères ou pervers, de révolutions. Aversion bien naturelle, car le changement et le nivellement étant les deux passions permanentes de l’esprit révolutionnaire, l’hérédité, partout où il la rencontre, est le premier obstacle qu’il ait à renverser. Mais pour se satisfaire à ce prix, l’esprit révolutionnaire méconnaît et viole la règle fondamentale de toute bonne organisation politique, qui est de mettre les lois que font les hommes en harmonie avec les lois providentielles que Dieu a établies sur les sociétés humaines, et d’assurer, à chacun des grands principes qui gouvernent le monde, sa part dans le gouvernement des nations. Or l’hérédité est évidemment l’un de ces principes ; elle joue, dans la vie sociale de l’humanité, un rôle si important que tout État qui ne sait pas, sous telle ou telle forme, par telle ou telle institution, en tenir suffisamment compte, demeure incomplètement constitué, et porte dans son sein des germes de désordre et de fragilité qui ne manquent jamais de se développer.

A part même les considérations générales d’organisation politique, la France avait, dans cette question, un intérêt de circonstance impérieux et pressant. Partout, et notamment dans les classes naturellement appelées à l’activité politique, notre société a surtout besoin aujourd’hui de pacification et d’accord. Tant que l’ancienne noblesse française et la bourgeoisie française s’obstineront à demeurer jalouses et désunies, au lieu de se résigner à être puissantes ensemble, nous aurons la révolution en permanence, c’est-à-dire l’anarchie et le despotisme tour à tour, au lieu de la stabilité et de la liberté à la fois. Or cette pacification des classes longtemps rivales ne peut se faire que dans la vie publique commune et au sein du gouvernement ; il faut qu’elles se rencontrent là tous les jours, qu’elles y exercent les mêmes droits et y défendent les mêmes intérêts, sous le poids de la même responsabilité devant le pays. Que les anciennes et les nouvelles influences sociales, que des gentilshommes et des bourgeois se mêlent dans la Chambre héréditaire comme dans la Chambre élective, un peu plus tôt ou un peu plus tard la paix s’y fera entre eux, et la paix entre eux, c’est la fin de la révolution. En 1814 la Charte avait commencé cette œuvre ; en 1830, le nouveau parti monarchique, vainqueur dans la lutte, pouvait l’accomplir ; il pouvait, avec dignité et sans péril, offrir à l’ancien parti monarchique, dans la Chambre héréditaire, une situation que, dignement aussi, celui-ci pouvait accepter. Ils auraient grandi l’un et l’autre dans ce rapprochement pratique et progressif, fait sans condition et sans bruit.

L’esprit révolutionnaire et l’esprit démocratique n’ont pas souffert ce beau résultat ; ils ont étouffé, au sein des classes moyennes victorieuses en 1830, ces grands instincts d’ordre et de gouvernement qui, dans les grandes circonstances politiques, sont le bon sens pratique et efficace ; et au moment même où la pacification des deux éléments du parti monarchique pouvait faire un pas décisif, la séparation et l’irritation se sont aggravées entre eux.

Un fait mérite peut-être d’être remarqué. Nous siégions dans la Chambre des députés, M. Royer-Collard, M. Thiers et moi, tous trois représentants, avec des principes et à des degrés divers, du régime monarchique constitutionnel, et tous trois bourgeois. Nous soutînmes tous trois l’hérédité de la pairie, également convaincus tous trois de son importance pour le succès du gouvernement que nous tentions de fonder.

Pouvait-elle être sauvée ? J’en doute. Non que le courant démocratique fût insurmontable ; il était bien moins fort en réalité qu’en apparence ; mais les moyens d’y résister étaient très faibles. La discussion fut favorable à l’hérédité. Au moment du vote sur l’amendement qui proposait de la maintenir, le général Bugeaud me dit : C’est dommage que ceci finisse sitôt ; vous n’aviez pas vingt voix au commencement de ce débat ; vous en aurez davantage. Le principe de l’hérédité eut quatre-vingt-six voix contre deux cent six, et celle du général Bugeaud en était une.

La situation de M. Casimir Périer dans cette question fut amère : il était partisan de l’hérédité de la pairie ; il le proclamait hautement, et il en proposait l’abolition. Personne n’est en droit de le lui reprocher, car personne n’osa lui conseiller d’agir autrement. Nous étions à l’aise, mes amis et moi, pour soutenir l’hérédité dans la discussion ; nous n’étions pas chargés de résoudre la question ; mais nul d’entre nous ne se hasarda à nier la nécessité que M. Casimir Périer consentait à subir. Ce fut, au milieu de ses succès contre l’anarchie, la part de mauvaise fortune de ce grand citoyen qu’emporté par l’urgence de la résistance matérielle, il fut en même temps entraîné, en matière d’institutions et de lois politiques, à de fâcheuses concessions. Il en éprouvait un profond chagrin, car son esprit, qui s’élevait de jour en jour au-dessus même de sa situation, sentait fortement la nécessité d’une politique conséquente, qui rétablît l’ordre par les institutions permanentes de l’État comme par les actes quotidiens du pouvoir ; et, ne suffisant pas aussi bien à l’une qu’à l’autre tâche, il se plaignait quelquefois de ses amis et de son sort, aussi triste que s’il n’eût pas réussi à refouler le flot de l’anarchie, ce qui était sa mission propre et son glorieux dessein. Tristesse digne d’une grande âme.

Rien ne fit plus ressortir la pénible situation de M. Casimir Périer dans cette affaire que la mesure à laquelle il fut contraint de recourir pour assurer, dans la Chambre des pairs, cette abolition de l’hérédité qu’il déplorait. Une ordonnance du Roi envoya dans cette Chambre trente-six nouveaux membres appelés et résignés à mutiler de leurs propres mains le corps dans lequel ils entraient. Et, pour ajouter encore à l’étrange contradiction de la mesure, la puissance du principe et du sentiment de l’hérédité y fut solennellement reconnue et acceptée. Deux jeunes gens encore mineurs, et sans autre titre que leur nom, les fils du maréchal Ney et du général Foy, furent du nombre des nouveaux pairs. Noble et juste hommage rendu à la mémoire de leurs pères, à la gloire militaire de l’un, à la gloire militaire et politique de l’autre ; et en même temps protestation éclatante en faveur de cette hérédité naturelle des situations ainsi consacrée dans l’acte même destiné à l’abolir.

Dans une autre circonstance moins grave et pourtant pénétrante, M. Casimir Périer eut le regret, non pas d’agir contre son propre sentiment, mais de ne pas le manifester. Un député dont les opinions convenaient mal à son nom, M. Auguste Portalis, proposa l’entière abolition de la loi du 19 janvier 1816, qui avait institué, pour l’anniversaire du 21 janvier, un deuil national et légal, ainsi que l’érection d’un monument en expiation de la mort de Louis XVI. Cette proposition devint, entre les deux Chambres, l’occasion d’un conflit obstiné. En abrogeant plusieurs des dispositions de la loi du 19 janvier 1816, la Chambre des pairs voulait que le 21 janvier restât un jour férié et de deuil ; la Chambre des députés persistait à voter la complète abrogation de la loi. Dans ce long débat, et au sein de l’une comme de l’autre Chambre, le cabinet garda un absolu silence. Ce fut au duc de Broglie qu’appartint l’honneur de manifester, dans leur difficile harmonie, les sentiments divers qu’une telle question devait inspirer ; et il le fit avec cette fermeté scrupuleuse et délicate qui caractérise son talent comme son âme : Qu’exige ici, dit-il, le bien de la paix ? Qu’exige cet esprit de sagesse, de modération, de prudence, qui doit présider à tout gouvernement régulier, cet esprit de conciliation qui termine les révolutions et qui doit être le bon génie de la Révolution de juillet ?

Qu’on ne place pas chaque année, à jour fixe, sur tous les points de la France, les partis en présence les uns des autres, autour du catafalque solennel ; qu’on n’excite pas chaque année, à jour fixe, les citoyens à se montrer au doigt les uns les autres, selon qu’ils obéissent ou résistent à l’injonction de se vêtir d’une couleur déterminée ; qu’on aille même au devant de toute chance de désordre en prévenant, par la continuité non interrompue des transactions de la vie civile, l’oisiveté dangereuse d’un jour férié politique.

Mais après avoir ainsi fait aux motifs raisonnables, aux motifs honnêtes, légitimes, qui sans doute ont inspiré dans l’autre Chambre la résolution qui nous occupe, et lui ont valu le suffrage de la majorité, une part large et suffisante, restent cependant, de la loi du 19 janvier ainsi épurée, des dispositions capitales.

Reste d’abord la déclaration publique, authentique, solennelle, que le 21 janvier est un jour de deuil pour la France ; non de ce deuil extérieur qui dégénère promptement en puérile simagrée, mais de ce deuil moral qui réside au fond du cœur ; un de ces jours que les anciens appelaient néfastes, un jour de recueillement et de méditation, fécond en enseignements douloureux.

Reste en second lieu l’obligation imposée à la justice indignement outragée, odieusement profanée, horriblement parodiée il y a quarante ans, de voiler sa face à pareil jour et de fermer son sanctuaire.

Qui nous demande le sacrifice de ces dispositions ?

Est-ce l’honneur national qui nous demande de déclarer que le 21 janvier est un jour comme un autre, un jour que rien ne distingue de la série des jours ordinaires, que rien ne recommande au souvenir de la génération qui finit, au souvenir de la génération qui s’élève, à celui des générations qui leur succéderont ?

Est-ce l’honneur national qui nous demande de déclarer que le procès de Louis XVI est un procès comme un autre, l’une de ces causes soi-disant célèbres qui amusent huit jours durant la curiosité des oisifs, et qui s’ensevelissent ensuite dans les in-folio des jurisconsultes ?

Je ne sais, messieurs, mais tout ce que j’ai de sang français dans le cœur se soulève à cette pensée..... Plus j’y réfléchis, plus je demeure convaincu que ce sacrifice, si nous le faisons, nous ne le ferons ni à l’honneur national, ni au repos public, ni à l’intérêt de notre gouvernement ; nous le ferons à une influence extraparlementaire qui s’efforce, mais qui s’efforcera vainement, je l’espère, de l’imposer aux pouvoirs publics..... Il faut s’entendre sur le mot oubli : autre chose est l’oubli des personnes, l’oubli des votes, l’oubli des opinions, l’oubli des erreurs ; autre l’oubli des grands événements de l’histoire et des grandes leçons qui s’y rattachent. L’Évangile, qui est la loi des lois et la Charte du genre humain, nous prescrit indulgence, tendresse même pour les êtres faibles et pécheurs ; mais il nous prescrit en même temps l’horreur du mal en lui-même. C’est un précepte qui s’applique à la politique comme à toutes choses. Pour les hommes qui ont pris part au malheureux événement qui nous occupe, paix, charité, respect même ; il y en eut de très sincères ; d’ailleurs les temps étaient horribles ; les esprits étaient dans un étrange état. Qui de nous, hormis ceux-là qui firent glorieusement leurs preuves, qui de nous oserait répondre qu’il fût sorti de l’épreuve à son honneur ? Mais, quant au 21 janvier lui-même, point de molle complaisance, point de sophisme, point d’oubli non plus. Au temps où nous vivons, lorsque l’ouragan des révolutions gronde sur la tête des peuples et des rois, il importe à la France, il importe au monde de n’en pas perdre la mémoire.

Je prends plaisir à reproduire ici ces belles et judicieuses paroles, qui honorent également et celui qui les a prononcées, et l’assemblée dont il était l’interprète, et ce temps de liberté où la vérité apparaissait toujours, pure et brillante, dans quelque coin de l’horizon chargé de nuages et d’orages. Le duc de Broglie est bien heureux, me dit le lendemain M. Casimir Périer, avec un sentiment d’approbation très sincère, quoique un peu triste : il a pu dire ce que pensent tous les honnêtes gens.

Nous n’avions, avec M. Casimir Périer, mes amis et moi, point d’autre dissidence que ces nuances de conduite ou de langage que faisait apparaître la diversité des situations, non celle des sentiments. Pendant toute la durée de son cabinet, et d’autant plus librement que j’étais tout à fait en dehors du pouvoir, je lui donnai mon plus actif concours : non seulement pour soutenir, dans les débats des Chambres, les actes de sa politique passionnément attaquée, mais pour la rattacher à des principes rationnels et lui conquérir les âmes aussi bien que les suffrages. C’est la grandeur de notre pays (je ne veux pas dire c’était) que le succès purement matériel et actuel n’y suffit pas, et que les esprits, ont besoin d’être satisfaits en même temps que les intérêts. Ce n’était pas assez, en 1831, de résister en fait ; il fallait aussi résister en principe, car la question était d’ordre moral autant que d’ordre politique, et il n’y avait pas moins d’anarchie à combattre dans les têtes que dans les rues. Une révolution venait de s’accomplir ; des forces très diverses y avaient concouru, le bon droit et les mauvaises passions, l’esprit de légalité et l’esprit d’insurrection : il fallait dégager ce grand événement des éléments révolutionnaires qui s’y étaient mêlés et dans lesquels tant de gens s’efforçaient de le retenir, ou même de l’enfoncer plus avant. Le peuple, ou, pour parler plus vrai, ce chaos d’hommes qu’on appelle le peuple, investi du droit souverain et permanent de faire et de défaire son gouvernement, au nom de sa seule volonté, et l’élection populaire donnée, au nom de cette même souveraineté, comme seule base légitime de la nouvelle monarchie, c’étaient là les deux idées dont, en 1831, les esprits étaient infectés : idées aussi fausses que vaines, qui tournent au service du mal le peu de vérité qu’elles contiennent, et qui énervent, en attendant qu’elles le renversent, le gouvernement qu’elles prétendent fonder. Quoi de plus choquant que de faire, du pouvoir appelé à présider aux destinées d’une nation, un serviteur qu’elle peut congédier quand il lui plaît ? Et quel mensonge que la prétention d’élire un roi au moment même où l’on invoque la monarchie comme l’ancre de salut ! J’étais toujours tenté de sourire quand j’entendais dire, du roi Louis-Philippe, le Roi de notre choix, comme si, en 1830, nous avions eu à choisir, et si M. le duc d’Orléans n’avait pas été l’homme unique et nécessaire. J’attaquai hautement ces illusions d’une badauderie vaniteuse et ces sophismes de la force matérielle qui veut se satisfaire et n’ose s’avouer. Je niai la souveraineté du peuple, c’est-à-dire du nombre, et le droit permanent d’insurrection. Je montrai, dans M. le duc d’Orléans, ce qu’il était en effet, un prince du sang royal heureusement trouvé près du trône brisé, et que la nécessité avait fait roi. La France avait traité avec lui comme on traite, pour se sauver, avec le seul qui puisse vous sauver. En présence de l’anarchie imminente, un tel contrat peut devenir une bonne base de gouvernement, et de gouvernement libre, car il a lieu entre des forces réellement distinctes l’une de l’autre, et il admet des droits et des devoirs mutuels sans que, ni à l’un ni à l’autre des contractants, il suppose ou confère la souveraineté. Il ne faut jamais se lasser de le répéter, pour rabattre et retenir à son juste niveau l’orgueil humain : Dieu seul est souverain, et personne ici-bas n’est Dieu, pas plus les peuples que les rois. Et la volonté des peuples ne suffit pas à faire des rois ; il faut que celui qui devient roi porte en lui-même et apporte en dot, au pays qui l’épouse, quelques-uns des caractères naturels et indépendants de la royauté.

Ce n’était pas sur ce terrain que se plaçait, quand il se défendait lui-même, M. Casimir Périer, peu familier avec la méditation philosophique et d’un esprit plus ferme que fécond ; mais il comprenait à merveille la valeur pratique de ces idées, et il me savait beaucoup de gré de les produire à son profit et sous son drapeau : Je suis, me disait-il, un homme de circonstance et de lutte ; la discussion parlementaire n’est pas mon fait ; vous reviendrez un jour ici, à ma place, quand le duc de Broglie ou le duc de Mortemart ira aux affaires étrangères.

Le roi Louis-Philippe n’avait pas plus de penchant que M. Casimir Périer pour la philosophie politique, et il avait été dans sa jeunesse bien plus imbu que lui des doctrines de la révolution. Mais il était doué d’un esprit d’observation admirable et singulièrement prompt à saisir les enseignements de l’expérience ; sinon pour en tirer les vérités générales qu’elle contient, du moins pour reconnaître, dans chaque occasion, ce qui est praticable, utile et sage. Il avait, dans le cours de son aventureuse vie, senti la fausseté et secoué le joug de bien des préjugés de son temps, et chaque jour, à mesure qu’il régnait, son esprit s’élevait au-dessus de son passé. Il démêla sur-le-champ que ma façon de comprendre et de présenter la Révolution qui venait de le mettre sur le trône était la plus monarchique et la plus propre à fonder un gouvernement. Il ne l’adopta point ouvertement ni pleinement ; il avait, pour agir ainsi, trop de gens à ménager ; mais il me témoignait son estime, et me donnait clairement à entendre que nous nous entendions. Plus tard, et quand j’eus vécu longtemps auprès de lui, il me répétait sans cesse : Vous avez mille fois raison ; c’est au fond des esprits qu’il faut combattre l’esprit révolutionnaire, car c’est là qu’il règne ; mais, pour chasser les démons, il faudrait un prophète.

Au sein des Chambres et dans le public qui soutenait le gouvernement, ma défense systématique de la politique de résistance rencontrait beaucoup d’approbation, mais une approbation souvent contenue au fond des âmes, et plus honorable pour moi qu’efficace pour notre cause. Quand venait le jour de quelque épreuve difficile, on me trouvait trop absolu ou trop téméraire ; et, soit incertitude d’esprit, soit faiblesse de cœur, on cédait, en me louant de les combattre, aux tendances qu’on redoutait. Je n’en veux citer qu’un exemple.

En janvier 1832, dans la discussion du projet de loi sur la liste civile, M. de Montalivet parla des sujets du Roi. Un violent orage éclata soudain : C’est nous qui avons fait le Roi ! il n’y a plus de sujets ! le peuple souverain ne peut être composé de sujets ! c’est une contre-révolution qu’on tente ! M. de Montalivet s’expliqua avec mesure ; le garde des sceaux, M. Barthe, dit que le Roi était l’image vivante et en même temps le premier sujet de la loi ; on essaya, mais en vain, des interprétations les plus calmantes. Le tumulte était aussi absurde au fond qu’inconvenant dans la forme ; le mot sujets n’avait absolument rien à démêler ni avec le régime féodal, ni avec le pouvoir absolu ; dans les républiques comme dans les monarchies, au sein des villes libres et commerçantes aussi bien que dans les châteaux des seigneurs terriens, ce mot exprimait simplement la relation du citoyen ou de l’habitant avec le pouvoir suprême de l’État, Henri Dandolo à Venise, Jean de Witt à Amsterdam, lord Chatham dans le parlement d’Angleterre, étaient et se disaient sujets du gouvernement, populaire ou royal, de leur patrie, aussi bien que Sully était sujet de Henri IV et le duc de Saint-Simon de Louis XIV. Et il faut bien qu’indépendamment des diverses formes de gouvernement et des divers degrés de liberté, il y ait un mot qui marque l’obéissance, la déférence et le respect dus par tous les membres de la société au pouvoir qui la représente et la gouverne. Il serait choquant que ce pouvoir ne fût traité par ses subordonnés qu’avec la simple politesse que se témoignent entre eux des égaux ; la vérité comme le bon ordre veulent autre chose, et ni la fierté, ni la liberté de l’honnête homme n’ont à en souffrir. Cent soixante-cinq députés en jugèrent autrement, et protestèrent contre une expression «inconciliable, dirent-ils, avec le principe de la souveraineté nationale, et qui tendait à dénaturer le nouveau droit public français.» J’étais d’un sentiment si contraire que j’aurais cru manquer à un devoir politique, comme à une convenance morale, si j’avais cessé de témoigner mon respect au Roi de mon pays, dans la forme consacrée par le droit et l’usage de presque tous les États, constitutionnels ou non. Je continuai donc publiquement, dans mes rapports officiels ou privés avec le Roi, à me dire son fidèle sujet. La Chambre des députés, si je ne me trompe, m’en a toujours approuvé, car elle était au fond de mon avis, et le 5 janvier 1832, elle mit fin, par un ordre du jour pur et simple, au débat soulevé à cet égard. Mais son énergie monarchique n’alla pas plus loin ; elle céda en fait après avoir refusé de céder en principe, et le mot sujet disparut presque complètement du langage de la monarchie.

Pendant que nous étions absorbés dans ces débats, le monde où j’avais longtemps vécu, cette société polie, bienveillante et lettrée qui s’était ralliée sous l’Empire et brillamment développée sous la Restauration, disparaissait de jour en jour. Ses plus éminents caractères, le goût des jouissances de l’esprit et de la sympathie sociale, la tolérance libérale pour la diversité des origines, des situations et des idées, cédaient à l’empire des intérêts et des passions politiques. La discorde s’était mise dans les salons ; entre les classes cultivées et influentes qui s’y rencontraient, les rivalités amères et les séparations haineuses avaient recommencé. Les émeutes prolongées, le trouble des affaires, les inquiétudes de l’avenir, ces bruyants et menaçants retours des temps révolutionnaires convenaient peu à des réunions où l’on ne venait chercher que des relations douces et de généreux plaisirs. Plusieurs des hommes distingués qui y portaient naguère le mouvement et l’éclat s’étaient jetés corps et âme dans la vie publique, Parmi les femmes supérieures ou charmantes qui en avaient été le centre et le lien, les unes, madame de Staël, Madame de Rémusat, la duchesse de Duras ne vivaient plus ; d’autres avaient quitté Paris, à la suite de leurs maris ou de leurs parents appelés par des fonctions diplomatiques à l’étranger ; M. de Talleyrand et la duchesse de Dino sa nièce étaient à Londres ; M. et madame de Sainte-Aulaire, à Rome ; M. et madame de Barante, à Turin. Rebuté par les désordres matériels ou par les obscurités de la politique, le grand monde européen ne venait plus guère chercher à Paris ses plaisirs. La société française voyait ses plus brillants éléments dispersés en même temps que la violence des événements enlevait à ses mœurs et à ses goûts leur ancienne et douce domination.

Quand je recherche dans mes souvenirs de 1831, je n’y retrouve que trois personnes autour desquelles la société vînt encore se réunir sans autre but que de s’y plaire. Imperturbable dans ses habitudes comme dans ses sentiments à travers les révolutions, madame de Rumford réunissait toujours dans son salon des Français et des étrangers, des savants, des lettrés et des gens du monde, et leur assurait toujours, tantôt, autour de sa table, l’intérêt d’une excellente conversation, tantôt, dans des réunions plus nombreuses, le plaisir de la musique la plus choisie[2]. Avec moins d’appareil mondain et par l’agrément de son esprit à la fois sensé et fin, réservé et libre, la comtesse de Boigne attirait dès lors un petit cercle d’habitués choisis et fidèles ; élevée au milieu de la meilleure compagnie de la France et de l’Europe, elle avait tenu pendant plusieurs années la maison de son père, le marquis d’Osmond, successivement ambassadeur à Turin et à Londres ; sans être le moins du monde ce qu’on appelle une femme politique, elle prenait aux conversations politiques un intérêt aussi intelligent que discret ; on venait causer de toutes choses avec elle et autour d’elle sans gêne et sans bruit. Douée, depuis son entrée dans le monde, du don d’attirer les hommes les plus distingués de son temps et de les retenir tous auprès d’elle, se disputant les préférences de son amitié, madame Récamier continuait à jouir de ses diverses et fidèles intimités, fidèle elle-même aux plus modestes comme aux plus illustres, aussi sûre dans ses sentiments que charmante dans le commerce habituel de la vie, et possédant le rare privilège de ne jamais perdre un ami autrement que par la mort. De ces trois personnes justement considérées et recherchées, madame de Rumford était, en 1831, la seule chez qui j’allasse habituellement ; je connaissais assez peu, à cette époque, madame de Boigne ; et la violence de M. de Chateaubriand contre le gouvernement de 1830 ne me permettait pas la société intime de madame Récamier, quoique mes relations affectueuses avec sa nièce, madame Lenormant, m’en donnassent l’occasion et le motif.

Je n’allais donc guère dans le monde, et le monde n’offrait plus, à moi ni à personne, le même attrait. Ses salons n’étaient plus le foyer de la vie sociale ; on n’y retrouvait plus cette variété et cette aménité de relations, ce mouvement vif et pourtant contenu, ces conversations intéressantes sans but et animées sans combat qui ont fait si longtemps le caractère original et l’agrément de la société française. Les partis se déployaient avec toute leur rudesse ; les coteries se resserraient dans leurs étroites limites. La liberté politique, surtout quand l’esprit démocratique y domine, a des conditions dures et des biens sévères. Je ne connais que la vie domestique qui donne alors, après les violences et les fatigues de la vie publique, un vrai délassement et le bonheur dans le repos.

Nous avions pourtant à cette époque, mes amis et moi, un grand privilège ; nous trouvions, dans notre cercle propre et intime, ce charme social que le monde parisien ne possédait plus. C’était surtout chez le duc de Broglie que nous nous réunissions. Quand elle n’aurait pas eu l’attrait de tous les souvenirs attachés à son nom, la duchesse de Broglie aurait suffi, par elle-même et à elle seule, pour attirer et fixer autour d’elle la société la plus exigeante et la plus choisie. Grande et charmante nature, en qui s’unissaient, par le plus facile accord, la vertu et la grâce, la dignité et l’abandon, l’élégante richesse de l’esprit et la parfaite simplicité de l’âme, les plus beaux dons de Dieu reçus et possédés avec autant de scrupule et de modestie que si elle eût toujours été au moment de lui rendre compte de l’usage qu’elle en avait fait. Quand je sortais de mon propre intérieur, c’était dans sa société que j’allais chercher ces jouissances du libre mouvement des idées et de la sympathie morale qui reposent l’âme des travaux et des tristesses de la vie, sans mollesse ni mauvaise distraction. J’ai hésité à me donner le triste plaisir de quelques paroles de tendre respect à sa mémoire ; mais à ne rien dire d’une personne si rare et qui tenait tant de place dans le cœur et la vie de ses amis, je me sentirais comme coupable de mensonge, quoique bien sûr de ne pas me satisfaire en en parlant.

Je n’avais jusques-là connu que de loin, et par des rapports assez peu bienveillants, le Journal des Débats et ses propriétaires, MM. Bertin. En entrant en 1830 dans la Chambre des députés, j’y avais trouvé l’un des deux frères, M. Bertin de Veaux, et nous avions pensé et voté ensemble. Depuis la Révolution de Juillet, il soutenait avec la plus intelligente fermeté la politique de résistance, et pendant mon ministère de l’intérieur il m’avait prêté son constant appui. M. Casimir Périer trouva également en lui un allié aussi sûr qu’efficace, et j’entrai alors avec lui en habituelle relation. C’était un esprit singulièrement juste, sagace, prompt, fécond, varié, plein de verve et d’agrément quand il n’avait qu’à causer, d’invention hardie et de savoir-faire quand il fallait agir, et en même temps un caractère éminemment sociable, facile quoique dominateur, exempt de toute jalousie, toujours prêt à accueillir et à servir, sans aucune susceptibilité d’amour-propre, les hommes engagés avec lui dans la même cause et pour qui il se prenait d’amitié. Il aimait, pour son propre compte, la vie politique, mais plutôt en épicurien qu’en ambitieux, voulant l’influence libre, non le pouvoir responsable, et décidé à ne jamais compromettre, pour aucune satisfaction extérieure, l’importance que son journal lui assurait. Il avait tenté une fois, mais sans succès, dans la Chambre des députés, de prendre place parmi les orateurs : Avant de monter à la tribune, me dit-il en me racontant son échec, j’avais une foule d’excellentes choses à dire, et pas la moindre peur de ceux à qui j’allais les dire ; quand j’ai été là, ma gorge s’est serrée, ma vue s’est troublée ; je n’ai à peu près rien dit de ce que j’avais pensé, et je suis revenu à mon banc, bien résolu à ne jamais recommencer. Après la Révolution de Juillet, vers la fin de septembre 1830, il accepta la mission de ministre du Roi en Hollande ; mais bientôt las des petits devoirs de son rang et surtout de son éloignement de Paris, il renonça à la diplomatie comme à la tribune, et vint reprendre sa place à la Chambre des députés et dans le cabinet d’où il dirigeait son journal. C’était-là que le soir, et souvent très avant dans la nuit, il recevait ses amis, et que, tout en parcourant l’épreuve de la feuille qui devait paraître le lendemain, il causait avec eux de toutes choses, questionnant, avertissant, conseillant, critiquant, conjecturant, toujours l’esprit dégagé et sans humeur, et sincèrement zélé pour le succès de la politique que soutenait le Journal des Débats. Nous venions quelquefois, M. Casimir Périer, le comte de Saint-Cricq, l’un de ses amis particuliers, et moi, faire avec lui une partie de whist ; c’était le moment des conversations intimes sur l’état des affaires, les questions de conduite, les perspectives de l’avenir ; et nous nous retirions, M. Périer content de se sentir bien soutenu dans la presse comme à la tribune, M. Bertin de Veaux satisfait de l’importance de son journal et de la sienne propre, M. de Saint-Cricq charmé d’avoir passé familièrement sa soirée avec le président du Conseil, et moi l’esprit préoccupé des débats du lendemain, mais sans impatience de reprendre ma part dans le pouvoir comme je l’avais dans la lutte, et toujours pressé de rentrer chez moi pour y retrouver un bonheur que je me flattais de garder, quelles que fussent les vicissitudes et les épreuves de ma vie publique. Confiance imprévoyante : le bonheur de l’homme est encore plus fragile que le sort des États.

 

 

 



[1] 30 mars 1831.

[2] Cinq ans après la mort de madame de Rumford, et sur le vœu de sa famille, je recueillis mes souvenirs sur sa personne, sa vie et son salon dans un petit écrit, dont quelques extraits ont été insérés dans la Biographie universelle de MM. Michaud, mais qui n’a été imprimé que pour ses amis et connu en entier que d’eux seuls. Je le joins aux Pièces historiques placées à la fin de ce volume ; il n’est peut-être pas sans intérêt comme esquisse des mœurs de ce temps. (Pièces historiques, n° VII.)