MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME DEUXIÈME — 1830-1832.

CHAPITRE XI. — LE PROCÈS DES MINISTRES DE CHARLES X ET LE SAC DE SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS (3 novembre 1830 - 13 mars 1831).

 

 

Les 9 et 10 novembre 1830, à l’occasion d’une proposition de M. Bavoux qui réclamait une réduction considérable dans le cautionnement, le droit de timbre et les frais de poste imposés aux journaux, un débat ou plutôt une conversation s’éleva sur les causes qui avaient amené la dislocation de l’ancien cabinet et la formation du nouveau, et sur la différence de leurs politiques. M. Laffitte prit la parole : Membre de l’ancienne et de la nouvelle administration, dit-il, nous avons aussi à nous expliquer sur nos intentions et notre conduite ; nous serons court et précis. Des dissentiments s’étaient élevés ; non point, comme vous pourriez le croire, l’un tendant à l’anarchie, l’autre à la conservation. Non, messieurs, il n’en est rien : tout le monde dans le Conseil savait et croyait que la liberté doit être accompagnée de l’ordre, que l’exécution continue des lois jusqu’à leur réformation est indispensable sous peine de confusion ; tout le monde était plein des expériences que la révolution de 1789 a léguées au monde ; tout le monde savait que la révolution de 1830 devait être maintenue dans une certaine mesure, qu’il fallait lui concilier l’Europe en joignant à la dignité une modération soutenue. Il y avait accord sur tous ces points, parce qu’il n’y avait

dans le Conseil que des hommes de sens et de prudence. Mais il y avait dissentiment sur la manière d’apprécier et de diriger la révolution de 1830 ; tous ne croyaient pas également qu’elle dût sitôt dégénérer en anarchie, qu’il fallût sitôt se précautionner contre elle, lui montrer sitôt de la défiance et de l’hostilité : mais, sauf cette disposition générale, aucune dissidence fondamentale de système ne séparait les membres du dernier cabinet ;... d’accord sur le fond des choses, la différence ne consistait que dans la disposition plus ou moins confiante des uns ou des autres. Les uns ou les autres pouvaient donc saisir le pouvoir. On nous a dit, on nous a répété, on nous a obligés de croire que la confiance dans cette révolution était un meilleur titre, une meilleure condition pour la diriger. Peut-être avait-on raison ; peut-être valait-il mieux, pour bien comprendre la révolution et la bien maîtriser, ne pas la craindre, ne pas s’en effrayer ; peut-être les idées d’ordre, les vraies maximes de gouvernement pourraient-elles plus facilement devenir populaires avec certains noms qu’avec certains autres. Nous n’avons pas l’orgueil de croire que ce fût avec les nôtres ; mais on nous a obligés de le croire, puisqu’on nous a laissés au pouvoir. Nous avons regretté vivement que cela fût ainsi, et nous sommes restés auprès du Roi en sujets fidèles et dévoués.

Ainsi, à peine entré au pouvoir, M. Laffitte sentait le besoin d’atténuer aux yeux du public les dissentiments qui avaient agité le précédent cabinet et de ranger sous le même drapeau et les ministres qui s’étaient retirés et leurs collègues devenus leurs successeurs. A la vérité, il ne se compromettait guère en prenant cette position dans les termes que je viens de rappeler : il y a des idées générales qui sont si vraies qu’elles en deviennent insignifiantes, et qu’on peut les attribuer à tout le monde sans que personne réclame, quoique l’adhésion commune n’indique nullement une union réelle. D’ailleurs, de la part de M. Laffitte, ce n’était point là pure tactique et adresse de langage : cet esprit ouvert, flexible, léger et superficiel pensait presque, dans chaque occasion, comme ceux avec qui il avait besoin de s’entendre, et croyait aisément qu’ils pensaient comme lui. Mais il avait pour collègues ou pour alliés des esprits plus conséquents et des caractères moins accommodants. Au même moment où il s’efforçait de représenter l’ancien et le nouveau cabinet comme animés des mêmes vues, M. Odilon-Barrot, pour justifier sa propre conduite, s’appliquait à mettre en lumière la profonde différence de leurs principes et des conséquences pratiques qui en résultaient. Pendant que M. Laffitte, dans sa sollicitude financière, défendait l’impôt du timbre sur les journaux, M. Odilon-Barrot l’attaquait au nom de la politique générale qui convenait seule, selon lui, à la révolution : J’ai pensé, disait-il, que les cautionnements, que les timbres, que toutes les entraves à la liberté de la presse ne pouvaient être nécessaires que dans un temps où le pouvoir avait à se débattre contre des intérêts nationaux auxquels la liberté de la presse prêtait toute sa puissance ; mais que, dans le système actuel, dans le système d’un gouvernement qui a son principe et sa force dans les intérêts nationaux, il n’avait pas besoin de se garantir contre la liberté de la presse ; qu’au contraire il lui convenait de faire appel à cette liberté pour augmenter son énergie, et pour faire pénétrer dans toutes les classes de la société cette voix puissante de la raison que la liberté de la presse peut seule proclamer. Et lorsqu’on en vint au vote sur cette question, à côté de M. Laffitte déclarant que le cabinet était unanime pour maintenir le droit de timbre, M. Dupont de l’Eure, mettant en pratique le principe proclamé par M. Odilon-Barrot, se leva ouvertement pour la réduction du droit.

Ainsi, huit jours après sa formation, la dissidence et l’incohérence se révélaient dans le nouveau cabinet plus manifestement encore que dans l’ancien ; la politique de résistance et la politique de laisser-aller étaient encore aux prises. Seulement, la première, affaiblie et intimidée, s’efforçait de se dissimuler, même quand elle essayait de se maintenir ; la seconde avait le verbe haut, et prétendait à dominer en empêchant de gouverner.

Hors des Chambres et de la vie officielle, dans les relations et les conversations intimes, les discordes intérieures du ministère et de son parti éclataient encore plus librement. Un ambassadeur que le Roi avait nommé naguère, et qui se rendait à son poste, crut devoir, avant de partir, prendre les instructions, ou du moins connaître les dispositions du nouveau président du Conseil. N’ayant pas trouvé M. Laffitte au ministère des finances, il le rencontra assis sur le boulevard, et s’assit à côté de lui. M. Laffitte l’entretint longuement, non de sa mission, mais du cabinet qu’il venait, lui, de former, et des difficultés d’une situation dont il ne se montrait toutefois ni inquiet, ni embarrassé. Il était, lui dit-il, du parti modéré, du même parti qui aurait souhaité que le ministère se formât sous la présidence de M. Casimir Périer ; il avait les mêmes opinions, les mêmes intentions ; lui aussi, il voulait la paix et la bonne intelligence avec les puissances étrangères, et se promettait bien de les maintenir. Il parla dédaigneusement de l’influence que prétendait exercer M. de La Fayette, de sa manie de popularité, des écervelés dont il s’entourait, de la propagande qu’il fomentait pour faire, dans toute l’Europe, des révolutions : J’arrêterai tout ce travail ; je me fais fort de ramener à la raison mes propres amis républicains et libéraux chimériques. Au fond, nous sommes tous du même avis.

Nous n’eûmes garde, mes amis et moi, de prendre avantage de ces dissensions entre nos successeurs pour leur rendre le pouvoir plus difficile et chercher à le ressaisir nous-mêmes. Rien n’est plus légitime que de combattre une politique qu’on croit pernicieuse, mais pourvu qu’on se propose une politique essentiellement différente et qu’on se sente en état de la mettre en pratique. Toute ambition qui ne s’impose pas elle-même ces deux lois est un acte de mauvaise personnalité qui décrie le gouvernement et rapetisse ceux qui s’y livrent. Nous étions sortis des affaires convaincus, d’une part, que M. Laffitte et ses amis étaient plus propres que nous à traverser le périlleux défilé du procès des ministres ; de l’autre, qu’il fallait que la politique de laisser-aller fût mise à l’épreuve des faits, et condamnée, non par nos seuls raisonnements, mais par sa propre expérience. Je m’abstins scrupuleusement de toute opposition, de toute prétention ambitieuse. Je viens de rentrer, pour y rechercher mes propres traces, dans cette vieille arène, maintenant couverte de débris ; j’ai parcouru les monuments de mes luttes de cette époque avec MM. Odilon-Barrot, Benjamin Constant, Mauguin, Salverte ; elles ont été fréquentes et vives ; mais elles portent, si je ne me trompe, un évident caractère de sincère désintéressement. J’avais à cœur de mettre en lumière ma pensée sur le vrai caractère et la vraie mission de la révolution de 1830 ; je soutenais avec ardeur, dans l’intérêt de la liberté comme de la prospérité publique, la nécessité et la légitimité de la résistance aux anciens exemples et aux nouvelles tendances révolutionnaires ; mais je ne cherchais là point d’arme destructive, point de machine de guerre contre le cabinet. J’étais préoccupé de la situation du pays, non de la mienne propre, et de l’avenir bien plus que du présent. Je faisais de la politique générale et lointaine, non de la polémique personnelle et impatiente.

J’étais par là en complète harmonie avec les Chambres comme avec le Roi. Ni au Palais-Royal, ni au Palais-Bourbon, ni au Luxembourg, on n’avait confiance dans la politique de laisser-aller et dans ses chefs ; mais on ne méditait point, et l’on eût eu peur de les renverser ; on les ménageait comme une frêle, mais unique digue contre les flots de l’océan démagogique ; on ne leur voyait pas de meilleurs successeurs. On saisissait toutes les occasions de se donner, contre leurs entraînements et leurs faiblesses, quelques garanties de plus : la Chambre des députés, en choisissant M. Casimir Périer pour son président et M. Dupin pour l’un de ses vice-présidents, témoignait hautement sa faveur pour la politique de résistance. Quand le maréchal Maison quitta le portefeuille des affaires étrangères pour l’ambassade de Vienne, le Roi se hâta de le remplacer par le général Sébastiani ; et l’entrée du maréchal Soult au ministère de la guerre, et du comte d’Argout à celui de la marine, donna, dans le Conseil, à MM. Laffitte et Dupont de l’Eure, des surveillants bien plus que des collègues. C’était autant de sûretés prises contre un parti qu’on redoutait, mais qu’on caressait en le redoutant ; il était maître de la place ; on essayait de l’y contenir, non de l’en expulser.

Ce parti perdit, à cette époque, non pas son plus puissant, mais son plus spirituel organe. M. Benjamin Constant mourut le 8 décembre 1830. Homme d’un esprit infiniment varié, facile, étendu, clair, piquant, supérieur dans la conversation et dans le pamphlet, mais sophiste sceptique et moqueur, sans conviction, sans considération, se livrant par ennui à des passions éteintes, et uniquement préoccupé de trouver encore, pour une âme blasée et une vie usée, quelque amusement et quelque intérêt. Il avait reçu, du gouvernement nouveau, des emplois, des honneurs et des faveurs. Il avait été nommé, sur le rapport du duc de Broglie, président du comité de législation du Conseil d’État, avec un traitement considérable. Le roi Louis-Philippe lui avait fait don, sur sa cassette, d’une somme de deux cent mille francs, croyant mettre fin par là à la détresse de sa situation. M. Benjamin Constant ne s’en était pas moins engagé de plus en plus dans l’opposition, et dans la moins digne des oppositions, dans la flatterie subtile des passions révolutionnaires et populaires. Il avait fait à la presse, sous toutes ses formes et à tous ses degrés, une cour assidue ; il avait pris à tâche de repousser incessamment vers les vaincus de 1830 toutes les alarmes et toutes les colères du pays pour décharger de toute responsabilité les vainqueurs ; il s’était élevé contre toutes les précautions et les exigences légales, jusqu’à ne pas vouloir qu’on demandât aux instituteurs primaires un certificat de moralité. Il n’avait réussi à relever ni sa fortune, ni son âme ; sous le ministère de M. Laffitte comme sous le précédent, il était ruiné et triste, et il portait sa tristesse à la tribune, disant d’un air de découragement patriotique : Cette tristesse, messieurs, beaucoup la comprennent, beaucoup la partagent ; je ne me permettrai pas de vous l’expliquer.

Il avait subi, la veille même du jour où il tenait ce langage, un échec qui lui avait été très sensible. C’était depuis longtemps son vif désir d’entrer dans l’Académie française, à laquelle son brillant esprit et son talent d’écrivain, à la fois élégant et populaire, lui donnaient d’incontestables titres. Impatient et malade, il aurait voulu que, sous prétexte de réparer l’acte de violence commis en 1816 par M. de Vaublanc, alors ministre de l’intérieur, qui avait éliminé onze académiciens, j’amenasse dans le sein de l’Académie, par un acte analogue, des vacances et des nominations nombreuses qui lui en assurassent immédiatement l’entrée. Je me refusai absolument à cette réaction ; j’étais bien résolu à ne faire, dans aucune académie, ni éliminations, ni nominations par ordonnance ; et le 24 octobre 1830, M. Benjamin Constant m’écrivit, avec une humeur mal déguisée sous des apparences amicales : Le parti que vous avez pris écarte, pour des années, de l’Académie Cousin et moi. Il afflige l’Académie presque entière. J’en excepte ce méchant et imbécile Arnault. Et il vous nuit à vous-même ; car vous appartenez essentiellement, et dans un avenir très peu éloigné, à cette Académie que vous blessez aujourd’hui : par le système qui n’admet les sept éliminés restants qu’à une réélection partielle, d’après les vacances, vous vous fermez, à vous et à vos amis, la porte pour bien longtemps, aussi bien qu’à nous. Ne pourriez-vous revenir là-dessus ? Je vous devrais ma nomination, et j’aimerais à vous la devoir. Je ne revins point sur ma décision ; et M. Benjamin Constant, réduit à courir les chances d’une élection ordinaire, se présenta à l’Académie pour le siège vacant par la mort de M. de Ségur. Mais l’Académie, qui n’ignorait pas les projets de mesure violente qu’avait suggérés M. Benjamin Constant, était peu disposée à lui ouvrir volontairement ses portes, et le 18 novembre 1830, ce fut son concurrent, M. Viennet, qui fut élu.

Trois semaines après, quand on apprit que M. Benjamin Constant était mort, le parti populaire se mit en mouvement et voulut lui faire décerner de grands honneurs. Une couronne civique fut déposée sur le banc de la Chambre où il siégeait habituellement. On demanda que la Chambre entière assistât, en costume, à ses funérailles, et qu’un crêpe noir fût attaché, pendant quelques jours, au drapeau placé dans la salle, au-dessus du fauteuil du président. On exigea, du ministre de l’intérieur, qu’un projet de loi, qui fut en effet présenté peu de temps après, rangeât immédiatement le nouveau mort parmi les grands hommes du Panthéon. La plupart de ces velléités d’un enthousiasme faux demeurèrent sans résultat. Le cortège qui se rendit aux obsèques de M. Benjamin Constant fut nombreux et pompeux, mais froid et sec, à l’image du mort lui-même. Rien n’est plus beau que les hommages à la mémoire des hommes qui ont honoré leur temps ; mais il y faut une juste mesure, jointe à une émotion et à un respect vrais. Ces sentiments manquèrent aux démonstrations étalées en l’honneur de M. Benjamin Constant. Échec mérité pour la mémoire de l’homme, et triste symptôme pour le parti qui le célébrait. Je me sentis mal à l’aise et choqué en y assistant.

Un événement plus grave, le procès des ministres approchait. A peine sorti des affaires, je m’étais empressé de prendre, à ce sujet, une position très décidée. Dans la séance du 9 novembre 1830, quelques phrases de M. Odilon-Barrot, sur l’adresse de la Chambre des députés contre la peine de mort en matière politique, m’en avaient fourni l’occasion naturelle. En allant à la tribune, comme je passais devant M. Casimir Périer : Vous ferez d’inutiles efforts, me dit-il à voix basse ; vous ne sauverez pas la tête de M. de Polignac. J’espérais mieux du sentiment public, et j’exprimai le mien en quelques paroles ; Je ne porte aucun intérêt aux ministres tombés ; je n’ai avec aucun d’eux aucune relation ; mais j’ai la profonde conviction qu’il est de l’honneur de la nation, de son honneur historique, de ne pas verser leur sang. Après avoir changé le gouvernement et renouvelé la face du pays, c’est une chose misérable de venir poursuivre une justice mesquine à côté de cette justice immense qui a frappé, non pas quatre hommes, mais un gouvernement tout entier, toute une dynastie. En fait de sang, la France ne veut rien d’inutile. Toutes les révolutions ont versé le sang par colère, non par nécessité ; trois mois, six mois après, le sang versé a tourné contre elles. Ne rentrons pas aujourd’hui dans l’ornière où nous n’avons pas marché, même pendant le combat. La Chambre était visiblement émue et en sympathie. Comme je retournais à ma place, M. Royer-Collard m’arrêta, et me serrant fortement la main : Vous ferez de plus grands discours ; vous ne vous ferez jamais, à vous-même, plus d’honneur. M. de Martignac vint s’asseoir à côté de moi et me remercia avec effusion : C’est grand dommage, me dit-il, que cette cause ne se juge pas ici et en ce moment ; elle serait gagnée.

Pour celui qui parle, et même pour ceux qui écoutent, les impressions de la tribune sont si vives qu’on est tenté de les croire décisives. Les faits ne tardent pas à dissiper cette illusion. En présence des grandes questions de gouvernement, la parole est à la fois puissante et très insuffisante ; elle prépare et n’achève pas ; il faut s’en servir sans s’y confier. Nos débats, dans la Chambre des députés, avaient certainement mis en lumière la vraie justice politique, et jeté dans beaucoup d’esprits un sentiment favorable. Mais quand vint le procès même, la difficulté et le péril restaient immenses ; et pendant huit jours, le cabinet avec tout son pouvoir, M. de La Fayette avec toute sa popularité, le roi Louis-Philippe avec son habile et humain savoir-faire, la Cour des pairs avec sa courageuse sagesse, se consumèrent en efforts, toujours près d’échouer, pour contenir les menées révolutionnaires et les colères imprévoyantes qui cherchaient, dans la condamnation à mort des accusés, celles-ci leur satisfaction, celles-là leur succès. Pendant ce temps d’action, la Chambre des députés, qui n’avait point à agir, s’abstint de parler.

Une seule fois, au plus fort de la crise, la veille du jour où la Cour des pairs devait prononcer son arrêt, le cabinet crut avoir besoin de l’appui explicite de la Chambre des députés. Sur une interpellation de M. de Kératry, M. Laffitte exposa en bons termes les périls de la situation, les inquiétudes publiques, qualifia sans ménagement les divers ennemis de l’ordre, et promit que le gouvernement ferait son devoir, tout son devoir, en témoignant la confiance qu’autour de lui tout le monde en ferait autant. M. Odilon Barrot, malgré quelques expressions malheureuses, empruntées à la routine des vieux partis plutôt qu’à ses propres sentiments, et que peu après il s’empressa de désavouer, tint le même langage. Nous répondîmes à cet appel, M. Dupin et moi, par une franche adhésion ; toute question, toute critique, toute parole blessante, tout conseil importun furent écartés ; nous nous déclarâmes engagés avec le cabinet dans une responsabilité commune, et résolus à le soutenir de tout notre pouvoir dans la lutte qu’il soutenait pour l’honneur de tous.

C’était le caractère particulier de cette lutte que les embarras et les périls du pouvoir lui venaient bien plus de ses instruments que de ses ennemis. Les fauteurs actifs du désordre, les membres des clubs, des sociétés secrètes, la populace oisive et turbulente étaient, à vrai dire, peu redoutables. Mais il fallait les réprimer à l’aide d’une garde nationale incertaine, troublée, pleine d’humeur et même de colère contre les hommes qu’on lui donnait à protéger autant que contre ceux qu’elle avait à combattre. Et cette garde nationale était sous les ordres d’un chef animé, dans la question spéciale du procès des ministres, des intentions les plus franches, mais mécontent de la politique générale du gouvernement et aspirant à la dominer pour la changer. M. de La Fayette d’ailleurs ne savait guère exercer le commandement que par les compliments, les prières et les exhortations affectueuses, moyens d’influence qui ne manquent pas de noblesse morale et ont leur valeur dans un moment donné, mais qui n’obtiennent que des résultats incomplets et s’usent très vite quand il faut faire agir les hommes contre leurs propres penchants.

Heureusement, et grâce surtout à la fermeté habile du président de la Cour des pairs et de la Cour elle-même, l’épreuve fut courte et dégagée de tout ce qui aurait pu l’aggraver. La liberté de la défense fut entière sans que le tribunal pût être un moment taxé de faiblesse. Ces mêmes événements, ces mêmes actes à peine refroidis qui, hors de la salle, dans la cour du palais, dans les rues de la ville, faisaient bouillonner les esprits et jetaient l’effervescence jusque dans les bataillons chargés de défendre l’ordre public, étaient au même moment, dans l’enceinte de la Cour, rappelés, commentés, discutés avec une hardiesse pleine de convenance. Juges, accusés et défenseurs gardèrent dans ces débats une égale dignité, un même sentiment de leurs devoirs et de leurs droits. Rien ne se passa au dedans qui pût accroître au dehors la fermentation et le trouble ; rien de ce qui se passait au dehors n’altéra au dedans le cours régulier du procès. Je ne crois pas que les annales judiciaires du monde civilisé offrent un plus grand exemple de la justice rendue avec une indépendance et une sérénité imperturbables au milieu des plus violents orages de la politique. C’est la gloire de la Cour des pairs d’avoir, sous des régimes divers, constamment offert ce beau spectacle ; entre ses mains, la balance de la justice n’a jamais fléchi, quels que fussent autour d’elle le déchaînement des passions publiques et l’ébranlement de l’État.

Deux hommes jusque-là inconnus, mais qui devaient prendre bientôt une part active aux affaires du pays, parurent alors pour la première fois sur la scène. Parmi les avocats chargés de la défense des ministres accusés, et à côté de M. de Martignac, M. Sauzet, défenseur de M. de Chantelauze, frappa la Cour et le public par une éloquence élevée, abondante, pleine d’idées, d’émotions et d’images, et qui révélait dans l’orateur beaucoup d’intelligence et d’équité politique, à travers le luxe un peu flottant de sa pensée et de son langage. M. de Montalivet, entré dans le cabinet le 2 novembre comme ministre de l’intérieur, s’était d’abord défendu d’une si prompte élévation, se trouvant lui-même trop jeune et craignant de se perdre, avant le temps, sous un tel fardeau : Vous ne voulez donc pas m’aider à sauver la vie des ministres ? lui dit vivement le roi Louis-Philippe ; M. de Montalivet se rendit à l’instant, et répondant à l’attente du Roi, il fit, de la sûreté personnelle des accusés, dans tout le cours du procès, sa propre et assidue mission. Ce fut lui qui, le 21 décembre, quelques heures avant le moment où l’arrêt devait être prononcé, prenant sur lui la responsabilité de toutes les difficultés imprévues, tira MM. De Polignac, de Chantelauze, de Peyronnet et de Guernon Ranville de la prison de Luxembourg, et à cheval à côté de leur voiture entourée d’une escorte de gardes nationaux et de chasseurs, les conduisit rapidement à Vincennes dont le canon annonça qu’ils étaient rentrés sous la garde éprouvée du général Daumesnil.

Le défilé était franchi. Au premier moment, quand l’arrêt fut connu, la fermentation redoubla au lieu de tomber. Les colères sincères et les espérances factieuses étaient également déçues. Pendant deux jours, les mesures d’ordre aussi durent redoubler. Tout le gouvernement s’y porta avec ardeur. Les princes donnèrent l’exemple ; M. le duc de Nemours, à peine âgé de seize ans, fit des patrouilles de nuit avec la garde nationale à cheval. Mais l’effervescence cessa bientôt ; toutes les grandes autorités, M. de La Fayette, les ministres de l’intérieur et de la guerre, le préfet de la Seine, le préfet de police firent des ordres du jour et des proclamations pour féliciter la garde nationale, la troupe de ligne, la population, de leur conduite et de leur succès. Le Roi monta à cheval et parcourut tous les quartiers de Paris, promenant partout sa joie reconnaissante. La satisfaction devint promptement générale ; le péril était passé et l’amour-propre satisfait ; on ne craignait plus rien et on s’était fait honneur. La question qui, depuis six semaines, remplissait tous les cœurs d’irritation ou d’inquiétude, et condamnait tant de citoyens à tant de fatigues et d’ennuis, était enfin vidée ; le sentiment public était celui de la délivrance.

M. de La Fayette seul et ses amis n’étaient pas délivrés. Ils avaient loyalement et utilement agi ; une grande part du succès et de l’honneur leur revenait, mais une nouvelle épreuve commençait pour eux. Pour contenir les esprits ardents et la jeunesse impatiente qui se pressaient autour d’eux, pour obtenir même leur secours contre les violences des rues, ils avaient accueilli beaucoup d’espérances et fait beaucoup de promesses : des espérances et des promesses vagues, les conséquences de la révolution de Juillet, le programme de l’Hôtel de ville, les institutions républicaines autour d’un trône populaire, toutes ces aspirations confuses vers la Constitution des États-Unis d’Amérique au lieu de la Charte, et pourtant sous le nom de la monarchie. Le moment était venu d’acquitter ces dettes ; en s’employant, dans les derniers jours du procès des ministres, à réprimer toute perturbation matérielle, un certain nombre de jeunes gens appartenant aux Écoles polytechnique, de droit et de médecine, avaient publiquement annoncé le prix qu’ils attendaient de leur zèle ; des proclamations affichées dans leurs quartiers disaient : Sans le prompt rétablissement de l’ordre, la liberté est perdue. Avec le rétablissement de l’ordre, la certitude nous est donnée de la prospérité publique ; le Roi, notre élu, La Fayette, Dupont (de l’Eure), Odilon Barrot, nos amis et les vôtres, se sont engagés sur l’honneur à l’organisation complète de la liberté qu’on nous marchande, et qu’en Juillet nous avons payée comptant..... De l’ordre, et alors on demandera une base plus républicaine pour nos institutions. On demandait à grands cris cette base nouvelle. En vain, le Moniteur, parlant au nom du gouvernement, déclarait qu’il n’avait fait aucune promesse ; en vain M. Laffitte confirmait, à la tribune de la Chambre des députés, l’assertion du Moniteur, et essayait de donner satisfaction aux jeunes gens des Écoles en faisant voter pour eux, par la Chambre des députés, les mêmes remerciements que pour la garde nationale et l’armée. Les jeunes gens repoussaient avec un arrogant dédain les remerciements de cette Chambre, précisément l’un des pouvoirs qu’ils entendaient réformer. C’était de M. de La Fayette et de ses amis politiques qu’ils attendaient leurs satisfactions véritables et l’accomplissement des promesses qu’on leur avait faites en réclamant leur concours pour le respect de la justice légale et le maintien de l’ordre public.

Au même moment où éclataient ces nouveaux tumultes, la Chambre des députés discutait le projet de loi sur l’organisation des gardes nationales. A l’occasion de ce projet, la situation de M. de La Fayette était naturellement en question. Comme je l’ai déjà rappelé, l’ordonnance du 16 août 1830 ne l’avait nommé commandant général des gardes nationales du royaume qu’en attendant la promulgation de la loi sur leur organisation. Un article proposé par la commission interdisait, même pour un seul département ou arrondissement, tout commandement central de ce genre, et rendait aux gardes nationales leur caractère municipal en les replaçant sous l’autorité et la responsabilité du ministre de l’intérieur. Après un long débat, et malgré les efforts de quelques membres pour qu’une exception temporaire mît M. de La Fayette en dehors de cette disposition, la Chambre adopta l’article, et les fonctions de commandant général des gardes nationales du royaume se trouvèrent légalement supprimées.

Avec des formes simples, M. de La Fayette était fin et fier. Ainsi congédié par la Chambre des députés, au nom des principes du régime constitutionnel, et sans doute avec l’assentiment du Roi et du Cabinet, car M. Laffitte avait appuyé l’article de la commission, il vit clairement qu’il n’avait qu’une arme pour se défendre avec quelque chance de succès. Sans rien attendre de plus, il envoya au Roi sa démission, aussi bien comme commandant spécial de la garde nationale de Paris que comme commandant général des gardes nationales du royaume. Si son importance, sa popularité, le service qu’il venait de rendre dans Paris, intimidaient le Roi et le faisaient hésiter devant cette retraite soudaine, si quelque vive manifestation du sentiment public venait aggraver l’hésitation du Roi, M. de La Fayette était alors en mesure de faire ses conditions et d’obtenir pour ses amis politiques ce qu’il leur avait fait ou laissé espérer. Si sa démission était acceptée du Roi sans crainte et du public sans bruit, la dignité de M. de La Fayette était intacte, et il restait, dans le parti populaire, un grand citoyen maltraité et mécontent.

Le Roi fut, je crois, peu surpris de la démission de M. de La Fayette et était décidé à l’accepter. Mais il redoutait l’apparence d’un tort envers un homme considérable, persévérant dans son dévouement à ses principes et qui venait de lui rendre un grand service. Quoiqu’il fût capable de résolutions spontanées et soudaines, le roi Louis-Philippe ne les aimait pas ; il tenait à n’avoir, dans ses propres actes, que la part de responsabilité inévitable, et à paraître, en toute occasion, déterminé par la nécessité. Il répondit à M. de La Fayette en termes vagues et en lui témoignant l’espérance que, dans une prochaine entrevue, il le ferait revenir de son projet de retraite. L’entrevue eut lieu au Palais-Royal, le soir même, et laissa toutes choses indécises. Ni le Roi, ni M. de La Fayette ne voulaient avoir l’air d’avoir un parti pris et de se l’imposer l’un à l’autre. Le lendemain, le Roi chargea. M. Laffitte et M. de Montalivet d’aller trouver de sa part M. de La Fayette et de l’engager à conserver le titre de commandant général honoraire des gardes nationales du royaume avec le commandement effectif de celle de Paris. Après une longue conversation, réservée de la part de M. de La Fayette, expansive et diffuse de la part de M. Laffitte, les interlocuteurs se séparèrent sans résultat certain ni clair. M. de La Fayette avait maintenu sa démission avec des commentaires qui semblaient la rendre conditionnelle, et M. Laffitte se disait convaincu qu’en dernière analyse M. de La Fayette accepterait ce que lui offrait le Roi. M. de Montalivet, en sortant, exprima des doutes et insista auprès de M. Laffitte sur la nécessité d’une explication péremptoire pour arriver à une conclusion positive : Bah ! lui dit M. Laffitte, laissez là vos défiances incurables et vos rigueurs mathématiques ; l’affaire s’arrangera. Le Roi, qui ne la trouvait pas arrangée, renvoya le soir même à l’état-major de la garde nationale M. de Montalivet seul pour arriver enfin à un résultat. Cette fois, les questions et les réponses furent précises et nettes : Quoique la loi sur la garde nationale n’ait pas encore l’adhésion du troisième pouvoir, dit M. de La Fayette, pour moi, elle a prononcé ; il n’y a plus de commandant général des gardes nationales du royaume. Quant au commandement de la garde nationale de Paris, je prendrais, en l’acceptant aujourd’hui, ma part de responsabilité dans l’inexécution du programme de l’Hôtel de ville. Je n’y puis consentir. La seule politique qui pût avoir mon concours se résume dans ces trois points : une Chambre des pairs choisie par le Roi parmi des candidats élus par le peuple, une Chambre des députés élue sous l’empire d’une nouvelle loi électorale et avec une large extension du droit de suffrage, un ministère pris entièrement dans la gauche.

La situation devenait claire. M. de Montalivet se retira. M. de La Fayette écrivit au Roi qu’il se regardait comme ayant donné sa démission. Le Roi lui répondit aussitôt qu’en le regrettant bien vivement, il allait prendre des mesures pour remplir le vide qu’il aurait voulu prévenir. Il était plus de minuit ; M. de Montalivet convoqua au Palais-Royal les colonels des légions de la garde nationale, leur raconta les exigences et la retraite définitive de M. de La Fayette, et assuré de leur adhésion, il se rendit sur-le-champ chez l’un des plus vaillants et plus honorés chefs de l’armée, le général comte de Lobau, pour lui annoncer l’intention du Roi de lui confier le commandement supérieur de la garde nationale de Paris : Laissez-moi tranquille, lui dit le vieux soldat aussi modeste que brave, je n’entends rien aux gardes nationaux. — Comment ! vous n’y entendez rien quand il s’agit, dès ce matin peut-être, de bataille et de péril ?Ah ! si c’est de cela qu’il s’agit, à la bonne heure ; il en arrivera ce qui pourra ; j’accepte. Le général sortit de son lit, se rendit au Palais-Royal et prit sur l’heure son nouveau commandement.

On vit alors éclater un des innombrables exemples de cette crédulité empressée et opiniâtre qui s’empare si aisément des partis, quelquefois même de leurs chefs éminents, et qui leur fait admettre, contre leurs adversaires, les imputations les plus absurdes ou les plus excessives, fermant leurs yeux aux explications naturelles et vraies des faits qui leur ont suscité de vives alarmes, ou des échecs graves, ou d’amers déplaisirs. Pendant deux ans, à la tribune, dans les journaux, dans les pamphlets, dans les correspondances, M. de La Fayette fut accusé d’avoir voulu faire violence au Roi et le contraindre, par des combinaisons factieuses ou des mouvements populaires, à donner enfin à la France ces institutions républicaines que le programme de l’Hôtel de ville lui avait promises, et qu’elle attendait encore. A leur tour, les amis de M. de La Fayette accusaient le Roi d’avoir ourdi contre lui, dans la Chambre des députés, une perfide intrigue, et tendu ensuite, dans une négociation obscure, toute sorte de pièges pour lui faire perdre le commandement général des gardes nationales du royaume sans le lui ôter, et pour l’écarter du commandement de la garde nationale de Paris en ayant l’air de vouloir l’y conserver. En vain le Roi et M. de La Fayette faisaient donner ou donnaient eux-mêmes à ces imputations les démentis les plus formels ; on s’obstinait, de part et d’autre, à voir ou à représenter sous ce jour leurs intentions et leurs actes ; et il est resté établi, dans un grand nombre d’esprits et d’écrits, qu’en décembre 1830, après le procès des ministres de Charles X, M. de La Fayette fut un conspirateur factieux et le roi Louis-Philippe un fourbe ingrat.

Ils n’avaient été, ni l’un si révolutionnaire, ni l’autre si machiavélique. M. de La Fayette avait poussé jusqu’à leur extrême limite ses moyens d’influence pour faire adopter par le gouvernement une très mauvaise politique que repoussaient également le vœu de la France et le bon sens du Roi ; mais les manifestations de ses amis, même les plus inconvenantes, n’étaient point allées jusqu’à la sédition ; et quant à lui-même, il était bien le maître de chercher dans la perspective de sa démission une chance de succès, et de se retirer plutôt que de prêter à une politique qu’il désapprouvait l’apparence de son adhésion. Il avait en cela usé largement, mais sans les dépasser, des droits de son importance et de sa liberté. Et l’on ne saurait dire qu’une combinaison factieuse ait accompagné sa résolution, car si l’un de ses deux principaux amis politiques, M. Dupont de l’Eure, donna avec lui sa démission, l’autre, M. Odilon Barrot, ne fut point d’avis de cette retraite, et conserva, en disant hautement pourquoi, le poste qu’il occupait. Le roi Louis-Philippe, à son tour, eut parfaitement raison de se saisir de l’appui que lui offraient très volontairement les Chambres pour se soustraire à des exigences qu’avec raison aussi il jugeait dangereuses, et pour établir dans son gouvernement un peu d’harmonie et de suite au lieu du trouble et de la lutte qu’y entretenaient M. de La Fayette et ses amis. Il n’y eut d’un côté point de violence, et de l’autre point de perfidie. Seulement le roi Louis-Philippe, dans ses démonstrations parlées ou écrites, donnait, à la comédie qui se joue toujours un peu entre les acteurs politiques, plus de place que n’en exigeait son rôle ; et M. de La Fayette, au milieu de ses velléités républicaines, était plus téméraire en idée que hardi dans l’action, et se laissait pousser à entreprendre beaucoup plus qu’il ne pouvait ou n’osait exécuter.

La crise se termina sans bruit : le commandement de la garde nationale de Paris passa paisiblement des mains de M. de La Fayette dans celles du comte de Lobau. Ni le public, ni la garde nationale elle-même ne parurent se préoccuper du changement. Les Chambres se félicitaient d’avoir écarté une influence turbulente, et rétabli dans cette branche de l’administration l’ordre constitutionnel. M. de La Fayette s’était trompé sur son importance personnelle comme il se trompait dans ses plans de politique générale. Le roi Louis-Philippe seul grandit dans cette épreuve ; il s’était montré adroit et résolu, patient et prompt. Il n’avait plus à côté de lui un allié souvent compromettant et toujours incommode, ni dans son Conseil un garde des sceaux bourru et dévoué à la politique de l’opposition. M. Mérilhou avait remplacé M. Dupont de l’Eure au ministère de la justice, et M. Barthe M. Mérilhou dans celui de l’instruction publique : tous deux issus du parti populaire, opposants conspirateurs sous la Restauration, mais tous deux disposés à regarder leur but comme atteint par la fondation du gouvernement nouveau et à le soutenir contre ses divers ennemis. Le cabinet devenait plus homogène et l’influence du Roi y était plus grande. Il avait gagné et dans l’opinion publique et pour son propre pouvoir.

M. Laffitte était presque aussi satisfait que le Roi. Il lui avait prêté son concours dans tout ce qui venait de se passer, et restait président d’un Conseil où il n’avait plus de lutte à soutenir. Le même ambassadeur qui, au mois de novembre 1830, avait eu avec lui sur le boulevard une conversation que j’ai rappelée, en eut, dans les premiers jours de janvier 1831, une seconde dont il a recueilli les souvenirs, et que je reproduis textuellement, car toute altération lui ferait perdre quelque chose de sa frappante vérité. J’étais revenu à Paris pour le procès des ministres, et en repartant pour mon poste je demandai à M. Laffitte le jour et l’heure où je pourrais prendre congé de lui et recevoir ses instructions. Il était fort occupé, et me donna rendez-vous, non pas au ministère des finances où il n’habitait point, mais chez lui, et il m’indiqua huit heures du soir. Je m’y rendis exactement. Il était encore à table et il avait du monde à dîner. Je lui fis dire que je l’attendrais dans le salon. Il quitta la salle à manger et ses convives, et vint causer avec moi. J’avais peu de chose à lui dire ; ce qui m’importait, c’était de savoir quel était l’esprit du gouvernement, quel jugement il portait de la situation et quelle marche il se proposait de suivre. M. Laffitte me donna toute satisfaction. Il était encore plus content et plus assuré que lors de notre conversation du mois de novembre. Le procès des ministres venait de finir, où il s’était comporté en honnête homme, et avait fait preuve de discernement et de courage. Son parti semblait avoir renoncé aux traditions et aux emportements révolutionnaires. M. Laffitte était donc en plein optimisme ; toutes les circonstances lui semblaient favorables. Il se félicitait des bonnes relations que la France avait de plus en plus avec les puissances étrangères ; il espérait qu’elles ne seraient pas troublées par les révolutions que souhaitaient si imprudemment ses amis républicains. Il désavouait hautement toute influence du gouvernement français sur les révolutionnaires italiens et leurs sociétés secrètes. Pendant qu’il parlait ainsi, ses convives, après le dîner fini, arrivaient dans le salon ; il n’y prenait pas garde et continuait à me parler de la politique intérieure et extérieure sans s’apercevoir de la physionomie un peu étonnée de ses amis. Il leur causa encore plus de surprise quand il vint au chapitre de l’Angleterre ; il n’était pas bien informé et jugeait assez mal de la situation du ministère de lord Grey, qui, depuis quelques semaines, avait succédé au duc de Wellington. Il ne croyait pas que le nouveau cabinet réussît à avoir la majorité dans le Parlement et à faire passer le bill de réforme parlementaire. Ce pronostic ne semblait ni le chagriner ni l’inquiéter. Il disait que le duc de Wellington était parfaitement raisonnable, qu’il avait reconnu sans hésitation et avec sincérité l’avènement du roi Louis-Philippe, et qu’on aurait sans doute avec lui de très bonnes relations. Peut-être faudrait-il reconnaître don Miguel pour roi de Portugal ; mais cela serait sans inconvénient pour la France. Ce langage tenu si ouvertement devant de tels auditeurs était d’autant plus étrange qu’en ce moment l’opinion publique était justement animée contre don Miguel ; le pavillon français avait été insulté à Lisbonne ; plusieurs Français avaient été arbitrairement emprisonnés, maltraités ou déportés en Afrique, et le gouvernement du Roi s’occupait d’envoyer une escadre dans le Tage pour tirer vengeance de cet affront. Lorsque M. Laffitte eut mis fin à cette conversation, je me retirai, et je n’ai jamais su si ses amis lui avaient demandé compte de tout ce qu’ils venaient d’entendre. J’en doute, car ils me parurent plus ébahis qu’irrités.

Autres que celles de M. de La Fayette, les illusions de M. Laffitte n’étaient pas moindres. Quoiqu’il se fût un moment séparé de M. Dupont de l’Eure et des amateurs de la monarchie républicaine, il n’avait pas conquis, dans les Chambres ni dans le public, les amis de la politique de résistance. Les partis ne donnent sérieusement leur adhésion qu’à deux conditions, des principes certains et des talents éclatants ; ils veulent être sûrs et fiers de leurs chefs. M. Laffitte ne présentait aux adversaires du mouvement révolutionnaire ni l’une ni l’autre de ces satisfactions. Parleur spirituel et agréable dans la conversation, il n’avait à la tribune ni originalité, ni abondance, ni puissance. Quoique ses idées en matière de finances et d’administration fussent en général saines et pratiques, il n’inspirait, même sous ce rapport, point de solide confiance. Dans son ministère spécial, et soit pour les travaux intérieurs, soit pour les débats parlementaires qui s’y rapportaient, il s’en remettait à M. Thiers, qui avait accepté, dans ce département, le poste de sous-secrétaire d’État, où il déployait une activité et une habileté qui firent bientôt de lui le vrai ministre. Plusieurs projets de loi sur les plus importantes questions administratives du temps, sur le régime des contributions directes, l’amortissement, le budget, les dépenses extraordinaires, la liste civile et la dotation de la Couronne, furent, par ses soins, préparés, présentés aux Chambres et discutés avec cette curieuse étude des faits et cette verve intelligente, féconde et brillante autant que naturelle, qui dès lors rendaient sa parole à la fois si agréable et si efficace. Sur toutes ces matières, il prenait assidûment les conseils du baron Louis dont, à juste titre, il estimait très haut les vues générales comme l’expérience. M. Thiers travaillait souvent directement avec le Roi, sans que M. Laffitte, à qui il épargnait ainsi l’épreuve et l’ennui du travail, en prît aucun ombrage. Mais en dehors des questions administratives et spéciales, M. Thiers, à cette époque, avec une réserve évidemment préméditée, s’abstenait complètement : jeune encore et nouveau dans la Chambre, et trop clairvoyant pour ne pas reconnaître les faiblesses de situation et de conduite du cabinet, il ne voulait pas s’engager tout entier à la suite de M. Laffitte, ni compromettre, dès ses premiers pas, son avenir, en donnant hautement à une politique si chancelante son adhésion et son appui. Ainsi dans les Chambres, et quand les questions de politique générale s’élevaient, M. Laffitte n’avait le concours ni d’aucun grand parti, ni d’aucun grand orateur, et restait à peu près seul chargé de la responsabilité du gouvernement avec sa légèreté, son imprévoyance, son inconséquence, sa complaisance, ses fluctuations et sa présomption.

L’état des affaires extérieures rendait de jour en jour sa tâche plus compliquée et plus difficile. L’ébranlement imprimé à l’Europe par la révolution de Juillet éclatait successivement partout, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Pologne comme en Belgique ; et partout, à chaque secousse, les regards des gouvernements et des peuples se portaient vers la France. La Belgique offrait son trône ; l’Italie et la Pologne réclamaient l’appui de la France, ses armées, ou du moins ses généraux. Partout se reproduisaient les questions de l’intervention ou de la non intervention, de la protection morale ou matérielle, du maintien ou du rejet des traités de 1815, et au bout de toutes ces questions, la question suprême de la guerre ou de la paix européenne, alternative formidable sans cesse posée devant le gouvernement français. Et chaque fois que, par quelque événement nouveau, toutes ces questions venaient à renaître, d’ardents débats recommençaient dans la Chambre des députés, remettant aux prises les partis, et obligeant le gouvernement, non seulement à se décider nettement dans sa politique, mais à venir et revenir la proclamer et la défendre publiquement, sous le coup de complications imprévues. Et pendant que le cabinet du roi Louis-Philippe avait ainsi à s’expliquer et à lutter sans relâche au dedans pour faire comprendre et accepter sa politique par la France, il siégeait en conférence à Londres avec les grandes puissances européennes, appelé là aussi à faire comprendre et accepter les nécessités de sa situation, et toujours à la veille de voir rompre, par quelque crise intérieure ou extérieure, cette délibération commune et pacifique, seul moyen de soustraire la France et l’Europe aux périls de la guerre dans le chaos.

Un jour en effet la Conférence de Londres, faillit disparaître. M. de Talleyrand, dont la position et l’influence y étaient promptement devenues grandes, apprit que l’idée était venue à quelques personnes dans les Chambres, et même dans le cabinet français, de demander qu’elle fût transportée à Paris. Il chargea sur-le-champ l’un de ses plus intelligents secrétaires de s’y rendre, d’expliquer en son nom, au Roi et à ses ministres, les inconvénients d’une pareille tentative, l’invraisemblance du succès, et de déclarer en outre que, pour lui, si la Conférence ne se tenait plus à Londres, il n’y resterait pas comme ambassadeur, car il n’y aurait plus rien à faire. L’envoyé s’acquitta bien de sa mission, et cette velléité étourdie fut abandonnée. Pendant qu’il s’en entretenait avec le Roi, un attroupement tumultueux avait lieu sur la place du Palais-Royal, poussant des cris et réclamant du Roi je ne sais quelle complaisance : Croyez-vous, Sire, lui dit-il, que la Conférence se tînt longtemps au milieu de pareilles scènes ?

M. Laffitte et son cabinet s’affaissaient de jour en jour sous le poids de cette situation. En vain, pour les affaires extérieures, l’influence du Roi prévalait, en définitive, dans le Conseil ; en vain le général Sébastiani et M. de Montalivet s’efforçaient de pratiquer la politique d’ordre et de résistance ; c’était toujours dans les rangs de la politique de mouvement ou de laisser-aller que M. Laffitte avait ses habitudes et ses amis. Par indécision, par indiscrétion, par mobilité, par faiblesse, il se livrait à eux, même quand il n’agissait pas selon leur avis et leur désir. Aussi l’unité, l’esprit de suite, l’autorité, l’efficacité manquaient absolument au cabinet. Les Chambres inquiètes le traitaient tantôt avec ces ménagements, tantôt avec ce mécontentement dédaigneux qu’inspire un pouvoir hors d’état de suffire à sa mission, et qu’on n’a nul goût à soutenir quoiqu’on hésite à le renverser. Et le public ne portait à l’administration de M. Laffitte pas plus de confiance que les Chambres, les hommes d’affaires pas plus que les diplomates ; les intérêts privés en souffraient autant que les intérêts publics ; la propriété s’inquiétait ; le commerce et l’industrie étaient en proie à la perturbation et à la langueur ; le désordre envahissait les finances comme les rues ; la sécurité et l’avenir manquaient aux simples citoyens comme à l’État.

On sait quel incident amena la chute de ce cabinet en mettant au grand jour le vice radical de son origine et de sa politique. Les scènes de violence populaire effrénée qui suivirent le service religieux célébré le 14 février 1831, dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, en l’honneur de M. le duc de Berry assassiné onze ans auparavant par Louvel, sont présentes à ma mémoire aussi vivement que si elles étaient encore devant mes yeux. J’ai vu, comme tout le monde, flotter sur la rivière et traîner dans les rues les objets du culte, les vêtements ecclésiastiques, les meubles, les tableaux, les livres de la bibliothèque épiscopale ; j’ai vu tomber les croix ; j’ai visité le palais, ou plutôt la place du palais de l’archevêque, la maison du curé de Saint-Germain-l’Auxerrois et l’église même, cette vieille paroisse des rois, après leur dévastation. Ces ruines soudaines, cette nudité désolée des lieux saints étaient un spectacle hideux : moins hideux pourtant que la joie brutale des destructeurs et l’indifférence moqueuse d’une foule de spectateurs. De toutes les orgies, celles de l’impiété populaire sont les pires, car c’est là qu’éclate la révolte des âmes contre leur vrai souverain ; et je ne sais en vérité lesquels sont les plus insensés de ceux qui s’y livrent avec fureur ou de ceux qui sourient en les regardant.

Dans les ouvrages écrits depuis cette époque comme dans les Chambres et les journaux du temps, on a beaucoup discuté la question de savoir jusqu’à quel point les manifestations légitimistes qui eurent lieu à l’occasion de ce service, dans l’église même de Saint-Germain-l’Auxerrois, avaient motivé et presque justifié l’emportement du peuple et l’attitude du Cabinet. Je trouve cette discussion peu digne d’hommes sensés. On ne prétendait pas sans doute que le parti légitimiste eût abdiqué et fût sorti de France avec Charles X, ni que, vivant encore, il ne saisît pas les occasions naturelles de manifester son existence et ses sentiments. Il venait de le faire quelques jours auparavant, le 21 janvier, par des services célébrés dans plusieurs églises en l’honneur de Louis XVI, et personne n’avait osé s’y opposer ou s’en montrer offensé. Avoir le parti légitimiste sur le sol de la France, et le voir persistant dans ses principes et jouissant de toutes les libertés assurées par la Charte à tous les Français, c’était la condition innée et inévitable du gouvernement de Juillet. Qu’on invoquât contre ce parti, s’il en encourait l’application, les lois destinées à protéger la sûreté de l’État et des pouvoirs publics ; qu’on en fît de nouvelles si les anciennes étaient insuffisantes, rien de plus simple et de plus autorisé par la bonne politique : mais la tentative de supprimer tout témoignage, toute manifestation extérieure de l’existence et des sentiments des légitimistes eût été insensée, car elle eût exigé la plus odieuse comme la plus impraticable tyrannie. Il y a des ennemis et des périls avec lesquels les gouvernements libres sont tenus de vivre en paix, et qu’ils doivent, pour ainsi dire, passer sous silence, tant qu’il n’y a pas nécessité absolue d’invoquer contre eux la rigueur des lois. Et de toutes les démonstrations auxquelles peut se mêler l’hostilité, les religieuses sont les plus dignes de ménagement, car c’est à celles-là que se rattachent les sentiments les plus respectables, les plus répandus parmi les honnêtes gens, et la plus sacrée des libertés publiques. Les manifestations légitimistes de Saint-Germain-l’Auxerrois étaient, à coup sûr, moins dangereuses pour le pays et pour le pouvoir que les processions et les exigences républicaines du Panthéon, que M. Laffitte et ses amis traitaient avec tant d’égards.

Le cabinet savait d’avance qu’un service religieux était prémédité pour le 14 février, en mémoire de M. le duc de Berry. Il n’avait, dans cette attente, que deux partis à prendre : s’il croyait la paix publique gravement menacée par cette cérémonie, il fallait en empêcher décidément la célébration, soit en traitant avec l’autorité ecclésiastique, soit par un acte de gouvernement publiquement motivé. S’il ne jugeait pas le péril assez grand pour exiger une telle mesure d’exception, le pouvoir devait prendre lui-même en main la cause de la liberté religieuse, et laisser la cérémonie s’accomplir sous sa protection, sauf à poursuivre ensuite devant les tribunaux les actes séditieux qui auraient pu s’y mêler. Dans la première hypothèse, il y a lieu de croire que le Gouvernement, avec un peu de prévoyance et d’insistance, eût réussi à tout prévenir : le service devait d’abord avoir lieu dans l’église de Saint-Roch : sur les représentations des ministres de l’intérieur et des cultes, l’archevêque de Paris et le curé de Saint-Roch refusèrent de l’y autoriser. Pourquoi n’employa-t-on pas, pour l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, le même moyen ? L’autorité ecclésiastique n’eût pas été sans doute plus aveugle ou plus intraitable dans une paroisse que dans l’autre. Et si le gouvernement se fût décidé à n’apporter à la cérémonie aucun obstacle, je ne puis croire que la force publique n’eût pas été en état de protéger efficacement la liberté religieuse, en surveillant les écarts de la passion politique, avec l’intention déclarée de les réprimer selon les lois.

Au lieu d’adopter nettement l’une ou l’autre de ces résolutions, le pouvoir n’en prit aucune. On laissa aller d’abord les légitimistes, puis les anarchistes. On ne prévint pas les causes de trouble ; on ne protégea pas les droits de la liberté. Les partis seuls furent acteurs ; le gouvernement resta spectateur.

Nulle contagion ne se propage aussi rapidement que celle de l’anarchie : dans les huit jours qui suivirent le sac de Saint-Germain l’Auxerrois et de l’archevêché de Paris, à Lille, à Dijon, à Perpignan, à Arles, à Nîmes, à Angoulême, des scènes semblables éclatèrent, avec ce même mélange de haines politiques et de passions impies. C’était ici la statue du duc de Berry renversée et mise en pièces par la foule ; là, le buste de Louis XVIII tiré du magasin où on l’avait enfoui, et traîné avec insulte dans les rues ; ailleurs, le séminaire pillé et incendié ; ailleurs encore l’évêque se croyant obligé d’accorder, à des groupes tumultueux, la révocation d’un desservant. Au sein même des grandes villes, parmi les autorités municipales chargées de réprimer le désordre, il s’en trouvait d’assez livrées aux passions démagogiques pour écrire au ministre de l’intérieur : A peine établi, le Gouvernement qui devait tout au peuple a semblé renier son origine. La retraite de La Fayette et de Dupont de l’Eure a confirmé ce que n’apprenaient que trop la loi sur la garde nationale et le refus constant de la loi électorale. En s’appuyant sur une Chambre sans pouvoirs et objet de l’animadversion générale, le gouvernement devait faire rejaillir sur lui la haine et le mépris dont cette Chambre est entourée.

Au milieu de ces emportements anarchiques, et malgré les efforts du Roi et de ses plus affidés conseillers pour en arrêter le cours, le gouvernement en ressentait lui-même la contagion ; sa propre attitude, son propre langage portaient quelque empreinte des mauvaises traditions et des dangereuses tendances qu’il combattait, et la physionomie du pouvoir était quelquefois révolutionnaire quand, au fond, il était aux prises avec les fauteurs de révolutions. Deux jours après le sac de Saint-Germain-l’Auxerrois, un acte officiel mit ce mal en évidence : dans un de ses accès de déférence envers les passions démagogiques, M. Laffitte vint demander au Roi de changer les armes de France et d’en bannir les fleurs de lis, ces armes de sa maison. Le Roi céda, ne se jugeant pas en état de résister. Dans ces commencements de son règne et sous l’empire des souvenirs de sa jeunesse, c’était la disposition du Roi Louis-Philippe de croire l’esprit révolutionnaire plus fort qu’il ne l’était réellement, et de se croire à lui-même, pour une telle lutte, moins de force qu’il n’en possédait. Il avait de plus, dans les crises imprévues, des impressions très vives qui pouvaient lui faire prendre des résolutions soudaines, fort au delà de la nécessité. Plus tard, je me suis permis plus d’une fois de lui dire : Que le Roi ne se fie jamais à sa première impression ; soit en espérance, soit en alarme, elle est presque toujours excessive ; pour voir les choses exactement comme elles sont et ne leur accorder que ce qui leur est dû, l’esprit du Roi a besoin d’y regarder deux fois. Je crois que, dans cette triste circonstance, il se trompa, et qu’à cette tyrannique prétention de l’esprit révolutionnaire il eût pu dire non, avec quelque péril sans doute, mais sans péril suprême. Ce fut, au moment même, le sentiment de beaucoup d’hommes de bien et de sens, amis sincères du Roi, et le 19 février, à la tribune de la Chambre des députés, M. de Kératry se fit honneur en l’exprimant hautement.

Sans parler de leur déplorable retentissement en Europe, ces scènes, ces faiblesses produisirent en France dans le parti naissant de l’ordre, un très fâcheux effet : de bons et honnêtes esprits en contractèrent, envers le gouvernement nouveau, un sentiment de méfiance et d’éloignement ; ils l’avaient accueilli comme le seul rempart contre l’anarchie, et ils voyaient l’anarchie près de renaître, et le pouvoir lui-même avait l’air faible ou complaisant pour ses fauteurs ou pour ses précurseurs. Ils rentrèrent dans leur disposition malveillante pour la monarchie issue de la Révolution ; et ils y rentrèrent d’autant plus aisément qu’ils ne ressentaient plus cet immense effroi dont la Révolution les avait d’abord frappés. Au fond, ils étaient sauvés ; ils savaient bien que le gouvernement les défendait et les défendrait contre les grands périls ; ils étaient encore inquiets, mais non plus vraiment menacés, et ils s’irritaient librement de leurs inquiétudes prolongées sans savoir gré au pouvoir de leur salut. Ainsi disparaissait, entre les honnêtes gens, cette unanimité qu’avaient produite, dans les premiers jours, l’imminence du danger et la vue claire de la nécessité ; ainsi renaissaient rapidement les anciens partis, leurs inimitiés et leurs espérances.

Mais en même temps que, hors des Chambres et dans le pays, les troubles du 14 février 1831 divisèrent et affaiblirent le parti de l’ordre, ils produisirent dans la Chambre des députés un effet contraire ; ce parti s’y rallia fortement et se décida à prendre lui-même l’initiative pour relever et raffermir le pouvoir. La patience de la Chambre était à bout. Tant qu’avait duré le procès des ministres de Charles X, elle avait fermement soutenu le cabinet, convaincue qu’il était nécessaire et le plus propre à surmonter cette épreuve. Le procès fini, elle s’abstint de toute attaque contre M. Laffitte et ses collègues, par esprit monarchique et n’ayant nulle fantaisie de faire étalage de sa force pour défaire ou faire des ministres. Mais quand elle vit le gouvernement toujours désuni au dedans, impuissant au dehors, flottant au gré des vents populaires et dépérissant de fluctuation en fluctuation, la Chambre sentit sa responsabilité et son honneur compromis aussi bien que la sûreté de l’État ; et déterminée par un honnête bon sens, non par aucune préméditation de parti, elle entra ouvertement en lutte contre l’anarchie. Le 17 février, M. Benjamin Delessert demanda raison au cabinet des troubles de Paris, du déchaînement des factions, des églises dévastées, des croix abattues, du déplorable état général des affaires, de l’imprévoyance et de la faiblesse du pouvoir. Député opposant vers la fin de la Restauration, associé à tous les actes de la Chambre pendant les journées de Juillet, M. Delessert ne pouvait être soupçonné de malveillance, ou seulement d’indifférence envers le régime nouveau. Protestant, il avait bonne grâce à défendre les croix et les évêques. Homme important et honoré dans la banque, le commerce et l’industrie, il avait titre pour parler de leurs souffrances et de leurs inquiétudes. Sa démarche était aussi autorisée que significative et opportune.

La discussion se répandit d’abord en explications et en récriminations personnelles. Quand MM. Mauguin, Dupin et Salverte l’eurent ramenée vers la politique générale et que je la vis près de son terme, j’y entrai à mon tour, en prenant soin de faire remarquer que c’était mon premier acte d’opposition au ministère. La nécessité seule, une impérieuse nécessité m’y décidait. Ce que nous nous étions promis de la révolution de Juillet, ce qu’en attendait la France, c’était le gouvernement constitutionnel, un vrai gouvernement, capable de concilier et de protéger à la fois l’ordre et la liberté. Ce gouvernement nous manquait absolument. Les faits le disaient bien haut ; ni l’ordre, ni la liberté n’étaient efficacement protégés. Pourquoi ? Parce que les conditions essentielles du gouvernement étaient méconnues et absentes. Point d’unité au sein du cabinet, ni entre le cabinet et ses agents. Point d’entente sérieuse et soutenue entre le cabinet et la majorité des Chambres. Point d’efficacité dans le pouvoir. Il ne gouvernait pas parce qu’il se laissait gouverner, cherchant la faveur populaire, non l’exercice sérieux de l’autorité légale : Si on persiste dans cette voie, si c’est à la popularité qu’on demande le gouvernement, on n’aura pas de gouvernement ; pas plus, toujours moins qu’on n’en a aujourd’hui. L’ordre y perdra sa force, la liberté son avenir, les hommes leur popularité, et nous n’en serons pas plus avancés après. Je ne crois pas qu’il soit possible de rester dans cette situation.

Quand nous aurions dû être, mes amis et moi, les successeurs du cabinet, je n’aurais pas hésité à tenir ce langage : dans un régime libre, le désir de prévaloir par le gouvernement est le droit des convictions sincères, et l’honneur consiste à avoir cette ambition-là, et point d’autre. Mais, en 1831, le vulgaire embarras de cette position m’était épargné ; nous n’avions, mes amis et moi, aucune prétention ni aucune chance de pouvoir ; ce n’était pas nous qu’y poussait alors la réaction contre l’anarchie ; nous pouvions servir dans l’armée de l’ordre, non la commander. M. Laffitte avait un héritier naturel et clairement désigné. Président de la Chambre des députés, M. Casimir Périer était le président nécessaire du prochain cabinet. Dévoué à la politique de résistance et homme d’affaires supérieur, constamment dans l’opposition jusqu’en 1830 et aussi décidé dans l’action, pendant les journées de Juillet, que modéré dans le dessein, à la fois impétueux et prudent, passionné et discret, dominant et point impatient de saisir le pouvoir, il était admirablement propre, par tempérament comme par position, et aux luttes futures que le nouveau cabinet aurait à soutenir, et à la lutte immédiate que nous engagions pour le former.

Ce fut une lutte en effet que le travail de cette formation. Malgré sa faiblesse déclarée, M. Laffitte ne voulait pas sortir du pouvoir, et M. Casimir Périer n’y voulait entrer qu’avec toutes les forces et toutes les sûretés dont il avait besoin. L’un pressentait que sa chute serait sa ruine, et s’obstinait à ne pas descendre ; l’autre hésitait à risquer un échec et exigeait beaucoup pour consentir à monter. Autour de M. Laffitte, on faisait de grands efforts pour conserver le pouvoir, sinon à lui, du moins au parti qui dominait sous son nom. On ramenait M. Dupont de l’Eure sur la scène ; on lui associait M. Odilon Barrot, M. Eusèbe Salverte, le général Lamarque, M. de Tracy, même le général Demarçay. A ces tentatives pour former un cabinet pris tout entier dans le côté gauche, les partisans de la résistance dans le cabinet encore debout opposaient des actes qui attestaient leur travail et leur progrès vers un but contraire ; M. de Montalivet donna sa démission pour obtenir que M. Odilon Barrot fût remplacé dans la préfecture de la Seine par M. de Bondy, et M. Odilon Barrot fut en effet relégué dans le Conseil d’État, Le garde des sceaux, M. Mérilhou, s’était refusé à la révocation de son ami, M. Charles Comte, procureur du roi à Paris, courageux homme de bien dans l’opposition, embarrassé et inhabile dans le pouvoir ; M. Comte n’en fut pas moins écarté, et M. Mérilhou lui-même quitta le ministère de la justice dont l’intérim fut confié à M. d’Argout. Pourtant le Roi d’une part et M. Casimir Périer de l’autre hésitaient encore. Il en coûtait au Roi de rompre avec M. Laffitte, ministre commode et naguère utile. La politique de résistance déclarée lui semblait d’ailleurs presque aussi périlleuse que nécessaire ; ne pouvait-on pas attendre encore un peu que la nécessité de plus en plus évidente surmontât décidément le péril ? Le caractère altier et susceptible de M. Casimir Périer lui inspirait, pour leurs rapports mutuels, quelque inquiétude. M. Casimir Périer, de son côté, insistait chaque jour plus péremptoirement sur les conditions de son entrée au pouvoir : aux curieux qui venaient le presser, à ses amis, au Roi surtout, il développait avec une passion forte et triste les difficultés de l’entreprise, et la nécessité absolue, et probablement insuffisante, des moyens qu’il demandait. Il voulait gouverner dans le Conseil comme dans le pays. Il lui fallait le baron Louis au ministère des finances, et dans tous les départements des collègues sûrs, bien résolus à marcher avec lui ; point de dissidents ni de rivaux. Le 12 mars au soir, dans une de leurs dernières conférences, le maréchal Soult témoigna quelque hésitation à accepter M. Casimir Périer comme président du Conseil : Monsieur le maréchal, lui dit Casimir Périer, veuillez vous décider ; sinon, j’écrirai ce soir à M. le maréchal Jourdan ; j’ai sa parole. Le maréchal Soult se décida. Le baron Louis prit les finances ; son neveu, l’amiral Rigny, fut ministre de la marine ; M. de Montalivet céda le ministère de l’intérieur à M. Périer et passa au département de l’instruction publique. Les instances répétées des Chambres, le flot toujours montant de l’anarchie, les noms périlleux que mettait en avant le parti populaire, avaient mis fin, dans l’esprit du Roi, à toute incertitude : Savez-vous, dit-il plus tard à M. d’Haubersaert, alors chef du cabinet de l’intérieur, que, si je n’avais pas trouvé M. Périer au 13 mars, j’en étais réduit à avaler Salverte et Dupont tout crus ! Il accepta les périls, les difficultés, peut-être les ennuis de la politique de résistance et de son chef, et le 13 mars, M. Casimir Périer devint officiellement ce qu’il devait être effectivement, premier ministre.