MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME DEUXIÈME — 1830-1832.

CHAPITRE IX. — LA RÉVOLUTION DE 1830 (26 juillet -11 août 1830).

 

 

J’entre dans l’époque où j’ai touché de près, et avec quelque puissance, aux affaires de mon pays. Si j’étais sorti de l’arène comme un vaincu renversé et mis hors de combat par ses vainqueurs, je ne tenterais pas de parler aujourd’hui des luttes que j’ai soutenues. Mais la catastrophe qui m’a frappé et brisé a tout frappé et brisé autour de moi, les rois comme leurs conseillers, mes adversaires comme moi-même. Acteurs de ce temps, nous sommes tous des vaincus du même jour, des naufragés de la même tempête. Je ne me flatte pas que les grands coups du sort, même les plus rudes, portent partout et soudain la lumière. Je crains que les idées, les passions et les intérêts avec lesquels j’ai été aux prises ne possèdent et n’agitent encore bien des cœurs. La nature humaine est aussi obstinée que légère, et les partis ont des racines que les plus violentes secousses n’extirpent pas complètement. Pourtant j’ai la confiance que, dans les régions un peu hautes de la vie publique, le jour s’est levé assez grand et nous avons tous aujourd’hui l’esprit assez libre pour que nous puissions regarder dans le passé en y cherchant les enseignements de l’expérience, non de nouvelles armes de guerre. C’est avec ce sentiment, et avec celui-là seul, que j’entreprends de retracer nos anciens combats. Je me promets d’être fidèle à mes amis, équitable envers mes adversaires, et sévère pour moi-même. Si j’y réussis, mon travail ne s’achèvera peut-être pas sans quelque honneur pour mon nom et sans quelque utilité pour mon pays.

Je quittai Nîmes le 23 juillet 1830, content des élections auxquelles j’avais concouru, des dispositions générales que j’avais trouvées, et uniquement préoccupé de chercher comment il faudrait s’y prendre pour faire prévaloir dans les Chambres et accueillir en même temps par le Roi le vœu décidé, mais modéré et honnête, du pays. Ce fut seulement le 26 juillet, en passant à Pouilly, que j’eus, par le courrier de la malle, la première nouvelle des ordonnances. J’arrivai à Paris le 27, à cinq heures du matin, et je reçus à onze heures un billet de M. Casimir Périer qui m’engageait à me rendre chez lui, où quelques-uns de nos collègues devaient se réunir.

La lutte était à peine commencée, et déjà tout l’établissement de la Restauration, institutions et personnes, était en visible et pressant péril. Quelques heures auparavant, à quelques lieues de Paris, les ordonnances ne m’étaient pas même connues, et, à côté de la résistance légale, je trouvai en arrivant l’insurrection révolutionnaire déchaînée. Les journaux, les tribunaux, les sociétés secrètes, les réunions de pairs et de députés, la garde nationale, la bourgeoisie et le peuple, les banquiers et les ouvriers, les salons et les rues, toutes les forces réglées ou déréglées de la société poussaient ou cédaient au mouvement. Le premier jour, Vive la Charte ! A bas les Ministres ! Le second jour, Vive la liberté ! A bas les Bourbons ! Vive la République ! Vive Napoléon II ! La fermentation et la confusion croissaient d’heure en heure. C’était, à l’occasion des ordonnances de la veille, l’explosion de toutes les colères, de toutes les espérances, de tous les desseins et désirs politiques amassés depuis seize ans.

Entre les maux dont notre pays et notre temps sont atteints, voici l’un des plus graves. Aucun trouble sérieux ne peut éclater dans quelque partie de l’édifice social qu’aussitôt l’édifice entier ne soit près de crouler ; il y a comme une contagion de ruine qui se propage avec une effroyable rapidité. Les grandes agitations publiques, les grands excès du pouvoir ne sont pas des faits nouveaux dans le monde ; plus d’une fois les nations ont eu à lutter, non seulement par les lois, mais par la force, pour maintenir ou recouvrer leurs droits. En Allemagne, en Espagne, en Angleterre avant le règne de Charles Ier, en France jusque dans le XVIIe siècle, les corps politiques et le peuple ont souvent résisté au roi, même par les armes, sans se croire en nécessité ni en droit de changer la dynastie de leurs princes ou la forme de leur gouvernement. La résistance, l’insurrection même avaient, soit dans l’état social, soit dans la conscience et le bon sens des hommes, leur frein et leurs limites ; on ne jouait pas, à tout propos, le sort de la société tout entière. Aujourd’hui et parmi nous, de toutes les grandes luttes politiques on fait des questions de vie ou de mort ; peuples et partis, dans leurs aveugles emportements, se précipitent tout à coup aux dernières extrémités ; la résistance se transforme soudain en insurrection et l’insurrection en révolution. Tout orage devient le déluge.

Du 27 au 30 juillet, pendant que la lutte populaire éclatait çà et là dans les rues, de jour en jour, d’heure en heure plus générale et plus ardente, je pris part à toutes les réunions de députés qui se tinrent chez MM. Casimir Périer, Laffitte, Bérard, Audry-Puyraveau, sans autre but que de nous entendre sur la conduite que nous avions à tenir, et sans autre concert que l’avis transmis des uns aux autres que nous nous trouverions à telle heure, chez tel d’entre nous. Selon les incidents de la journée et l’aspect des chances, ces réunions étaient très inégalement empressées et nombreuses. Dans la première, tenue le 27 chez M. Casimir Périer, j’avais été chargé, avec MM. Villemain et Dupin, de rédiger, au nom des députés présents, une protestation contre les ordonnances. Je la présentai et elle fut adoptée le lendemain 28, dans deux réunions chez MM. Audry-Puyraveau et Bérard, où elle reçut, soit des membres présents, soit par autorisation pour les absents, soixante-trois signatures[1]. Mais le soir du même jour, m’étant de nouveau rendu, comme on en était convenu le matin, chez M. Audry-Puyraveau, nous ne nous trouvâmes plus que onze. La diversité des dispositions n’était pas moindre que celle des nombres. Les uns voulaient porter la résistance jusqu’à la dernière limite de l’ordre légal, mais pas plus loin. D’autres étaient résolus à un changement de dynastie, ne désirant, en fait de révolution, rien de plus, mais regardant celle-là comme aussi nécessaire que l’occasion leur en semblait favorable, et se flattant qu’on pourrait s’en tenir là, ou à peu près. D’autres, plus révolutionnaires sans le savoir, se promettaient, dans les institutions et les lois, toutes sortes de réformes indéfinies, commandées, pensaient-ils, par l’intérêt et le vœu du peuple. D’autres enfin aspiraient décidément à la République, et considéraient comme un avortement ou une déception toute autre issue de la lutte que le peuple soutenait au nom de la liberté. La gravité de la situation, la rapidité et l’incertitude de l’événement contenaient un peu ces dissidences ; mais elles apparaissaient dans les propositions, les discussions, les conversations particulières ; elles faisaient pressentir les divisions qui se manifesteraient dès que les esprits et les passions seraient affranchis du pressant péril ; elles démontraient la nécessité de mettre une prompte fin à la crise qui suspendait l’anarchie, mais qui évidemment ne la suspendrait pas longtemps.

Quand les regards se portaient hors de nos réunions et sur ce qui se passait dans les rues, l’urgence d’une solution apparaissait bien plus pressante encore. Le droit du pays violé et son honneur offensé, les sentiments justes et généreux avaient d’abord soulevé le public et déterminé les premières résistances. Mais les ennemis de l’ordre établi, les conspirateurs d’habitude, les sociétés secrètes, les révolutionnaires à toute fin, les rêveurs de toute espèce d’avenir s’étaient aussitôt jetés dans le mouvement et y devenaient d’heure en heure plus puissants et plus exigeants. Tantôt ils proclamaient bruyamment leurs desseins, ne tenant pas plus compte de nous, députés, que si nous n’existions pas ; tantôt ils accouraient autour de nous, nous assiégeaient de leurs messages ou de leurs clameurs, et nous sommaient d’exécuter sans délai leurs volontés. Le 28 juillet au soir, pendant que nous étions réunis en très petit nombre chez M. Audry-Puyraveau, dans un salon du rez-de-chaussée dont les fenêtres étaient ouvertes, des ouvriers, des jeunes gens, des enfants, des combattants de toute sorte entouraient la maison, remplissaient la cour, obstruaient les portes, nous parlaient par les fenêtres, prêts à nous défendre si, comme le bruit en courait, des agents de police ou des soldats venaient nous arrêter, mais réclamant notre prompte adhésion à leurs instances de révolution, et discutant tout haut ce qu’ils feraient si nous ne faisions pas sur-le-champ ce qu’ils voulaient de nous. Et ce n’était pas seulement dans les rues que l’esprit révolutionnaire se déployait ainsi en tous sens et à tout hasard ; il prenait pied le 29 juillet dans le seul pouvoir actif du moment, dans la Commission municipale établie à l’Hôtel-de-Ville pour veiller, disait-on, aux intérêts de la cité : deux membres sur six se faisaient là ses interprètes, M. Audry-Puyraveau et M. Mauguin, beau parleur audacieux, prétentieux, vaniteux, sans jugement comme sans scrupule, très propre, dans ces jours de perturbation générale, à échauffer les fous, à intimider les faibles et à entraîner les badauds. Quelques esprits sensés et fermes, entre autres M. Casimir Périer et le général Sébastiani, essayaient de résister et se montraient résolus à ne pas devenir des révolutionnaires, même en faisant une révolution. Mais sans point d’appui fixe toute résistance est vaine, et ils n’en avaient aucun. Avec une rapidité incessamment croissante, le flot de l’anarchie montait dans les régions hautes et se répandait à grand bruit dans les régions basses de la société.

Dans l’espoir de l’arrêter, quelques royalistes éclairés, le duc de Mortemart, MM. de Sémonville, d’Argout, de Vitrolles et de Sussy, tentèrent de faire donner au pays une satisfaction légale, et d’amener, entre la royauté inerte à Saint-Cloud et la révolution bouillonnante à Paris, quelque accommodement. Mais quand ils demandaient à voir le Roi, on leur opposait l’heure, l’étiquette, la consigne, le sommeil. Admis pourtant, ils trouvaient le Roi à la fois tranquille et irrité, obstiné et hésitant. Ils parvenaient, après bien des efforts, à lui arracher le renvoi du cabinet Polignac, le rappel des ordonnances et la nomination du duc de Mortemart comme premier ministre. Mais cela convenu, le Roi traînait encore et faisait attendre au duc de Mortemart les signatures nécessaires. Il les lui donnait enfin, mais en y ajoutant de vive voix toute sorte de restrictions, et le duc de Mortemart, malade et rongé de fièvre, repartait pour Paris sans avoir obtenu du dauphin le laissez-passer dont il avait besoin. Arrêté à chaque pas sur sa route, par les troupes royales aussi bien que par les gardiens volontaires des barricades, il n’arrivait pas jusqu’à la réunion des députés et ne réussissait qu’à grand’peine à leur faire parvenir, ainsi qu’à la Commission municipale, par l’entremise de M. de Sussy, les ordonnances dont il était porteur. Nulle part ces concessions n’étaient accueillies ; au palais Bourbon et à l’Hôtel-de-Ville, on consentait à peine à en prendre connaissance ; M. de La Fayette faisait acte de courage en écrivant au duc de Mortemart pour lui en accuser réception ; et deux hommes à cheval ayant dit tout haut sur le boulevard : Tout est fini ; la paix est conclue avec le Roi ; c’est M. Casimir Périer qui a tout arrangé, le général Gérard et M. Bérard, qui se trouvaient là, eurent peine à soustraire ces deux hommes à la colère de la foule, qui voulait les massacrer. Il n’y avait, à Saint-Cloud, plus de pouvoir en état, je ne dis pas d’agir, mais seulement de parler au pays.

Ce fut au milieu de cette menaçante situation et pour y mettre un terme que, sortant enfin de nos réunions sans caractère et sans but déterminé, nous nous rendîmes le 30 juillet au Palais-Bourbon, dans la salle de la Chambre des députés, invitant nos collègues absents à venir s’y joindre à nous et à relever le grand pouvoir public dont nous étions des membres épars. Les pairs présents à Paris se réunirent pareillement au palais du Luxembourg. Nous entrâmes en communication avec eux ; et ce même jour, avant la fin de la matinée, informés que M. le duc d’Orléans, qui jusque-là s’était tenu éloigné, inactif et invisible, se montrait disposé à venir à Paris, nous adoptâmes la résolution conçue en ces termes :

La réunion des députés actuellement à Paris a pensé qu’il était urgent de prier S. A. R. monseigneur le duc d’Orléans de se rendre dans la capitale pour y exercer les fonctions de lieutenant général du royaume, et de lui exprimer le vœu de conserver les couleurs nationales. Elle a, de plus, senti la nécessité de s’occuper sans relâche d’assurer à la France, dans la prochaine session des Chambres, toutes les garanties indispensables pour la pleine et entière exécution de la Charte[2].

Cette résolution, précise et pourtant encore réservée, fut à l’instant revêtue de quarante signatures ; quoiqu’ils eussent souhaité un autre vote et un autre langage, les membres les plus ardents de la réunion, MM. Eusèbe Salverte, de Corcelle, Benjamin-Constant, de Schonen, y donnèrent leur adhésion. Trois seulement des députés présents, MM. Villemain, Le Pelletier d’Aunay et Hély d’Oissel, considérant cet acte comme un pas décisif vers un changement de dynastie, ne se crurent pas en droit de s’y associer.

A ce point de la crise, c’eût été certainement un grand bien pour la France, et de sa part un grand acte d’intelligence comme de vertu politiques, que sa résistance se renfermât dans les limites du droit monarchique, et qu’elle ressaisît ses libertés sans renverser son gouvernement. On ne garantit jamais mieux le respect de ses propres droits qu’en respectant soi-même les droits qui les balancent, et quand on a besoin de la monarchie, il est plus sûr de la maintenir que d’avoir à la fonder. Mais il y a des sagesses difficiles, qu’on n’impose pas, à jour fixe, aux nations, et que la pesante main de Dieu, qui dispose des événements et des années, peut seule leur inculquer. Partie du trône, une grande violation du droit avait réveillé et déchaîné tous les instincts ardents du peuple. Parmi les insurgés en armes, la méfiance et l’antipathie pour la maison de Bourbon étaient profondes. Les négociations tentées par le duc de Mortemart ne furent que des apparences vaines ; malgré l’estime mutuelle des hommes et la courtoisie des paroles, la question d’un raccommodement avec la branche aînée de la famille royale ne fut pas un moment sérieusement considérée ni débattue. L’abdication du Roi et du Dauphin vint trop tard. La royauté de M. le duc de Bordeaux, avec M. le duc d’Orléans pour régent, qui eût été, non seulement la solution constitutionnelle, mais la plus politique, paraissait, aux plus modérés, encore plus impossible que le raccommodement avec le Roi lui-même. A cette époque, ni le parti libéral, ni le parti royaliste n’eussent été assez sages, ni le régent assez fort pour conduire et soutenir un gouvernement à ce point compliqué, divisé et agité. La résistance d’ailleurs se sentait légale dans son origine et se croyait assurée du succès si elle poussait jusqu’à une révolution. Les masses se livraient aux vieilles passions révolutionnaires, et les chefs cédaient à l’impulsion des masses. Ils tenaient pour certain qu’il n’y avait pas moyen de traiter sûrement avec Charles X, et que, pour occuper son trône, ils avaient sous la main un autre roi. Dans l’état des faits et des esprits, on n’avait à choisir qu’entre une monarchie nouvelle et la république, entre M. le duc d’Orléans et M. de La Fayette : Général, dit à ce dernier son petit-gendre, M. de Rémusat, qui était allé le voir à l’Hôtel-de-Ville, si l’on fait une monarchie, le duc d’Orléans sera roi ; si l’on fait une république, vous serez président. Prenez-vous sur vous la responsabilité de la république ?

M. de La Fayette avait l’air d’hésiter plutôt qu’il n’hésitait réellement. Noblement désintéressé quoique très préoccupé de lui-même, et presque aussi inquiet de la responsabilité qu’amoureux de la popularité, il se complaisait à traiter pour le peuple et au nom du peuple, bien plus qu’il n’aspirait à le gouverner. Que la république, et la république présidée par lui, fût entrevue comme une chance possible, s’il la voulait ; que la monarchie ne s’établît que de son aveu et à condition de ressembler à la république ; cela suffisait à sa satisfaction, je ne veux pas dire à son ambition. M. de La Fayette n’avait pas d’ambition ; il voulait être le patron populaire de M. le duc d’Orléans, non son rival.

Bien des gens ne me croiront guère, et pourtant je n’hésite pas à l’affirmer, M. le duc d’Orléans non plus n’était pas un ambitieux. Modéré et prudent, malgré l’activité de son esprit et la mobile vivacité de ses impressions, il prévoyait depuis longtemps la chance qui pouvait le porter au trône, mais sans la chercher, et plus enclin à la redouter qu’à l’attendre avec désir. Après les longues tristesses de l’émigration et la récente épreuve des Cent-Jours, une pensée le préoccupait surtout : il ne voulait pas être de nouveau et nécessairement enveloppé dans les fautes que pouvait commettre la branche aînée de sa maison et dans les conséquences que ces fautes devaient amener. Le 31 mai 1830, il donnait à son beau-frère, le roi de Naples, arrivé depuis peu de jours à Paris, une fête au Palais-Royal ; le roi Charles X et toute la famille royale y assistaient ; la magnificence était grande, la réunion brillante et très animée ; Monseigneur, dit au duc d’Orléans, en passant près de lui, M. de Salvandy, ceci est une fête toute napolitaine ; nous dansons sur un volcan : — Que le volcan y soit, lui répondit le duc, je le crois comme vous ; au moins la faute n’en est pas à moi ; je n’aurai pas à me reprocher de n’avoir pas essayé d’ouvrir les yeux au Roi ; mais que voulez-vous ? rien n’est écouté. Dieu sait où ils seront dans six mois ! Mais je sais bien où je serai. Dans tous les cas, ma famille et moi, nous resterons dans ce palais. Quelque danger qu’il puisse y avoir, je ne bougerai pas d’ici. Je ne séparerai pas mon sort et celui de mes enfants du sort de mon pays. C’est mon invariable résolution. Cette résolution tint plus de place que tout autre dessein dans la conduite de M. le duc d’Orléans pendant tout le cours de la Restauration ; il était également décidé à n’être ni conspirateur ni victime. Je lui étais alors complètement étranger ; avant 1830, je ne l’avais vu que deux fois et en passant ; je ne saurais apprécier avec certitude les sentiments divers qui ont pu traverser alors son âme ; mais après avoir eu, pendant tant d’années, l’honneur de le servir, je demeure convaincu que, s’il eût dépendu de lui de consolider définitivement la Restauration, il eût, sans hésiter, pour lui-même et pour sa famille comme pour la France, préféré la sécurité de cet avenir aux perspectives qu’une révolution nouvelle pouvait lui ouvrir.

Quand ces perspectives s’ouvrirent en effet devant lui, un autre sentiment influa puissamment sur sa conduite. Cette patrie, dont il était résolu à ne plus se séparer, était en grand danger, en danger de tomber dans le chaos ; le repos comme les libertés de la France, l’ordre au dedans comme la paix au dehors, tout était compromis ; nous n’avions devant nous que des orages et des ténèbres. Le dévouement à la patrie, le devoir envers la patrie ne sont certes pas des sentiments nouveaux et que n’aient pas connus nos pères ; il y a cependant, entre leurs idées et les nôtres, leurs dispositions et les nôtres à cet égard, une différence profonde. La fidélité envers les personnes, envers les supérieurs ou envers les égaux, était, dans l’ancienne société française, le principe et le sentiment dominant ; ainsi l’avaient faite ses origines et ses institutions premières ; les liens personnels étaient les liens sociaux. Dans le long cours de notre histoire, la civilisation s’est répandue ; les classes diverses se sont rapprochées et assimilées ; le nombre des hommes indépendants et influents s’est immensément accru ; les individus sont sortis des groupes particuliers auxquels ils appartenaient jadis pour entrer et vivre dans une sphère générale ; l’unité nationale s’est élevée au-dessus de l’organisation hiérarchique. L’État, la nation, la patrie, ces êtres collectifs et abstraits, sont devenus comme des êtres réels et vivants, objets de respect et d’affection. Le devoir envers la patrie, le dévouement à la patrie ont pris, dans la plupart des âmes, un empire supérieur à celui des anciens dévouements, des anciens devoirs de fidélité envers les personnes. De nobles et désintéressés sentiments animaient également, sur les rives du Rhin, l’armée républicaine et l’armée de Condé dans leurs déplorables combats ; mais leur foi morale et politique différait de nature autant que d’objet : les uns souffraient et mouraient pour rester fidèles à leur Roi, à leur classe, à leur nom ; les autres pour défendre et servir cette patrie, idée sans figure, nom commun à tous, de laquelle ils n’avaient reçu que l’honneur de naître dans son sein, et à laquelle, par ce seul motif qu’elle était la France, ils croyaient se devoir tout entiers. La même transformation s’était accomplie dans la vie civile ; la préoccupation des intérêts publics, des vœux publics, des périls publics, était devenue plus générale et plus forte que celle des relations et des affections individuelles. Ce fut par des causes profondes et sous l’empire de grands faits sociaux que, sans préméditation, par instinct, les deux partis s’appelèrent, en 1789, l’un le parti royaliste, l’autre le parti patriote : dans l’un, le devoir et le dévouement envers le Roi, chef et représentant de la patrie, dans l’autre, le devoir et le dévouement direct envers la patrie elle-même, étaient le principe, le lien, le sentiment dominant. Royaliste par situation, M. le duc d’Orléans, par les événements et par les influences au milieu desquelles il avait vécu, était devenu patriote. La patrie était gravement compromise. Il pouvait, et lui seul pouvait la tirer de péril. Ce ne fut pas le seul, mais ce fut, à coup sûr, l’un des plus puissants motifs de sa détermination.

Il est peu sensé et peu honorable de méconnaître, quand on n’en sent plus le pressant aiguillon, les vraies causes des événements. La nécessité, une nécessité qui pesait également sur tous, sur les royalistes comme sur les libéraux, sur M. le duc d’Orléans comme sur la France, la nécessité d’opter entre la nouvelle monarchie et l’anarchie, telle fut, en 1830, pour les honnêtes gens et indépendamment du rôle qu’y jouèrent les passions révolutionnaires, la cause déterminante du changement de dynastie. Au moment de la crise, cette nécessité était sentie par tout le monde, par les plus intimes amis du roi Charles X comme par les plus ardents esprits de l’opposition. Quelle autre force que le sentiment d’une situation si pressante eût pu décider l’adhésion si prompte de tant d’hommes honorables qui déploraient l’événement ? Comment expliquer autrement les paroles prononcées, dans la Chambre des pairs, par le duc de Fitz-James, le duc de Mortemart, le marquis de Vérac, en prêtant serment au régime nouveau[3] ? Que d’autres, par affection ou par honneur, se retirassent de la vie publique, leur retraite, aussi inactive que libre, constatait elle-même le grand et vrai caractère de l’événement qui s’accomplissait ; une même conviction dominait, ce jour-là, tous les hommes sérieux ; par la monarchie seule la France pouvait échapper à l’abîme entr’ouvert, et une seule monarchie était possible. Son établissement fut pour tout le monde une délivrance : Moi aussi je suis des victorieux, me dit M. Royer-Collard, triste parmi les victorieux.

Je ne veux, en ce qui me touche, rien taire des vérités que le temps m’a apprises. En présence de cette nécessité certaine, impérieuse, nous fûmes bien prompts à y croire et à la saisir. C’est l’un des plus grands mérites des institutions libres que les hommes, fortement trempés par leur longue pratique, ne subissent que difficilement le joug de la nécessité ; et luttent longtemps avant de s’y résigner ; en sorte que les réformes ou les révolutions ne s’accomplissent que lorsqu’elles sont réellement nécessaires et reconnues d’avance par le sentiment public bien éprouvé. Nous étions loin de cette ferme et obstinée sagesse : nous avions l’esprit plein de la révolution de 1688 en Angleterre, de son succès, du beau et libre gouvernement qu’elle a fondé, de la glorieuse prospérité qu’elle a value à la nation anglaise. Nous ressentions l’ambition et l’espérance d’accomplir une œuvre semblable, d’assurer la grandeur avec la liberté de notre patrie, et de grandir nous-mêmes dans la poursuite de ce dessein. Nous avions, dans notre prévoyance et dans notre force, trop de confiance ; nous étions trop préoccupés des vues de notre esprit et trop peu de l’état réel des faits autour de nous. Il y avait en 1688, dans la constitution de la société et dans l’état des esprits en Angleterre, des moyens de gouvernement et des points d’arrêt sur la pente des révolutions que la société française ne possède pas aujourd’hui. Ce ne fut point d’ailleurs contre un acte soudain et isolé, comme les ordonnances de juillet, que se souleva la nation anglaise : à la fin du règne de Charles II et sous celui de Jacques II, elle avait connu tous les excès et souffert tous les maux d’une tyrannie longue, cruelle, variée. Tous les droits avaient été violés, tous les intérêts froissés, tous les partis frappés tour à tour ; et c’était sur le parti royaliste lui-même, sur les plus intimes confidents et les plus zélés serviteurs de la Couronne qu’avaient porté les derniers coups. Le besoin et l’esprit de la résistance étaient profonds et invétérés, répandus dans la société tout entière, plus forts que les souvenirs des anciennes luttes et les liens des anciens partis. Si bien que, lorsque la révolution de 1688 éclata, elle avait été préparée et fut acceptée par les hommes les plus divers, par beaucoup de torys comme par les whigs, par l’aristocratie comme par le peuple ; il lui vint des partisans et des défenseurs de tous les points de l’horizon politique et de tous les sentiments du pays. Nous n’avions, pour la révolution de 1830, ni des causes aussi profondes, ni d’aussi variés appuis. Nous ne nous délivrions pas d’une intolérable tyrannie. Toutes les classes de la nation n’étaient pas ralliées dans la résistance par une commune oppression. Nous tentions une entreprise bien plus grande avec des forces bien moindres et bien moins capables soit de la soutenir énergiquement, soit de la contenir dans les limites du droit et du bon sens.

Nous n’avions guère le sentiment du fardeau dont nous nous chargions, car nous prîmes plaisir à l’aggraver. Non contents d’avoir une royauté à fonder, nous voulûmes avoir aussi une constitution à faire et changer la Charte comme la dynastie. Il n’y avait ici, à coup sûr, point de nécessité. La Charte venait de traverser avec puissance et honneur les plus rudes épreuves. En dépit de toutes les entraves et de toutes les atteintes, elle avait suffi, pendant seize ans, à la défense des droits, des libertés, des intérêts du pays. Tour à tour invoquée, dans des vues diverses, par les divers partis, elles les avait tous protégés et contenus tour à tour. Le Roi, pour échapper à son empire, avait été contraint de la violer, et elle n’avait point péri sous cette violence ; dans les rues comme dans les Chambres, elle avait été le drapeau de la résistance et de la victoire. Nous eûmes la fantaisie d’abattre et de déchirer nous-mêmes ce drapeau.

A vrai dire, et pour la plupart de ceux qui y mirent la main, ce n’était point pure fantaisie, et des instincts profonds se cachaient sous ce mouvement. Le goût et le péché révolutionnaire, par excellence, c’est le goût et le péché de la destruction pour se donner l’orgueilleux plaisir de la création. Dans les temps atteints de cette maladie, l’homme considère tout ce qui existe sous ses yeux, les personnes et les choses, les droits et les faits, le passé et le présent, comme une matière inerte dont il dispose librement, et qu’il peut manier et remanier pour la façonner à son gré. Il se figure qu’il a dans l’esprit des idées complètes et parfaites, qui lui donnent sur toutes choses le pouvoir absolu, et au nom desquelles il peut, à tout risque et à tout prix, briser tout ce qui est pour le refaire à leur image. Telle avait été, en 1789, la faute capitale de la France. En 1830, nous essayâmes d’y retomber.

Je puis me permettre de changer ici de langage et de ne plus dire nous. Dès que cette tendance essentiellement révolutionnaire apparut, les hommes engagés dans le grand événement qui s’accomplissait reconnurent combien ils différaient entre eux, et ils se divisèrent. C’est de la révision de la Charte que date la politique de la résistance.

Bien des gens voulaient que cette révision fût lente, soumise à des débats solennels, et qu’il en sortît une Constitution toute nouvelle qu’on aurait appelée l’œuvre de la volonté nationale. Nous venions d’avoir un ridicule exemple de la susceptibilité obstinée et inintelligente de ces amateurs de créations révolutionnaires. Le duc d’Orléans, en acceptant le 31 juillet la lieutenance générale du royaume, avait terminé sa première proclamation par ces mots : La Charte sera désormais une vérité.» Cette reconnaissance implicite de la Charte, même pour la réformer, déplut à quelques-uns des commissaires qui s’étaient rendus au Palais-Royal, et, je ne sais à quel moment précis ni par quels moyens, ils y firent substituer, dans le Moniteur du 2 août, cette absurde phrase : Une Charte sera désormais une vérité ; altération que le Moniteur du lendemain 3 août démentit par un erratum formel. Et en même temps qu’on répudiait ainsi l’ancienne Charte, on voulait introduire dans la nouvelle de nombreux changements, tous favorables à la brusque extension des libertés populaires et à la domination exclusive de l’esprit démocratique.

Notre résistance à ces vues fut décidée, bien qu’incomplète. Nous maintînmes la Charte comme la constitution préexistante et permanente du pays ; mais nous n’empêchâmes pas qu’on ne se donnât la puérile satisfaction de l’intituler Charte de 1830, comme si une constitution de seize ans avait besoin d’être rajeunie. Parmi les changements qui y furent introduits, quelques-uns, à l’épreuve, ont été trouvés plutôt nuisibles qu’utiles ; d’autres étaient prématurés ; deux ou trois seulement pouvaient être jugés nécessaires. La complète fixité de la Charte, proclamée le lendemain de la Révolution, eût certainement beaucoup mieux valu, pour les libertés comme pour le repos du pays. Mais personne n’eût osé la proposer ; pendant que nous délibérions, les passions et les prétentions révolutionnaires grondaient autour de nous, jusqu’à la porte de notre enceinte ; et en dehors, le gouvernement nouveau, encore incertain et presque inconnu, n’avait ni force, ni moyens d’action. Nous ne parvînmes pas à maintenir la Chambre des pairs sur ses bases constitutionnelles ; à grand’peine fîmes-nous ajourner, bien vainement, l’examen de la question. Grâce aux efforts de M. Dupin et de M. Villemain, l’inamovibilité de la magistrature fut sauvée. Sur un seul, point, notre succès fut complet ; nous réussîmes à écarter toute lenteur, tout vain débat ; en deux séances, la Charte fut modifiée ; en huit jours, la Révolution fut close et le gouvernement établi. Et en luttant contre ces premières tempêtes, un parti de gouvernement commença à se former, encore mal uni, inexpérimenté, flottant, mais décidé à pratiquer sérieusement la monarchie constitutionnelle et à la défendre résolument contre l’esprit de révolution.

Depuis cette époque, et surtout depuis 1848, une question a été souvent agitée : aurions-nous dû, quand la Charte eut été ainsi révisée et la couronne déférée par les Chambres à M. le duc d’Orléans, demander au peuple, sous une forme quelconque de suffrage universel, la sanction de ces actes et l’acceptation de la nouvelle Charte et du nouveau Roi ?

Si je croyais que l’omission de cette formalité a été pour quelque chose dans la chute, en 1848, du gouvernement fondé en 1830, j’en ressentirais un profond regret. Je sais la valeur que peuvent avoir les apparences, et je regarderais comme un sot entêtement, non comme une juste fierté, la prétention de les dédaigner quand elles sont en effet puissantes. Mais plus j’y pense, plus je demeure convaincu que le défaut d’un vote des assemblées primaires n’a jamais été, pour la monarchie de juillet, pendant sa durée, une cause de faiblesse, et n’a eu aucune part dans ses derniers revers. L’adhésion de la France, en 1830, au gouvernement nouveau, fut parfaitement libre, générale et sincère[4] ; elle était beaucoup plus pressée de le voir établi que jalouse de le voter expressément, et nous obéîmes à son véritable désir comme à son intérêt bien entendu en mettant, sans complication ni délai, une prompte fin à la Révolution et un pouvoir régulier à la tête du pays. Mais ce motif, bien que très puissant, ne fut pas le seul qui nous détermina à ne point réclamer l’intervention populaire, et à clore le drame sans le soumettre au suffrage officiel et explicite du public.

C’était une monarchie que nous croyions nécessaire à la France, voulue de la France, et que nous entendions fonder. J’honore la République ; elle a ses vices et ses périls propres et inévitables, comme toutes les institutions d’ici-bas ; mais c’est une grande forme de gouvernement, qui répond à de grands côtés de la nature humaine, à de grands intérêts de la société humaine, et qui peut se trouver en harmonie avec la situation, les antécédents et les tendances de telle ou telle époque, de telle ou telle nation. J’aurais certainement été républicain aux États-Unis d’Amérique quand ils se séparèrent de l’Angleterre : la République fédérative était pour eux le gouvernement naturel et vrai, le seul qui convînt à leurs habitudes, à leurs besoins, à leurs sentiments. Je suis monarchique en France par les mêmes raisons et dans les mêmes intérêts ; comme la République aux États-Unis en 1776, la monarchie est, de nos jours, en France, le gouvernement naturel et vrai, le plus favorable à la liberté comme à la paix publique, le plus propre à développer les forces légitimes et salutaires comme à réprimer les forces perverses et destructives de notre société.

Mais la monarchie est autre chose qu’un mot et une apparence. Il y avait autant de légèreté que de confusion dans les idées à parler sans cesse d’un trône entouré d’institutions républicaines comme de la meilleure des républiques. Des institutions libres ne sont point nécessairement des institutions républicaines. Quelle que soit, entre elles, l’analogie de certaines formes, la monarchie constitutionnelle et la République sont des gouvernements très différents, et on les compromet autant qu’on les dénature quand on prétend les assimiler.

La monarchie que nous avions à fonder n’était pas plus une monarchie élective qu’une République. Amenés par la violence à rompre violemment avec la branche aînée de notre maison royale, nous en appelions à la branche cadette pour maintenir la monarchie en défendant nos libertés. Nous ne choisissions point un Roi ; nous traitions avec un prince que nous trouvions à côté du trône et qui pouvait seul, en y montant, garantir notre droit public et nous garantir des révolutions. L’appel au suffrage populaire eût donné à la monarchie réformée précisément le caractère que nous avions à cœur d’en écarter ; il eût mis l’élection à la place de la nécessité et du contrat. C’eût été le principe républicain profitant de l’échec que le principe monarchique venait de subir pour l’expulser complètement et prendre, encore sous un nom royal, possession du pays.

Entre les deux politiques qui apparurent alors l’une en face de l’autre, destinées à se combattre et à se balancer longtemps, mon choix ne fut pas incertain. Outre la situation générale, quelques faits particuliers, peu importants en apparence ou peu remarqués, me frappèrent, au moment même, comme une lumière d’en haut, et me décidèrent dès les premiers pas.

Pendant que, par nos actes et nos paroles comme députés, nous nous appliquions à maintenir la Charte en la modifiant, et à raffermir la monarchie ébranlée, les idées et les passions révolutionnaires se déployaient hardiment autour de nous et protestaient contre nous. Le 31 juillet, quelques heures après que la députation de la Chambre fut venue inviter M. le duc d’Orléans à prendre la lieutenance générale du royaume, les murs de Paris étaient couverts de ce placard :

Le comité central du XIIe arrondissement de Paris à ses concitoyens. Une proclamation vient d’être répandue au nom du duc d’Orléans qui se présente comme lieutenant général du royaume, et qui, pour tout avantage, offre la Charte octroyée, sans amélioration ni garanties préliminaires. Le peuple français doit protester contre un acte attentatoire à ses véritables intérêts, et doit l’annuler. Ce peuple, qui a si énergiquement reconquis ses droits, n’a point été consulté pour le mode de gouvernement sous lequel il est appelé à vivre. Il n’a point été consulté, car la Chambre des députés et la Chambre des pairs, qui tenaient leurs pouvoirs du gouvernement de Charles X, sont tombées avec lui, et n’ont pu, en conséquence, représenter la nation.

Au même moment, un autre comité, connu sous le nom de Réunion Lointier, et qui comptait dans son sein des hommes importants, quelques-uns députés, décidait qu’une députation se rendrait auprès de M. le duc d’Orléans pour le prévenir que la nation ne le reconnaissait pas comme lieutenant général, que le Gouvernement provisoire seul devait être investi des pouvoirs nécessaires au maintien de la tranquillité publique et à la formation des assemblées populaires, et que la nation resterait en armes pour soutenir ses droits par la force, si on l’obligeait à y avoir recours.

Même parmi les partisans décidés du duc d’Orléans, l’entraînement ou la routine de l’esprit révolutionnaire étaient tels que, dans les écrits qu’ils publiaient et faisaient afficher pour lui, on lisait ces paroles : Dans ce moment, les députés et les pairs se rassemblent dans leurs chambres respectives pour proclamer le duc d’Orléans, et lui imposer une charte au nom du peuple.

Ce même jour, aussitôt après avoir accepté la lieutenance générale du royaume, M. le duc d’Orléans monta à cheval pour se rendre à l’Hôtel-de-Ville, et donner ainsi, à la garde nationale et à son commandant M. de La Fayette, une marque de courtoisie déférente. Nous l’escortions tous à pied, à travers les barricades à peine ouvertes. C’était déjà une démarche peu fortifiante pour le pouvoir naissant que cet empressement à aller chercher une investiture plus populaire que celle qu’il tenait des députés du pays ; mais l’aspect de la population fut encore plus significatif que la démarche du pouvoir. Elle se pressait autour de nous, sans violence mais sans respect, et comme se sentant souveraine dans ces rues où se préparait pour elle un Roi. Nous étions obligés, pour nous préserver et pour préserver M. le duc d’Orléans de cette irruption populaire, de nous tenir fortement par la main, et de former ainsi, à sa droite et à sa gauche, deux haies mouvantes de députés. Comme nous arrivions sur le quai du Louvre, une bande de femmes et d’enfants se précipita sur nous, criant : Vivent nos députés ! et ils nous entourèrent jusqu’à la place de Grève, dansant et chantant la Marseillaise. Des cris et des questions de toute sorte partaient à chaque instant de cette cohue ; ils se montraient les uns aux autres le duc d’Orléans : Qui est ce monsieur à cheval ? Est-ce un général ? Est-ce un prince ?J’espère, dit une femme à l’homme qui lui donnait le bras, que ce n’est pas encore un Bourbon. Je fus infiniment plus frappé de notre situation au milieu de ce peuple et de son attitude que de la scène même qui eut lieu quelques moments après, à l’Hôtel-de-Ville, et des apostrophes du général Dubourg à M. le duc d’Orléans. Quels périls futurs se révélaient déjà pour cette monarchie naissante, seule capable de conjurer les périls présents du pays !

Dans les jours suivants, quand le gouvernement commença, j’allais fréquemment au Palais-Royal, d’abord à titre de commissaire, puis comme ministre de l’intérieur. Aux portes du palais et dans le vestibule, point de sentinelles, point de police, point de garanties d’ordre et de sécurité ; des hommes du peuple, surveillants volontaires ou placés là par je ne sais qui, assis ou étendus sur des bancs ou sur l’escalier, jouant aux cartes et recevant leurs camarades. Il n’y avait rien de grave à réprimer dans la conduite de ces gardes populaires, et si leur empire n’eût été qu’un accident momentané, je n’en aurais probablement conservé aucun souvenir ; mais leur physionomie, leurs manières, leurs paroles, tout indiquait que, même là, ils se croyaient encore les maîtres, et que leur humeur serait grande le jour où l’ordre, qu’ils maintenaient tant bien que mal, ne serait plus à leur discrétion.

Du 5 au 7 août, pendant que la Chambre s’occupait de la révision de la charte, des groupes se formaient aux abords de la salle, dans la cour, dans le jardin, s’entretenant avec passion des questions débattues dans l’intérieur ; presque tous les assistants étaient des jeunes gens du barreau, ou des écoles, ou de la presse, point tumultueux, mais ardents et impérieux dans leurs idées et leurs volontés. Armand Carrel et Godefroy Cavaignac s’y rencontraient quelquefois. Parmi les députés, MM. de La Fayette et Dupont de l’Eure étaient leur drapeau. En entrant ou en sortant, je m’arrêtais au milieu de ces groupes dans lesquels mes cours et mes écrits me valaient encore quelque faveur. Nous causions de la royauté, des deux Chambres, du système électoral, de l’hérédité de la pairie, question à l’ordre du jour. Je vis là à quel point les préjugés et les projets républicains étaient enracinés dans cette génération élevée au sein des sociétés secrètes et des conspirations. La monarchie n’était pour eux qu’une concession nominale et temporaire, faite à contrecœur, et qu’ils entendaient vendre très chèrement. A aucun prix, ils n’admettaient l’hérédité de la pairie, ni aucun élément étranger à la démocratie pure. Ils étaient prêts à recommencer l’émeute plutôt que d’y consentir, et l’ajournement de cette question leur fut à grand’peine arraché. Le seul pouvoir électif, émané du suffrage universel, et le recours à l’insurrection dès que cette légitimité populaire leur semblait violée, c’était là, qu’ils s’en rendissent compte ou non, toute leur foi politique. C’était vouloir l’empire continu de la force sous le prétexte du droit, et l’état révolutionnaire en permanence au lieu de l’état social.

Je reçus, de cette maladie des esprits, une preuve écrite que j’ai gardée, tant elle me frappa. Le 6 août, comme je me rendais au Palais-Royal pour le Conseil, l’un des plus distingués et des plus sincères entre ces jeunes gens m’arrêta au bas de l’escalier, et me remit un papier qu’il recommanda, d’un ton très ému, à ma plus sérieuse attention. Voici textuellement ce qu’il contenait :

On ne comprend pas l’état des choses.

Il faut être national et fort, avant tout et tout de suite.

Les discussions seront interminables et useront les plus forts.

La Chambre des députés est mauvaise ; on peut le voir déjà, et on le verra mieux tout à l’heure.

Le Gouvernant, quel qu’il soit, doit agir au plus vite. On nous presse, et dans trois jours, dans deux peut-être, nous ne serons plus les maîtres d’arrêter ceux qui sont derrière nous et qui veulent marcher.

Que le Lieutenant général propose à la seule Chambre des députés, ce soir ou demain, une Constitution républicaine sous forme royale, et une Déclaration des droits, pour être soumise à l’acceptation des communes, par oui ou par non, d’ici à six mois.

Que, dans l’intervalle, le Lieutenant général soit Gouvernement provisoire autorisé.

Que la Chambre soit, immédiatement après, dissoute.

Qu’on flétrisse la Restauration, les hommes et les choses de la Restauration.

Qu’on marche hardiment vers le Rhin ; qu’on y porte la frontière, et qu’on y continue par la guerre le mouvement national ; qu’on l’entretienne par ce qui l’a provoqué. Ce ne sera d’ailleurs rien faire que prendre l’initiative ; ce sera rallier l’armée, la recruter, la retenir dans sa main, l’associer à la Révolution. Ce sera parler à l’Europe, l’avertir, l’entraîner.

Organiser la nation, s’appuyer sur elle est indispensable et ne présente aucun danger.

Il n’y a pas de modification dans la propriété à réaliser actuellement ; par conséquent, pas de discorde civile à craindre.

Cela fait, tous les embarras ont disparu ; la position est grande, solide et sans danger réel. Il ne faut que vouloir pour arriver là.

A ce prix, nous républicains, nous engageons au service du Gouvernement nos personnes, nos capacités et nos forces, et nous répondons de la tranquillité intérieure.

Ce texte n’a pas besoin de commentaire. C’était la République à la fois timide et hautaine, n’osant se proclamer sous son propre nom et s’imposer elle-même à la France, mais demandant arrogamment à la Monarchie de la prendre sous son manteau pour qu’elle y pût rêver et grandir à son aise. Que seraient devenues, en présence de telles dispositions, et si elles avaient prévalu, la société en France et la paix en Europe ? Ce n’est pas la République qui se serait établie : pas plus en 1830 qu’en 1848, elle n’était en harmonie avec la situation, les intérêts, les instincts naturels, les idées générales, les sentiments libres du pays ; nous n’aurions eu, sous ce nom, que le chaos révolutionnaire, un mélange d’anarchie et de tyrannie, un cauchemar continu de mouvements turbulents et vains, projets sur projets, mensonges sur mensonges, mécomptes sur mécomptes, et toutes les angoisses, tous les périls éclatant coup sur coup, après l’explosion de toutes les chimères et l’étalage de toutes les prétentions.

Je ne dirai pas que je lus clairement et jusqu’au bout dans cet avenir ; mais j’en entrevis assez pour me vouer, corps et âme, à la résistance, comme à un devoir d’homme sensé, d’homme civilisé, d’honnête homme et de citoyen. Et quand nous nous mîmes sérieusement à l’œuvre, le Gouvernement nouveau dans son ensemble et moi comme ministre de l’intérieur, le cours des événements et l’expérience des affaires me confirmèrent pleinement dans mes pressentiments et mes résolutions.

 

 

 



[1] Pièces historiques, n° I.

[2] Pièces historiques, n° II.

[3] De ces paroles, je ne citerai ici que celles de M. le duc de Fitz-James dans la séance de la Chambre des Pairs du 10 août 1830, empreintes d’une loyauté et d’un patriotisme également sincères et tristes.

A peine absent de France depuis quelques jours, pour un voyage de courte durée, j’apprends tout à coup qu’un effroyable coup de tonnerre a éclaté sur la France, et que la famille des rois a disparu dans la tempête. Le bruit du canon qui proclamait un nouveau roi semblait m’attendre hier à mon entrée dans la capitale, et dès aujourd’hui je suis appelé à cette Chambre pour y prêter un nouveau serment.

Je ne me suis jamais fait un jeu de ma parole, et pour moi la religion du serment fut toujours sacrée. Je n’avais jamais prêté que deux serments dans ma vie : le premier à Louis XVI, de sainte mémoire, presque au sortir de mon enfance ; le second, en 1814, à la Charte constitutionnelle, dont les principes étaient depuis longtemps entrés dans mon cœur, et que je vis avec transport devenir la loi de la France. Je porte le défi à tout être vivant de pouvoir m’accuser d’avoir été infidèle à ces deux serments : vous me rendrez peut-être la justice de convenir que, dans cette Chambre, je n’ai jamais émis devant vous une opinion qui ne fût motivée sur le texte même de la Charte, et j’atteste sur l’honneur que, depuis seize ans, mon cœur n’enferma jamais une pensée qui n’y fût conforme. Éprouvé par le malheur presque dès mon entrée dans la vie, j’appris de bonne heure dans l’adversité à me soumettre aux décrets de la Providence, et à me roidir contre les orages. On sait depuis longtemps dans ma famille ce que c’est que de rester fidèle à des causes désespérées ; et, à cet égard, nous n’en sommes pas à notre début.

Sans doute je pleure et je pleurerai toujours sur le sort de Charles X. Longtemps honoré de ses bontés, personne plus que moi ne sut connaître toutes les vertus de son cœur ; et même, lorsque, trompé par des ministres imbéciles, encore plus que perfides, lorsque, trop vainement, hélas ! je cherchais à lui faire entendre la vérité que l’on mettait un soin si criminel à lui déguiser, j’atteste encore, j’attesterai toujours ne lui avoir jamais entendu exprimer que des vœux pour le bonheur des Français et la prospérité de la France. Cette justice, mon devoir est de la lui rendre ; ces sentiments, qui vivront à jamais dans mon cœur, et qui m’étoufferaient si je ne leur donnais un libre cours, j’aime à les répandre devant vous, et je plains celui qui s’en offenserait.

Oui, jusqu’au dernier souffle de ma vie, tant qu’une goutte de sang fera battre mon cœur, jusque sur l’échafaud, si jamais je dois y porter ma tête, je confesserai à haute voix mon amour et mon respect pour mon vieux maître. Je proclamerai ses vertus, je dirai qu’il ne méritait pas son sort, et que les Français, qui ne l’ont pas connu, ont été injustes envers lui.

Mais en ce moment, moi-même je ne suis que Français, et, dans la crise où il se trouve, je me dois tout à fait à mon pays.

Cette grande considération du salut de la France est sans doute la seule qui ait pu porter tant d’esprits sages à promulguer avec une telle précipitation les actes qui, depuis six jours, ont décidé du destin de la France. Tout était consommé, et, voyant l’anarchie prête à nous ressaisir et à nous dévorer, traînant à sa suite le despotisme et l’invasion étrangère, ils se seront dit :Mettons-nous même au-dessus des lois et des principes, pour sauver la patrie. — De tels motifs ne pouvaient me trouver sourd à leur influence. C’est à eux seuls que je sacrifie tous les sentiments qui, depuis cinquante ans, m’attachaient à la vie. Ce sont eux qui, agissant sur moi avec une violence irrésistible, m’ouvrent la bouche pour prononcer le serment que l’on exige de moi.

[4] Un témoin qui ne peut être suspect, M. de La Fayette, écrivait, le 26 novembre 1830, au comte de Survilliers (Joseph Bonaparte) : Quant à l’assentiment général, ce ne sont pas seulement les Chambres et la population de Paris, 80.000 gardes nationaux et 300.000 spectateurs au Champ-de-Mars, ce sont toutes les députations des villes et villages de France que mes fonctions me mettent à portée de recevoir en détail, c’est en un mot un faisceau d’adhésions non provoquées et indubitables qui nous confirment de plus en plus que ce que nous avons fait est conforme à la volonté actuelle d’une très grande majorité du peuple français. (Mémoires du général La Fayette, t. VI, p. 471.)