MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME PREMIER — 1807-1830.

PIÈCES HISTORIQUES.

 

 

I

1° Le vicomte de Chateaubriand à M. Guizot.

 

Val-de-Loup, ce 12 mai 1809.

Mille remercîments, Monsieur ; j’ai lu vos articles avec un extrême plaisir. Vous me louez avec tant de grâce et vous me donnez tant d’éloges que vous pouvez affaiblir celles-ci ; il en restera toujours assez pour satisfaire ma vanité d’auteur, et toujours plus que je n’en mérite.

Je trouve vos critiques fort justes. Une surtout m’a frappé par la finesse du goût. Vous dites que les catholiques ne peuvent pas, comme, les protestants, admettre une mythologie chrétienne, parce que nous n’y avons pas été formés et habitués par de grands poètes : cela est très ingénieux. Et quand on trouverait mon ouvrage assez bon pour dire que je commencerai pour nous cette mythologie, on pourrait répondre que je viens trop tard, que notre goût est formé sur d’autres modèles, etc., etc. ... Cependant il resterait toujours le Tasse et tous les poèmes latins catholiques du moyen âge. C’est la seule objection de fait que l’on trouve contre votre critique.

Véritablement, Monsieur, je le dis très sincèrement, les critiques qui ont jusqu’à présent paru sur mon ouvrage me font une certaine honte pour les Français. Avez-vous remarqué que personne ne semble avoir compris mon ouvrage, que les règles de l’épopée sont si généralement oubliées que l’on juge un ouvrage de sens et d’un immense travail comme on parlerait d’un ouvrage d’un jour et d’un roman ? Et tous ces cris contre le merveilleux ! ne dirait-on pas que c’est moi qui suis l’auteur de ce merveilleux ? que c’est une chose inouïe, singulière, inconnue ? Et pourtant nous avons le Tasse, Millon, Klopstock, Gessner, Voltaire même ! Et si l’on ne peut pas employer le merveilleux chrétien, il n’y aura donc plus d’épopée chez les modernes, car le merveilleux est essentiel au poème épique, et je pense qu’on ne veut pas faire intervenir Jupiter dans un sujet tiré de notre histoire. Tout cela est sans bonne foi, comme tout en France. La question était de savoir si mon ouvrage était bon ou mauvais comme épopée, et voilà tout, sans s’embarrasser de savoir s’il était ou non contraire à la religion, et mille choses de cette espèce.

Je ne puis, moi, Monsieur, avoir d’opinion sur mon propre ouvrage ; je ne puis que vous rapporter celle des autres. M. de Fontanes est tout à fait décidé en faveur des Martyrs. Il trouve cet ouvrage fort supérieur à mes premiers ouvrages, sous le rapport du plan, du style et des caractères. Ce qui me paraît singulier, c’est que le IIIe livre, que vous n’aimez pas, lui semble un des meilleurs de l’ouvrage. Sous les rapports du style, il dit que je ne l’ai jamais porté plus haut que dans la peinture du bonheur, des justes, dans la description de la lumière du ciel et dans le morceau sur la Vierge. Il excuse la longueur des deux discours du Père et du Fils sur la nécessité d’établir ma machine épique. Sans ces discours plus de récit, plus d’action ; le récit et l’action sont motivés par les discours des essences incréées.

Je vous rapporte ceci, Monsieur, non pour vous convaincre, mais pour vous montrer comment d’excellents esprits peuvent voir un objet sous dix faces différentes. Je n’aime point comme vous, Monsieur, la description des tortures ; mais elle m’a paru absolument nécessaire dans un ouvrage sur des martyrs. Cela est consacré par toute l’histoire et par tous les arts. La peinture et là sculpture chrétiennes ont choisi ces sujets ; ce sont là les véritables combats du sujet. Vous qui savez tout, Monsieur, vous savez combien j’ai adouci le tableau et ce que j’ai retranché des Acta Martyrum, surtout en faisant disparaître les douleurs physiques et opposant des images gracieuses à d’horribles tourments. Vous êtes trop juste, Monsieur, pour ne pas distinguer ce qui est ou l’inconvénient du sujet ou la faute du poète.

Au reste, Monsieur, vous connaissez les tempêtes élevées contre mon ouvrage et d’où elles partent. Il y a une autre plaie cachée qu’on ne montre pas, et qui au fond est la source de la colère ; c’est ce Hiéroclès qui égorge les chrétiens au nom de la philosophie et de la liberté. Le temps fera justice si mon livre en vaut la peine, et vous hâterez beaucoup cette justice en publiant vos articles, dussiez-vous les changer et les mutiler jusqu’à un certain degré. Montrez-moi mes fautes, Monsieur ; je les corrigerai. Je ne méprise que les critiques aussi has dans leur langage que dans les raisons secrètes qui les font parler. Je ne puis trouver la raison et l’honneur dans la bouche de ces saltimbanques littéraires aux gages de la police, qui dansent dans le ruisseau pour amuser les laquais.

Je suis à ma chaumière, Monsieur, où je serai enchanté de recevoir de vos nouvelles. Je serais trop heureux de vous y donner l’hospitalité si vous étiez assez aimable pour venir me la demander.

Agréez, Monsieur, l’assurance de ma profonde estime et de ma haute considération.

DE CHATEAUBRIAND.

Val-de-Loup, près d’Aunay, par Antony, département de la Seine.

 

2° Le vicomte de Chateaubriand à M. Guizot.

Val-de-Loup, ce 30 mai 1809.

Bien loin, Monsieur, de m’importuner, vous me faites un plaisir extrême de vouloir bien me communiquer vos idées. Cette fois-ci, je passerai condamnation sur le merveilleux chrétien, et je croirai avec vous que nous autres Français nous ne nous y ferons jamais. Mais je ne saurais, Monsieur, vous accorder que les Martyrs soient fondés sur une hérésie. Il ne s’agit point, si je ne me trompe, d’une rédemption, ce qui serait absurde, mais d’une expiation, ce qui est tout à fait conforme à la foi. Dans tous les temps, l’Église a cru que le sang d’un martyr pouvait effacer les péchés du peuplé et le délivrer de ses maux. Vous savez mieux que moi, sans doute, qu’autrefois, dans les temps de guerre et de calamités, on enfermait un religieux dans une tour ou dans une cellule, où il jeûnait et priait pour le salut de tous. Je n’ai laissé sur mon intention aucun doute, car je fais dire positivement à l’Éternel, dans le troisième livre, qu’Eudore attirera les bénédictions du ciel sur les chrétiens par le mérite du sang de Jésus-Christ ; ce qui est, comme vous voyez, Monsieur, précisément la phrase orthodoxe, et la leçon même du catéchisme. La doctrine des expiations, si consolante d’ailleurs, et consacrée par toute, l’antiquité, a été reçue dans notre religion : la mission du Christ ne l’a pas détruite ; et, pour le dire en passant, j’espère bien que le sacrifice de quelque victime innocente tombée dans notre révolution obtiendra dans le ciel la grâce de notre coupable patrie : ceux que nous avons égorgés prient peut-être dans ce moment même pour nous ; vous ne voudriez pas sans doute, Monsieur, renoncer à ce sublime espoir, fruit du sang et des larmes chrétiennes.

Au reste, Monsieur, la franchise et la noblesse de votre procédé me font oublier un moment la turpitude de ce siècle. Que penser d’un temps où l’on dit à un honnête homme : Vous aurez sur tel ouvrage telle opinion ; vous louerez ou vous blâmerez cet ouvrage, non pas d’après votre conscience, mais d’après l’esprit du journal où vous écrivez ? On est trop heureux, Monsieur, de retrouver encore des hommes comme vous qui sont là pour protester contre la bassesse des temps, et pour conserver au genre humain la tradition de l’honneur. En dernier résultat, Monsieur, si vous examinez bien les Martyrs, vous y trouverez beaucoup à reprendre sans doute ; mais, tout bien considéré, vous verrez que pour le plan, les caractères et le style, c’est le moins mauvais et le moins défectueux de mes faibles écrits.

J’ai en effet en Russie, Monsieur, un neveu appelé Moreau : c’est le fils du fils d’une sœur de ma mère ; je le connais à peine, mais je le crois un bon sujet. Son père, qui était aussi en Russie, est revenu en France, il n’y a guère plus d’un an. J’ai été charmé de l’occasion qui m’a procuré l’honneur de faire connaissance avec mademoiselle de Meulan : elle m’a paru, comme dans ce qu’elle écrit, pleine d’esprit, de goût et de raison. Je crains bien de l’avoir importunée par la longueur de ma visite : j’ai le défaut de rester partout où je trouve des gens aimables, et surtout des caractères élevés et des sentiments généreux.

Je vous renouvelle bien sincèrement, Monsieur, l’assurance de ma haute estime, de ma reconnaissance et de mon dévouement. J’attends avec une vive impatience le moment où je vous recevrai dans mon ermitage, ou celui qui me conduira à votre solitude. Agréez, je vous en prie, Monsieur, mes très humbles salutations et toutes mes civilités.

DE CHATEAUBRIAND.

Val-de-Loup, près d’Aunay, par Antony, ce 30 mai 1809.

 

3° Le vicomte de Chateaubriand à M. Guizot.

Val-de-Loup, ce 12 juin 1809.

J’ai été absent de ma vaille, Monsieur, pendant quelques jours, et c’est ce qui m’a empêché de répondre plus tôt à votre lettre. Me voilà bien convaincu d’hérésie ; j’avoue que le mot racheté m’est échappé, à la vérité contre mon intention. Mais enfin il y est ; je vais sur-le-champ l’effacer pour la première édition.

J’ai lu vos deux premiers articles, Monsieur. Je vous en renouvelle mes remercîments : ils sont excellents, et vous me louerez toujours au-delà du peu que je vaux.

Ce qu’on a dit, Monsieur, sur l’église du Saint-Sépulcre est très exact. Cette description n’a pu être faite que par quelqu’un qui connaît les lieux. Mais le Saint-Sépulcre lui-même aurait bien pu échapper à l’incendie sans qu’il y ait eu pour cela aucun miracle. Il forme, au milieu de la nef circulaire de l’église, une espèce de catafalque de marbre blanc : la coupole de cèdre, en tombant, aurait pu l’écraser, mais non pas y mettre le feu. C’est cependant une circonstance très extraordinaire et qui mériterait de plus longs détails que ceux qu’on peut renfermer dans les bornes d’une lettre.

Je voudrais bien, Monsieur, pouvoir aller vous donner moi-même ces détails dans votre solitude. Malheureusement madame de Chateaubriand est malade, je suis obligé de rester auprès d’elle. Je ne renonce pourtant point à l’espoir d’aller vous chercher ni à celui de vous recevoir dans mon ermitage : les honnêtes gens doivent, surtout à présent, se réunir pour se consoler. Les idées généreuses et les sentiments élevés deviennent tous les jours si rares qu’on est trop heureux quand on les retrouve. Je serais enchanté, Monsieur, que ma société pût vous être agréable, ainsi qu’à M. Stapfer, que je vous prie de remercier beaucoup pour moi.

Agréez de nouveau, Monsieur, je vous en prie, l’assurance de ma haute considération et de mon dévouement sincère, et, si vous le permettez, d’une amitié que nous commençons sous les auspices de la franchise et de l’honneur.

DE CHATEAUBRIAND.

 

La meilleure description de Jérusalem est celle de Danville, mais le petit traité est fort rare ; en général, tous les voyageurs sont fort exacts sur la Palestine. Il y a une lettre dans les Lettres édifiantes (Missions du Levant) qui ne laisse rien à désirer. Quant à M. de Volney, il est bon sur le gouvernement des Turcs, mais il est évident qu’il n’a jamais vu Jérusalem. Il est probable qu’il n’a pas passé Ramlé ou Rama, l’ancienne Arimathie.

 

Vous pourriez consulter encore le Theatrum Terra Sanctœ d’Adrichomius.

 

II

Le comte de Lally-Tollendal à M. Guizot.

 

Bruxelles, 27 avril 1811.

Vous ne devez pas comprendre mon silence, Monsieur, et moi je ne comprenais pas la lente arrivée des prospectus que vous m’aviez annoncés dans votre lettre du 4 de ce mois. Imaginez-vous que le portier d’ici avait confondu ce paquet avec toutes les liasses d’imprimés oiseux qu’on adresse à une préfecture, et que si le besoin d’un livre ne m’eût pas fait descendre dans le cabinet-sanctuaire du préfet, je n’aurais peut-être pas encore découvert la méprise. Je vous remercie, Monsieur, de la confiance que vous avez bien voulu me témoigner dans cette occasion. Vous savez si personne vous rend plus que moi la plénitude de la justice qui vous est due, et vous savez que je vous la rends avec autant d’attrait que de conviction. Ma génération passe, la vôtre vient d’arriver, une autre naît ; je vous vois placé entre deux pour consoler la première, honorer la seconde et former la troisième. Tâchez de faire celle-ci à votre image, ce qui ne veut pas dire que je souhaite à tous les petits garçons d’en savoir un jour autant que vous, ni à toutes les petites filles de ressembler en tout à votre plus qu’aimable collaboratrice. Il ne faut désirer que ce qu’on peut obtenir, et j’aurais trop de regret de me sentir sur mon déclin quand un si beau siècle serait près de se lever sur la terre. Mais renfermez ma pensée dans ses justes bornes, et dictez, comme Solon, les meilleures lois que puisse supporter ou recevoir l’enfance du XIXe siècle : ce sera bien encore assez. Aujourd’hui le mox progeniem daturos vitiosiorem ferait dresser les cheveux.

Madame de la Tour du Pin, baronne de l’Empire depuis deux ans, préfète de la Dyle depuis trois ans, mère religieuse depuis vingt, conseillera votre recueil avec toute l’influence que peuvent lui donner les deux premiers titres, et y souscrit avec tout l’intérêt que lui inspire le dernier. Moi qui n’ai plus et ne veux plus d’autres titres que ceux de père et d’ami, je vous demande la permission de souscrire pour ma fille qui, commençant la double éducation d’un petit Arnaud et d’une petite Léontine, sera très heureuse de profiter de votre double enseignement. Je ne doute pas que le grand-père lui-même ne trouve très souvent à s’y instruire et toujours à s’y plaire. Il me semble que jamais association ne fut plus propice au mélange de l’utile dulci. Si je laissais aller ma plume, je suis sûr qu’elle écrirait comme une folle à l’un des deux auteurs : «Ne pouvant me refaire jeune pour adorer vos mérites, je m’établis un vieil enfant pour recevoir vos préceptes. Je baise de loin la main de ma jeune bonne, avec un respect très profond, mais pas assez dégagé de quelques-uns de ces mouvements qui ont suivi ma première enfance, et que doit m’interdire ma seconde éducation. Peut-on se soumettre à votre férule avec plus de candeur ? au moins j’avoue mes fautes. Comme il ne faut pas mentir, je n’ose pas encore ajouter : cela ne m’arrivera plus ; mais le ferme propos viendra avec l’âge faible, et plus je me déformerai, plus je serai parfait.

Voulez-vous bien, Monsieur, présenter mes respects à madame et à mademoiselle de Meulan ? Un très excellent et très aimable jeune homme (encore un de ceux dont l’élévation et la pureté consolent), le neveu de M. Hochet, ne demeure-t-il pas sous le même toit que vous ? alors je vous prierais de me rappeler à son souvenir, et par lui à M. son oncle, duquel j’attends, avec une grande anxiété, réponse sur un objet du plus grand intérêt pour l’oncle de mon gendre dans les installations des cours impériales. — Mais rien par la poste.

Je ne vous parlerai pas de nos si bons et si respectables amis de la place Louis XV[1], parce que je vais leur écrire directement.

Mais l’idée me vient de vous demander une grâce avant de fermer ma lettre. Lorsque, dans vos préceptes à la jeunesse, vous en serez au chapitre et à l’âge où il sera question du choix d’un état, je vous conjure d’y insérer, avec toute la gravité de votre caractère intègre, quelque chose qui revienne à ceci : Si votre vocation vous porte à être imprimeur, éditeur d’un ouvrage quelconque, moral, politique, historique, n’importe, ne vous croyez pas permis de mutiler, sans l’en prévenir, un auteur, et surtout celui qui tient à l’inviolabilité de ses écrits beaucoup plus par conscience que par amour-propre. Si vous le mutilez à vous tout seul, ce qui est déjà passablement hardi, au moins ne croyez pas pouvoir substituer un membre postiche de votre façon au membre vivant que vous aurez coupé, et craignez de remplacer, sans vous en apercevoir, un bras de chair par une jambe de bois. Mais brisez toutes vos presses, plutôt que de lui faire dire, sous le sceau de la signature, le contraire de ce qu’il a dit, le contraire de ce qu’il a pensé et de ce qu’il sent, car ce serait un oubli de raison tout voisin d’un oubli de morale. — J’écris plus longuement à ce sujet à nos amis de la place Louis XV, et vous prie, Monsieur, de vouloir bien ne parler qu’à eux de mon énigme, qui, sûrement, n’en est déjà plus une avec vous. J’espère que ce qui m’a indigné et affligé ne se rencontrera pas une seconde fois. En disant ce qu’il fallait dire, je me suis imposé les ménagements nécessaires. Je ne veux point d’une rupture dont la vengeance frapperait sur mes tombeaux chéris et mes amis vivants. Ma lettre est devenue bien sérieuse ; je ne savais pas, quand je l’ai commencée, qu’elle allait me conduire où je me trouve en la finissant. Je crois vous parler ; la confiance m’entraîne ; il m’est doux d’avoir joint une preuve involontaire de ce sentiment à l’expression très volontaire de tous ceux que vous m’avez si profondément inspirés, et dont j’ai l’honneur, Monsieur, de vous renouveler l’assurance au milieu de mes plus sincères salutations.

Lally-Tollendal.

 

III

Discours prononcé pour l’ouverture du Cours d’histoire moderne de M. Guizot, le 11 décembre 1812.

 

Messieurs,

Un homme d’État, célèbre par son caractère et par ses malheurs, sir Walter Raleigh, avait publié la première partie d’une Histoire du monde : enfermé dans la prison de la Tour, il venait de terminer la dernière. Une querelle s’élève sous ses fenêtres dans une des cours de la prison : il regarde, examine attentivement la contestation qui devient sanglante, et se retire, l’imagination vivement frappée des détails de ce qui s’est passé sous ses yeux. Le lendemain, il reçoit la visite d’un de ses amis, et le lui raconte : quelle est sa surprise lorsque cet ami, qui avait été témoin et même acteur dans l’événement de la veille, lui prouve que cet événement, dans son résultat comme dans ses détails, a été précisément le contraire de ce qu’il croyait avoir observé ! Raleigh, resté seul, prend son manuscrit et le jette au feu, convaincu que, puisqu’il s’était si fort trompé sur ce qu’il avait vu, il ne savait rien de tout ce qu’il venait d’écrire.

Sommes-nous mieux instruits ou plus heureux que sir Walter Raleigh ? L’historien le plus confiant n’oserait peut-être répondre à cette question d’une manière tout à fait affirmative. L’historien raconte une longue suite d’événements, peint un grand nombre de caractères ; et songez, Messieurs, à la difficulté de bien connaître un seul caractère, un seul événement. Montaigne, après avoir passé sa vie à s’étudier, faisait sans cesse sur lui-même de nouvelles découvertes ; il en a rempli un long ouvrage, et a fini par dire : L’homme est un subject si divers, si ondoyant et si vain, qu’il est malaisé d’y fonder un jugement constant et uniforme. Composé obscur d’une infinité de sentiments et d’idées qui s’altèrent, se modifient réciproquement et dont il est aussi difficile de démêler la source que d’en prévoir les résultats, produit incertain d’une multitude de circonstances, quelquefois impénétrables, toujours compliquées, qu’ignore souvent celui qu’elles entraînent, et que ne soupçonnent même pas ceux qui l’entourent, l’homme sait à peine se connaître lui-même et n’est jamais que deviné par les autres. Le plus simple, s’il essayait de s’étudier et de se peindre, aurait à nous apprendre mille secrets dont nous ne nous doutons point. Et que d’hommes dans un événement ! Que d’hommes dont le caractère a influé sur cet événement, en a modifié la nature, la marche, les effets ! Amenez des circonstances parfaitement semblables ; supposez des situations exactement pareilles ; qu’un acteur change, tout est changé ; c’est par d’autres motifs qu’il agit, c’est autre chose qu’il veut faire. Prenez les mêmes acteurs ; changez une seule de ces circonstances indépendantes de la volonté, qu’on appelle hasard ou destinée ; tout est changé encore. C’est de cette infinité de détails, où tout est obscur, où rien n’est isolé, que se compose l’histoire ; et l’homme, fier de ce qu’il sait, parce qu’il oublie de songer combien il ignore, croit la savoir quand il a lu ce que lui en ont dit quelques hommes qui n’avaient pas, pour connaître leur temps, plus de moyens que nous n’en avons pour connaître le nôtre.

Que chercher donc, que trouver dans ces ténèbres du passé qui s’épaississent à mesure qu’on s’en éloigne ? Si César, Salluste ou Tacite n’ont pu nous transmettre que des notions souvent incomplètes et douteuses, nous fierons-nous à ce qu’ils racontent ? Et si nous n’osons nous y fier, comment y suppléerons-nous ? Serons-nous capables de nous débarrasser de ces idées, de ces mœurs, de cette existence nouvelle qu’a amenées un nouvel ordre de choses, pour adopter momentanément dans notre pensée d’autres mœurs, d’autres idées, une autre existence ? Saurons-nous devenir Grecs, Romains ou Barbares pour comprendre les Romains, les Barbares ou les Grecs avant de nous hasarder à les juger ? Et quand nous serions parvenus à cette difficile abnégation d’une réalité présente, et impérieuse, saurions-nous, aussi bien que César, Salluste ou Tacite, l’histoire des temps dont ils nous parlent ? Après nous être ainsi transportés au milieu du monde qu’ils peignent, nous découvririons dans leurs tableaux des lacunes dont nous ne nous doutons pas, dont ils ne se doutèrent pas toujours eux-mêmes : cette multitude de faits qui, groupés et vus de loin, nous paraissent remplir le temps et l’espace, nous offriraient, si nous nous trouvions placés sur le terrain même qu’ils occupent, des vides qu’il nous serait impossible de combler, et que l’historien y laisse nécessairement, parce que celui qui raconte ou décrit ce qu’il voit, à des gens qui le voient comme lui, n’imagine jamais avoir besoin de tout dire.

Gardons-nous donc de penser que l’histoire soit réellement pour nous le tableau du passé : le monde est trop vaste, la nuit du temps trop obscure et l’homme trop faible pour que ce tableau soit jamais complet et fidèle.

Mais serait-il vrai qu’une connaissance si importante nous fût totalement interdite ? Que, dans ce que nous en pouvons acquérir, tout fût sujet de doute ou d’erreur ? L’esprit ne s’éclairerait-il que pour chanceler davantage ? Ne déploierait-il toutes ses forces que pour être amené à confesser son ignorance ? Idée cruelle et décourageante que beaucoup d’hommes supérieurs ont rencontrée dans leur chemin, mais à laquelle ils ont eu tort de s’arrêter.

Ce que l’homme ne se demande presque jamais, c’est ce qu’il a réellement besoin de savoir dans ce qu’il cherche si ardemment à connaître. Il suffit de jeter un coup d’œil sur ses études pour y apercevoir deux parties dont la différence est frappante, quoique nous ne puissions assigner la limite qui les sépare. Partout je vois un certain travail innocent, mais vain, qui s’attache à des questions, à des recherches inabordables ou sans résultat, qui n’a d’autre but que de satisfaire l’inquiète curiosité d’un esprit dont le premier besoin est d’être occupé ; et partout je vois un travail véritablement utile, fécond, intéressant non seulement pour celui qui s’y livre, mais pour le genre humain tout entier. Que de temps, que de talent ont consumé les hommes dans les méditations métaphysiques ! Ils ont voulu pénétrer la nature intime des choses, de l’esprit, de la matière ; ils ont pris pour des réalités de pures et vagues combinaisons de mots ; mais ces mêmes travaux, ou des travaux qui en ont été la conséquence, nous ont éclairés sur l’ordre de nos facultés, les lois qui les régissent, la marche de leur développement ; nous avons eu une histoire, une statistique de l’esprit humain ; et, si personne n’a pu nous dire ce qu’il est, nous avons appris comment il agit, et comment on doit travailler à en affermir la justesse, à en étendre la portée.

L’étude de l’astronomie n’a-t-elle pas eu longtemps pour unique but les rêves de l’astrologie ? Gassendi lui-même n’avait commencé à l’étudier que dans cette vue, et, lorsque la science l’eut guéri des préjugés de la superstition, il se repentit d’en avoir parlé trop haut, parce que, disait-il, plusieurs étudiant auparavant l’astronomie pour devenir astrologues, il s’apercevait que plusieurs ne voulaient plus l’apprendre depuis qu’il avait décrié l’astrologie.» Qui nous prouvera que, sans cette inquiétude qui a porté l’homme à chercher l’avenir dans les astres, la science qui dirige aujourd’hui nos vaisseaux serait parvenue où nous la voyons ?

C’est ainsi que nous retrouverons dans tous les travaux de l’homme une moitié vaine à côté d’une moitié utile ; nous ne condamnerons plus alors la curiosité qui mène au savoir ; nous reconnaîtrons que, si l’esprit humain s’est souvent égaré dans la route, s’il n’a pas toujours pris,pour arriver, la voie la plus prompte, il s’est vu conduit enfin, par la nécessité de sa nature, à la découverte d’importantes vérités : mais, plus éclairés, nous nous efforcerons de ne point perdre de temps, d’aller droit au but en concentrant nos forces sur des recherches fécondes en résultats profitables ; et nous ne tarderons pas à nous convaincre que tout ce que l’homme ne peut pas ne lui est bon à rien, et qu’il peut tout ce qui lui est nécessaire.

L’application de cette idée à l’histoire lèvera bientôt la difficulté que nous avait opposée d’abord son incertitude. Peu nous importe, par exemple, de connaître la figure ou le jour précis de la naissance de Constantin, de savoir quels motifs particuliers, quels sentiments personnels ont influé, en telle ou telle occasion, sur ses déterminations et sur sa conduite, d’être informés de tous les détails de ses guerres et de ses victoires contre Maxence ou Licinius : ces circonstances ne regardent que le monarque, et le monarque n’est plus. L’ardeur que tant de savants mettent à les rechercher n’est que la suite de ce juste intérêt qui s’attache aux grands noms, aux grands souvenirs. Mais les résultats de la conversion de Constantin, son administration, les principes politiques et religieux qu’il établit dans son empire, voilà ce qu’aujourd’hui encore il nous importe de connaître, parce que c’est là ce qui ne meurt pas en un jour, ce qui fait le sort et la gloire des peuples, ce qui leur laisse ou leur enlève l’usage des plus nobles facultés de l’homme, ce qui les plonge silencieusement dans une misère tantôt muette, tantôt agitée, ou pose pour eux les fondements d’un long bonheur. On pourrait dire en quelque sorte qu’il y a deux passés, l’un tout à fait mort, sans intérêt réel parce que son influence ne s’est pas étendue au delà de sa durée ; l’autre durant toujours par l’empire qu’il a exercé sur les siècles suivants, et par cela seul réservé, pour ainsi dire, à notre connaissance, puisque ce qui en reste est là pour nous éclairer sur ce qui n’est plus. L’histoire nous offre, à toutes ses époques, quelques idées dominantes, quelques grands événements qui ont déterminé le sort et le caractère d’une longue suite de générations. Ces idées, ces événements ont donc laissé des monuments qui subsistent encore, ou qui ont subsisté longtemps sur la face du monde : une longue trace, en perpétuant le souvenir comme l’effet de leur existence, a multiplié les matériaux propres à nous guider dans les recherches dont ils sont l’objet ; la raison même peut ici nous offrir ses données positives pour nous conduire à travers le dédale incertain des faits. Dans l’événement qui passe, peut se trouver telle circonstance aujourd’hui inconnue qui le rende totalement différent de l’idée que nous nous en formons : ainsi nous ignorerons toujours ce qui retint Annibal à Capoue et sauva Rome ; mais dans un effet qui s’est longtemps prolongé, on découvre facilement la nature de sa cause : ainsi l’autorité despotique qu’exerça longtemps le Sénat sur le peuple romain nous indique à quoi se bornaient, pour les sénateurs, les idées de liberté qui déterminèrent l’expulsion des rois. Marchons donc du côté où nous pouvons avoir la raison pour guide ; appliquons les principes qu’elle nous fournit aux exemples que nous prête l’histoire ; l’homme, dans l’ignorance et la faiblesse auxquelles le condamnent les bornes de sa vie et celles de ses facultés, a reçu la raison pour suppléer au savoir, comme l’industrie pour suppléer à la force.

Tel est le point de vue, Messieurs, sous lequel nous tâcherons d’envisager l’histoire. Nous chercherons dans l’histoire des peuples celle de l’espèce humaine ; nous nous appliquerons à démêler quels ont été, dans chaque siècle, dans chaque état de civilisation, les idées dominantes, les principes généralement adoptés qui ont fait le bonheur ou le malheur des générations soumises à leur pouvoir, et qui ont ensuite influé sur le sort des générations postérieures. Le sujet dont nous avons à nous occuper est un des plus riches en considérations de ce genre. L’histoire nous offre des périodes de développement durant lesquelles le genre humain, parti d’un état de barbarie et d’ignorance, arrive par degrés à un état de science et de civilisation qui peut déchoir, mais non se perdre, car les lumières sont un héritage qui trouve toujours à qui se transmettre. La civilisation des Égyptiens et des Phéniciens prépara celle des Grecs ; celle des Grecs et des Romains ne fut point perdue pour les Barbares qui vinrent s’établir dans leur empire : aucun siècle encore n’a été placé avec autant d’avantages que le nôtre pour observer cette progression lente, mais réelle : nous pouvons, en portant nos regards en arrière, reconnaître la route qu’a suivie le genre humain en Europe depuis plus de deux mille ans. L’histoire moderne seule, par son étendue, sa variété et la longueur de sa durée, nous offre le tableau le plus vaste et le plus complet que nous possédions encore de la marche progressive de la civilisation d’une partie du globe : un coup d’œil rapide, jeté sur cette histoire, suffira pour en indiquer le caractère et l’intérêt.

Rome avait conquis ce que son orgueil se plaisait à appeler le monde. L’Asie occidentale depuis les frontières de la Perse, le nord de l’Afrique, la Grèce, la Macédoine, la Thrace, tous les pays situés sur la rive droite du Danube depuis sa source jusqu’à son embouchure, l’Italie, la Gaule, la Grande-Bretagne, l’Espagne reconnaissaient son pouvoir ; ce pouvoir s’exerçait sur une étendue de plus de mille lieues en largeur, depuis le mur d’Antonin et les limites septentrionales de la Dacie, jusqu’au mont Atlas ; et de plus de quinze cents lieues en longueur, depuis l’Euphrate jusqu’à l’Océan occidental. Mais si l’immensité de ces conquêtes saisit d’abord l’imagination, l’étonnement diminue quand on songe combien elles avaient été faciles et combien

elles étaient peu sûres. Rome n’eut à vaincre en Asie que des peuples amollis, en Europe que des peuples sauvages, dont le gouvernement sans union, sans régularité et sans vigueur, ici, à cause de la barbarie, là, à cause de la décadence des mœurs, ne pouvait lutter contre la forte constitution de l’aristocratie romaine. Qu’on s’arrête un instant à y songer ; Rome eut plus de peine à se défendre d’Annibal qu’à subjuguer le monde ; et, dès que le monde fut subjugué, Rome ne cessa de se voir enlever peu à peu ce qu’elle avait conquis. Comment aurait-elle pu s’y maintenir ? L’état de la civilisation des vainqueurs et des vaincus avait empêché que rien s’unît, se constituât en un ensemble homogène et solide ; point d’administration étendue et régulière ; point de communications générales et sûres ; les provinces n’existaient pour Rome que par les tributs qu’elles lui payaient ; Rome n’existait pour les provinces que par les tributs dont elle les accablait. Partout, dans l’Asie Mineure, en Afrique, en Espagne, dans la Bretagne, dans le nord de la Gaule, de petites peuplades défendaient et maintenaient leur indépendance : toute la puissance des empereurs ne pouvait soumettre les Isauriens. C’était ce chaos de peuples à demi vaincus, à demi barbares, sans intérêt, sans existence dans l’État dont ils étaient censés faire partie, que Rome appelait son empire.

Dès que cet empire fut conquis, il commença à cesser d’être, et cette orgueilleuse cité, qui regardait comme soumises toutes les régions où elle pouvait, en y entretenant une armée, envoyer un proconsul et lever des impôts, se vit bientôt forcée d’abandonner presque volontairement des provinces qu’elle était incapable de conserver. L’an du Christ 270, Aurélien se retire de la Dacie et la cède tacitement à la nation des Goths ; en 412, Honorius reconnaît l’indépendance de la Grande-Bretagne et de l’Armorique ; en 428, il veut engager les habitants de la Gaule Narbonnaise à se gouverner eux-mêmes. Partout on voit les Romains quitter, sans en être chassés, des pays dont, selon l’expression de Montesquieu, l’obéissance leur pèse, et qui, n’ayant jamais été incorporés à leur empire, devaient s’en séparer au premier choc.

Ce choc venait d’une partie de l’Europe que les Romains, en dépit de leur orgueil, n’avaient jamais pu regarder comme une de leurs provinces. Encore plus barbares que les Gaulois, les Bretons ou les Espagnols, les Germains n’avaient point été conquis, parce que leurs innombrables tribus, sans demeures fixes, sans patrie, toujours prêtes à avancer ou à fuir, tantôt se précipitaient avec leurs femmes et leurs troupeaux sur les possessions de Rome, tantôt se retiraient devant ses armées, ne lui abandonnant pour conquête qu’un pays sans habitants, qu’elles revenaient occuper dès que l’affaiblissement ou l’éloignement des vainqueurs leur en laissait la possibilité. C’est à cette vie errante d’un peuple chasseur, à cette facilité de fuite et de retour, plutôt qu’à une bravoure supérieure que les Germains durent la conservation de leur indépendance. Les Gaulois et les Espagnols s’étaient aussi défendus avec courage ; mais les uns, entourés de l’Océan, n’avaient su où fuir des ennemis qu’ils ne pouvaient chasser ; les autres, dans un état de civilisation déjà plus avancé, attaqués par les Romains à qui la province narbonnaise donnait, au cœur de la Gaule même, un point d’appui inébranlable, repoussés par les Germains des terres où ils auraient pu passer, s’étaient vus aussi contraints de se soumettre. Drusus et Germanicus avaient pénétré fort avant dans la Germanie ; ils en sortirent, parce que, les Germains reculant toujours devant eux, ils n’auraient occupé, en y restant, que des conquêtes sans sujets.

Lorsque, par des causes étrangères à l’empire romain, les tribus tartares qui erraient dans les déserts de la Sarmatie et de la Scythie, jusqu’aux frontières septentrionales de la Chine, marchèrent sur la Germanie, les Germains, pressés par ces nouveaux venus, se jetèrent sur les possessions de Rome pour conquérir des terres où ils pussent vivre et demeurer. Alors Rome combattit pour sa défense ; la lutte fut longue ; le courage et l’habileté de quelques empereurs opposèrent longtemps aux Barbares une puissante barrière : mais les Barbares furent vainqueurs, parce qu’ils avaient besoin de l’être, et parce que leurs belliqueux essaims se renouvelaient toujours. Les Visigoths, les Alains, les Suèves s’établirent dans le midi de la Gaule et en Espagne ; les Vandales passèrent en Afrique ; les Huns occupèrent les rives du Danube ; les Ostrogoths fondèrent leur royaume en Italie, les Francs dans le nord de la Gaule. Rome cessa de se dire maîtresse de l’Europe ; Constantinople n’appartient pas à notre sujet.

Ces peuples de l’Orient et du Nord, qui venaient de se transporter en masse dans des pays où ils devaient fonder des États plus durables, parce qu’ils les conquéraient, non pour s’étendre, mais pour s’établir, étaient barbares comme l’avaient été, comme l’étaient restés longtemps les Romains. La force était leur droit, une indépendance sauvage leur plaisir ; ils étaient libres, parce qu’aucun d’eux ne se serait avisé de penser que des hommes individuellement aussi forts que lui pussent se soumettre à son obéissance ; ils étaient braves, parce que la bravoure était pour eux un besoin ; ils aimaient la guerre, parce que la guerre occupe l’homme sans le contraindre au travail ; ils voulaient des terres, parce que ces nouvelles possessions leur offraient mille nouveaux moyens de jouissance qu’ils pouvaient goûter en se livrant à leur paresse. Ils avaient des chefs, parce que les hommes réunis en ont toujours, parce que le plus brave est le plus considéré, devient bientôt le plus puissant, et lègue à ses fils une partie de sa considération et de sa puissance. Ces chefs devinrent rois ; les anciens sujets de Rome qui n’avaient d’abord été obligés que de recevoir, de loger et de nourrir leurs nouveaux maîtres, furent bientôt contraints de leur céder une partie de leurs terres ; et comme le laboureur tient, ainsi que la plante, au sol qui le nourrit, les terres et les laboureurs devinrent la propriété de ces maîtres turbulents et paresseux. Ainsi s’établit la féodalité, non tout à coup, non par une convention expresse entre le chef et ses guerriers, non par une répartition immédiate et régulière des pays conquis entre les conquérants, mais par degrés, après de longues années d’incertitude, par la seule force des choses, comme cela doit arriver partout où la conquête est suivie de la transplantation et d’une longue possession.

On aurait tort de croire que les Barbares fussent étrangers à toute idée morale ; l’homme, à cette première époque de la civilisation, ne réfléchit point sur ce que nous appelons des devoirs, mais il connaît et respecte dans ses semblables certains droits dont la trace se retrouve au milieu même de l’empire de la force le plus absolu. Une justice simple, souvent violée, cruellement vengée, règle les rapports simples des sauvages réunis. Les Germains, ne connaissant ni d’autres rapports, ni une autre justice, se trouvèrent tout à coup transportés au milieu d’un ordre de choses qui supposait d’autres idées, qui exigeait d’autres lois. Ils ne s’en inquiétèrent point ; le passage était trop rapide pour qu’ils pussent reconnaître et suppléer ce qui manquait à leur législation et à leur politique : s’embarrassant peu de leurs nouveaux sujets, ils continuèrent à suivre les mêmes usages, les mêmes principes qui naguère, dans les forêts de la Germanie, réglaient leur conduite et décidaient leurs différends. Aussi les vaincus furent-ils d’abord plus oubliés qu’assujettis, plus méprisés qu’opprimés ; ils formaient la masse de la nation, et cette masse se trouva sujette sans qu’on eût songé à la réduire en servitude, parce qu’on ne s’occupa point d’elle, parce que les vainqueurs ne lui soupçonnaient pas des droits qu’elle n’avait pas défendus. De là naquit, dans la suite, ce long désordre des premiers siècles du moyen âge où tout était isolé, fortuit, partiel ; de là cette séparation absolue entre les nobles et le peuple ; de là ces abus du système féodal, qui ne firent réellement partie d’un système que lorsqu’une longue possession eut fait regarder comme un droit ce qui n’avait été d’abord que le produit de la conquête et du hasard.

Le clergé seul, à qui la conversion des vainqueurs offrait les moyens d’acquérir une puissance d’autant plus grande que sa force et son étendue n’avaient de juge que l’opinion qu’il dirigeait, maintint ses droits et assura son indépendance. La religion qu’embrassèrent les Germains devint la seule voie par où leur arrivassent des idées nouvelles, le seul point de contact entre eux et les habitants de leur nouvelle patrie. Le clergé ne profita d’abord que pour lui seul de ce moyen de communication ; tous les avantages immédiats de la conversion des Barbares furent pour lui : la libérale et bienfaisante influence du christianisme ne s’étendit qu’avec lenteur ; celle des animosités religieuses, des querelles théologiques se fit sentir la première. C’était dans la classe occupée de ces querelles, échauffée de ces animosités, que se trouvaient les seuls hommes vigoureux qui restassent dans l’empire romain ; les sentiments et les devoirs religieux avaient ranimé, dans des cœurs pénétrés de leur auguste importance, une énergie partout éteinte depuis longtemps ; les saint Athanase, les saint Ambroise avaient résisté seuls à Constantin et à Théodose ; leurs successeurs furent les seuls qui osassent, qui pussent résister aux Barbares. De là ce long empire de la puissance spirituelle, soutenu avec tant de dévouement et de force, si faiblement ou si inutilement attaqué. On peut aujourd’hui le dire sans crainte, les plus grands caractères, les hommes les plus distingués par la supériorité de leur esprit ou de leur courage, dans ce période d’ignorance et de malheur, appartiennent à l’ordre ecclésiastique ; et aucune époque de l’histoire ne présente d’une manière aussi frappante la confirmation de cette vérité honorable pour l’espèce humaine, et peut-être la plus instructive de toutes, que les plus hautes vertus naissent et se développent encore au sein des plus funestes erreurs.

A ces traits généraux, destinés à peindre les idées, les mœurs etl’état des hommes dans le moyen âge, il serait aisé d’en ajouter d’autres, non moins caractéristiques, bien que plus particuliers. On verrait la poésie et les lettres, ces belles et heureuses productions de l’esprit, dont toutes les folies, toutes les misères du genre humain ne sauraient étouffer le germe, naître au sein de la barbarie, et charmer les Barbares même par un nouveau genre de plaisir : on rechercherait la source et le vrai caractère de cet enthousiasme poétique, guerrier et religieux, qui produisit la chevalerie et les croisades. On découvrirait peut-être, dans la vie errante des chevaliers et des croisés, l’influence de cette vie errante des chasseurs germains, de cette facilité de déplacement, de cette surabondance de population qui existent partout où l’ordre social n’est pas assez bien réglé pour que l’homme se trouve longtemps bien à sa place, et tant que sa laborieuse assiduité ne sait pas encore forcer la terre à lui fournir partout des subsistances abondantes et sûres. Peut-être aussi ce principe d’honneur qui attachait inviolablement les Barbares germains à un chef de leur choix, cette liberté individuelle dont il était le fruit, et qui donne à l’homme une haute idée de sa propre importance, cet empire de l’imagination qui s’exerce sur tous les peuples jeunes, et leur fait faire les premiers pas hors du cercle des besoins physiques et d’une vie purement matérielle, nous offriraient-ils les causes de cette élévation, de cet entraînement, de ce dévouement qui, arrachant quelquefois les nobles du moyen âge à la rudesse de leurs habitudes, leur inspirèrent des sentiments et des vertus dignes, aujourd’hui encore, de toute notre admiration. Nous nous étonnerions peu alors de trouver réunis la barbarie et l’héroïsme, tant d’énergie avec tant de faiblesse, et la grossièreté simple de l’homme sauvage avec les élans les plus sublimes de l’homme moral.

C’était à la dernière moitié du XVe siècle qu’il était réservé de voir éclore des événements faits pour introduire en Europe de nouvelles mœurs, un nouvel ordre politique, et pour imprimer au monde la direction qu’il suit encore aujourd’hui. L’Italie venait, on peut le dire ; de découvrir la civilisation des Grecs ; les lettres, les arts, les idées de cette brillante antiquité inspiraient un enthousiasme général : les longues querelles des républiques italiennes, après avoir forcé les hommes à déployer toute leur énergie, leur avaient donné le besoin d’un repos ennobli et charmé par les occupations de l’esprit ; l’étude de la littérature classique leur en offrait le moyen ; ils le saisirent avec ardeur. Des papes, des cardinaux, des princes, des gentilshommes, des hommes de génie se livrèrent à des recherches savantes ; ils s’écrivaient, ils voyageaient pour se communiquer leurs travaux, pour chercher, pour lire, pour copier des manuscrits. La découverte de l’imprimerie vint rendre les communications faciles et promptes, le commerce des esprits étendu et fécond. Aucun événement n’a aussi puissamment influé sur la civilisation du genre humain ; les livres devinrent une tribune du haut de laquelle on se fit entendre au monde. Bientôt ce monde fut doublé ; la boussole avait ouvert des routes sûres dans la monotone immensité des mers. L’Amérique fut trouvée ; et le spectacle de mœurs nouvelles, l’agitation de nouveaux intérêts qui n’étaient plus de petits intérêts de ville à ville, de château à château, mais de grands intérêts de puissance à puissance, changèrent et les idées des individus et les rapports politiques des États.

L’invention de la poudre à canon avait déjà changé leurs rapports militaires ; le sort des combats ne dépendait plus de la bravoure isolée des guerriers, mais de la puissance et de l’habileté des chefs. On n’a pas assez dit combien cette invention contribua à affermir le pouvoir monarchique et à faire naître le système de l’équilibre.

Enfin, la Réformation vint porter à la puissance spirituelle un coup terrible, dont les conséquences ont été dues à l’examen hardi des questions théologiques et aux secousses politiques qu’amena la séparation des sectes religieuses, plutôt qu’aux nouveaux dogmes dont les réformés firent la base de leur croyance.

Représentez-vous, Messieurs, l’effet que durent produire toutes ces causes réunies au milieu de la fermentation où se trouvait alors l’espèce humaine, au milieu de cette surabondance d’énergie et d’activité qui caractérise le moyen âge. Dès lors, cette activité si longtemps désordonnée commença à se régler et à marcher vers un but ; cette énergie se vit soumise à des lois ; l’isolement disparut ; le genre humain se forma en un grand corps ; l’opinion publique prit de l’influence ; et si un siècle de troubles civils, de dissensions religieuses, offrit le long retentissement de cette puissante secousse qui, à la fin du XVe siècle, ébranla l’Europe en tant de manières, ce n’en est pas moins aux idées, aux découvertes qui produisirent cette secousse, qu’ont été dus les deux siècles d’éclat, d’ordre et de paix, pendant lesquels la civilisation est parvenue au point où nous la voyons aujourd’hui.

Ce n’est pas ici le lieu de suivre avec plus de détails la marche de l’espèce humaine pendant ces deux siècles. Cette histoire est si étendue, elle se compose de tant de rapports, tantôt si minutieux, tantôt si vastes, et toujours si importants, de tant d’événements si bien liés, amenés par des causes si mêlées, et causes, à leur tour, d’effets si nombreux, de tant de travaux divers, qu’il est impossible de les résumer en peu de paroles. Jamais tant d’États puissants et voisins n’ont exercé les uns sur les autres une influence si constante et si compliquée ; jamais leur organisation intérieure n’a offert tant de ramifications à étudier ; jamais l’esprit humain n’a marché, à la fois, en tant de routes ; jamais tant d’événements, tant d’acteurs, tant d’idées ne se sont pressés sur un aussi grand espace, n’ont eu des résultats aussi intéressants, aussi instructifs. Peut-être aurons-nous un jour l’occasion d’entrer dans ce labyrinthe, et de chercher le fil propre à nous y conduire. Appelés maintenant à étudier les premiers siècles de l’histoire moderne, nous irons trouver son berceau dans les forêts de la Germanie, patrie de nos ancêtres : après avoir tracé un tableau de leurs mœurs, aussi complet que nous le permettront le nombre des faits parvenus à notre connaissance, l’état actuel des lumières et mes efforts pour m’élever à leur niveau, nous jetterons un coup d’œil sur la situation de l’empire romain au moment où les Barbares y pénétrèrent pour tenter de s’y établir. Nous assisterons ensuite à la longue lutte qui s’éleva entre eux et Rome, depuis leur irruption dans l’occident et le midi de l’Europe jusqu’à la fondation des principales monarchies modernes. Cette fondation deviendra ainsi pour nous un point de repos, d’où nous partirons ensuite pour suivre la marche de l’histoire de l’Europe, qui est la nôtre ; car, si l’unité, fruit de la domination romaine, disparut avec elle, il y a toujours eu néanmoins, entre les divers peuples qui se sont élevés sur ses débris, des rapports si multipliés, si continus et si importants, qu’il en résulte, dans l’ensemble de l’histoire moderne, une véritable unité que nous nous efforcerons de saisir. Cette tâche est immense, et il est impossible, lorsqu’on en envisage toute l’étendue, de ne pas reculer devant sa difficulté. Jugez, Messieurs, si je dois être effrayé d’avoir à la remplir ; mais votre intelligence et votre zèle suppléeront à la faiblesse de mes moyens : je serai trop payé si je puis vous faire faire quelques pas dans la route qui mène à la vérité !

 

IV

1° L’abbé de Montesquiou à M. Guizot.

 

Ce 31 mars 1815.

Je ne suis pas, mon cher, tellement perdu pour mes amis que je ne me souvienne de leur amitié ; la vôtre a eu pour moi beaucoup de charmes. Je ne me reproche point le mauvais tour que je vous ai joué. A votre âge on ne fait pas de long bail avec le mien ; on ne peut que montrer au public les objets dignes de sa confiance, et je me félicite de lui avoir laissé un souvenir de vous qui ne doit point s’effacer. Je n’aurai pas été si heureux pour mon compte. Il ne me reste qu’à gémir sur cette fatalité qui a triomphé de ma conviction, de ma répugnance, et des secours innombrables que l’amitié m’a prêtés. Que mon exemple vous profite un jour. Donnez aux affaires le temps de la force, et non pas celui qui ne laisse plus que le besoin du repos ; l’intervalle est assez grand à votre âge pour que vous puissiez vous faire beaucoup d’honneur. J’en jouirai avec l’intérêt que vous me connaissez et avec tous les souvenirs que me laisse toute votre bienveillance. Présentez mes hommages à madame Guizot : c’est à elle que j’adresse mes excuses d’avoir troublé son repos. Mais j’espère que son enfant se sentira de la forte nourriture que nous lui avons déjà donnée ; je lui demande, comme à vous, quelque souvenir pour tous les sentiments de respect et d’amitié que je vous ai voués pour la vie.

 

2° L’abbé de Montesquiou à M. Guizot.

Plaisance. Gers, ce 8 juin 1816.

J’attendais, mon cher, de vos nouvelles avec une grande impatience, et je vous remercie bien de m’en avoir donné. Ce n’est pas que je fusse inquiet de votre philosophie ; vous savez que ceux qui devancent leur âge connaissent plus tôt l’inconstance des choses humaines ; mais je craignais que votre goût pour vos premiers travaux ne vous fît abandonner les affaires pour lesquelles vous avez montré une si heureuse facilité, et nous ne sommes pas assez riches pour faire des sacrifices. Je suis fort aise d’être rassuré sur ce point ; j’abandonne le reste aux caprices du sort qui ne peut être rigoureux pour vous. Vous serez distingué au Conseil comme vous l’ayez été partout, et rien ne peut faire qu’étant plus connu, votre carrière n’en soit pas plus brillante et plus assurée. La jeunesse qui sent ses forces doit toujours dire comme le cardinal de Bernis : Monseigneur, j’attendrai. Plus je vois la France, et plus je suis frappé de cette vérité. Que ceux qui croient avoir bien servi l’État en compromettant l’autorité royale viennent voir ces départements éloignés : tout ce qui est honnête et raisonnable est royaliste ; mais grâce à nos discussions, ils ne savent plus comment il faut l’être. Ils avaient cru jusqu’alors que servir le Roi, c’était faire ce qu’il demandait par la voix de ses ministres, et on est venu leur dire que c’était une erreur sans leur apprendre quels étaient ses véritables organes. Les ennemis de notre repos en profitent. On fait courir dans le peuple les contes les plus absurdes, et tout est peuple à une si grande distance. Je me figure que le genre de ces perturbateurs varie dans nos différentes provinces. Dans celle-ci où nous n’avons ni grandes villes, ni aristocratie, nous sommes à la merci de tout ce qui se donne pour en savoir plus que nous. Il en résulte un crédit extraordinaire pour les demi-soldes qui, appartenant de plus près au peuple et ne pouvant digérer leur dernier mécompte, le travaillent de toutes les manières et en sont toujours crus parce qu’ils sont les plus riches de leur endroit. MM. les députés viennent brochant sur le tout, se donnant pour de petits proconsuls, disposant de toutes les places, annulant les préfets, et vous voyez ce qu’il peut rester d’autorité au Roi, dont les agents ont des maîtres et dont rien ne se fait en son nom. Quant à l’administration, vous jugez bien, que personne n’y pense. Le peuple manque de pain ; sa récolte pourrit dans des pluies continuelles ; les chemins sont horribles, les hôpitaux dans la plus grande misère ; il ne nous reste que des destitutions, des dénonciations et des députations. Si vous pouviez nous les échanger pour un peu d’autorité royale, nous verrions encore la fin de nos misères ; mais dépêchez-vous, car, le mois d’octobre arrivé, il ne sera plus temps.

Adieu, mon cher ; mes hommages, je vous prie, à madame Guizot, et recevez toutes mes amitiés.

 

V

Fragments extraits d’un écrit de M. Guizot, intitulé : QUELQUES IDÉES SUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE, et publié en 1814.

 

Une grande partie des maux de la France, maux qui pourraient se prolonger beaucoup si on ne les attaquait pas dans leur source, tient, comme je viens de le dire, à l’ignorance à laquelle ont été condamnés les Français sur les affaires et la situation de l’État, au système de mensonge qu’avait adopté un gouvernement qui avait besoin de tout cacher, à l’indifférence et à la méfiance que cette obscurité et ce mensonge habituel avaient inspirées aux citoyens. C’est donc la vérité qu’il faut mettre au grand jour, c’est l’obscurité qu’il faut dissiper si l’on veut rétablir la confiance et ranimer le zèle ; et il ne suffit pas que les intentions du gouvernement soient bonnes, que ses discours soient sincères ; il faut encore que les sujets en soient persuadés, aient mille moyens de s’en convaincre : quand on a été longtemps trompé par un fourbe, on se méfie même d’un honnête homme, et tous nos proverbes sur la triste méfiance de la vieillesse reposent sur cette vérité...

Ce peuple, si longtemps abusé, a besoin de voir la vérité arriver à lui de toutes parts ; maintenant il aura l’espoir de l’obtenir ; il la demandera avec inquiétude à ses représentants, à ses administrateurs, à tous ceux qu’il croira capables de la lui dire ; plus elle lui a été étrangère jusqu’ici, plus elle lui sera précieuse ; ce qu’il y aura de bien, il l’apprendra avec transport dès qu’il sera sûr qu’il peut y croire ; ce qu’il y aura de fâcheux, il l’écoutera sans crainte dès qu’il verra qu’on ne lui ôte point la liberté d’en dire son avis et de travailler ouvertement à y parer. On ne se doute pas des embarras que dissipe la vérité et des ressources qu’elle donne ; une nation à qui on prend soin de la cacher croit aussitôt qu’on médite quelque chose contre elle et se replie dans le soupçon ; quand on la lui montre, quand le gouvernement ne laisse voir qu’une noble confiance dans ses intentions et dans la bonne volonté des sujets, cette confiance excite la leur et réveille tout leur zèle...

Les Français, sûrs d’entendre la vérité et libres de la dire, perdront bientôt cette triste habitude de méfiance qui tuait en eux toute estime de leur chef et tout dévouement à l’État : les plus insouciants reprendront un vif intérêt aux affaires publiques quand ils verront qu’ils peuvent y prendre part ; les plus soupçonneux se guériront de leurs craintes quand ils ne vivront plus dans les ténèbres ; ils ne seront plus continuellement occupés à calculer combien ils doivent rabattre de toutes les paroles qu’on leur adresse, de tous les récits qu’on leur fait, de tous les tableaux qu’on leur présente, à démêler, dans tout ce qui vient du trône, l’artifice, les desseins dangereux, les arrière-pensées...

...Une grande liberté de la presse peut seule, en ramenant la confiance, rendre à l’esprit public cette énergie dont le Roi, comme la nation, ne sauraient se passer ; c’est la vie de l’âme qu’il faut réveiller dans ce peuple en qui le despotisme travaillait à l’éteindre ; cette vie est dans le libre mouvement de la pensée, et la pensée ne se meut, ne se développe librement qu’au grand jour : personne en France ne peut plus redouter l’oppression sous laquelle nous avons vécu depuis dix ans ; mais si l’immobilité qu’entraîne la faiblesse succédait à celle qu’impose la tyrannie, si le poids d’une agitation terrible et muette n’était remplacé que par la langueur du repos, on ne verrait point renaître en France cette activité nationale, cette disposition bienveillante et courageuse qui fait des sacrifices un devoir, enfin cette confiance dans le souverain dont le besoin se fera sentir chaque jour ; on n’obtiendrait de la nation qu’une tranquillité stérile dont l’insuffisance obligerait peut-être à recourir à des moyens funestes pour elle-même et bien éloignés des intentions paternelles de son Roi.

Qu’on adopte, au contraire, un système de liberté et de franchise ; que la vérité circule librement du trône aux sujets et des sujets au trône ; que les routes soient ouvertes à ceux qui doivent la dire, à ceux qui ont besoin de la savoir ; on verra l’apathie se dissiper, la méfiance disparaître et le dévouement rendu général et facile par la certitude de sa nécessité et de son utilité.

Malheureusement nous avons fait, dans les vingt-cinq années qui viennent de s’écouler, un si déplorable abus des bonnes choses qu’il suffit aujourd’hui d’en prononcer le nom pour réveiller les plus tristes craintes. On ne veut pas tenir compte de la différence des temps, des situations, de la marche des opinions, de la disposition des esprits : on regarde comme toujours dangereux ce qui a été une fois funeste ; on pense et on agit comme feraient des mères qui, pour avoir vu tomber l’enfant, voudraient empêcher le jeune homme de marcher...

...Cette disposition est générale ; on la retrouve sous toutes les formes, et ceux qui l’ont bien observée auront peu de peine à se convaincre qu’une entière liberté de la presse serait aujourd’hui, du moins sous le rapport politique, presque sans aucun danger : ceux qui la redoutent se croient encore au commencement de notre révolution, à cette époque où toutes les passions ne demandaient qu’à éclater, où la violence était populaire, où la raison n’obtenait qu’un sourire dédaigneux. Rien ne se ressemble moins que ce temps et le nôtre ; et de cela même qu’une liberté illimitée a causé alors les maux les plus funestes, on peut inférer, si je ne me trompe, qu’elle en entraînerait fort peu aujourd’hui.

Cependant, comme beaucoup de gens paraissent la craindre, comme je n’oserais affirmer qu’elle ne pût être suivie de quelques inconvénients plus fâcheux par l’effroi qu’ils inspireraient que par les suites réelles qu’ils pourraient amener, comme, dans l’état où nous nous trouvons, sans guide dans l’expérience du passé, sans données pour l’avenir, il est naturel de ne vouloir marcher qu’avec précaution, comme l’esprit même de la nation semble indiquer qu’à tous égards la circonspection est nécessaire, l’avis de ceux qui pensent qu’il y faut mettre quelques restrictions doit peut-être prévaloir. Depuis vingt-cinq ans, la nation est si étrangère aux habitudes d’une vraie liberté, elle a passé à travers tant de despotismes différents, et le dernier a été si lourd qu’on peut redouter, en la lui rendant, plutôt son inexpérience que son impétuosité ; elle ne songerait pas à attaquer, mais peut-être aussi ne saurait-elle pas se défendre ; et au milieu de la faiblesse universelle, au milieu de ce besoin d’ordre et de paix qui se fait surtout sentir, au milieu de la collision de tant d’intérêts divers qu’il importe également de ménager, le gouvernement peut désirer avec raison d’éviter encore ces apparences de choc et de trouble qui seraient peut-être sans importance, mais dont l’imagination serait disposée à s’exagérer le danger.

La question se réduit donc à savoir quelles sont, dans les circonstances actuelles, les causes qui doivent engager à contenir la liberté de la presse, par quelles restrictions conformes à la nature de ces causes on peut la contenir sans la détruire, et comment on pourra arriver graduellement à lever ces restrictions maintenant jugées nécessaires.

Toute liberté est placée entre l’oppression et la licence ; la liberté de l’homme, dans l’état social, étant nécessairement restreinte par quelques règles, l’abus et l’oubli de ces règles sont également dangereux ; mais les circonstances qui exposent la société à l’un ou à l’autre de ces dangers ne sont point les mêmes : dans un gouvernement bien établi et solidement constitué, le danger contre lequel doivent, lutter les amis de la liberté, c’est celui de l’oppression ; tout y est combiné pour le maintien des lois, tout y tend à entretenir une vigueur de discipline contre laquelle chaque individu doit travailler à soutenir la portion de liberté qui lui est due ; la fonction du gouvernement est de maintenir l’ordre, celle des gouvernés de veiller à la liberté.

L’état des choses est tout différent dans un gouvernement qui commence : s’il succède à une époque de malheur et de trouble, où la morale et la raison aient été également perverties, où toutes les passions se soient déployées sans frein, où tous les intérêts se soient étalés sans honte, alors l’oppression est au nombre des dangers qu’il faut seulement prévenir, et la licence est celui contre lequel il faut lutter. Le gouvernement n’a pas encore toute sa force ; il n’est pas encore nanti de tous les moyens qu’on doit remettre en sa puissance pour maintenir l’ordre et la règle ; avant de les avoir tous, il se gardera bien d’abuser de quelques-uns ; et les gouvernés qui n’ont pas encore tous les avantages de l’ordre veulent avoir tous ceux du désordre ; on n’est pas encore assez assuré de sa propre tranquillité pour craindre de troubler celle des autres ; chacun se hâte de porter le coup qu’il est exposé à recevoir ; on offense avec impunité les lois qui n’ont pas encore prévu tous les moyens qu’on pourrait prendre pour les éluder ; on brave sans danger des autorités qui n’ont pas encore, pour se soutenir, l’expérience du bonheur qu’on a goûté sous leurs auspices : c’est alors contre les entreprises particulières qu’il faut faire sentinelle ; c’est alors qu’il faut garantir la liberté des outrages de la licence, et quelquefois tâcher d’empêcher ce qu’un gouvernement fort, bien sûr qu’on lui obéira, se contente de défendre.

Ainsi l’entière liberté de la presse, sans inconvénient dans un État libre, heureux et fortement constitué, peut en avoir dans un État qui se forme, et où les citoyens ont besoin d’apprendre la liberté comme le bonheur ; là, il n’y a nul danger à ce que chacun puisse tout dire, parce que, si l’ordre des choses est bon, la plupart des membres de la société seront disposés à le défendre, et parce que la nation, éclairée par son bonheur même, se laissera difficilement entraîner à la poursuite d’un mieux toujours possible, mais toujours incertain ; ici, au contraire, les passions et les intérêts des individus divergent en différents sens, tous plus ou moins éloignés de l’intérêt public ; cet intérêt n’est pas encore assez connu pour que ceux qui veulent le soutenir sachent bien où le trouver ; l’esprit public n’est encore ni formé par le bonheur, ni éclairé par l’expérience ; il n’existe donc dans la nation que très peu de barrières contre le mauvais esprit, tandis qu’il existe dans le gouvernement beaucoup de lacunes par où peut s’introduire le désordre : toutes les ambitions se réveillent, et aucune ne sait à quoi se fixer ;tous cherchent leur place, et nul n’est sûr de l’obtenir ; le bon sens qui n’invente rien, mais qui sait choisir, n’a point de règle fixe à laquelle il puisse s’attacher ; la multitude ébahie, que rien ne dirige et qui n’a pas encore appris à se diriger elle-même, ne sait quel guide elle doit suivre ; et, au milieu de tant d’idées contradictoires, incapable de démêler le vrai du faux, le moindre mal est qu’elle prenne son parti de rester dans son ignorance et sa stupidité. Quand les lumières sont encore très peu répandues, la licence de la presse devient donc un véritable obstacle à leurs progrès ; les hommes peu accoutumés à raisonner sur certaines matières, peu riches en connaissances positives, reçoivent trop facilement l’erreur qui leur arrive de toutes parts et ne distinguent pas assez promptement la vérité qu’on leur présente ; de là naissent une foule d’idées fausses, indigestes, de jugements adoptés sans examen, et une science prétendue d’autant plus fâcheuse que, s’emparant de la place que devrait tenir la raison seule, elle lui en interdit longtemps l’accès.

C’est de cette science mal acquise que la révolution nous a prouvé le danger ; c’est de ce danger que nous devons nous défendre : il faut le dire, le malheur nous a rendus plus sages ; mais le despotisme des dix dernières années a étouffé, pour une grande partie des Français, les lumières que nous en aurions pu tirer : quelques hommes sans doute ont continué à réfléchir, à observer, à étudier ; ils se sont éclairés par le despotisme même qui les opprimait ; mais la nation en général, écrasée et malheureuse, s’est vue arrêtée dans le développement de ses facultés intellectuelles. Quand on y regarde de près, on est étonné et presque honteux de son irréflexion et de son ignorance : elle éprouve le besoin d’en sortir ; le joug le plus oppressif a pu et pourrait encore seul la réduire quelque temps au silence et à l’inaction ; mais il lui faut des soutiens, des guides, et, après tant d’expériences imprudentes, pour l’intérêt même de la raison et des lumières, la liberté de la presse, dont nous n’avons jamais joui, doit être doucement essayée.

Envisagées sous ce point de vue, les restrictions qu’on pourra y apporter effrayeront moins les amis de la vérité et de la justice ; ils n’y verront qu’une concession faite aux circonstances actuelles, dictée par l’intérêt même de la nation ; et si l’on prend soin de borner cette concession de manière à ce qu’elle ne puisse jamais devenir dangereuse ; si, en établissant une digue contre la licence, on laisse toujours une porte ouverte à la liberté ; si le but des restrictions n’est évidemment que de mettre le peuple français en état de s’en passer et d’arriver un jour à la liberté entière ; si elles sont combinées et modifiées de telle sorte que cette liberté puisse toujours aller croissant à mesure que la nation deviendra plus capable d’en faire un bon usage ; enfin, si, au lieu d’entraver les progrès de l’esprit humain, elles ne sont propres qu’à en assurer, à en diriger la marche, les hommes les plus éclairés, loin de s’en plaindre comme d’une atteinte portée aux principes de la justice, y verront une mesure de prudence, une garantie de l’ordre public et un nouveau motif d’espérer que le bouleversement de cet ordre ne viendra plus troubler et retarder la nation française dans la carrière de la vérité et de la raison.

 

VI

Rapport au Roi et Ordonnance du Roi pour la réforme de l’instruction publique (17 février 1813).

 

Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre,

A tous ceux qui ces présentes verront, salut.

Nous étant fait rendre compte de l’état de l’instruction publique dans notre royaume, nous avons reconnu qu’elle reposait sur des institutions destinées à servir les vues politiques du gouvernement dont elles furent l’ouvrage, plutôt qu’à répandre sur nos sujets les bienfaits d’une éducation morale et conforme aux besoins du siècle ; nous avons rendu justice à la sagesse et au zèle des hommes qui ont été chargés de surveiller et de diriger l’enseignement ; nous avons vu avec satisfaction qu’ils n’avaient cessé de lutter contre les obstacles que les temps leur opposaient, et contre le but même des institutions qu’ils étaient appelés à mettre en œuvre ; mais nous avons senti la nécessité de corriger ces institutions et de rappeler l’éducation nationale à son véritable objet, qui est de propager les bonnes doctrines, de maintenir les bonnes mœurs, et de former des hommes qui, par leurs lumières et leurs vertus, puissent rendre à la société les utiles leçons et les sages exemples qu’ils ont reçus de leurs maîtres.

Nous avons mûrement examiné ces institutions que nous nous proposons de réformer, et il nous a paru que le régime d’une autorité unique et absolue était incompatible avec nos intentions paternelles et avec l’esprit libéral de notre gouvernement.

Que cette autorité, essentiellement occupée de la direction de l’ensemble, était en quelque sorte condamnée à ignorer ou à négliger ces détails et cette surveillance journalière qui ne peuvent être confiés qu’à des autorités locales mieux informées des besoins, et plus directement intéressées à la prospérité des établissements placés sous leurs yeux.

Que le droit de nommer à toutes les places, concentré dans les mains d’un seul homme, en laissant trop de chances à l’erreur et trop d’influence à la faveur, affaiblissait le ressort de l’émulation et réduisait aussi les maîtres à une dépendance mal assortie à l’honneur de leur état et à l’importance de leurs fonctions.

Que cette dépendance et les déplacements trop fréquents qui en sont la suite inévitable rendaient l’état des maîtres incertain et précaire, nuisaient à la considération dont ils out besoin de jouir pour se livrer avec zèle à leurs pénibles travaux, ne permettaient pas qu’il s’établît entre eux et les parents de leurs élèves cette confiance qui est le fruit des longs services et des anciennes habitudes, et les privaient ainsi de la plus douce récompense qu’ils puissent obtenir, le respect et l’affection des contrées auxquelles ils ont consacré leurs talents et leur vie.

Enfin, que la taxe du vingtième des frais d’études levée sur tous les élèves des lycées, collèges et pensions, et appliquée à des dépenses dont ceux qui la payent ne retirent pas un avantage immédiat et qui peuvent être considérablement réduites, contrariait notre désir de favoriser les bonnes études et de répandre le bienfait de l’instruction dans toutes les classes de nos sujets.

Voulant nous mettre en état de proposer le plus tôt possible aux deux Chambres les lois qui doivent fonder le système de l’instruction publique en France, et pourvoir aux dépenses qu’il exigera, nous avons résolu d’ordonner provisoirement les réformes les plus propres à nous faire acquérir l’expérience et les lumières dont nous avons encore besoin pour atteindre ce but ; et en remplacement de la taxe du vingtième des frais d’étude, dont nous ne voulons pas différer plus longtemps l’abolition, il nous a plu d’affecter, sur notre liste civile, la somme d’un million qui sera employée, pendant la présente année 1815, au service de l’instruction publique dans notre royaume ;

A ces causes, et sur le rapport de notre ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur ;

Notre Conseil d’État entendu,

Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

TITRE Ier.

Dispositions générales.

Art. 1er. Les arrondissements formés sous le nom d’académies, par le décret du 17 mars 1808, sont réduits à dix-sept, conformément au tableau annexé à la présente ordonnance.

Ils prendront le titre d’Universités.

Les Universités porteront le nom du chef-lieu assigné à chacune d’elles.

Les lycées actuellement établis seront appelés collèges royaux.

2. Chaque Université sera composée : 1° d’un conseil présidé par un recteur ; 2° de facultés ; 3° de collèges royaux ; 4° de collèges communaux.

3. L’enseignement et la discipline dans toutes les Universités seront réglés et surveillés par un conseil royal de l’instruction publique.

4. L’École normale de Paris sera commune à toutes les Universités ; elle formera, aux frais de l’État, le nombre de professeurs et de maîtres dont elles auront besoin pour l’enseignement des sciences et des lettres.

TITRE II.

Des Universités.

SECTION I.

Des Conseils des Universités.

5. Le conseil de chaque Université est composé d’un recteur président, des doyens des facultés, du proviseur du collège royal du chef-lieu ou du plus ancien des proviseurs, s’il y a plusieurs collèges royaux, et de trois notables au moins, choisis par notre conseil royal de l’instruction publique.

6. L’évêque et le préfet sont membres de ce conseil ; ils y ont voix délibérative et séance au-dessus du recteur.

7. Le conseil de l’Université fait visiter, quand il le juge à propos, les collèges royaux et communaux, les institutions, pensionnats et autres établissements d’instruction, par deux inspecteurs, qui lui rendent compte de l’état de l’enseignement et de la discipline, dans le ressort de l’Université, conformément aux instructions qu’ils ont reçues de lui.

Le nombre des inspecteurs de l’Université de Paris peut être porté à six.

8. Le conseil nomme ces inspecteurs entre deux candidats qui lui sont présentés par le recteur.

9. Il nomme aussi, entre deux candidats présentés par le recteur, les proviseurs, les censeurs ou préfets des études, les professeurs de philosophie, de rhétorique et de mathématiques supérieures, les aumôniers et les économes des collèges royaux.

10. Les inspecteurs des Universités sont choisis entre les proviseurs, les préfets des études, les professeurs de philosophie, de rhétorique et de mathématiques des collèges royaux, et les principaux des collèges communaux ; les proviseurs entre les inspecteurs, les principaux des collèges communaux et les préfets des études des collèges royaux ; ceux-ci entre les professeurs de philosophie, de rhétorique et de mathématiques supérieures des mêmes collèges.

11. Le conseil de l’Université peut révoquer, s’il y a lieu, les nominations qu’il a faites : en ce cas, ses délibération sont motivées, et elles n’ont leur effet qu’après avoir reçu l’approbation de notre conseil royal de l’instruction publique.

12. Nul ne peut établir une institution ou un pensionnat, ou devenir chef d’une institution ou d’un pensionnat déjà établis, s’il n’a été examiné et dûment autorisé par le conseil de l’Université, et si cette autorisation n’a été approuvée par le conseil royal de l’instruction publique.

13. Le conseil de l’Université entend et juge définitivement les comptes des facultés et des collèges royaux ; il entend le compte des dépenses de l’administration générale rendu par le recteur, et il le transmet, après l’avoir arrêté, à notre conseil royal de l’instruction publique.

14. Il tient registre de ces délibérations, et en envoie copie tous les mois à notre conseil royal.

15. Il a rang après le conseil de préfecture dans les cérémonies publiques.

SECTION II.

Des Recteurs des Universités.

16. Les recteurs des Universités sont nommés par nous, entre trois candidats qui nous sont présentés par notre conseil royal de l’instruction publique, et choisis par lui entre les recteurs déjà nommés, les inspecteurs généraux des études dont il sera parlé ci-après, les professeurs des facultés, les inspecteurs des Universités, les proviseurs, préfets des études, et professeurs de philosophie, de rhétorique et de mathématiques supérieures des collèges royaux.

17. Les recteurs des Universités nomment les professeurs, régents et maîtres d’études de tous les collèges, à l’exception des professeurs de philosophie, de rhétorique et de mathématiques supérieures des collèges royaux, qui sont nommés comme il est dit en l’article 9.

18. Ils les choisissent entre les professeurs, régents et maîtres d’études déjà employés dans les anciens ou les nouveaux établissements de l’instruction, ou parmi les élèves de l’École normale qui, ayant achevé leurs exercices, ont reçu le brevet d’agrégé.

19. Les professeurs et régents ainsi nommés ne peuvent être révoqués que par le conseil de l’Université, sur la proposition motivée du recteur.

20. Les professeurs et régents, nommés par un ou plusieurs recteurs autres que celui de l’Université dans laquelle ils sont actuellement employés, peuvent choisir l’Université et accepter l’emploi qu’ils préfèrent ; mais ils sont tenus d’en donner avis, un mois avant l’ouverture de l’année scolaire, au recteur de l’Université de laquelle ils sortent.

21. Les élèves de l’École normale, appelés par d’autres recteurs que celui de l’Université qui les a envoyés, ont le même droit d’option, à la charge de donner le même avis.

22. Le recteur de l’Université préside, quand il le juge à propos, aux examens et épreuves qui précèdent les collations des grades dans les facultés.

23. Il est seul chargé de la correspondance.

24. Il présente au conseil de l’Université les affaires qui doivent y être portées, nomme les rapporteurs, s’il y a lieu, règle l’ordre des délibérations et signe les arrêtés.

25. En cas de partage, des voix, la sienne est prépondérante.

SECTION III.

Des Facultés.

26. Le nombre et la composition des facultés, dans chaque Université, sont réglés par nous, sur la proposition de notre conseil royal de l’instruction publique.

27. Les facultés sont placées immédiatement sous l’autorité, la direction et la surveillance de ce conseil.

28. Il nomme leurs doyens, entre deux candidats qu’elles lui présentent.

29. Il nomme à vie les professeurs entre quatre candidats dont deux lui sont présentés par la faculté où il vaque une chaire, et deux par le conseil de l’Université.

30. Outre l’enseignement spécial dont elles sont chargées, les facultés confèrent, après examen et dans les formes déterminées par les règlements, les grades qui sont ou seront exigés pour les diverses fonctions et professions ecclésiastiques, politiques et civiles.

31. Les diplômes de grades sont délivrés en notre nom, signés du doyen et vises du recteur, qui peut refuser son visa s’il lui apparaît que les épreuves prescrites n’ont pas été convenablement observées.

32. Dans les Universités où nous n’aurions pas encore une facilité des sciences et des lettres, le grade de bachelier ès lettres pourra être conféré, après les examens prescrits, par les proviseur, préfet des études, professeurs de philosophie et de rhétorique du collège royal du chef-lieu. Le préfet des études remplira les fonctions de doyen ; il signera les diplômes et prendra séance au conseil de l’Université après le proviseur.

SECTION IV.

Des Collèges royaux et des Collèges communaux.

33. Les collèges royaux sont dirigés par un proviseur, et les collèges communaux par un principal.

34. Les proviseurs et principaux exécutent et font exécuter les règlements relatifs à l’enseignement, à la discipline et à la comptabilité.

35. L’administration du collège royal du chef-lieu est placée sous la surveillance immédiate du recteur et du conseil de l’Université.

36. Tous les autres collèges, royaux ou communaux, sont placés sous la surveillance immédiate d’un bureau d’administration composé du sous-préfet, du maire, et de trois notables au moins, nommés par le conseil de l’Université.

37. Ce bureau présente au recteur deux candidats, entre lesquels celui-ci nomme les principaux des collèges communaux.

38. Les principaux, ainsi nommés, ne peuvent être révoqués que par le conseil de l’Université, sur la proposition du bureau et de l’avis du recteur.

39. Le bureau d’administration entend et juge définitivement les comptes des collèges communaux.

40. Il entend et arrête les comptes des collèges royaux autres que celui du chef-lieu, et les transmet au conseil de l’Université.

41. Il tient registre de ses délibérations et en envoie copie, chaque mois, au conseil de l’Université.

42. Il est présidé par le sous-préfet, et, à son défaut, par le maire.

43. Les évêques et les préfets sont membres de tous les bureaux de leur diocèse ou de leur département, et quand ils y assistent, ils y ont voix délibérative et séance au-dessus des présidents.

44. Les chefs d’institutions et maîtres de pensions établis dans l’enceinte des villes où il y a des collèges royaux ou des collèges communaux sont tenus d’envoyer leurs pensionnaires comme externes aux leçons desdits collèges.

45. Est et demeure néanmoins exceptée de cette obligation l’école secondaire ecclésiastique qui a été ou pourra être établie dans chaque département, en vertu de notre ordonnance du..... ; mais ladite école ne peut recevoir aucun élève externe.

TITRE III.

De l’École normale.

46. Chaque Université envoie tous les ans, à l’École normale de Paris, un nombre d’élèves proportionné aux besoins de l’enseignement.

Ce nombre est réglé par notre conseil royal de l’instruction publique.

47. Le conseil de l’Université choisit ces élèves entre ceux qui, ayant terminé leurs études de rhétorique et de philosophie, se destinent, du consentement de leurs parents, à l’instruction publique.

48. Les élèves envoyés à l’École normale y passent trois années, après lesquelles ils sont examinés par notre conseil royal de l’instruction publique, qui leur délivre, s’il y a lieu, un brevet d’agrégé.

49. Les élèves qui ont obtenu ce brevet, s’ils ne sont pas appelés par les recteurs des autres Universités, retournent dans celle qui les a envoyés, et ils y sont placés par le recteur et avancés suivant leur capacité et leurs services 50. Le chef de l’École normale a le même rang et les mêmes prérogatives que les recteurs des Universités.

TITRE IV.

Du Conseil royal de l’Instruction publique.

51. Notre conseil royal de l’instruction publique est composé d’un président et de onze conseillers nommés par nous.

52. Deux d’entre eux sont choisis dans le clergé, deux dans notre Conseil d’État ou dans nos Cours, et les sept autres parmi les personnes les plus recommandables par leurs talents et leurs services dans l’instruction publique.

53. Le président de notre conseil royal est seul chargé de la correspondance ; il présente les affaires au conseil, nomme les rapporteurs s’il y a lieu, règle l’ordre des délibérations, signe et fait expédier les arrêtés, et il en procure l’exécution.

54. En cas de partage des voix, la sienne est prépondérante.

55. Conformément à l’article 3 de la présente ordonnance, notre conseil royal dresse, arrête et promulgue les règlements généraux relatifs à l’enseignement et à la discipline.

56. Il prescrit l’exécution de ces règlements à toutes les Universités, et il la surveille par des inspecteurs généraux des études, qui visitent les Universités quand il le juge à propos, et qui lui rendent compte de l’état de toutes les écoles.

57. Les inspecteurs sont au nombre de douze, savoir : deux pour les facultés de droit, deux pour celles de médecine ; les huit autres pour les facultés des sciences et des lettres, et pour les collèges royaux et communaux.

58. Les inspecteurs généraux des études sont nommés par nous, entre trois candidats qui nous sont présentés par notre conseil royal de l’instruction publique, et qu’il a choisis entre les recteurs et les inspecteurs des Universités, les professeurs des facultés, les proviseurs, préfets des études, et professeurs de philosophie, de rhétorique et de mathématiques supérieures des collèges royaux.

59. Sur le rapport des inspecteurs généraux des études, notre conseil royal donne aux conseils des Universités les avis qui lui paraissent nécessaires ; il censure les abus et il pourvoit à ce qu’ils soient réformés.

60. Il nous rend un compte annuel de l’état de l’instruction publique dans notre royaume.

61. Il nous propose toutes les mesures qu’il juge propres à améliorer l’instruction, et pour lesquelles il est besoin de recourir à notre autorité.

62. Il provoque et encourage la composition des livres qui manquent à l’enseignement, et il indique ceux qui lui paraissent devoir être employés.

63. Il révoque, s’il y a lieu, les doyens des facultés, et il nous propose la révocation des recteurs des Universités.

64. Il juge définitivement les comptes de l’administration générale des Universités.

65. L’École normale est sous son autorité immédiate et sa surveillance spéciale ; il nomme et révoque les administrateurs et les maîtres de cet établissement.

66. Il a le même rang que notre Cour de cassation et notre Cour des comptes, et il est placé, dans les cérémonies publiques, immédiatement après celle-ci.

67. Il tient registre de ses délibérations, et il en envoie copie à notre ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur, qui nous en rend compte, et sur le rapport duquel nous nous réservons de les réformer ou de les annuler.

TITRE V.

Des recettes et des dépenses.

68. La taxe du vingtième des frais d’études imposée sur les élèves des collèges et des pensions est abolie, à compter du jour de la publication de la présente ordonnance.

69. Sont maintenus : 1° les droits d’inscription, d’examen et de diplôme de grades au profit des facultés ; 2° les rétributions payées par les élèves des collèges royaux et communaux au profit de ces établissements ; 3° les rétributions annuelles des chefs d’institutions et de pensionnats, au profit des Universités.

70. Les communes continueront de payer les bourses communales et les sommes qu’elles accordent, à titre de secours, à leurs collèges ; à cet effet, le montant desdites sommes, ainsi que des bourses, sera colloqué à leurs budgets parmi leurs dépenses fixes, et il n’y sera fait aucun changement sans que notre conseil royal de l’instruction publique ait été entendu.

71. Les communes continueront aussi de fournir et d’entretenir de grosses réparations, les édifices nécessaires aux Universités, facultés et collèges.

72. Les conseils des Universités arrêtent les budgets des collèges et des facultés.

73. Les facultés et les collèges royaux dont la recette excède la dépense versent le surplus dans la caisse de l’Université.

74. Les conseils des Universités reçoivent les rétributions annuelles des chefs d’institutions et de pensionnats.

75. Ils régissent les biens attribués à l’Université de France qui sont situés dans l’arrondissement de chaque Université, et ils en perçoivent les revenus.

76. En cas d’insuffisance des recettes des facultés, et de celles qui sont affectées aux dépenses de l’administration générale, les conseils des Universités forment la demande distincte et détaillée des sommes nécessaires pour remplir chaque déficit.

77. Cette demande est adressée par eux à notre conseil royal de l’instruction publique qui la transmet, avec son avis, à notre ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur.

78. Les dépenses des facultés et des Universités, arrêtées par notre ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur, sont acquittées sur ses ordonnances par notre trésor royal.

79. Sont pareillement acquittées par notre trésor royal : 1° les dépenses de notre conseil royal de l’instruction publique ; 2° celles de l’École normale ; 3° les bourses royales.

80. À cet effet, la rente de 400.000 francs, formant l’apanage de l’Université de France, est mise à la disposition de notre ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur.

81. De plus, et en remplacement provisoire de la taxe abolie par l’article 68 de la présente ordonnance, notre ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur est autorisé par nous, pour le service de l’instruction publique dans notre royaume, pendant l’année 1815, à s’adresser au ministre de notre maison, qui mettra à sa disposition la somme d’un million à prendre sur les fonds de notre liste civile.

82. Le fonds provenant de la retenue du vingt-cinquième des traitements dans l’Université de France demeure affecté aux pensions de retraite : notre conseil royal est chargé de nous proposer l’emploi le plus convenable de ce fonds, ainsi que les moyens d’assurer un nouveau fonds pour la même destination dans toutes les Universités.

TITRE VI.

Dispositions transitoires.

83. Les membres de notre conseil royal de l’instruction publique qui doivent être choisis ainsi qu’il est dit en l’article 52, les inspecteurs généraux des études, les recteurs et les inspecteurs des Universités seront nommés par nous, pour la première fois, entre toutes les personnes qui ont été ou qui sont actuellement employées dans les divers établissements de l’instruction.

Les conditions d’éligibilité déterminées audit article, ainsi qu’aux articles 10, 16 et 38, s’appliquent aux places qui viendront à vaquer.

84. Les membres des Universités et des congrégations supprimées qui ont professé dans les anciennes facultés ou rempli des places de supérieurs et de principaux de collèges ou des chaires de philosophie et de rhétorique, comme aussi les conseillers, inspecteurs généraux, recteurs et inspecteurs d’Académie, et professeurs de facultés dans l’Université de France qui se trouveraient sans emploi par l’effet de la présente ordonnance, demeurent éligibles à toutes les places.

85. Les traitements fixes des doyens et professeurs des facultés, et ceux des proviseurs, préfets des études et professeurs des collèges royaux, sont maintenus.

86. Les doyens et professeurs des facultés qui seront conservées, les proviseurs, préfets des études, et professeurs des collèges royaux, les principaux et régents des collèges communaux présentement en fonctions, ont les mêmes droits et prérogatives, et sont soumis aux mêmes règles de révocation que s’ils avaient été nommés en exécution de la présente ordonnance.

Mandons et ordonnons à nos cours, tribunaux, préfets et corps administratifs, que les présentes ils aient à faire publier, s’il est nécessaire, et enregistrer partout où besoin sera ; à nos procureurs généraux et à nos préfets d’y tenir la main et d’en certifier, savoir : les cours et tribunaux, notre chancelier ; et les préfets, le ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur.

Donné à Paris, en notre château des Tuileries, le 17 février de l’an de grâce 1815, et de notre règne le vingtième.

Signé : Louis.

Par le Roi : le ministre secrétaire d’État de l’intérieur, Signé : l’abbé de MONTESQUIOU.

 

VII

Note rédigée et remise au Roi et au Conseil, en août 1816, par M. Laîné, ministre de l’intérieur, sur la dissolution de la Chambre des députés de 1815.

 

Si l’on croit probable que le Roi soit obligé de dissoudre la Chambre après sa réunion, voyons quelles en seront les conséquences.

La dissolution, pendant la durée des sessions, est une mesure extrême. C’est une sorte d’appel fait au milieu des passions aux prises. Les causes qui l’auront amenée, les ressentiments qu’elle causera, se répandront par toute la France.

La convocation d’une nouvelle Chambre exigera beaucoup de temps, et il sera à peu près impossible d’avoir un budget cette année. En reculer la confection aux premiers mois de l’année suivante, c’est s’exposer à voir augmenter le déficit, à voir dépérir les ressources.

C’est vraisemblablement se mettre dans l’impuissance de payer les étrangers.

Après une dissolution d’éclat, motivée par le danger qu’aurait fait courir la Chambre, il serait difficile de penser que les assemblées électorales soient paisibles. Et si des mouvements se déclarent, la rentrée des étrangers est encore à redouter par cette cause.

L’effroi de cette conséquence dans les deux cas fera hésiter le Roi, et quelles que soient les atteintes portées au repos public et à l’autorité royale, le cœur de Sa Majesté, dans l’espoir que ce mal sera passager, se déterminera difficilement au remède extrême de la dissolution.

Si donc on trouve la nécessité de dissoudre la Chambre très probable, ne vaut-il pas mieux prendre, avant la convocation, un parti propre à nous préserver d’un malheur effrayant ?

Le renouvellement par cinquième, qui, dans tous les cas, me semble indispensable pour exécuter la Charte, dont on s’est, hélas ! trop écarté au mois de juillet 1815, ne diminuera guère les probabilités de la dissolution.

Les députations de la quatrième série, à peu d’exceptions près, sont modérées ; elles sont éloignées de la pensée de porter atteinte au repos public et à la force de la prérogative royale qui seule peut le maintenir en rassurant toutes les classes.

Les quatre autres cinquièmes restent les mêmes ; les dangers redoutés restent par conséquent aussi imminents.

C’est ce qui m’a fait désirer un moyen qui donne la facilité de rentrer complètement dans la Charte en rapportant l’ordonnance du 13 juillet, qui l’a violée pour l’âge et le nombre, et qui met tant d’autres dispositions en problème.

Ce serait de n’appeler par lettres closes que les députés âgés de quarante ans, et au nombre de la Charte.

Pour y parvenir, on choisirait ceux des députés qui ont été nommés les premiers dans chaque collège électoral. On rendrait ainsi hommage aux électeurs en rappelant ceux qui paraissent les premiers dans l’ordre de leur confiance.

On dira, il est vrai, que la Chambre n’étant pas dissoute, les députés actuels ont une sorte de possession d’état.

Mais les électeurs et les députés qu’ils ont nommés ne tiennent leurs pouvoirs que de l’ordonnance.

La même autorité qui les leur a donnés peut les retirer en rapportant l’ordonnance.

Le Roi, dans son discours d’ouverture, a semblé dire que ce n’était qu’à raison de la circonstance extraordinaire qu’il avait appelé autour du trône un plus grand nombre de députés. La circonstance extraordinaire a cessé. La paix est faite ; l’ordre est rétabli, les alliés se sont retirés du cœur de la France et de la capitale.

Cette idée fournit une raison de répondre à l’objection que les opérations de la Chambre sont frappées de nullité.

Le Roi avait la faculté de la rendre telle qu’elle était, à raison des circonstances.

Elle (la Chambre des députés) n’a pas seule fait les lois. La Chambre des pairs, le Roi qui, en France, est la branche principale du Corps Législatif, y ont concouru.

Si cette objection était bonne dans ce cas, elle serait bonne dans tous les autres. En effet, soit après la dissolution, soit dans toute autre circonstance, le Roi en reviendra à la Charte, pour l’âge et pour le nombre. En cette hypothèse, on pourrait dire que les opérations de la Chambre actuelle sont frappées de nullité. On expliquerait toujours l’article 14 de la Charte par les circonstances extraordinaires, et son complet rétablissement par les motifs les plus sacrés. Revenir à la Charte sans dissolution n’est donc pas plus annuler les opérations qu’y revenir après la dissolution.

Dira-t-on que le Roi n’est pas plus assuré de la majorité après la réduction qu’actuellement ? Je réponds qu’il y a bien plus de probabilités.

Une assemblée moins nombreuse sera plus facile à diriger ; la raison s’y fera mieux entendre. L’autorité du Roi, qui se sera exercée par la réduction, y sera plus ferme et plus sûre.

Et puis, dans le cas de la dissolution, le Roi serait-il plus assuré de la majorité ? Que de chances contre ! D’une part les exagérés, dont le but est de faire passer une partie de l’autorité royale dans ce qu’ils appellent l’aristocratie, occupent presque tous les postes qui influent sur les opérations des assemblées électorales. De l’autre, ils seront vivement combattus par les partisans d’une liberté populaire non moins dangereuse pour l’autorité royale. La lutte qui se sera engagée dans les assemblées se reproduira dans la Chambre, et quelle sera la majorité qui naîtra de cette lutte ?

Si le moyen de la réduction ne paraît pas admissible, si d’un autre côte on croit très probable que l’esprit hostile de la chambre nécessitera la dissolution après la convocation, je n’hésiterais pas à préférer la dissolution actuelle au danger, trouvé si probable, de la dissolution après la réunion.

Que si la dissolution actuelle amenait la composition d’une Chambre avec le même esprit, les mêmes vues, il faudrait alors chercher des remèdes, préserver l’autorité royale, sauver la France de l’étranger.

Le premier moyen serait de sacrifier des ministres qui sont prêts à laisser leurs places et leurs vies pour préserver le Roi de France.

Les notes ci-dessus ne sont fondées que sur la nécessité probable de la dissolution après la convocation.

Elle sera nécessaire si, sous le prétexte d’amendements, on se joue de la volonté du Roi, si le budget est refusé, s’il est trop différé, si les amendements ou les propositions sont de nature à jeter l’alarme en France, et par conséquent à appeler les étrangers.

Les habitudes prises à la dernière session, les projets exprimés, le ressentiment éprouvé, les renseignements qu’on s’est procurés, les hostilités préparées de la part des ambitieux, les projets annoncés d’affaiblir l’autorité royale, en déclamant contre la centralisation (corrigée) du gouvernement, sont de puissantes raisons peur appuyer les probabilités qui font craindre la nécessité de la dissolution.

D’un autre côté, on doit trouver difficile que des Français aveugles compromettent le sort de la France, et, en continuant à lutter contre la volonté royale, puissent s’exposer au double fléau de l’étranger, de la guerre civile, ou seulement de la perte de quelques provinces, par des propositions imprudentes, légalement injustes, ou......

Est-il permis d’espérer qu’en présentant des projets de loi tels que la religion, l’amour du Roi et de la patrie peuvent les inspirer à des hommes, est-il possible d’espérer qu’ils ne seront pas contredits ?

Est-il possible de rédiger ces projets de manière à montrer à la France et au monde que la malveillance seule peut les rejeter ?

Malgré les grandes probabilités de la dissolution, on pourrait moins en redouter le danger si le roi, à l’ouverture, exprime énergiquement sa volonté, s’il rend des ordonnances préalables pour révoquer tout ce qui n’est pas consommé dans les ordonnances de juillet 1815, si surtout, après avoir manifesté sa volonté par des actes solennels. Sa Majesté veut bien les répéter fermement et autour du trône, en éloignant de sa personne ceux qui le contrarieraient ou le mettraient en doute.

Pour éviter les résistances et les luttes, serait-il possible de recourir au moyen suivant ?

Quand les projets de loi, d’ordonnance, de règlement seront préparés, serait-il à propos que le Roi tînt un conseil extraordinaire dans lequel il appellerait les princes de la maison, monseigneur l’archevêque de Reims, etc. ; que là tous les projets fussent arrêtés et que les princes, les principaux évêques déclarassent que les projets arrêtés ont l’assentiment de tous ? Si, après ce conseil, tous les grands influents que Sa Majesté y aurait appelés répondaient que c’est la volonté commune du Roi et de la famille royale, la France serait peut-être sauvée.

Mais le grand remède est dans la volonté du Roi ; une foi manifestée, si le Roi en recommande l’exécution à tout ce qui l’entoure, le danger disparaît :

Domine die tantum verbum, et sanabitur Gallia tua.

 

VIII

Correspondance entre le vicomte de Chateaubriand, le comte Decazes, ministre de la police générale, et M. Dambray, chancelier de France, à l’occasion de la saisie de LA MONARCHIE SELON LA CHARTE, pour cause de contravention aux lois et règlements sur l’imprimerie.

 

(Septembre 1816.)

1° Procès-verbal de saisie.

19 septembre 1816.

Le 18 septembre, en exécution d’un mandat de Son Excellence, daté dudit jour, portant la saisie d’un ouvrage intitulé : De la Monarchie selon la Charte, par M. de Chateaubriand, imprimé chez Le Normant, rue de Seine, n° 8, lequel ouvrage a été mis en vente sans que le dépôt des cinq exemplaires en eût été fait à la Direction générale de la librairie, je me suis transporté avec MM. Joly et Dussiriez, officiers de paix, et des inspecteurs, chez ledit sieur Le Normant, où nous sommes arrivés avant dix heures du matin.

Le sieur Le Normant nous a exposé qu’il avait fait la déclaration et pas encore le dépôt des cinq exemplaires de l’ouvrage de M. de Chateaubriand. Il a prétendu qu’il avait envoyé ce même jour, sur les neuf heures du matin, à la Direction générale de la librairie, mais qu’on a répondu que les bureaux n’étaient pas ouverts, ce dont il n’a pu produire aucune preuve.

Il a déclaré qu’il avait imprimé deux mille exemplaires de cet ouvrage, se proposant de faire une nouvelle déclaration, la première n’étant que pour quinze cents ; qu’il en avait livré plusieurs centaines à l’auteur ; qu’enfin, il en avait mis en vente chez les principaux libraires du Palais-Royal, Delaunay, Petit et Fabre.

Pendant que je dressais procès-verbal de ces faits et déclarations, M. de Wilminet, officier de paix, s’est présenté avec un particulier entre les mains duquel il avait aperçu, près le Pont-des-Arts, l’ouvrage dont il s’agit, au moment où ce particulier, qui a dit s’appeler Derosne, en parcourait le titre. Le sieur Derosne a déclaré qu’il l’avait acheté, pour quatre francs, ce même jour 18, à peu près à neuf heures et demie du matin ; cet exemplaire a été déposé entre nos mains, et le sieur Le Normant en a remboursé le prix au sieur Derosne.

Nous avons saisi, dans le grand magasin au premier, trente exemplaires brochés auxquels nous avons réuni celui du sieur Derosne. Dans les ateliers au rez-de-chaussée, j’ai saisi une quantité considérable de feuilles d’impression du même ouvrage, que le sieur Le Normand a évaluées à neuf mille feuilles et trente et une formes qui avaient servi pour l’impression de ces feuilles.

Comme il était bien constaté, et par des faits et par les déclarations mêmes de l’imprimeur, que l’ouvrage en question avait été mis en vente avant que le dépôt des cinq exemplaires eût été fait, nous avons fait saisir les exemplaires brochés, les feuilles et les formes. Les feuilles ont été de suite chargées sur une voiture dans la cour d’entrée. Les volumes brochés, formant un paquet, ont été déposés au bas de l’escalier de l’entrée de la maison. Les formes, au nombre de trente et une, avaient été déposées sous le perron du jardin ; une corde les retenait liées ensemble. Notre sceau venait d’être apposé à la partie supérieure, et M. de Wilminet se disposait à l’apposer à la partie inférieure. Toutes ces opérations s’étaient faites et se faisaient avec calme, avec le plus grand respect pour l’autorité.

Tout à coup des cris tumultueux se font entendre du fond de la cour d’entrée (M. de Chateaubriand venait d’arriver, il pérorait des ouvriers qui l’entouraient). Ses phrases étaient interrompues par les cris : C’est M. de Chateaubriand ! Les ateliers retentissaient du nom de M. de Chateaubriand ! Tous les ouvriers sortaient en foule et se précipitaient du côté de la cour, en criant : C’est M. de Chateaubriand ! M. de Chateaubriand ! Je distinguai moi-même le cri de : Vive M. de Chateaubriand !

Au même instant, une douzaine d’ouvriers arrivent furieux à la porte du jardin où j’étais avec M. de Wilminet et deux inspecteurs, occupé à terminer le scellé sur les formes. On brise le scellé et l’on se dispose à emporter les formes ; on crie à mes oreilles, d’un air menaçant : Vive la liberté de la presse ! Vive le roi ! Nous profitons d’un moment de silence pour demander s’il y a un ordre de cesser notre opération. — Oui, oui, il y a un ordre : Vive la liberté de la presse ! criaient-ils avec insolence de toutes leurs forces : Vive le roi ! et ils s’approchaient de nous de très près pour proférer ces cris. — Eh bien ! leur dis-je tranquillement, s’il y a un ordre, tant mieux ; mais qu’on le produise. Et nous dîmes tous ensemble : Vous ne toucherez pas à ces formes que nous n’ayons vu l’ordre. — Oui, oui, crièrent-ils, il y a un ordre. C’est de M. de Chateaubriand ; c’est d’un pair de, France. Un ordre de M. de Chateaubriand vaut mieux qu’un ordre du ministre. Il se moque bien d’un ordre du ministre ! Et ils répétaient avec force les cris de : Vive la liberté de la presse ! Vive le Roi !

Cependant MM. les officiers de paix et les inspecteurs commis à la garde des objets saisis ou séquestrés en empêchent l’enlèvement. On arrache le paquet des exemplaires brochés des mains d’un ouvrier qui l’emportait.

M. l’officier de paix, qui mettait les scellés, obligé par la violence de suspendre l’opération, aborde M. de Chateaubriand et lui demande s’il a un ordre du ministre. Celui-ci répond avec emportement qu’un ordre du ministre n’est rien pour lui, qu’il s’oppose à son exécution, qu’il est pair de France, qu’il est le défenseur de la Charte. Il défend de rien laisser emporter. — Au surplus, a-t-il ajouté, cette mesure est nulle et sans but ; j’ai fait passer dans les départements quinze mille exemplaires de cet ouvrage. — Et les ouvriers de répéter que l’ordre de M. de Chateaubriand vaut mieux que l’ordre du ministre, de recommencer leurs cris avec plus de véhémence : Vive la liberté de la presse ! L’ordre de M. de Chateaubriand ! Vive le Roi !

On entoure l’officier de paix. Un homme de couleur, paraissant très animé, lui dit insolemment : — L’ordre de M. de Chateaubriand vaut mieux que l’ordre du ministre. — Les cris tumultueux recommencent autour de l’officier de paix. Je quitte le jardin en confiant aux inspecteurs la garde des formes, pour m’avancer de ce côté. Sur mon passage, plusieurs ouvriers crièrent avec violence : Vive le Roi ! J’étendis la main en signe de calme et pour tenir à une distance respectueuse ceux qui voulaient s’approcher de trop près, et je répondis par le cri d’allégresse : Vive le Roi ! à ce même cri proféré séditieusement par des ouvriers égarés.

M. de Chateaubriand était dans la cour d’entrée, apparemment pour empêcher que la voiture chargée des feuilles de son ouvrage ne partît pour sa destination. Je montais l’escalier dans l’intention de signifier à M. Le Normant qu’il eût à joindre à mes ordres l’influence qu’il pouvait avoir sur ses ouvriers, afin de les faire tous rentrer dans les ateliers et de le rendre devant eux responsable des événements, lorsque M. de Chateaubriand parut au bas de l’escalier, et dit, d’un ton très emporté et en élevant fortement la voix, au milieu des ouvriers dont il se sentait vigoureusement étayé, à peu près ces paroles :

Je suis pair de France. Je ne reconnais point l’ordre du ministre. Je m’oppose, au nom de la Charte dont je suis le défenseur, et dont tout citoyen peut réclamer la protection, je m’oppose à l’enlèvement de mon ouvrage. Je défends le transport de ces feuilles. Je ne me rendrai qu’à la force, que lorsque je verrai la gendarmerie.

Aussitôt élevant moi-même fortement la voix, en étendant la main du haut de la première rampe de l’escalier où je me trouvais, je répondis à celui qui venait de manifester personnellement et d’une manière si formelle sa résistance à l’exécution des ordres du ministre de S. M., et prouvé par là qu’il était le véritable auteur des mouvements qui venaient d’avoir lieu, je répondis :

Et moi, au nom et de par le Roi, en qualité de commissaire de police nommé par S. M. et agissant par l’ordre de S. Exc. le ministre de la police générale, j’ordonne le respect à l’autorité. Que tout reste intact ; que tout tumulte cesse, jusqu’aux nouveaux ordres que j’attends de S. Exc.

Pendant que je prononçais ces mots, il s’est fait un grand silence. Le calme a succédé au tumulte. Bientôt après la gendarmerie est survenue. J’ai donné ordre aux ouvriers de rentrer dans les ateliers. M. de Chateaubriand, aussitôt que les gendarmes sont entrés, s’est retiré dans les appartements de M. Le Normant et n’a plus reparu. Nous avons terminé notre opération, et avons dressé procès-verbal de tout ce qui venait de se passer, après avoir envoyé au ministère les objets saisis et confié les formes à la garde et sous la responsabilité de M. Le Normant.

Dans le moment du tumulte, un exemplaire broché a disparu. Nous avons ensuite saisi chez le sieur Lemarchand, brocheur, ancien libraire, rue de la Parcheminerie, sept paquets d’exemplaires du même ouvrage, et rue des Prêtres, n° 17, dans un magasin de M. Le Normant, nous avons mis huit formes sous le scellé et saisi quatre mille feuilles de ce même ouvrage.

J’ai envoyé au ministère des procès-verbaux de ces différentes opérations avec les feuilles ou exemplaires saisis de l’ouvrage de M. de Chateaubriand.

Le sieur Le Normant m’a paru ne s’être pas mal conduit pendant l’opération que j’ai faite à son domicile et dans le tumulte que M. de Chateaubriand y a excité à l’occasion de la saisie de son ouvrage. Mais il est suffisamment constaté, par ses aveux et par des faits, qu’il a mis en vente chez des libraires et qu’il a vendu lui-même des exemplaires de cet ouvrage avant d’avoir fait le dépôt des cinq exigés par les ordonnances.

Quant à M. de Chateaubriand, je suis étonné qu’il ait pu compromettre aussi scandaleusement la dignité des titres qui le décorent, en se montrant dans cette circonstance comme s’il n’eût été que le chef d’une troupe d’ouvriers qu’il avait soulevés. Le titre si respectable de pair de France qu’il s’est donné lui-même plusieurs fois, dans un tumulte dont il était l’auteur, était peu fait pour imposer dans la bouche d’un homme sur le visage duquel on lisait facilement combien il était en proie à la colère et à l’exaspération d’amour-propre d’un auteur.

Il a été la cause que des ouvriers ont profané le cri sacré de : Vive le Roi, en le proférant dans un acte de rébellion envers l’autorité du gouvernement, qui est la même que celle du Roi.

Il a excité ces hommes égarés contre un commissaire de police, fonctionnaire public nommé par S. M., et contre trois officiers de paix, au moment même de l’exercice de leurs fonctions, et sans armes contre cette multitude.

Il a manqué au gouvernement royal en disant qu’il ne reconnaissait que la force, sous un régime basé sur une autre force que celle des baïonnettes, et qui ne fait usage de celles-ci que contre les personnes étrangères au sentiment d’honneur.

Enfin cette scène eût pu avoir des suites graves si, imitant la conduite de M. de Chateaubriand, nous eussions oublié un seul moment que nous agissions par les ordres d’un gouvernement modéré autant que ferme, et fort de sa sagesse comme de sa légitimité.

 

2° M. le vicomte de Chateaubriand à M. le comte Decazes.

Paris, le 18 septembre 1816.

Monsieur le comte,

J’ai été chez vous pour vous témoigner ma surprise. J’ai trouvé à midi chez M. Le Normant, mon libraire, des hommes qui m’out dit être envoyés par vous pour saisir mon nouvel ouvrage intitulé : De la Monarchie selon la Charte.

Ne voyant pas d’ordre écrit, j’ai déclaré que je ne souffrirais pas l’enlèvement de ma propriété, à moins que des gens d’armes ne la saisissent de force. Des gens d’armes sont arrivés, et j’ai ordonné à mon libraire de laisser enlever l’ouvrage.

Cet acte de déférence à l’autorité, Monsieur le comte, n’a pas pu me laisser oublier ce que je devais à ma dignité de pair. Si j’avais pu n’apercevoir que mon intérêt personnel, je n’aurais fait aucune démarche ; mais les droits de la pensée étant compromis, j’ai dû protester, et j’ai l’honneur de vous adresser copie de ma protestation.

Je réclame, à titre de justice, mon ouvrage ; et ma franchise doit ajouter que, si je ne l’obtiens pas, j’emploierai tous les moyens que les lois politiques et civiles mettent en mon pouvoir. J’ai l’honneur d’être, etc.

Signé : Vte DE CHATEAUBRIAND.

 

3° M. le comte Decazes à M. le vicomte de Chateaubriand.

Paris, le 18 septembre 1816.

Monsieur le vicomte,

Le commissaire de police et les officiers de paix, contre lesquels vous avez cru devoir autoriser la rébellion des ouvriers du sieur Le Normant, étaient porteurs d’un ordre signé d’un ministre du Roi et motivé sur une loi. Cet ordre avait été exhibé à cet imprimeur, qui l’avait lu à plusieurs reprises et n’avait pas cru pouvoir se permettre de s’opposer à son exécution réclamée de par le Roi. Il ne lui était sans doute pas venu dans la pensée que votre qualité de pair pût vous affranchir de l’exécution des lois, du respect dû par tous les citoyens aux fonctionnaires publics dans l’exercice de leur charge, et motiver surtout une révolte de ses ouvriers contre un commissaire de police et des officiers institués par le Roi, revêtus des marques distinctives de leurs fonctions et agissant en vertu d’ordres légaux.

J’ai vu avec peine que vous aviez pensé autrement, que vous aviez préféré, ainsi que vous me le mandez, céder à la force qu’obéir à la loi. Cette loi, à laquelle le sieur Le Normand était en contravention, est formelle, Monsieur le vicomte ; elle veut qu’aucun ouvrage ne puisse être publié clandestinement, et qu’aucune publication ni vente n’en soit faite avant le dépôt qu’elle ordonne d’effectuer à la Direction de l’imprimerie. Elle exige aussi que l’impression soit précédée d’une déclaration de l’imprimeur. Aucune de ces dispositions n’a été remplie par le sieur Le Normant. S’il a fait une déclaration, elle a été inexacte ; car il a lui-même consigné au procès-verbal dressé par le commissaire de police, qu’il avait déclaré qu’il se proposait de tirer à 1.500 exemplaires et qu’il en avait imprimé 2.000.

D’un autre côté, j’étais informé que, quoiqu’aucun dépôt n’eût été fait à la Direction de l’imprimerie, plusieurs centaines d’exemplaires avaient été distraits ce matin, avant neuf heures, de chez le sieur Le Normant et envoyés chez vous et chez plusieurs libraires, que d’autres exemplaires étaient vendus par le sieur Le Normant chez lui au prix de 4 francs, et deux de ces exemplaires se trouvaient ce matin à huit heures et demie dans mes mains.

J’ai dû ne pas souffrir cette contravention et ne pas permettre la vente d’un ouvrage ainsi clandestinement et illégalement publié. J’en ai ordonné la saisie, conformément aux articles 14 et 15 de la loi du 21 octobre 1814.

Personne en France, Monsieur le vicomte, n’est au-dessus de la loi. MM. les pairs s’offenseraient avec raison si j’avais supposé qu’ils en eussent la prétention : ils ont sans doute encore moins celle que les ouvrages qu’ils croient pouvoir publier et vendre comme particuliers et comme hommes de lettres, quand ils veulent bien honorer cette profession par leurs travaux, soient privilégiés ; et, si ces ouvrages sont soumis à la censure du public comme ceux des autres auteurs, ils ne sont pas non plus affranchis de celle de la justice et de la surveillance de la police, dont le devoir est de veiller à ce que les lois, qui sont les mêmes et également obligatoires pour tous, soient aussi également exécutées.

Je vous ferai d’ailleurs observer, Monsieur le vicomte, que c’est dans le domicile et l’imprimerie du sieur Le Normant, qui n’est pas pair de France, que l’ordre donné constitutionnellement de saisir un ouvrage publié par lui en contravention à la loi était exécuté ; que cette exécution était consommée quand vous vous y êtes présenté et lorsque, sur votre déclaration que vous ne souffririez pas qu’on enlevât cet ouvrage, les ouvriers ont brisé les scellés, repoussé les fonctionnaires publics et se sont mis en révolte ouverte contre l’autorité du Roi. Et il ne vous sera pas échappé, Monsieur le vicomte, que c’est en invoquant ce nom sacré qu’ils se sont rendus coupables d’un crime dont, sans doute, ils ne sentaient pas la gravité et auquel ils ne se seraient pas laissé entraîner s’ils avaient été plus pénétrés du respect dû à ses actes et à ses mandataires, et s’il pouvait se faire qu’ils ne lussent pas ce qu’ils impriment.

J’ai cru, Monsieur le vicomte, devoir à votre caractère ces explications, qui vous prouveront peut-être que, si la dignité de pair a été compromise dans cette circonstance, ce n’est pas par moi.

J’ai l’honneur d’être,

Monsieur le vicomte,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Signé : Comte DECAZES.

 

4° M. le vicomte de Chateaubriand à M. le comte Decazes.

Paris ; ce 19 septembre 1816.

Monsieur le comte,

J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 18 de ce mois. Elle ne répond point à la mienne du même jour.

Vous me parlez d’écrits clandestinement publiés (à la face du soleil, avec mon nom et mes titres). Vous parlez de révolte et de rébellion, et il n’y a eu ni révolte ni rébellion. Vous dites qu’on a crié : Vive le Roi ! Ce cri n’est pas encore compris dans la loi des cris séditieux, à moins que la police n’en ait ordonné autrement que les Chambres. Au reste, tout cela s’éclaircira en temps et lieu. On n’affectera plus de confondre la cause du libraire et la mienne ; nous saurons si, dans un gouvernement libre, un ordre de la police, que je n’ai pas même vu, est une loi pour un pair de France ; nous saurons si l’on n’a pas violé envers moi tous les droits qui me sont garantis par la Charte, et comme citoyen et comme pair. Nous saurons, par les lois mêmes que vous avez l’extrême bonté de me citer (il est vrai avec un peu d’inexactitude), si je n’ai pas le droit de publier mes opinions ; nous saurons enfin si la France doit désormais être gouvernée par la police ou par la Constitution.

Quant à mon respect et à mon dévouement pour le Roi, Monsieur le comte, je ne puis recevoir de leçon et je pourrais servir d’exemple. Quant à ma dignité de pair, je la ferai respecter aussi bien que ma dignité d’homme ; et je savais parfaitement, avant que vous prissiez la peine de m’en instruire, qu’elle ne sera jamais compromise par vous ni par qui que ce soit. Je vous ai demandé la restitution de mon ouvrage : puis-je espérer qu’il me sera rendu ? Voilà dans ce moment toute la question.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur le comte, votre très humble et très obéissant serviteur.

Signé : Le vicomte DE CHATEAUBRIAND.

 

5° M. Dambray à M. le comte Decazes.

Paris, ce 19 septembre 1816.

Je vous envoie confidentiellement, mon cher collègue, la lettre que j’ai reçue hier de M. de Chateaubriand, avec la protestation en forme dont il m’a rendu dépositaire. Je vous prie de me renvoyer ces pièces, qui ne doivent recevoir aucune publicité. Je joins aussi la copie de ma réponse, que vous voudrez bien me renvoyer après l’avoir lue, parce que je n’en ai pas gardé d’autre. J’espère que vous l’approuverez.

Je vous renouvelle tous mes sentiments.

DAMBRAY.

 

6° M. le vicomte de Chateaubriand à M. le chancelier Dambray.

Paris, ce 18 septembre 1816.

Monsieur le chancelier,

J’ai l’honneur de vous envoyer copie de la protestation que j’ai faite et de la lettre que je viens d’écrire à M. le ministre de la police.

N’est-il pas étrange, monsieur le chancelier, qu’on enlève en plein jour, à main armée, malgré mes protestations, l’ouvrage d’un pair de France, signé de son nom, imprimé publiquement à Paris, comme on aurait enlevé un écrit séditieux et clandestin, le Nain-Jaune ou le Nain-Tricolore ? Outre ce que l’on devait à ma prérogative comme pair de France, j’ose dire, Monsieur le chancelier, que je méritais personnellement un peu plus d’égards. Si mon ouvrage était coupable, il fallait me traduire devant les tribunaux compétents : j’aurais répondu.

J’ai protesté pour l’honneur de la pairie, et je suis déterminé à suivre cette affaire avec la dernière rigueur. Je réclame, Monsieur le chancelier, votre appui comme président de la Chambre des pairs, et votre autorité comme chef de la justice.

Je suis, avec un profond respect, etc.

Signé : Vicomte DE CHATEAUBRIAND.

 

7° M. Dambray à M. le vicomte de Chateaubriand.

Paris, le 19 septembre 1816.

J’ai reçu, Monsieur le vicomte, avec la lettre que vous m’avez adressée, la déclaration relative à la saisie qui eut lieu hier chez votre libraire ; j’ai de la peine à comprendre l’usage que vous vous proposez de faire de cette pièce, qui ne peut atténuer en aucune manière la contravention commise par le sieur Le Normant. La loi du 21 octobre 1814 est précise à cet égard : Nul imprimeur ne peut mettre en vente un ouvrage ou le publier de quelque manière que ce soit, avant d’avoir déposé le nombre prescrit d’exemplaires. — Il y a lieu à saisie, ajoute l’article 15, et séquestre d’un ouvrage, si l’imprimeur ne représente pas les récépissés du dépôt ordonné par l’article précédent.

Les contraventions (art. 20) seront constatées par les procès-verbaux des inspecteurs de la librairie et des commissaires de police.

Vous ignoriez probablement ces dispositions quand vous avez cru que votre qualité de pair de France vous donnait le droit de vous opposer personnellement à une opération de police ordonnée ou autorisée par la loi que tous les Français, quel que soit leur rang, doivent également respecter.

Je vous suis trop attaché, Monsieur, pour n’être pas profondément affligé de la part que vous avez prise à la scène scandaleuse qui paraît avoir eu lieu à ce sujet, et je regrette bien vivement que vous ayez encore ajouté des torts de forme au tort réel d’une publication que vous saviez être si désagréable à Sa Majesté. Je ne connais au reste votre ouvrage que par le mécontentement que le Roi en a publiquement exprimé ; mais je suis désolé de voir l’impression qu’il a faite sur un prince qui daignait en toute occasion montrer autant de bienveillance pour votre personne que d’estime pour vos talents.

Recevez, Monsieur le vicomte, l’assurance de ma haute considération et de mon inviolable attachement.

Le chancelier de France,

Signé : DAMBRAY.

 

IX

Tableaux des principales modifications et réformes introduites dans l’administration générale de la France, par MM. Laîné et Decazes, successivement ministres de l’intérieur de 1816 à 1820, et par M. le maréchal Gouvion Saint-Cyr, ministre de la guerre de 1817 à 1819.

 

1° MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR.

M. LAINÉ.

(Mai 1816. — Décembre 1818.)

1816.

4 septembre. Ordonnance pour la réorganisation de l’École polytechnique. 25 septembre. Ordonnance pour autoriser la Société des missions de France. 11 décembre. Ordonnance sur l’organisation des gardes nationales du département de la Seine. 23 décembre. Ordonnance pour l’institution du chapitre royal de Saint-Denis.

1817.

26 février. Ordonnance sur l’administration des travaux publics de Paris. 26 février. Ordonnance sur l’organisation des Écoles des arts et métiers de Châlons et d’Angers. 12 mars. Ordonnance sur l’administration et les bourses des collèges royaux. 26 mars. Ordonnance pour autoriser l’assistance des préfets et des sous-préfets aux conseils généraux de département et d’arrondissement. 2 avril. Ordonnance sur l’administration des maisons centrales de détention. 2 avril. Ordonnance sur les conditions et le mode de l’autorisation royale pour les legs et donations aux établissements religieux. 9 avril. Ordonnance pour la répartition de 3.900.000 fr. employés à l’amélioration du sort du clergé catholique. 9 avril. Ordonnance qui supprime les secrétaires généraux des préfectures, sauf pour le département de la Seine. 16 avril. Trois ordonnances pour régler l’organisation et le personnel du Conservatoire des arts et métiers. 10 septembre. Ordonnance sur le régime du port de Marseille quant aux droits de douane et aux entrepôts. 6 novembre. Ordonnance pour régler la réduction progressive du nombre des conseillers de préfecture.

1818.

20 mai. Ordonnance pour l’augmentation des traitements ecclésiastiques, surtout de ceux des desservants. 3 juin. Ordonnance sur la cessation des octrois par abonnement à l’entrée des villes. 29 juillet. Ordonnance pour la création de la caisse d’épargne et de prévoyance de Paris. 30 septembre. Ordonnance qui retire à S. A. R. Monsieur, en lui en laissant les prérogatives honorifiques, le commandement effectif des gardes nationales du royaume, pour le rendre au ministre de l’intérieur et aux autorités municipales. 7 octobre. Ordonnance sur l’usage et l’administration des biens communaux. 21 octobre. Ordonnance sur les primes d’encouragement à la pêche maritime. 17 décembre. Ordonnance sur l’organisation et l’administration des établissements d’éducation dits Britanniques.

Comte DECAZES.

(Décembre 1818. — Février 1820.)

1819.

13 janvier. Ordonnance pour prescrire les expositions publiques des produits de l’industrie ; la première au 25 août 1819. 27 janvier. Ordonnance pour la création d’un Conseil d’agriculture. 14 février. Ordonnance sur les encouragements à la pêche de la baleine. 24 mars. Ordonnance portant diverses réformes et améliorations dans l’École de droit de Paris. 9 avril. Ordonnance instituant un jury de fabricants pour désigner à des récompenses les artistes qui ont fait faire le plus de progrès à leur industrie. 10 avril. Ordonnance portant institution du Conseil général des prisons. 9 avril. Ordonnance pour faciliter les ventes publiques de marchandises à l’enchère. 23 juin. Ordonnance pour l’allégement du service de la garde nationale de Paris. 29 juin. Ordonnance sur la tenue des consistoires israélites. 23 août. Deux ordonnances sur l’organisation et les attributions des Conseils généraux du commerce et des manufactures. 25 août. Ordonnance portant érection de cinq cents nouvelles succursales. 25 novembre. Ordonnance sur l’organisation et l’enseignement du Conservatoire des arts et métiers. 22 décembre. Ordonnance sur l’organisation et le régime de la caisse de Poissy. 25 décembre. Ordonnance sur le mode de collation et le régime des bourses communales dans les collèges royaux. 29 décembre. Ordonnance autorisant la fondation d’une maison provisoire pour les vieillards et les malades dans le quartier du Gros-Caillou.

1820.

4 février. Ordonnance portant règlement sur le régime des voitures publiques dans tout le royaume.

 

2° MINISTÈRE DE LA GUERRE.

Le maréchal GOUVION SAINT-CYR.

(Septembre 1817-Novembre 1819)

1817.

 

22 octobre. Ordonnance sur l’organisation du corps des ingénieurs-géographes de la guerre. 6 novembre. Ordonnance sur l’organisation des états-majors des divisions militaires et de la garde royale. 10 décembre. Ordonnance sur le régime de l’administration des subsistances militaires. 17 décembre. Ordonnance sur l’organisation de l’état-major du corps du génie. 17 décembre. Ordonnance sur l’organisation de l’état-major du corps de l’artillerie. 24 décembre. Ordonnance sur l’organisation des écoles militaires.

1818.

23 mars. Ordonnance sur le régime et la vente des poudres de guerre, de mine et de chasse. 25 mars. Ordonnance sur l’organisation et le régime des compagnies de discipline. 8 avril. Ordonnance sur la formation des légions départementales en trois bataillons. 6 mai. Ordonnance sur l’organisation du corps et de l’école d’état-major. 20 mai. Ordonnance sur la situation et le traitement de non activité et de réforme. 30 mai. Instructions approuvées par le Roi sur les engagements volontaires. 10 juin. Ordonnance sur l’organisation, le régime et l’enseignement des écoles militaires. 8 juillet. Ordonnance sur l’organisation et le régime des écoles régimentaires d’artillerie. 15 juillet. Ordonnance sur l’organisation des services des poudres et salpêtres. 22 juillet. Ordonnance sur le cadre de l’état-major général de l’armée. 2 août. Ordonnance sur la hiérarchie militaire et la progression de l’avancement en exécution de la loi du 10 mars 1818. 5 août. Ordonnance sur le traitement des officiers du corps d’état-major. 5 août. Ordonnance sur le régime et les dépenses du casernement. 2 septembre. Ordonnance sur le corps de la gendarmerie de Paris. 30 décembre. Ordonnance sur l’organisation et le régime des compagnies de gardes du corps du Roi. 30 décembre. Ordonnance sur le traitement des gouverneurs de divisions militaires.

1819

17 février. Ordonnance sur la composition et la force des quatre-vingt-six légions d’infanterie.

 

X

M. Guizot à M. de Serre.

 

Paris, 12 avril 1820.

Mon cher ami, je ne vous ai pas écrit dans toutes nos misères. Je savais qu’il vous viendrait d’ici cent avis différents, cent tableaux divers de la situation ; et quoique je n’eusse, dans aucun de ceux qui vous les adressaient une entière confiance, comme il n’y avait pour vous, selon moi, point de détermination importante à prendre, je me suis abstenu de paroles inutiles. Aujourd’hui tout est plus clair, plus mûr ; la situation prend extérieurement le caractère qu’elle recelait dans son sein ; j’ai besoin de vous dire ce que j’en pense, dans l’intérêt de notre avenir général et du vôtre en particulier.

Les lois d’exception ont passé. Vous avez vu comment : fatales à ceux qui les ont obtenues, d’un profit immense pour ceux qui les ont attaquées. Leur discussion a eu, dans la Chambre, ce résultat que le côté droit s’est effacé pour se mettre à la suite du centre droit, tandis que le centre gauche ; en se taisant ou à peu près, a consenti à marcher à la suite du côté gauche, dont cependant il recommence, depuis quatre jours, à se séparer. Voilà pour l’intérieur de la Chambre.

Au dehors, soyez sûr que l’effet de ces deux discussions sur les masses nationales a été de faire considérer le côté droit comme moins fier et moins exigeant, le côté gauche comme plus ferme et plus mesuré qu’on ne le pensait. De sorte que maintenant, dans l’esprit de beaucoup de bons citoyens, la peur de la droite et la méfiance de la gauche ont également diminué. Il y a, dans ce double fait, un grand mal. Nous faisions, l’an dernier, au dehors comme dans la Chambre, des conquêtes sur la gauche ; aujourd’hui, c’est elle qui en fait sur nous. Nous étions, l’an dernier comme depuis 1845, un rempart nécessaire et estimé assez sûr contre les ultra dont on avait grand peur et dont la domination semblait possible ; aujourd’hui, on craint moins les ultra parce qu’on ne croit guère à leur domination. Conclusion : on a moins besoin de nous.

Voyons l’avenir. On va retirer la loi d’élections que Decazes avait présentée huit jours avant sa chute. Cela est indubitable ; on sait qu’elle ne passerait pas, que la discussion de ses quarante-huit articles serait sans terme : les ultra se méfient beaucoup de ses résultats probables ; elle est décriée ; on en fera, on en fait une autre. Que sera-t-elle ? je ne sais ; ce qui me paraît certain, c’est que, si rien ne change dans la situation actuelle, elle aura pour visée, non de perfectionner nos institutions, non de corriger les vices de la loi du 5 février 1817, mais d’amener des élections d’exception, de ravoir, comme on le dit tout haut, quelque chose d’analogue à la Chambre de 1815. C’est le but avoué, et, qui plus est, le but naturel et nécessaire. Ce but, on le poursuivra sans l’atteindre ; une telle loi échouera, ou dans la discussion ou dans l’application. Si elle passe, et passe après le débat qu’elle ne peut manquer d’amener, la question fondamentale, la question de l’avenir sortira de la Chambre et ira chercher sa solution au dehors, dans l’intervention des masses. Si la loi est rejetée, la question pourra rester dans la Chambre, mais ce ne sera plus le ministère actuel qui aura mission et pouvoir de la résoudre. Si un choix nous reste, ce dont je suis loin de désespérer, il est entre une révolution extérieure déplorable et une révolution ministérielle très profonde. Et cette dernière chance, qui est pour nous la seule, s’évanouira si nous ne nous conduisons pas de façon à offrir au pays, pour l’avenir, un ministère hardiment constitutionnel.

Dans cette situation, ce qu’il est indispensable que vous sachiez, ce que vous veniez en cinq minutes si vous passiez cinq minutes ici, c’est que vous n’êtes plus ministre, que vous ne faites plus partie du ministère actuel. On pourrait vous défier de parler avec lui, comme lui, comme il est contraint de parler. La situation où il est, il y est par nécessité ; il n’y pourrait échapper qu’en changeant complètement de terrain et d’amis, en ressaisissant 80 voix sur les 1l5 voix de l’opposition actuelle. C’est là ce qu’il ne fera point. Et à côté de l’impuissance du cabinet actuel, vient se placer l’impossibilité de sortir de là par la droite : un ministère ultra est impossible. Les événements d’Espagne, quel que soit leur avenir, ont frappé à mort le gouvernement des coups d’État et des ordonnances.

J’y ai bien regardé, mon cher ami ; j’y ai bien pensé, à moi seul, encore plus que je n’en ai causé avec d’autres. Vous ne pouvez demeurer indéfiniment dans une situation à la fois si violente et si faible, si dépourvue de puissance gouvernementale et d’avenir. Je ne sais aujourd’hui qu’une chose à faire, c’est de se réserver et de préparer des sauveurs à la monarchie. Je ne vois, dans la direction actuelle des affaires, aucune possibilité de travailler efficacement à son salut ; on n’y peut que se traîner timidement sur la pente qui la mène à sa ruine. On pourra n’y pas perdre sa renommée de bonne intention et de bonne foi : mais c’est là le maximum d’espérance que le cabinet actuel puisse raisonnablement conserver. Ne vous y trompez pas ; de tous les plans de réforme monarchique et libérale à la fois que vous aviez médités l’an dernier, rien ne reste plus ; ce n’est plus un remède hardi qu’on cherche contre le vieil esprit révolutionnaire ; c’est un misérable expédient qu’on poursuit en y croyant à peine. Ce n’est pas à vous, mon cher ami, qu’il convient de demeurer garrotté dans ce système. Grâce à Dieu, vous n’avez été pour rien dans les lois d’exception. Quant aux projets constitutionnels que vous aviez conçus, il en est plusieurs, le renouvellement intégral de la Chambre entre autres, qui ont plutôt gagné que perdu du terrain, et qui sont devenus possibles dans une autre direction et avec d’autres hommes. Je sais que rien ne se passe d’une manière aussi décisive ni aussi complète qu’on l’avait imaginé, et que tout est, avec le temps, affaire d’arrangement et de transaction. Mais, sur le terrain où le pouvoir est placé aujourd’hui, vous ne pouvez rien, vous n’êtes rien ; ou plutôt vous n’avez aujourd’hui point de terrain sur lequel vous puissiez vous tenir debout, ou tomber avec honneur. Si vous étiez ici, ou vous sortiriez en huit jours de cette impuissante situation, ou vous vous y effaceriez comme les autres, ce qu’à Dieu ne plaise !

Vous voyez, mon cher ami, que je vous parle avec la plus brutale franchise. C’est que j’ai un sentiment profond du mal présent et de la possibilité du salut à venir. Cette possibilité, vous en êtes un instrument nécessaire. Forcément inactif, comme vous l’êtes en ce moment, ne vous laissez pas engager de loin dans ce qui n’est ni votre opinion, ni votre vœu. Réglez vous-même votre destinée, ou du moins votre place dans la destinée commune ; et, s’il faut périr, ne périssez du moins que pour votre cause et selon votre avis.

Je joins à cette lettre le projet de loi que M. de Serre avait préparé en novembre 1819, et qu’il se proposait de présenter aux Chambres pour compléter la Charte en même temps que pour réformer la loi électorale. On verra combien ce projet différait de celui qui fut présenté en avril 1820, uniquement pour changer la loi des élections, et que M. de Serre soutint comme membre du second cabinet du duc de Richelieu.

 

Projet de loi sur l’organisation de la législature.

Article 1. La législature prend le nom de Parlement de France.

Art. 2. Le Roi convoque tous les ans le Parlement.

Le Parlement est convoqué extraordinairement au plus tard dans les deux mois qui suivent la majorité du Roi ou son avènement au trône, ou tout événement qui donne lieu à l’établissement d’une régence.

De la Pairie.

Art. 3. La pairie ne peut être conférée qu’à un Français majeur et jouissant des droits politiques et civils.

Art. 4. Le caractère de pair est indélébile ; il ne peut être perdu ni abdiqué du moment où il a été conféré par le Roi.

Art. 5. L’exercice des droits et fonctions de pair peut être suspendu dans deux cas seulement : 1° la condamnation à une peine afflictive ; 2° l’interdiction instruite dans les formes prescrites par le Code civil. L’une ou l’autre ne peuvent être prononcées que par le Chambre des pairs.

Art. 6. Les pairs ont entrée dans la Chambre à vingt et un ans et voix délibérative à vingt-cinq ans accomplis.

Art. 7. En cas de décès d’un pair, son successeur à la pairie sera admis dès qu’il aura atteint l’âge requis, en remplissant les formes prescrites par l’ordonnance du 23 mars 1816, laquelle sera annexée à la présente loi.

Art. 8. La pairie, instituée par le Roi, ne pourra à l’avenir être, du vivant du titulaire, déclarée transmissible qu’aux enfants mâles, naturels et légitimes du pair institué.

Art. 9. L’hérédité de la pairie ne pourra être conférée à l’avenir qu’autant qu’un majorat d’un revenu net de vingt mille francs au moins aura été attaché à la pairie.

Dotation de la Pairie.

Art. 10. La pairie sera dotée : 1° de trois millions cinq cent mille francs de rente inscrite sur le Grand-Livre de la dette publique, lesquels seront immobilisés et exclusivement affectés à la formation de majorats ; 2° de huit cent mille francs de rente également inscrite et immobilisée, affectés aux dépenses de la Chambre des pairs.

Au moyen de cette dotation, ces dépenses cessent d’être portées au budget de l’État, et les domaines, rentes et biens de toute nature, provenant de la dotation de l’ancien Sénat et des sénatoreries, autres que le Palais du Luxembourg et ses dépendances, sont réunis au domaine de l’Etat.

Art. 11. Les trois millions cinq cent mille francs de rente, destinés à la formation des majorats, sont divisés en cinquante majorats de trente mille francs et cent majorats de vingt mille francs chacun, attachés à autant de pairies.

Art. 12. Ces majorats seront conférés par le Roi aux pairs laïques exclusivement ; ils seront transmissibles avec la pairie de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, en ligne naturelle, directe et légitime seulement.

Art. 13. Un pair ne pourra réunir sur sa tête plusieurs de ces majorats.

Art. 14. Aussitôt après la collation d’un majorat, et sur le vu des lettres patentes, le titulaire sera inscrit au Grand-Livre de la dette publique pour une rente immobilisée du montant de son majorat.

Art. 15. En cas d’extinction des successibles à l’un de ces majorats, il revient à la disposition du Roi, qui le confère de nouveau, conformément aux règles ci-dessus. Le majorat ne peut l’être antérieurement.

Art. 16. Le Roi pourra permettre au titulaire d’un majorat de le convertir en immeubles d’un revenu égal, lesquels seront sujets à la même réversibilité.

Art. 17. La dotation de la pairie est inaliénable et ne peut, sous aucun prétexte, être détournée à un autre usage que celui prescrit par la présente loi.

Cette dotation demeure grevée, jusqu’à extinction, des pensions dont jouissent actuellement les anciens sénateurs, comme de celles qui ont été ou qui pourraient être accordées à leurs veuves.

De la Chambre des députés.

Art. 18. La Chambre des députés au Parlement est composée de quatre cent cinquante-six membres.

Art. 19. Les députés au Parlement sont élus pour sept ans.

Art. 20. La Chambre est renouvelée intégralement, soit en cas de dissolution, soit à l’expiration du temps pour lequel les députés sont élus.

Art. 21. Le président de la Chambre des députés est élu, dans les formes ordinaires, pour toute la durée du Parlement.

Art. 22. Le cens, pour être électeur ou éligible, se compose du principal des contributions directes, sans égard aux centimes additionnels.

A cet effet, les contributions des portes et fenêtres seront divisées en principal et centimes additionnels, de manière que deux tiers de l’impôt total soient portés comme principal et l’autre tiers comme centimes additionnels. A l’avenir, ce principe demeurera fixe ; les augmentations ou diminutions sur ces deux impôts se feront par addition ou réduction de centimes additionnels. Il en sera de même des contributions foncière, personnelle et mobilière, lorsque le principal en aura été définitivement fixé.

La contribution foncière et celle des portes et fenêtres ne seront comptées qu’au propriétaire ou à l’usufruitier, nonobstant toute convention contraire.

Art. 23. On compte au fils les contributions de son père, et au gendre dont la femme est vivante ou qui a des enfants d’elle, les contributions de son beau-père, lorsque le père ou le beau-père leur ont transféré leur droit.

On compte les contributions d’une veuve, non remariée, à celui de ses fils, et, à défaut de fils, à celui de ses gendres qu’elle désigne.

Art. 24. Pour être comptées à l’éligible ou à l’électeur, ces contributions doivent avoir été payées par eux, ou par ceux dont ils exercent le droit, une année au moins avant le jour où se fait l’élection. L’héritier ou le légataire à titre universel est censé avoir payé l’impôt de son auteur.

Art. 25. Tout électeur et tout député sont tenus d’affirmer, s’ils en sont requis, qu’ils payent réellement et personnellement, où que ceux dont ils exercent les droits payent réellement et personnellement le cens exigé par la loi ; qu’eux ou ceux dont ils exercent les droits sont sérieux et légitimes propriétaires des biens dont ils payent les contributions, ou qu’ils exercent réellement l’industrie de la patente pour laquelle ils sont imposés.

Ce serment est reçu par la Chambre pour les députés, et par le bureau pour les électeurs. Il est signé par eux, le tout sauf la preuve contraire.

Art. 26. Est éligible à la Chambre des députés tout Français âgé de trente ans accomplis au jour de l’élection, jouissant des droits politiques et civils, et payant, en principal, un impôt direct de six cents francs.

Art. 27. Les députés au Parlement sont nommés, partie par des électeurs de département, partie par des électeurs des arrondissements d’élection dans lesquels est divisé chaque département, conformément au tableau annexé à la présente loi.

Les électeurs de chaque arrondissement d’élection nomment directement le nombre de députés fixé par le même tableau.

Il en est de même des électeurs de chaque département.

Art. 28. Sont électeurs de département les Français âgés de trente ans accomplis, jouissant des droits politiques et civils, ayant leur domicile dans le département et payant un impôt direct de quatre cents francs en principal.

Art. 29. Lorsque les électeurs de département sont moins de cinquante dans le département de la Corse, de cent dans les départements des Alpes Basses et Hautes, de l’Ardèche, de l’Ariège, de la Corrèze, de la Creuse, de la Lozère, de la Haute-Marne, des Hautes-Pyrénées, de Vaucluse, des Vosges ; moins de deux cents dans les départements de l’Ain, des Ardennes, de l’Aube, de l’Aveyron, du Cantal, des Côtes-du-Nord, du Doubs, de la Drôme, du Jura, des Landes, du Lot, de la Meuse, des Basses-Pyrénées, du Bas-Rhin, du Haut-Rhin, de la Haute-Saône ; et moins de trois cents dans les autres départements, ces nombres sont complétés par l’appel des plus imposés.

Art. 30. Sont électeurs d’arrondissement les Français âgés de trente ans accomplis, jouissant des droits politiques et civils, domiciliés dans l’arrondissement d’élection et payant un impôt direct de deux cents francs en principal.

Art. 31. Les électeurs de département exercent leurs droits comme électeurs d’arrondissement, chacun dans l’arrondissement d’élection où il est domicilié. A cet effet, les élections de département n’ont lieu qu’après celles d’arrondissement.

Art. 32. Les députés au Parlement nommés par les électeurs d’arrondissement doivent être domiciliés dans le département, ou bien y être propriétaires, depuis plus d’une année, d’un bien payant six cents francs d’impôt en principal, ou y avoir exercé, pendant trois années au moins, des fonctions publiques.

Les députés nommés par les électeurs de département pourront être pris parmi tous les éligibles du royaume.

Formes de l’élection.

Art. 33. Aux jour et heure fixés pour l’élection, le bureau se rend dans la salle destinée à ses séances.

Le bureau se compose du président nommé par le Roi, du maire et du plus ancien juge de paix et des deux premiers conseillers municipaux du chef-lieu où se fait l’élection. A Paris, le plus ancien maire et juge de paix de l’arrondissement d’élection et deux membres du conseil général du département, pris suivant l’ordre de leur nomination, concourent avec le président à la formation du bureau.

Les fonctions de secrétaire sont remplies par le secrétaire de la mairie.

Art. 34. Les suffrages se donnent publiquement par l’inscription que fait lui-même, ou que dicte à un membre du bureau chaque électeur, du nom des candidats sur un registre patent. L’électeur inscrit les noms d’autant de candidats qu’il y a de députés à nommer.

Art. 35. Pour qu’un éligible soit candidat et que le registre soit ouvert en sa faveur, il faut qu’il ait été proposé au bureau par vingt électeurs au moins qui inscrivent son nom sur le registre.

A Paris, nul ne peut, dans une même élection, être proposé candidat dans plus de deux arrondissements d’élection à la fois.

Art. 36. À l’ouverture de chaque séance, le président annonce quels sont les candidats proposés et le nombre de voix qu’ils ont obtenues. La même annonce est imprimée et affichée dans la ville, après chaque séance.

Art. 37. Le registre pour le premier vote demeure ouvert pendant trois jours au moins, six heures par jour.

Les députés à élire ne peuvent l’être par premier vote qu’avec la majorité absolue des électeurs d’arrondissement et du département qui ont voté dans les trois jours.

Art. 38. Le troisième jour et l’heure fixée pour voter étant expirés, le registre est déclaré fermé, les suffrages sont comptés, le nombre total et celui obtenu par chaque candidat sont publiés, et les candidats qui ont obtenu la majorité absolue sont proclamés.

Si tous les députés à élire n’ont pas été élus par le premier vote, le résultat est publié et affiché de suite, et, après un intervalle de trois jours, il est procédé, les jours suivants, à un second vote dans les mêmes formes et délais. Les candidats qui, dans ce second vote, obtiennent la majorité relative, sont élus.

Art. 39. Avant de clore les registres de chaque vote, le président demande à haute voix s’il n’y a point de réclamation contre la manière dont les suffrages ont été inscrits, et les résultats proclamés. En cas de réclamations, elles sont transcrites sur le procès-verbal de l’élection ; les registres clos et scellés sont transmis à la Chambre des députés, qui décide.

S’il n’y a point de réclamations, les registres sont détruits à l’instant et le procès-verbal seul est transmis à la Chambre.

Le procès-verbal et les registres sont signés par tous les membres du bureau.

S’il y a lieu à une décision provisoire, elle est rendue par le bureau.

Art. 40. Le président est investi de toute l’autorité nécessaire pour maintenir la liberté des élections. Les autorités civiles et militaires sont tenues de déférer à ses réquisitions. Le président fait observer le silence dans la salle, où se fait l’élection, et ne permet à aucun individu non électeur ou membre du bureau de s’y introduire.

Dispositions communes aux deux Chambres.

Art. 41. Aucune proposition n’est renvoyée à une commission qu’autant que la Chambre l’a préalablement décidé. La Chambre fixé chaque fois le nombre des membres de la commission, et les nomme soit en un seul scrutin de liste, soit sur la proposition de son bureau.

Toute proposition d’un pair ou député doit être annoncée au moins huit jours à l’avance à la Chambre à laquelle il appartient.

Art. 42. Aucune proposition ne peut être adoptée par la Chambre qu’après trois lectures séparées chacune par huit jours d’intervalle au moins. La discussion s’ouvre de droit après chaque lecture. La discussion épuisée, la Chambre vote sur une nouvelle lecture. Après la dernière, elle vote sur l’adoption définitive.

Art. 43. Tout amendement doit être proposé avant la seconde lecture. L’amendement qui serait adopté après la troisième lecture en nécessiterait une nouvelle avec le même intervalle.

Art. 44. Tout amendement qui peut être discuté et voté séparément de la proposition soumise au débat, est considéré comme proposition nouvelle et renvoyé à subir les mêmes formes.

Art. 45. Les discours écrits, autres que les rapports des commissions et le premier développement d’une proposition, sont interdits.

Art. 46. La Chambre des pairs ne peut voter qu’au nombre de cinquante pairs au moins, et celle des députés au nombre de cent membres au moins.

Art. 47. Le vote dans les deux Chambres est toujours public.

Quinze membres peuvent demander la division.

La division se fait en séance secrète.

Art. 48. La Chambre des pairs peut admettre le public à ses séances. Sur la demande de cinq pairs ou sur celle de l’auteur d’une proposition, la séance redevient secrète.

Art. 49. La Chambre des députés ne se forme en comité secret pour entendre et discuter la proposition d’un de ses membres qu’autant que le comité secret est demandé par l’auteur de la proposition ou par cinq membres au moins.

Art. 50. Les dispositions des lois actuellement en vigueur et notamment celles de la loi du 5 février 1817, auxquelles il n’est pas dérogé par la présente, continueront à être exécutées suivant leur forme et teneur.

Dispositions transitoires.

Art. 51. La Chambre des députés sera, d’ici à la session de 1820, portée au nombre de quatre cent cinquante-six membres.

A cet effet, les départements de la 4e série nommeront chacun le nombre de députés qui lui est assigné par la présente loi ; les autres départements compléteront chacun le nombre de députés qui lui est également assigné. Les députés à nommer en exécution du présent article le seront pour sept ans.

Art. 52. Si le nombre des députés à nommer pour compléter la députation d’un département n’excède pas celui que doivent élire les électeurs de département, ils seront tous élus par ces électeurs. Dans le cas contraire, chacun des députés excédant ce nombre sera élu par les électeurs de l’un des arrondissements d’élection du département, dans l’ordre ci-après :

1° Par celui des arrondissements d’élection qui a le droit de nommer plus d’un député, à moins qu’un au moins des députés actuels n’ait son domicile politique dans cet arrondissement.

2° Par le premier des arrondissements d’élection dans lequel aucun des députés actuels n’aura son domicile politique.

3° Par le premier des arrondissements d’élection dans lequel un ou plusieurs des députés actuels auraient leur domicile politique, de sorte qu’aucun arrondissement ne nomme plus de députés qu’il ne lui en est assigné par la présente loi.

Art. 53. A l’expiration des pouvoirs des députés actuels des 5e 1re, 2e et 3e séries, il sera procédé à une nouvelle élection d’un nombre égal de députés pour chaque département respectif, par ceux des arrondissements d’élection qui n’auraient point, en exécution de l’article précédent, élu les députés qui leur sont assignés par la présente loi.

Art. 54. Les députés à nommer en exécution du précédent article le seront, ceux de la 5e série pour six ans, ceux de la 1re pour cinq ans, ceux de la 2e pour quatre ans, et ceux de la 3e pour trois ans.

Art. 55. Les règles prescrites par les articles ci-dessus seront observées dans le cas où, d’ici au renouvellement intégral de la Chambre, il y aurait lieu au remplacement d’un député.

Art. 56. Toutes les élections à faire par suite de ces dispositions transitoires le seront en observant les formes et les conditions prescrites par la présente loi.

Art. 57. Dans le cas de dissolution de la Chambre des députés, elle serait renouvelée intégralement dans le délai fixé par l’article 50 de la Charte, et conformément à la présente loi.

 

XI

Correspondance entre M. de Serre, garde des sceaux, M. le baron Pasquier, ministre des affaires étrangères, et M. Guizot, à l’occasion de la destitution de M. Guizot, comme conseiller d’Etat.

 

1° M. de Serre, garde des sceaux, à M. Guizot.

Paris, 17 juillet 1820.

J’ai le regret d’avoir à vous annoncer que vous avez cessé de faire partie du conseil d’État. L’hostilité violente dans laquelle, sans l’ombre d’un prétexte, vous vous êtes placé dans ces derniers temps contre le gouvernement du Roi, a rendu cette mesure inévitable. Vous jugerez combien elle m’est particulièrement pénible. Mes sentiments pour vous me font vous exprimer le désir que vous vous réserviez pour l’avenir, et que vous ne compromettiez point, par de fausses démarches, des talents qui peuvent encore servir utilement le Roi et le pays.

Vous jouissez de six mille francs sur les affaires étrangères ; ils vous seront conservés. Croyez que je serai heureux, dans tout ce qui sera compatible avec mon devoir, de vous donner des preuves de mon sincère attachement.

DE SERRE.

 

2° M. Guizot à M. de Serre.

Paris, 17 juillet 1820.

J’attendais votre lettre ; j’avais dû la prévoir et je l’avais prévue quand j’ai manifesté hautement ma désapprobation des actes et des discours du ministère. Je me félicite de n’avoir rien à changer à ma conduite. Demain comme hier je n’appartiendrai qu’à moi-même, et je m’appartiendrai tout entier.

Je n’ai point et je n’ai jamais eu aucune pension ni traitement d’aucune sorte sur les affaires étrangères ; je n’ai donc pas besoin d’en refuser la conservation. Je ne comprends pas d’où peut venir votre erreur. Je vous prie de vouloir bien l’éclaircir pour vous et les autres ministres, car je ne souffrirais pas que personne vînt à la partager.

Agréez, je vous prie, l’assurance de ma respectueuse considération.

GUIZOT.

 

3° M. Guizot à M. le baron Pasquier, ministre des affaires étrangères.

Paris, 17 juillet 1820.

Monsieur le baron,

Monsieur le garde des sceaux, en m’annonçant que je viens d’être, ainsi que plusieurs de mes amis, éloigné du Conseil d’État, m’écrit :

Vous jouissez de six mille francs sur les affaires étrangères ; ils vous seront conservés.

J’ai été fort étonné d’une telle erreur. J’en ignore complètement la cause. Je n’ai point et n’ai jamais eu aucune pension ni traitement d’aucune sorte sur les affaires étrangères. Je n’ai donc pas même besoin d’en refuser la conservation. Il vous est aisé, Monsieur le baron, de vérifier ce fait, et je vous prie de vouloir bien le faire pour M. le garde des sceaux et pour vous-même, car je ne souffrirais pas que personne pût avoir le moindre doute à cet égard. Agréez, etc.

 

4° Le baron Pasquier à M. Guizot.

Le 18 juillet 1820.

Je viens, Monsieur, de vérifier la cause de l’erreur contre laquelle vous réclamez, et dans laquelle j’ai moi-même induit M. le garde des sceaux.

Votre nom se trouve, en effet, porté sur les états de dépense de mon ministère pour une somme de six mille francs, et, en me présentant cette dépense, on a eu le tort de me la présenter comme annuelle ; dès lors je dus la considérer comme un traitement.

Je viens de vérifier qu’elle n’a pas ce caractère et qu’il ne s’agissait que d’une somme qui vous avait été comptée comme encouragement de l’établissement d’un journal[2]. On supposait que cet encouragement devait être continué ; de là le caractère d’annualité donné à la dépense.

Je vais me hâter de détromper M. le garde des sceaux en lui donnant cette véritable explication.

Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.

 

XII.

M. Béranger à M. Guizot, ministre de l’instruction publique.

 

Passy, 13 février 1834.

Monsieur le ministre,

Excusez la liberté que je prends de vous recommander la veuve et les enfants d’Emile Debraux. Vous vous demandez sans doute ce qu’était Emile Debraux ; je puis vous le dire, car j’ai fait son éloge en vers et en prose. C’était un chansonnier. Vous êtes trop poli pour me demander à présent ce que c’est qu’un chansonnier, et je n’en suis pas fâché, car je serais embarrassé de vous répondre. Ce que je puis vous dire, c’est que Debraux fut un bon Français, qui chanta contre l’ancien gouvernement jusqu’à extinction de voix, et qui mourut six mois après la révolution de Juillet, laissant sa famille dans une profonde misère. Il fut une puissance dans les classes inférieures ; et soyez sûr, Monsieur, que comme il n’était pas tout à fait aussi difficile que moi en fait de rime et de ce qui s’en suit, il n’eût pas manqué de chanter le gouvernement nouveau, car sa seule boussole était le drapeau tricolore.

Pour mon compte, j’ai toujours repoussé le titre d’homme de lettres, comme étant trop ambitieux pour un chansonnier ; je voudrais pourtant bien, Monsieur, que vous eussiez la bonté de traiter la veuve d’Emile Debraux comme une veuve d’homme de lettres, car il me semble que ce n’est qu’à ce titre qu’elle peut avoir droit aux secours que distribue votre administration.

J’ai déjà sollicité à la Commission de l’indemnité pour les condamnés politiques en faveur de cette famille. Mais, sous la Restauration, Debraux n’a subi qu’une faible condamnation, qui donne peu de droits à la veuve ; aussi n’ai-je obtenu que très peu de chose.

Si j’étais assez heureux, Monsieur, pour vous intéresser au sort de ces infortunés, je m’applaudirais de la liberté que j’ai prise de me faire leur interprète auprès de vous. Ce qui a dû m’y encourager, ce sont les marques de bienveillance que vous avez bien voulu m’accorder quelquefois.

Je saisis cette occasion de vous en renouveler mes remerciements, et vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

Votre très humble serviteur,

BÉRANGER.

 

 

 



[1] M. et madame Suard.

[2] J’avais été chargé de transmettre cet encouragement pour l’établissement du journal le Courrier français.