Quand je fus éliminé du Conseil d’État avec MM. Royer-Collard, Camille Jordan et Barante, je reçus de tous côtés des témoignages d’une vive sympathie. La disgrâce volontairement encourue, et qui impose quelques sacrifices, flatte les amis politiques et intéresse les spectateurs indifférents. Je résolus de reprendre, à la Faculté des lettres, mon cours d’histoire moderne. Nous étions à la fin de juillet. Madame de Condorcet m’offrit de me prêter pour quelques mois une maison de campagne qu’elle possédait à dix lieues de Paris, près de Meulan. Mes relations avec elle n’avaient rien d’intime ; ses sentiments politiques différaient beaucoup des miens ; elle appartenait, avec passion et quand même, au XVIIIe siècle et à la Révolution ; mais c’était un caractère élevé, un esprit ferme, un cœur généreux et capable d’affection ; on pouvait sans embarras recevoir d’elle un service offert simplement et pour le seul plaisir de le rendre. J’acceptai celui qu’elle me proposait, et dans les premiers jours d’août j’étais établi à la Maisonnette, et j’y reprenais mes travaux. J’aimais beaucoup dès lors et j’ai toujours beaucoup aimé la vie publique. Pourtant je n’en suis jamais sorti sans éprouver un sentiment de bien-être mêlé à mon regret, comme un homme qui passe d’une atmosphère chaude et excitante dans un air léger et rafraîchissant. Dès le premier moment, le séjour de la Maisonnette me plut. Placée à mi-côte, elle avait vue sur la petite ville de Meulan avec ses deux églises, l’une rendue au culte, l’autre un peu ruinée et changée en magasin ; à droite de la ville, les regards tombaient sur l’Ile-Belle, toute en vertes prairies et entourée de grands peupliers, en face, sur le vieux pont de Meulan, et au delà du pont, sur la vaste et fertile vallée de la Seine. La maison, point trop petite, était modeste et modestement arrangée ; des deux côtés, en sortant de la salle à manger, de grands arbres et des massifs d’arbustes ; sur les derrières et au-dessus de la maison, un jardin planté sans art, mais coupé par des allées montantes le long du coteau et bordées de fleurs. Au haut du jardin, un petit pavillon, bon pour lire seul ou pour causer à deux. Au delà de l’enceinte, toujours en montant, des bois, des champs, d’autres maisons de campagne, d’autres jardins dispersés sur un terrain inégal. J’étais là avec ma femme et mon fils François qui venait d’avoir cinq ans. Mes amis venaient me voir. Il n’y avait, dans tout ce qui m’entourait, rien de beau ni de rare ; c’était la nature avec ses plus simples ornements, et j’y menais la vie de famille avec ses plus paisibles douceurs. Mais rien ne me manquait, ni l’espace, ni la verdure, ni l’affection, ni la conversation, ni la liberté, ni le travail, ni même la nécessité du travail, aiguillon et frein dont la mollesse et la mobilité humaines ont si souvent besoin. J’étais heureux. Quand l’âme est sereine, le cœur plein et l’esprit actif, les situations les plus diverses ont toutes leur charme et admettent toutes le bonheur. J’allais quelquefois à Paris pour mes travaux ; je trouve, dans une lettre que j’écrivais à madame Guizot pendant l’une de ces courses, l’impression que j’y ressentais : Au premier moment, je prends plaisir à rentrer, dans le monde et à causer ; mais bientôt le dégoût des paroles inutiles me gagne ; il n’y a pire rabâchage que celui qui porte sur les choses importantes ; on entend redire indéfiniment ce qu’on sait ; on redit ce que savent ceux à qui l’on parle ; c’est à la fois insipide et agitant. Dans mon inaction, j’aime mieux la conversation des arbres, des fleurs, du soleil, du vent. L’homme est infiniment supérieur à la nature ; mais la nature est toujours égale, et inépuisable dans sa monotonie. On sait qu’elle reste et qu’elle doit rester ce qu’elle est ; on n’éprouve point en sa présence ce besoin d’aller en avant qui fait qu’on s’impatiente ou qu’on se lasse de la société des hommes quand ils ne le satisfont pas. Qui a jamais trouvé que les arbres devraient devenir rouges au lieu d’être verts, et que le soleil d’aujourd’hui a tort de ressembler au soleil d’hier ? On n’invoque point là le progrès ni la nouveauté, et c’est pourquoi la nature nous tire de l’ennui du monde en même temps qu’elle nous repose de son agitation. Il lui a été donné de plaire toujours sans jamais changer ; immobile, l’homme devient ennuyeux, et il n’est pas assez fort pour être toujours en mouvement. Au sein de cette vie douce et pleine, les affaires publiques, la part que j’avais commencé à y prendre, les liens d’opinion et d’amitié que j’y avais contractés, les espérances que j’y avais conçues pour mon pays et pour moi-même ne cessaient pourtant pas de me préoccuper fortement. L’envie me vint de dire tout haut ce que je pensais du nouveau régime de la France, de ce qu’il était depuis 1814, de ce qu’il devait être pour tenir sa parole et atteindre son but. Encore étranger aux Chambres, c’était là pour moi le seul moyen d’entrer en personne dans l’arène politique et d’y marquer un peu ma place. J’étais parfaitement libre et à l’âge où la confiance désintéressée dans l’empire de la vérité se confond avec les honnêtes désirs de l’ambition ; je poursuivais le succès de ma cause en en espérant mon propre succès. Après deux mois de séjour à la Maisonnette, je publiai sous ce titre : du Gouvernement de la France depuis la Restauration et du Ministère actuel, mon premier écrit d’opposition contre la politique qui prévalait depuis que le due de Richelieu, en s’alliant avec le côté droit pour changer la loi des élections, avait changé aussi le siège et la pente du pouvoir. Je pris la question, ou, pour parler plus vrai, j’entrai dans la lutte sur le terrain où les Cent-Jours et la Chambre de 1815 l’avaient malheureusement placée. Qui aura, dans le gouvernement de la France, l’influence prépondérante, les vainqueurs ou les vaincus de 1789, les classes moyennes élevées à leurs droits ou les classes jadis privilégiées ? La Charte de la Restauration est-elle la conquête de la société nouvelle ou le triomphe de l’ancien régime, l’accomplissement légitime et sensé ou le châtiment mérité de la Révolution ? J’emprunte à une préface que j’ai ajoutée, l’an dernier, à une nouvelle édition de mon Cours sur l’Histoire de la Civilisation en France, quelques lignes qui sont aujourd’hui, après plus de quarante ans d’expérience et de réflexion, l’expression fidèle de ma pensée : C’est la rivalité aveugle des hautes classes sociales, qui a fait échouer parmi nous les essais de gouvernement libre. Au lieu de s’unir, soit pour se défendre du despotisme, soit pour fonder et pratiquer la liberté, la noblesse et la bourgeoisie sont restées séparées, ardentes à s’exclure ou à se supplanter, et ne voulant accepter, l’une aucune égalité, l’autre aucune supériorité. Prétentions iniques en droit et vaines en fait. Les hauteurs un peu frivoles de la noblesse n’out pas empêché la bourgeoisie française de s’élever et de prendre place au niveau supérieur de l’État. Les jalousies un peu puériles de la bourgeoisie n’ont pas empêché la noblesse de conserver les avantages que donnent la notoriété des familles et la longue possession des situations. Dans toute société qui vit et grandit, il y a un mouvement intérieur d’ascension et de conquête. Dans toute société qui dure, une certaine hiérarchie des conditions et des rangs s’établit et se perpétue. La justice, le bon sens, l’intérêt public, l’intérêt personnel bien entendu, veulent que, de part et d’autre, on accepte ces faits naturels de l’ordre social. Les classes diverses n’out pas su avoir, en France, cette équité habile. Aussi ont-elles, les unes et les autres, porté pour elles-mêmes et fait porter à leur commune patrie la peine de leur inintelligent égoïsme. Pour le vulgaire plaisir de rester, les uns impertinents, les autres envieux, nobles et bourgeois ont été infiniment moins libres, moins grands, moins assurés dans leurs biens sociaux qu’ils n’auraient pu l’être avec un peu plus de justice, de prévoyance et de soumission aux lois divines des sociétés humaines. Ils n’ont pas su agir de concert pour être libres et puissants ensemble ; ils se sont livrés et ils ont livré la France aux révolutions. Nous étions loin, en 1820, de cette libre et impartiale
appréciation de notre histoire politique et des causes de nos revers. Rengagés
depuis cinq ans dans l’ornière des anciennes rivalités de classes et des récentes
luttes de révolution, nous étions passionnément préoccupés de nos échecs et
de nos périls du moment, et pressés de vaincre sans nous inquiéter beaucoup
du prix ou des embarras de la victoire. Je soutins avec ardeur la cause de la
société nouvelle telle que la Révolution l’a faite, ayant l’égalité devant la
loi pour premier principe, et les classes moyennes pour élément fondamental.
J’agrandis encore cette cause déjà si grande en la reportant dans le passé et
en retrouvant ses intérêts et ses vicissitudes dans tout le cours de notre
histoire. Je ne veux atténuer ni mes idées ni mes paroles : Depuis plus de treize siècles, disais-je, la France contenait deux peuples, un peuple vainqueur et
un peuple vaincu. Depuis plus de treize siècles, le peuple vaincu luttait
pour secouer le joug du peuple vainqueur. Notre histoire est l’histoire de
cette lutte. De nos jours, une bataille décisive a été livrée. Elle s’appelle
la Révolution...... Le résultat de la
Révolution n’était pas douteux. L’ancien peuple vaincu était devenu le peuple
vainqueur. A son tour, il avait conquis la France. En 1814, il la possédait
sans débat. La Charte reconnut sa possession, proclama que ce fait était le
droit, et donna au droit le gouvernement représentatif pour garantie. Le Roi
se fit, par ce seul acte, le chef des conquérants nouveaux. Il se plaça dans
leurs rangs et à leur tête, s’engageant à défendre avec eux et pour eux les
conquêtes de la Révolution, qui étaient les leurs. La Charte emportait, sans
nul doute, un tel engagement, car la guerre allait évidemment recommencer. Il
était aisé de prévoir que le peuple vaincu ne se résignerait point à sa
défaite. Ce n’est pas qu’elle le réduisît à
subir la condition qu’il avait imposée jadis. Il retrouvait le droit s’il
perdait le privilège, et en tombant de la domination il pouvait se reposer
dans l’égalité. Mais il n’est pas donné à de grandes masses d’hommes
d’abdiquer ainsi la faiblesse humaine, et leur raison demeure toujours bien
loin en arrière de la nécessité. Tout ce qui conservait ou rendait aux
anciens possesseurs du privilège une lueur d’espérance, devait les porter à
tenter de le ressaisir. La Restauration ne pouvait manquer de produire cet
effet. Le privilège avait entraîné le trône dans sa chute ; il devait croire qu’en
se relevant le trône, le relèverait. Comment n’en eût-il pas eu l’espoir ? La
France de la Révolution en avait la crainte. Mais quand même les événements de 1814 n’auraient pas amené la
Restauration, quand même la Charte nous serait venue d’une autre source et
par une autre dynastie, le seul établissement du système représentatif, le
seul retour de la liberté auraient remis en lumière et rappelé au combat l’ancien
peuple, le peuple du privilège. Ce peuple existe au milieu de nous ; il vit,
parle, circule, agit, influe d’un bout de la France à l’autre. Décimé et
dispersé par la Convention, séduit et contenu par Napoléon, dès que la
terreur ou le despotisme cesse (et ni l’un ni l’autre n’est durable), il reparaît, prend sa place et travaille à recouvrer
celle qu’il a perdue... Nous avons vaincu
l’ancien régime ; nous le vaincrons toujours ; mais longtemps encore nous
aurons à le combattre. Quiconque veut en France l’ordre constitutionnel, des
élections, des Chambres, une tribune, la liberté de la presse, toutes les
libertés publiques, doit renoncer à prétendre que, dans cette révélation
continuelle et si animée de toute la société, la contre-révolution demeure
muette et inactive.» Au moment même où je résumais en termes si absolus et si
vifs la situation que la Révolution, la Restauration et la Charte faisaient à
la France, je pressentais qu’on pourrait abuser, au profit des passions révolutionnaires,
de mes idées ou de mon langage, et pour les renfermer dans de justes limites,
je me hâtais d’ajouter : En disant que, depuis l’origine
de notre monarchie, la lutte de deux peuples agite la France, et que la
Révolution n’a été que le triomphe de vainqueurs nouveaux sur les anciens
maîtres du pouvoir et du sol, je n’ai point entendu établir une filiation
historique, ni supposer que le double fait de la conquête et de la servitude
s’est perpétué, constant et identique, à travers les siècles. Une telle
assertion serait évidemment démentie par les réalités. Dans ce long espace de
temps, les vainqueurs et les vaincus, les possesseurs et les possessions, les
deux races enfin se sont rapprochées, déplacées, confondues ; elles ont subi,
dans leur existence et dans leurs relations, d’innombrables vicissitudes. La
justice, dont la complète absence anéantirait aussitôt la société, s’est
introduite dans les effets de la force. Elle a protégé les faibles, contenu
les puissants, réglé leurs rapports, substitué progressivement de l’ordre à la
violence, de l’égalité à l’oppression. Elle a fait la France enfin telle que
le monde l’a vue, avec son immense gloire et ses époques de repos. Mais il
n’en est pas moins vrai que, durant treize siècles, par le résultat de la
conquête et de la féodalité, la France a toujours renfermé deux situations,
deux classes sociales, profondément diverses et inégales, qui ne se sont
point amalgamées ni placées, l’une envers l’autre, dans un état d’union et de
paix, qui n’ont cessé enfin de lutter, celle-ci pour conquérir le droit,
celle-là pour retenir le privilège. C’est là notre histoire. C’est en ce sens
que j’ai parlé de deux peuples, de vainqueurs et de vaincus, d’amis et
d’ennemis, et de la guerre, tantôt publique et sanglante, tantôt intérieure
et purement politique, que se sont faite ces deux grands intérêts. En relisant aujourd’hui ces pages et tout mon livre de 1820, j’en reçois une impression que je tiens à constater. A considérer les choses au fond et en elles-mêmes, comme historien et comme philosophe, je n’y trouve à peu près rien à reprendre ; je persiste à penser que les idées générales y sont justes, les grands faits sociaux bien appréciés, les personnages politiques bien compris et peints avec vérité. Comme acte et polémique de circonstance, l’ouvrage est trop absolu et trop rude ; je n’y tiens pas assez de compte des difficultés et des nuances ; je tranche trop fortement les situations et les partis ; j’exige trop des hommes ; je n’ai pas assez de tempérance, de prévoyance, ni de patience. L’esprit d’opposition me dominait trop exclusivement. Je ne tardai pas, même alors et peut-être à cause du succès que j’obtins, à m’en douter un peu moi-même. J’ai peu de goût naturel pour l’opposition, et plus j’ai avancé dans la vie, plus j’ai trouvé que c’était un rôle à la fois trop facile et trop périlleux. Il n’y faut pas un grand mérite pour réussir, et il y faut beaucoup de vertu pour résister aux entraînements du dehors et à ses propres fantaisies. En 1820, je n’avais encore pris au gouvernement qu’une part indirecte et secondaire ; pourtant j’avais déjà le sentiment de la difficulté de gouverner, et quelque répugnance à l’aggraver en attaquant le pouvoir chargé d’y suffire. Une autre vérité commençait aussi dès lors à m’apparaître : dans nos sociétés modernes, quand la liberté s’y déploie, la lutte est trop inégale entre ceux qui gouvernent et ceux qui critiquent le gouvernement ; aux uns, tout le fardeau et une responsabilité sans limite ; on ne leur passe rien : aux autres, une entière liberté sans responsabilité ; de leur part, on accepte ou l’on tolère tout. Telle est, du moins chez nous, dès que nous sommes libres, la disposition publique. Plus tard et dans les affaires, j’en ai senti moi-même le poids ; mais c’est dans l’opposition, je puis le dire, et sans aucun retour personnel, que j’en ai, d’abord entrevu l’inique et nuisible rigueur. Par instinct plutôt que par une intention réfléchie et précise, le désir me vint, après avoir fait acte d’opposition déclarée, de prouver que l’esprit de gouvernement ne m’était pas étranger. Des hommes sensés inclinaient à penser que du système représentatif il ne pouvait sortir, chez nous du moins et dans l’état où la Révolution avait laissé la France, un vrai gouvernement, et que nos ardeurs pour les institutions libres n’étaient propres qu’à énerver le pouvoir et à livrer la société à l’anarchie. Les temps révolutionnaires et les temps impériaux nous avaient naturellement légué cette idée ; la France n’avait connu la liberté politique que par les révolutions et l’ordre que par le despotisme ; leur harmonie paraissait une chimère. J’entrepris d’établir, non seulement que cette chimère des grands cœurs pouvait devenir une réalité, mais qu’il dépendait de nous de la réaliser, car le régime fondé par la Charte contenait, et contenait seul, pour nous, les moyens essentiels de gouvernement régulier et d’opposition efficace que pouvaient souhaiter les sincères amis du pouvoir et de la liberté. Mon ouvrage Des Moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, publié en 1821, fut tout entier consacré à ce dessein. Je ne fis là point de politique théorique et générale ; j’en écartai même expressément l’idée : Peut-être, disais-je dans ma préface, aborderai-je un jour, sur la nature et les principes du gouvernement constitutionnel, des questions plus générales et d’un intérêt pressant, bien que leur solution soit étrangère à la politique active, aux choses et aux hommes du moment. Je ne veux parler aujourd’hui que du système actuel du pouvoir et des vrais moyens de gouverner notre bonne et belle patrie. Tout novice et doctrinaire que j’étais alors, je n’avais garde de penser que les mêmes maximes et les mêmes procédés de gouvernement fussent bons partout, ni que tous les peuples et tous les siècles dussent être, au même moment, jetés dans le même moule. Je me renfermais soigneusement dans mon temps et dans mon pays, m’appliquant à montrer quels efficaces moyens de gouvernement étaient déposés dans les vrais principes et le jeu régulier des institutions que la France tenait de la Charte, et comment on pouvait les pratiquer avec succès, dans le légitime intérêt et pour la force du pouvoir. Je fis, sur les moyens d’opposition, le même travail, convaincu et voulant convaincre les adversaires de la politique alors dominante qu’on pouvait contrôler l’autorité sans la détruire, et user des droits de la liberté sans ébranler les bases de l’ordre établi. C’était mon ardente préoccupation d’élever la politique hors de l’ornière révolutionnaire, et de faire pénétrer au sein du régime constitutionnel des idées de légale et forte conservation. Trente-six ans se sont écoulés. Dans ce long intervalle,
j’ai pris part, pendant dix-huit ans, au travail de ma génération pour la
fondation d’un gouvernement libre. J’en ai quelque temps porté le poids. Ce gouvernement
a été renversé. J’ai ainsi éprouvé moi-même l’immense difficulté et subi le
douloureux insuccès de cette grande entreprise. Pourtant, et je le dis sans
hésitation sceptique comme sans modestie affectée, je relis aujourd’hui ce
que j’ai écrit en 1821, sur les moyens de gouvernement et d’opposition dans
l’état actuel de la France, avec une satisfaction presque sans mélange.
J’exigeais beaucoup du pouvoir, mais rien, je crois, qu’il ne lui fût
possible et nécessaire d’accomplir. Et malgré ma jeune confiance, je ne
méconnaissais point, même alors, qu’il y avait encore d’autres conditions au
succès : Je n’ai point dessein, disais-je, de tout imputer, de tout demander au pouvoir lui-même. Je
ne lui dirai pas, comme on le fait souvent ; — Soyez juste, sage, ferme, et ne vous inquiétez de rien. — Le pouvoir n’est pas libre d’être ainsi excellent à lui
tout seul. Il ne fait pas la société, il la trouve ; et si la société est
impuissante à le seconder, si des principes anarchiques la possèdent, si elle
renferme en son propre sein les causes de la dissolution, le pouvoir aura
beau faire ; il n’est pas donné à la sagesse humaine de sauver un peuple qui
ne concourt pas lui-même à son salut. Pendant que je publiais, contre l’attitude et les tendances du cabinet, ces deux attaques, les conspirations et les procès politiques éclataient de jour en jour et amenaient leurs tragiques conséquences. J’ai déjà dit ce que je pensais des complots de cette époque, et pourquoi je les trouvais aussi mal fondés que mal conduits, sans motifs légitimes comme sans moyens efficaces. Mais en les réprouvant, j’étais ému du sincère et courageux dévouement de tant d’hommes, la plupart très jeunes, qui prodiguaient ; pour une cause qu’à tort ils croyaient bonne, les trésors de leur âme et de leur vie. Parmi les épreuves que nous impose notre temps, je n’en connais guère de plus pénible que celle des sentiments combattus, et ces perplexités entre le blâme et l’estime, la réprobation et la sympathie, que j’ai tant de fois ressenties en assistant aux actes de tant de mes contemporains. J’aime l’harmonie et la clarté dans les âmes comme dans les sociétés humaines, et nous vivons à une époque de confusion et d’obscurité morale comme sociale. Combien d’hommes j’ai connus qui, doués de belles qualités, auraient mené dans d’autres temps une vie droite et simple, et qui, de nos jours, ont erré à travers les problèmes et les ténèbres de leur propre pensée, ambitieux turbulents ou fanatiques aveugles, ne sachant ni atteindre leur but, ni se tenir en repos ! Dès 1820, quoique jeune encore moi-même, je déplorais cette perturbation des esprits et des destinées, presque aussi triste à contempler que funeste à subir ; mais, en la déplorant, j’avais des alternatives de jugement sévère et d’émotion indulgente ; et sans chercher à désarmer le pouvoir dans sa légitime défense, je ressentais un profond désir de lui inspirer, envers de tels adversaires, une généreuse et prudente équité. Un sentiment vrai ne se résigne pas à se croire impuissant. Les deux écrits que je publiai en 1821 et 1822, intitulés l’un, Des Conspirations et de la Justice politique, l’autre, De la Peine de mort en matière politique, ne furent point, de ma part, des actes d’opposition ; je m’appliquai à leur retirer ce caractère. Pour en marquer avec précision le sens et le but, il me suffira d’en rappeler les deux épigraphes ; je plaçai en tête du premier ces paroles du prophète Isaïe : Ne dites point conjuration toutes les fois que ce peuple dit conjuration ; et en tête du second celles de saint Paul : Ô sépulcre, où est ta victoire ? Ô mort, où est ton aiguillon ? J’avais à cœur de convaincre le pouvoir lui-même que la bonne politique comme la vraie justice lui conseillaient de rendre les procès politiques et les exécutions capitales très rares, et qu’en déployant, contre tous les faits qui pouvaient la provoquer, toute la rigueur des lois, il se créait bien plus de périls qu’il n’en écartait. Le sentiment public était d’accord avec le mien : les hommes sensés et indépendants, étrangers aux passions des partis engagés dans la lutte, trouvaient, comme moi, qu’il y avait excès dans l’action de la police au milieu des complots, excès dans le nombre et l’âpreté des poursuites, excès dans l’application des peines légales. Je pris grand soin de renfermer ces plaintes dans leurs justes limites, d’en écarter toute comparaison injurieuse, toute prétention à des réformes soudaines, et de ne point contester au pouvoir ses armes nécessaires. En traitant des questions nées au sein des plus violents orages, je voulais les porter dans une région haute et sereine, convaincu que, de là seulement, mes idées et mes paroles auraient quelque chance d’être efficaces. Elles reçurent la sanction d’un allié plus puissant que moi. La Cour des pairs, qui commença alors à prendre, dans le jugement des procès politiques, la place que lui assignait la Charte, mit sur-le-champ la vraie justice et la bonne politique en pratique. Rare et beau spectacle que celui d’une grande assemblée essentiellement politique dans son origine et dans sa composition, fidèle soutien du pouvoir, et pourtant constamment soigneuse, non seulement d’élever la justice au-dessus des passions du moment, mais encore d’apporter, dans l’appréciation et la punition des crimes politiques, l’intelligente équité qui peut seule satisfaire la raison du philosophe et la charité du chrétien. Et dans l’honneur de ce spectacle, une part revient aux pouvoirs de ce temps, qui non seulement ne tentèrent jamais de porter à l’indépendance et à l’impartialité de la Cour des pairs aucune atteinte, mais qui ne se permirent pas de s’en plaindre. Après le mérite d’être eux-mêmes et de leur propre mouvement justes et sages, c’en est un réel, pour les puissants de la terre, d’accepter sans résistance et sans murmure le bien qu’ils n’ont pas été les premiers à pratiquer. J’ai vécu dans un temps de complots et d’attentats politiques, dirigés tantôt contre des pouvoirs auxquels j’étais étranger et même opposant, tantôt contre des pouvoirs que je soutenais avec ardeur. J’ai vu les conspirateurs tantôt impunis, tantôt frappés avec toute la rigueur des lois. Je demeure convaincu que, dans l’état actuel des esprits, des cœurs et des mœurs, la peine de mort est contre de tels actes une mauvaise arme, qui blesse grièvement les pouvoirs empressés à s’en servir pour se sauver. Non que la vertu comminatoire et préventive manque à cette peine ; elle effraye et détourne des complots bien des gens qui seraient tentés d’y entrer. Mais à côté de ce salutaire effet, elle en produit d’autres qui sont funestes. Ne tenant aucun compte des motifs et des dispositions qui ont poussé les hommes aux actes qu’elle punit, elle frappe du même coup le pervers et le rêveur, l’ambitieux déréglé et le fanatique dévoué ; et par cette grossière confusion elle offense plus de sentiments moraux qu’elle n’en satisfait ; elle irrite encore plus qu’elle n’effraye ; elle émeut de pitié les spectateurs indifférents, et apparaît aux intéressés comme un acte de guerre qui revêt faussement les formes d’un arrêt de justice. L’intimidation qu’elle inspire d’abord s’affaiblit de jour en jour, tandis que la haine et la soif de vengeance qu’elle sème dans les cœurs s’enveniment et se répandent. Et un jour arrive où le pouvoir qui s’est cru sauvé se voit assailli par des ennemis bien plus nombreux et plus acharnés que n’étaient ceux dont il s’est défait. Un jour viendra aussi, j’en ai la confiance, où, pour les délits purement politiques, les peines du bannissement et de la déportation, bien graduées et sérieusement appliquées, seront, en droit comme en fait, substituées à la peine de mort. En attendant, je compte parmi les meilleurs souvenirs de ma vie d’avoir vivement réclamé, à ce sujet, la vraie justice et la bonne politique dans un temps où elles étaient compromises par les passions des partis et les périls du pouvoir. Ces quatre ouvrages, publiés coup sur coup dans l’espace de deux ans, frappèrent assez vivement l’attention publique. Tous les hommes considérables de l’opposition dans les Chambres m’en remercièrent comme d’un service rendu à la cause de la France et des institutions libres : Vous gagnez, sans nous, des batailles pour nous, me dit le général Foy. M. Royer-Collard, en me faisant, sur le premier de ces écrits (Du Gouvernement de la France depuis la Restauration), quelques objections, ajoutait : Votre livre est plein de vérités ; on les y ramasse à la pelle. Je reproduis sans embarras ces témoignages d’une approbation sérieuse : quand on agit sérieusement, quoi qu’on fasse, mesures politiques, discours ou livres, il faut réussir et atteindre à son but ; l’éloge vaut beaucoup quand il donne la certitude du succès. Cette certitude une fois acquise, je ne fais nul cas des compliments ; un peu de puérilité et de ridicule s’y mêle toujours ; la sympathie sans phrases a seule un charme vrai et digne. J’avais quelque droit de mettre quelque prix à celle qu’on me témoignait dans l’opposition, car je n’avais rien fait pour plaire aux passions, ni pour ménager les préjugés et les arrière-pensées qui fermentaient dans les rangs extrêmes du parti ; j’avais aussi franchement soutenu la royauté que combattu le cabinet, et il était clair que je ne voulais pas plus livrer la maison de Bourbon que la Charte à leurs divers ennemis. Deux occasions me vinrent bientôt de m’expliquer, à ce
sujet, d’une façon encore plus personnelle et plus précise. En 1821, peu
après la publication de mon Essai sur les conspirations et la justice politique,
l’un des meneurs du parti qui conspirait, homme d’esprit et d’honneur, mais
passionnément engagé dans les sociétés secrètes, cet héritage des temps de
tyrannie qui devient le poison des temps de liberté, vint me voir et me
témoigna avec chaleur sa reconnaissante approbation. Les plus hardis
conspirateurs sont charmés, quand le péril éclate, de se mettre à couvert
derrière les principes de justice et de modération que soutiennent les hommes
qui ne conspirent pas. Nous causâmes librement de toutes choses. Près de me
quitter, mon visiteur me prenant vivement le bras, me dit : Soyez donc des nôtres ! — Qu’appelez-vous
des vôtres ? — Entrez avec nous dans la
Charbonnerie ; c’est la seule force efficace pour renverser un gouvernement
qui nous humilie et nous opprime. — Vous vous
trompez sur mon compte ; je ne me sens ni humilié, ni opprimé, ni moi, ni mon
pays. — Que pouvez-vous donc espérer de ces gens-là ? — Il ne s’agit pas d’espérances ; je veux garder ce que nous
possédons : nous avons tout ce qu’il faut pour nous faire nous-mêmes un
gouvernement libre. Le pouvoir actuel méritera peut-être souvent, et, à mon
avis, il mérite en ce moment d’être combattu, mais pas du tout d’être
renversé ; il n’a rien fait, bien s’en faut, qui nous en donne ni le droit,
ni la force, et nous avons assez d’armes légales et publiques pour le
redresser en le combattant. Je ne veux ni de votre but, ni de vos moyens ;
vous nous ferez à tous, comme à vous-même, beaucoup de mal sans réussir ; et
si vous réussissiez, ce serait encore pis. Il me quitta sans humeur,
car il me portait de l’amitié, mais pas le moins du monde ébranlé dans sa passion
de sociétés secrètes et de complots. C’est une fièvre dont on ne guérit pas
quand on lui a livré son âme, et un joug dont on ne s’affranchit pas quand on
l’a longtemps subi. Un peu plus tard, en 1822, quand les écrits que je viens
de rappeler eurent produit leur effet, je reçus la visite de M. Manuel. Nous
nous rencontrions quelquefois chez des amis communs, et nous vivions en bons rapports,
mais sans aucune intimité. Il venait évidemment m’en offrir et en chercher
davantage. Avec une franchise dans laquelle la nature un peu étroite de son
esprit avait peut-être autant de part que la fermeté de ses résolutions, il
passa promptement des compliments aux confidences, et en se félicitant de mon
opposition, il me laissa voir toute la portée de la sienne. Il ne croyait ni
à la Restauration, ni à la Charte, tenait la maison de Bourbon pour
incompatible avec la France de la Révolution, et regardait un changement de
dynastie comme la conséquence nécessaire du changement de l’état social. Il
amena dans le cours de l’entretien la mort récente de l’empereur Napoléon, la
sécurité qui en résultait pour la paix européenne, et le nom de Napoléon II
comme une solution possible, probablement la meilleure, des problèmes de
notre avenir. Tout cela fut dit en termes mesurés, mais clairs, sans détour
comme sans passion, et avec l’intention marquée de voir à quel point je repousserais
ou j’admettrais de telles perspectives. Je ne m’attendais ni à la visite, ni
à la conversation ; mais je ne m’y refusai point, ne me flattant guère
d’attirer à moi M. Manuel, mais n’ayant nulle envie de me cacher de lui : Loin de croire, lui dis-je, qu’un changement de dynastie soit nécessaire à la France, je le
regarderais comme un grand mal et un grand péril. Je tiens la Révolution de
1789 pour satisfaite aussi bien que pour faite ; elle a dans la Charte toutes
les garanties que réclament ses intérêts et ses vœux légitimes. Je ne crains
point la contre-révolution ; nous avons contre elle la puissance du droit
comme celle du fait, et si l’on était jamais assez fou pour la tenter, nous serions
assez forts pour l’arrêter. Ce qui importe aujourd’hui à la France, c’est
d’expulser l’esprit révolutionnaire qui la tourmente encore, et de pratiquer
le régime libre dont elle est en possession. La maison de Bourbon convient très
bien à ce double besoin du pays. Son gouvernement est antirévolutionnaire par
nature et libéral par nécessité. Je redouterais beaucoup un pouvoir qui, tout
en maintenant l’ordre, serait d’origine, de nom, ou d’apparence, assez
révolutionnaire pour se dispenser d’être libéral. J’aurais peur que le pays
ne s’y prêtât trop aisément. Nous avons besoin d’être un peu inquiets sur nos
intérêts pour apprendre à garder nos droits. Sous le gouvernement de la maison
de Bourbon, nous nous sentons obligés en même temps au respect et à la
vigilance. L’un et l’autre sentiment nous sont bons. Je ne sais ce qui nous
arriverait si l’un ou l’autre venait à nous manquer. M. Manuel n’insista point. Il avait trop de sens pour se plaire aux paroles inutiles. Nous continuâmes quelque temps à causer sans discuter, et nous nous séparâmes, pensant bien, je crois, l’un de l’autre, mais persuadés l’un et l’autre que nous n’agirions jamais en commun. En même temps que je publiais ces divers écrits, je préparais mon cours d’histoire moderne, que j’ouvris en effet le 7 décembre 1820. Décidé à user des deux moyens d’influence qui s’offraient à moi, l’enseignement public et la presse, j’en usai pourtant très différemment. J’écartai de mon cours toute allusion aux circonstances, au système et aux actes du gouvernement ; je m’interdis toute pensée d’attaque ou seulement de critique, tout souvenir des affaires et des luttes du moment. Je me renfermai scrupuleusement dans la sphère des idées générales et des faits anciens. L’indépendance intellectuelle est le droit de la science ; elle le perdrait si elle en faisait un instrument d’opposition politique. Pour que les libertés diverses se déploient efficacement, il faut qu’elles restent chacune dans son domaine ; leur retenue fait leur force comme leur sûreté. En m’imposant cette règle de conduite, je n’en éludai point la difficulté. Je pris pour sujet de mon cours l’histoire des anciennes institutions politiques de l’Europe chrétienne, et des origines du gouvernement représentatif dans les divers États où il a été tenté, avec ou sans succès. Je touchais de bien près, dans un tel sujet, aux embarras flagrants de cette politique contemporaine dont j’étais résolu à me tenir loin. Mais j’y trouvais aussi l’occasion naturelle de poursuivre, par les seules voies de la science, le double but que je me proposais. Je voulais combattre les théories révolutionnaires, et rappeler, sur le passé de la France, l’intérêt et le respect. Nous sortions à peine de la plus violente lutte contre cette ancienne société française, notre berceau séculaire ; nous avions encore le cœur plein, envers elle, de colère ou d’indifférence, et l’esprit confusément imbu des idées, vraies ou fausses, sous lesquelles elle avait succombé. Le jour était venu de déblayer cette arène couverte de ruines, et de substituer, en pensée comme en fait, l’équité à l’hostilité, et les principes de la liberté aux armes de la révolution. On ne construit pas un édifice avec des machines de guerre ; on ne fonde pas un régime libre avec des préventions ignorantes et des haines acharnées. Je rencontrais à chaque pas, dans mon cours, les grands problèmes d’organisation sociale au nom desquels les classes et les partis divers venaient de se porter de si rudes coups, la souveraineté du peuple et le droit divin, la monarchie et la république, l’aristocratie et la démocratie, l’unité ou la division des pouvoirs, les divers systèmes d’élection, de constitution et d’action des assemblées appelées à concourir au gouvernement. J’abordai toutes ces questions avec le ferme dessein de passer au crible les idées de notre temps, et de séparer les ferments ou les rêveries révolutionnaires des progrès de justice et de liberté conciliables avec les lois éternelles de l’ordre social. A côté de ce travail philosophique, j’en poursuivis un autre spécialement historique : je m’appliquai à mettre en lumière les efforts intermittents, mais toujours renaissants, de la société française, pour sortir du chaos au sein duquel elle était née, tantôt la lutte, tantôt l’accord de ses divers éléments, royauté, noblesse, clergé, bourgeoisie et peuple, dans les diverses phases de cette rude destinée, et le développement glorieux, bien que très incomplet, de la civilisation française, telle que la Révolution française l’a recueillie à travers tant de combats et de vicissitudes. J’avais à cœur de faire rentrer la vieille France dans la mémoire et l’intelligence des générations nouvelles ; car il y avait aussi peu de sens que de justice à renier ou à dédaigner nos pères au moment où nous faisions, en nous égarant beaucoup à notre tour, un pas immense dans les mêmes voies où, depuis tant de siècles, ils avaient eux-mêmes marché. J’exposais ces idées devant des auditeurs la plupart assez peu disposés à les accueillir, ou seulement à y prendre intérêt. Le public qui suivait alors mon cours était bien moins nombreux et moins varié qu’il ne le fut quelques années plus tard. Il se composait surtout de jeunes gens, élèves des diverses écoles savantes, et de quelques groupes de curieux, amateurs des grandes études historiques. Les uns n’étaient point préparés à celles que je leur offrais, et manquaient des connaissances préalables qui les leur auraient fait goûter. Chez beaucoup d’autres, les préjugés et les idées du XVIIIe siècle et de la Révolution, en matière de philosophie politique ou d’histoire, étaient déjà à l’état de ces habitudes d’esprit froidement invétérées qui n’admettent plus la discussion et n’écoutent qu’avec indifférence ou méfiance ce qui les contrarie. D’autres enfin, et parmi ceux-ci se trouvaient les esprits les plus actifs et les plus ouverts, étaient plus ou moins engagés dans les sociétés secrètes, les menées hostiles, les complots, et j’étais, pour eux, bien inerte dans mon opposition. J’avais ainsi bien des obstacles à surmonter et bien des conversions à faire pour attirer dans les voies où je marchais le petit public qui venait m’écouter. Mais il y a toujours, dans un public français, quelles que soient ses préventions, une élasticité intellectuelle, un goût pour le mouvement d’esprit et pour les idées nouvelles hardiment présentées, et une certaine équité généreuse qui le disposent à la sympathie, même avant qu’il ne donne son adhésion. J’étais en même temps libéral et antirévolutionnaire, dévoué aux principes fondamentaux de la nouvelle société française, et animé, pour la vieille France, d’un respect affectueux ; je combattais des idées qui formaient la foi politique de la plupart de mes auditeurs ; j’en exposais d’autres qui leur étaient suspectes, même quand elles leur semblaient justes ; il y avait en moi, pour eux, des obscurités, des contradictions, des perspectives qui les étonnaient et les faisaient hésiter à me suivre. Pourtant ils me sentaient sérieux et sincère ; ils étaient de jour en jour plus convaincus que mon impartialité historique n’était pas de l’indifférence, ni ma foi politique de la réaction vers l’ancien régime, ni mon opposition à toute menée subversive de la complaisance pour le pouvoir. Je gagnais du terrain dans l’esprit de mes auditeurs : quelques-uns, et des plus distingués, venaient décidément à moi ; d’autres entraient en doute sur la vérité de leurs théories et l’utilité de leurs pratiques conspiratrices ; presque tous prenaient en goût l’appréciation équitable du passé, et en estime l’opposition patiente et légale dans le présent. L’esprit révolutionnaire, dans cette jeune et vive portion du public, était visiblement en déclin ; non par scepticisme et apathie, mais parce que d’autres idées, d’autres sentiments lui disputaient la place dans les âmes, et l’en expulsaient en s’y établissant. Le cabinet de 1822 en jugea autrement ; il tint mon cours pour dangereux, et le 12 octobre 1822, l’abbé Frayssinous, que, peu de mois auparavant, M. de Villèle avait fait faire grand maître de l’Université, en ordonna la suspension. Je ne m’en plaignis point alors, et je ne m’en étonne pas aujourd’hui. Mon opposition au cabinet était très publique, et quoique mon enseignement y demeurât complètement étranger, bien des gens ne séparaient pas aussi nettement que moi, dans leurs impressions, mes leçons sur l’histoire des temps anciens et mes écrits contre la politique du moment. Je n’en demeure pas moins convaincu que, dans cette mesure, le gouvernement se trompa, et à son propre détriment. Dans la lutte qu’il soutenait contre l’esprit révolutionnaire, les idées que propageait mon enseignement lui étaient plus salutaires que mon opposition par la presse ne pouvait lui être embarrassante, et elles apportaient plus de force à la monarchie que mes critiques sur des questions ou des situations de circonstance n’en pouvaient ôter au cabinet. Mais mon libre langage importunait les aveugles partisans du pouvoir absolu, dans l’Église ou dans l’État, et l’abbé Frayssinous, esprit court et caractère faible dans son honnêteté, obéissait avec plus d’inquiétude que de regret à des influences dont il redoutait les emportements, mais qu’au fond il ne blâmait pas. Dans la scission des partis monarchiques, celui que j’avais combattu s’engageait de plus en plus dans des voies exclusives et violentes. Mon cours fermé, toute influence politique un peu prochaine me devenait impossible. Pour lutter, hors de l’enceinte des Chambres, contre le système qui prévalait, il fallait ou conspirer, ou descendre à une opposition aveugle, taquine et vaine. Ni l’une ni l’autre conduite ne me convenaient ; je renonçai complètement aux luttes de parti, même philosophiques et abstraites, pour chercher ailleurs des moyens de servir encore ma cause, dans les esprits et dans l’avenir. Ce qu’il y a de plus difficile et pourtant de plus nécessaire dans la vie publique, c’est de savoir, à certains moments, se résigner à l’immobilité sans renoncer au succès, et attendre sans désespérer, quoique sans agir. Ce fut à cette époque que je m’adonnai sérieusement à l’étude de l’Angleterre, de ses institutions et des longues luttes qui les ont fondées. Passionnément préoccupé de l’avenir politique de ma patrie, je voulais savoir avec précision à travers quelles vérités et quelles erreurs, par quels efforts persévérants et quelles transactions prudentes un grand peuple avait réussi à conquérir et à conserver un gouvernement libre. Quand on compare attentivement l’histoire et le développement social de la France et de l’Angleterre, on ne sait si c’est des ressemblances ou des différences qu’on doit être plus frappé. Jamais deux nations, avec des origines et des situations fort diverses, n’ont été plus profondément mêlées dans leurs destinées, et n’ont exercé l’une sur l’autre, par les relations tantôt de la guerre, tantôt de la paix, une plus constante influence. Une province de la France a conquis l’Angleterre ; l’Angleterre a possédé longtemps plusieurs provinces de la France ; et, au sortir de cette lutte nationale, déjà les institutions et le sens politique des Anglais étaient, pour les esprits les plus politiques entre les Français, pour Louis XI et Philippe de Comines, par exemple, un sujet d’admiration. Au sein de la chrétienté, les deux peuples ont suivi des drapeaux religieux divers ; mais cette diversité même est devenue entre eux une nouvelle cause de contact et de mélange. C’est en Angleterre que les protestants français, c’est en France que les catholiques anglais persécutés ont cherché et trouvé un asile. Et quand les rois ont été proscrits à leur tour, c’est en France que le roi d’Angleterre, c’est en Angleterre que le roi de France se sont réfugiés, et c’est après un long séjour dans ce refuge que Charles II au XVIIe siècle, et Louis XVIII au XIXe, sont rentrés dans leurs États. Les deux nations, ou, pour parler plus exactement, les hautes classes des deux nations ont eu tour à tour la fantaisie de s’emprunter mutuellement leurs idées, leurs mœurs, leurs modes. Au XVIIe siècle, c’était la cour de Louis XIV qui donnait le ton à l’aristocratie anglaise. Au XVIIIe, c’était à Londres que Paris allait chercher des modèles. Et quand on s’élève au-dessus de ces incidents de l’histoire pour considérer les grandes phases de la civilisation des deux pays, on reconnaît qu’à d’assez longs intervalles dans le cours des siècles, ils ont suivi à peu près la même carrière, et que les mêmes tentatives et les mêmes alternatives d’ordre et de révolution, de pouvoir absolu et de liberté, se sont produites chez tous les deux, avec des coïncidences singulières en même temps qu’avec de profondes diversités. C’est donc une vue bien superficielle et bien erronée que celle des personnes qui regardent la société française et la société anglaise comme si essentiellement différentes qu’elles ne sauraient puiser l’une chez l’autre des exemples politiques, si ce n’est par une imitation factice et stérile. Rien n’est plus démenti par l’histoire vraie et plus contraire à la pente naturelle des deux pays. Leurs rivalités mêmes n’ont jamais rompu les liens, apparents ou cachés, qui existent entre eux, et soit qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, qu’ils le veuillent ou qu’ils s’en défendent, ils ne peuvent pas ne pas influer puissamment l’un sur l’autre ; leurs idées, leurs mœurs, leurs institutions se pénètrent et se modifient mutuellement, comme par une invincible nécessité. Je n’hésite pas cependant à le reconnaître : dans notre travail d’organisation politique, nous avons quelquefois fait à l’Angleterre des emprunts trop complets et trop précipités. Nous n’avons pas toujours tenu assez de compte du caractère propre et des conditions spéciales de la société française. La France a grandi et prospéré sous l’influence de la royauté, secondant le mouvement d’ascension des classes moyennes ; l’Angleterre, par l’action de l’aristocratie territoriale, prenant sous sa garde les libertés du peuple. De telles différences sont trop profondes pour disparaître, même dans la puissante uniformité de la civilisation moderne. Nous les avons trop oubliées. C’est l’écueil des innovations accomplies au nom d’idées générales et de grands exemples qu’elles ne font pas, aux faits réels et nationaux, leur légitime part. Mais comment n’aurions-nous pas donné sur cet écueil ? Dans le cours de sa longue longue vie, l’ancienne France a fait à plusieurs reprises de grands efforts pour arriver à un gouvernement libre. Ses plus puissantes influences ont, les unes résisté, les autres échoué dans ce travail ; ses meilleures institutions ne se sont point prêtées aux transformations nécessaires, et sont demeurées politiquement inefficaces. Et pourtant, par un juste sentiment de son honneur et de son intérêt, la France n’a pas cessé de prétendre à un vrai et durable régime de garanties et de libertés politiques. Elle le réclamait, elle le voulait en 1789. Par quelles voies le chercher ? A quelles institutions le demander ? Tant de fois déçue dans ses espérances et ses tentatives au dedans, elle a cherché au dehors des leçons et des modèles. Grande difficulté de plus dans une œuvre déjà si difficile, mais difficulté inévitable et imposée par la nécessité. J’étais loin de mesurer en 1823 aussi bien qu’aujourd’hui les obstacles qui nous attendaient dans notre travail d’organisation constitutionnelle ; mais j’avais le sentiment que nos devanciers de 1789 avaient beaucoup trop dédaigné l’ancienne France, ses éléments sociaux, ses traditions, ses mœurs, et que, pour ramener dans notre patrie l’harmonie avec la liberté, il fallait tenir plus de compte de son passé. En même temps donc que je mettais sous les yeux du public français l’histoire et les monuments originaux des institutions et des révolutions de l’Angleterre, j’entrai avec ardeur dans l’étude et l’exposition de l’ancienne société française, de ses origines, de ses lois, des phases diverses de son développement. J’avais également à cœur de nous approprier les enseignements d’une grande histoire étrangère, et de ranimer, parmi nous, le goût avec l’intelligence de notre propre histoire. Mes travaux étaient certainement en harmonie avec les instincts et les besoins du temps, car ils furent accueillis et secondés par le mouvement général qui éclata dans le public et autour de ce gouvernement si contesté. C’est l’heureux naturel de l’esprit français qu’il change aisément de route sans se ralentir. Il est singulièrement flexible, élastique et fécond. Un obstacle l’arrête, il s’ouvre une autre voie ; des entraves le gênent, il apprend à marcher en les portant ; on le comprime sur un point, il s’écarte et rebondit ailleurs. Le gouvernement du côté droit restreignait dans un plus petit cercle et rendait plus difficiles la vie et l’action politique ; la génération qui entrait à ce moment dans le monde chercha, non pas tout à fait en dehors, mais à côté de la politique, l’emploi de ses forces et la satisfaction de ses désirs ; la littérature, la philosophie, l’histoire, la poésie, la critique, prirent un nouvel et puissant essor. Pendant qu’une réaction naturelle et malheureuse ramenait dans l’arène le XVIIIe siècle avec ses vieilles armes, le XIXe siècle se déploya avec ses idées, ses tendances, sa physionomie originales. Je ne cite point de noms propres : ceux qui méritent de n’être pas oubliés n’ont pas besoin qu’on les rappelle ; c’est le caractère général du mouvement intellectuel de cette époque que je tiens à mettre en lumière. Ce mouvement ne se portait plus exclusivement ni directement sur la politique, et pourtant c’était de la politique qu’il émanait : il était littéraire et philosophique ; la pensée humaine, se dégageant des intérêts et des luttes du jour, se lançait, par toutes les voies, à la recherche et à la jouissance du vrai et du beau ; mais c’était de la liberté politique que lui venait l’impulsion première, et l’espoir d’un régime libre se laissait clairement entrevoir dans ses plus abstraits travaux comme dans ses plus poétiques élans. En fondant en 1827, mes amis et moi, l’un des principaux recueils périodiques de ce temps, la Revue française, nous lui donnâmes pour épigraphe ce vers d’Ovide : Et quod nune ratio est, impetus ante fuit ; Ce qui est maintenant de la raison a été d’abord un élan passionné. Nous exprimions ainsi avec vérité l’esprit dominant autour de nous, et notre propre disposition. La Revue française était consacrée à la philosophie, à l’histoire, à la critique littéraire, aux études morales et savantes ; et pourtant elle était animée et pénétrée du grand souffle politique qui, depuis quarante ans, agitait la France. Nous nous déclarions différents de nos devanciers de 1789, étrangers à leurs passions et point asservis à leurs idées, mais héritiers et continuateurs de leur œuvre. Nous entreprenions de ramener la nouvelle société française à des principes plus purs, à des sentiments plus élevés et plus équitables, à des bases plus solides ; mais c’était bien à elle, à l’accomplissement de ses légitimes espérances et à l’affermissement de ses libertés qu’appartenaient nos vœux et nos travaux. Un autre recueil commencé en 1824 et plus populaire que la Revue française, le Globe portait dans une polémique plus vive et plus variée le même caractère. De jeunes doctrinaires, associés à d’autres écrivains de la même génération et animés, à cette époque, du même esprit, quoique avec des idées premières et des tendances dernières très différentes, en étaient les rédacteurs habituels. En philosophie, le spiritualisme, en histoire une curiosité intelligente, impartiale et même sympathique pour les temps anciens et les divers états des sociétés humaines, en littérature le goût de la nouveauté, de la variété, de la liberté, de la vérité, même sous ses formes les plus étrangères et dans ses plus grossiers mélanges, c’était là leur drapeau. Ils le défendaient, ou plutôt ils le portaient en avant avec l’ardeur et l’orgueil de la jeunesse, prenant à leurs tentatives de réforme philosophique, historique, poétique, critique, ce plaisir à la fois personnel et désintéressé qui est la plus douce récompense de l’activité intellectuelle, et s’en promettant, comme il arrive toujours, un trop vaste et trop facile succès. Deux défauts se mêlaient à ces généreuses tendances : les idées développées dans le Globe manquaient de base fixe et de forte limite ; la forme en était plus décidée que le fond ; elles révélaient des esprits animés d’un beau mouvement, mais qui ne marchaient pas vers un but unique ni certain, et accessibles à un laisser-aller qui pouvait faire craindre qu’ils ne dérivassent quelque jour eux-mêmes vers les écueils qu’ils signalaient. En même temps, l’esprit de coterie, ce penchant à se complaire dans le petit cercle où l’on vit et à s’isoler, sans y prendre garde, du grand public pour qui l’on travaille et à qui l’on parle, exerçait sur le Globe trop d’empire. Turgot avait projeté d’écrire, pour l’Encyclopédie, plusieurs articles ; d’Alembert vint un jour les lui demander ; Turgot refusa : Vous dites sans cesse nous, lui répondit-il ; bientôt le public dira vous ; je ne veux pas être ainsi enrôlé et classé. Mais ces défauts du Globe, sensibles aujourd’hui, étaient couverts, il y a trente ans, par le mérite de son opposition, car l’opposition politique était au fond de ce recueil et lui conciliait, dans le parti hostile à la Restauration, bien des gens à qui sa philosophie et sa littérature ne plaisaient pas. En février 1830, sous le ministère de M. de Polignac, le Globe, cédant à sa pente, devint décidément un grand journal politique : de sa retraite de Carquerannes, près d’Hyères, où il était allé essayer de mettre d’accord son travail et sa santé, M. Augustin Thierry m’écrivait : Que dites-vous du Globe depuis qu’il a changé de forme ? Je ne sais pourquoi, je suis contrarié d’y trouver toutes ces petites nouvelles et cette polémique de tous les jours. On se recueillait autrefois pour le lire, et maintenant cela n’est plus possible ; l’attention est distraite et partagée. C’est bien le même esprit ; ce sont les mêmes articles ; mais il est désagréable de trouver à côté des choses qui sont partout. M. Augustin Thierry avait raison ; le Globe perdit beaucoup à devenir un journal politique comme tant d’autres ; mais il n’en avait pas moins été, dès son origine, essentiellement politique dans son inspiration et sa tendance. C’était l’esprit général du temps, et loin de s’en défendre, le Globe en était pénétré. Même sous l’influence dominante du côté droit, la Restauration n’entreprit point d’étouffer cette opposition réelle quoique indirecte, et importune sans être ennemie. La justice veut qu’on s’en souvienne à l’honneur de ce temps : au milieu des vives alarmes qu’inspirait au pouvoir la liberté politique et des efforts tentés pour la restreindre, la liberté intellectuelle se maintint et fut respectée. Celle-là ne supplée pas les autres ; mais elle les prépare, et en attendant, elle sauve l’honneur des peuples qui n’ont pas su les conquérir ou les conserver. Pendant que ce mouvement des esprits se développait et s’animait de jour en jour, le gouvernement de M. de Villèle suivait son cours, de plus en plus travaillé par les prétentions et les dissensions du parti que son chef tentait faiblement de contenir. Un de mes amis, d’un esprit aussi impartial que clairvoyant, m’écrivait en décembre 1826, du fond de son département : Les hommes qui sont à la tête d’un parti sont véritablement destinés à trembler devant leur ombre. Je ne sais si dans aucun cas cette nullité du parti dominant a été plus complète. Pas une doctrine, pas une conviction, pas une espérance dans l’avenir ; la déclamation elle-même usée et ridicule. Sûrement M. de Villèle a bien le mérite de connaître la misère de son parti ; son succès vient de là ; mais c’est, je crois, une connaissance instinctive ; il représente ces gens-là plutôt qu’il ne les juge. Autrement il saurait qu’il peut hardiment leur refuser tout, hormis des places et des appointements ; pourvu aussi qu’il n’ait aucune accointance avec les opinions opposées.» Quand le parti, d’exigence en exigence, et le cabinet, de faiblesse en faiblesse, en furent venus à ne plus savoir comment vivre ensemble, quand M. de Villèle, en novembre 1827, en appela aux élections pour se défendre de ses rivaux de chambre et de cour, nous prîmes résolument notre part dans la lutte. Toutes les oppositions se réunirent. Sous la devise Aide-toi, le ciel t’aidera, une association publique se forma, dans laquelle des hommes très divers d’idées générales et d’intentions définitives se rapprochèrent et se concertèrent dans l’unique dessein d’amener, par les moyens légaux, le changement de la majorité dans la Chambre des députés et la chute du cabinet. Je n’hésitai pas plus à y entrer avec mes amis que je n’avais hésité, en 1815, à me rendre seul à Gand pour porter au roi Louis XVIII les avis des royalistes constitutionnels. Les longues révolutions propagent les deux vices contraires, la témérité et la pusillanimité ; les hommes y apprennent, les uns à se jeter en aveugles dans des entreprises insensées, les autres à s’abstenir lâchement de l’action la plus légitime et la plus nécessaire. Nous avions franchement combattu la politique du cabinet ; il nous appelait lui-même dans l’arène électorale pour vider la querelle ; nous y entrâmes avec la même franchise, résolus à ne rien chercher de plus que de bonnes élections, et à accepter les difficultés comme les chances, d’abord de la lutte, puis du succès, si le succès nous venait. Dans la Biographie que Béranger a écrite de
lui-même, je lis ce paragraphe : En tout temps, j’ai
trop compté sur le peuple pour approuver les sociétés secrètes, véritables
conspirations permanentes qui compromettent inutilement beaucoup
d’existences, créent une foule de petites ambitions rivales, et subordonnent
des questions de principe aux passions particulières. Elles ne tardent pas à
enfanter les défiances, source de défections, de trahisons même, et
finissent, quand on y appelle les classes ouvrières, par les corrompre au
lieu de les éclairer.....La société Aide-toi,
le ciel t’aidera, qui agissait ostensiblement, a seule rendu de
véritables services à notre cause. La cause de M. Béranger et la nôtre
étaient très différentes : laquelle des deux profiterait le plus des services
électoraux rendus par la société Aide-toi, le ciel t’aidera ? C’était
du roi Charles X que devait bientôt dépendre la solution de cette question. L’effet des élections de 1827 fut immense : elles dépassaient de beaucoup les craintes du cabinet et les espérances de l’opposition. J’étais encore en province quand ces résultats éclatèrent ; un de mes amis m’écrivit de Paris : La consternation du ministère, les maux de nerfs de M. de Villèle qui font appeler son médecin à trois heures du matin, l’agonie de M. de Corbières[1], la retraite de M. de Polignac à la campagne d’où il ne veut pas sortir quoiqu’il soit prié de revenir, la terreur du château, les chasses toujours brillantes du Roi, ces élections si inattendues, si surprenantes, si abasourdissantes, en voilà beaucoup plus qu’il n’en faudrait pour faire des prophéties, et se tromper probablement sur tous les résultats qu’on voudrait prévoir. Le duc de Broglie, absent comme moi de Paris, regardait dans l’avenir avec une modération un peu plus confiante : Il est difficile, m’écrivait-il, que le bon sens général qui a présidé à cette élection ne réagisse pas un peu sur les élus. Le ministère qui résultera du premier conflit sera certainement assez chétif ; mais il faudra le soutenir et tâcher que personne ne prenne d’alarme. Il me revient déjà ici qu’on est en grand effroi des élections ; si je ne me trompe, cet effroi est le danger du moment présent ; si nous parvenons, après la chute du ministère actuel, à passer l’année tranquillement, nous aurons ville gagnée. Quand le ministère de M. de Villèle fut tombé, quand celui de M. de Martignac fut installé, un nouvel essai de gouvernement du centre commença, mais avec bien moins de forces et bien moins de chances de succès que celui qui, de 1816 à 1821, sous la direction simultanée ou alternative du duc de Richelieu et de M. Decazes, avait défendu, contre la domination du côté droit et du côté gauche, la France et la couronne. Le parti du centre, en 1816, formé dans un pressant péril du pays, avait puisé dans ce péril même une grande force, et n’avait eu affaire, soit à droite, soit à gauche, qu’à des oppositions ardentes, mais encore novices, mal organisées, et que le public tenait pour incapables de gouverner. En 1828, au contraire, le côté droit, à peine sorti du pouvoir après l’avoir possédé six ans, se croyait aussi près de le ressaisir que capable de l’exercer, et il attaquait avec une passion pleine d’espérance les successeurs improvisés qui le lui avaient ravi. D’autre part, le côté gauche et le centre gauche, rapprochés et presque confondus par six années d’opposition commune, s’entravaient mutuellement dans leurs rapports avec un cabinet qu’ils étaient appelés à soutenir quoiqu’il ne fût pas sorti de leurs rangs ; comme il arrive en pareil cas, les violents et les étourdis paralysaient ou compromettaient les sages, bien plus que ceux-ci ne réussissaient à diriger ou à contenir leurs incommodes compagnons. Menacé ainsi dans les Chambres par d’ambitieux et puissants rivaux, le pouvoir naissant n’y trouvait que des alliés tièdes ou gênés dans leur bon vouloir. Et tandis que, de 1816 à 1821, le roi Louis XVIII donnait au gouvernement du centre son sincère et actif concours, en 1828 le roi Charles X regardait le cabinet qui remplaçait autour de lui les chefs du côté droit comme un désagréable essai qu’il était obligé de subir, mais auquel il ne se prêtait qu’avec inquiétude, ne croyant pas au succès, et se promettant bien de ne pas pousser l’expérience au delà de la stricte nécessité. Dans cette faible situation, deux hommes, M. de Martignac, comme chef réel du cabinet, sans le présider, et M. Royer-Collard, comme président de la Chambre des députés, donnaient seuls au pouvoir nouveau un peu de force et d’éclat ; mais ils étaient loin de suffire à ses difficultés et à ses périls. M. de Martignac a laissé à tous ceux qui l’ont connu, dans la vie publique ou privée, amis ou adversaires, un souvenir plein d’estime et de bienveillance. C’était un caractère facile, aimable, généreux, un esprit droit, prompt, fin, à la fois tranquille et libre ; il avait une éloquence naturelle et habile, lumineuse, élégante, persuasive ; il plaisait à ceux-là même qu’il combattait. J’ai entendu M. Dupont de l’Eure lui crier doucement de sa place, en l’écoutant : Tais-toi, sirène. En temps ordinaire et pour un régime constitutionnel bien établi, c’eût été un aussi utile qu’agréable ministre ; mais il avait, dans la parole comme dans la conduite, plus de séduction que d’autorité, plus de charme que de puissance. Très fidèle à sa cause et à ses amis, il ne portait pourtant, soit dans le gouvernement, soit dans les luttes politiques, ni cette énergie simple, passionnée, obstinée, ni cette insatiable soif de succès qui s’animent devant les obstacles ou dans les défaites, et qui entraînent souvent les volontés, même quand elles ne changent pas les esprits. Pour son propre compte, plus honnête et plus épicurien qu’ambitieux, il tenait à son devoir et à son plaisir plus qu’à son pouvoir. Ainsi, quoique bien venu du Roi comme des Chambres, il n’exerçait cependant, ni aux Tuileries, ni au Palais-Bourbon, ni l’empire, ni même l’influence que son excellent esprit et son rare talent auraient dû lui donner. M. Royer-Collard au contraire était arrivé et siégeait au fauteuil de la Chambre des députés avec une autorité conquise par douze années de luttes parlementaires, et tout récemment confirmée par sept élections simultanées, et par l’éclatante marque d’estime que la Chambre et le Roi venaient de lui donner. Mais cette autorité, réelle dans l’ordre moral, était, dans l’ordre politique, peu active et peu efficace. Depuis la chute du système de gouvernement qu’il avait soutenu et sa propre élimination du Conseil d’État par M. de Serre, en 1820, M. Royer-Collard était, je ne dirai pas tombé, mais entré dans un profond découragement. Quelques phrases des lettres qu’il m’écrivait de sa terre de Châteauvieux, où il passait l’été, feront mieux connaître que toute description l’état de son âme à cette époque. Je choisis les plus courtes. 1er août 1823. Il n’y a
pas ici trace d’homme, et je ne sais que ce qu’on peut apprendre des journaux
; mais je ne crois pas qu’il y ait rien de plus à savoir. En tout cas, je ne
m’en soucie pas. Je n’ai plus de curiosité, et je sais bien pourquoi. J’ai
perdu ma cause, et j’ai bien peur que vous ne perdiez aussi la vôtre ; car
vous l’aurez perdue, le jour où elle sera devenue mauvaise. Dans ces tristes
pensées, le cœur se serre, mais il ne se résigne pas. 27 août 1826. Il n’y a
point de plus parfaite et plus innocente solitude que celle où j’ai vécu
jusqu’à cette semaine, qui a ramené M. de Talleyrand à Valençay. Votre lettre
et sa conversation, voilà uniquement par où je suis encore de ce monde. Je
n’ai jamais si bien goûté ce genre de vie : quelques études, les méditations
qu’elles nourrissent, la promenade en famille, et l’intérêt d’une petite administration.
Cependant, dans cette profonde paix, à la vue de ce qui se passe et de ce qui
nous attend, la fatigue d’une longue vie, toute consumée en vœux impuissants
et en espérances trompées, se fait quelquefois sentir. J’espère n’y point
succomber : à défaut d’illusions, il y a des devoirs qui ont encore leur
empire. 22 octobre 1826. Après
avoir pleinement joui cette année de la campagne et de la solitude, je
rentrerai avec plaisir dans la société des esprits. Elle est bien calme
aujourd’hui, cette société-là ; mais sans tirer le canon, elle gagne du
chemin, et elle établit insensiblement sa puissance. Je ne me fais pas d’idée
de la session prochaine. Je crois que c’est par habitude et réminiscence
qu’on fait encore attention à la Chambre des députés. Elle est d’un autre
monde. Notre temps est encore bien éloigné. La fortune vous a jeté dans le
seul genre de vie qui ait aujourd’hui de la noblesse et de l’utilité. Elle a bien
fait pour vous et pour nous. M. Royer-Collard était trop ambitieux et trop abattu. Les choses humaines ne permettent pas tant d’exigence et offrent plus de ressources. Il n’en faut pas tant attendre, ni sitôt désespérer. Les élections de 1827, l’avènement du ministère Martignac et sa propre élévation à la présidence de là Chambre des députés tirèrent un peu M. Royer-Collard de sa tristesse, mais sans lui rendre grande confiance. Content de sa situation personnelle, il soutenait et secondait, dans la Chambre, le cabinet, mais sans s’associer intimement à sa politique, gardant l’attitude d’un allié bienveillant qui ne veut pas être responsable. Dans ses rapports avec le Roi, il se tenait dans la même réserve, disant la vérité et donnant les plus sages conseils, mais sans que la pensée pût jamais venir qu’il était prêt à mettre en pratique la politique forte et conséquente qu’il conseillait. Charles X l’écoutait avec bienveillance et surprise, confiant dans sa loyauté, mais le comprenant peu, et le regardant comme un honnête homme entiché d’idées inapplicables ou même périlleuses. Sincèrement dévoué au Roi et ami du cabinet, M. Royer-Collard les servait utilement dans leurs affaires ou leurs périls de chaque jour, mais en se tenant à part de leur destinée comme de leurs actes, et sans leur apporter, par son concours, la force qui semblait devoir s’attacher à la supériorité de son esprit et à l’autorité de son nom. Je ne rentrai pas à cette époque dans les affaires ; je ne le recherchai point et le cabinet ne me le proposa point. Nous avions raison de part et d’autre. M. de Martignac sortait des rangs du parti de M. de Villèle, et avait besoin de le ménager ; il ne lui convenait pas de se rapprocher intimement de ses adversaires. Pour mon compte, même quand je l’approuve comme nécessaire, je suis peu propre à servir une politique flottante qui cherche des transactions et des expédients, au lieu de mettre en pratique des maximes décidées et déclarées. De loin, je pouvais et je voulais soutenir le nouveau ministère. De près, je l’aurais compromis. J’eus pourtant ma part dans la victoire : sans me rappeler aux fonctions de conseiller d’État, on m’en rendit le titre, et le ministre de l’instruction publique, M. de Vatimesnil, autorisa la réouverture de mon cours. Je garde de la Sorbonne, où je rentrai alors, et de l’enseignement que j’y donnai pendant deux ans, un profond souvenir. C’est une époque dans ma vie, et peut-être m’est-il permis aussi de dire un moment d’influence dans mon pays. Plus soigneusement encore qu’en 1821, je tins mon cours en dehors de toute politique. Non seulement je ne voulais faire au ministère Martignac aucune opposition, mais je me serais fait scrupule de lui causer le moindre embarras. Je me proposais d’ailleurs un but assez grand pour me préoccuper exclusivement. Je voulais étudier et peindre, dans leur développement parallèle et leur action réciproque, les éléments divers de notre société française, le monde romain, les barbares, l’Église chrétienne, le régime féodal, la papauté, la chevalerie, la royauté, les communes, le tiers état, la Renaissance, la Réforme. Non seulement pour satisfaire la curiosité scientifique ou philosophique du public, mais dans un double but pratique et actuel : je voulais montrer que les efforts de notre temps pour établir dans l’État un régime de garanties et de libertés politiques n’avaient rien de nouveau ni d’étrange ; que dans le cours de son histoire, plus ou moins obscurément, plus ou moins malheureusement, la France avait, à plusieurs reprises, poursuivi ce dessein ; et qu’en s’y jetant avec passion, la génération de 1789 avait eu raison et tort ; raison de reprendre la grande tentative de ses pères, tort de s’en attribuer l’invention comme l’honneur, et de se croire appelée à créer, avec ses seules idées et ses seules volontés, un monde tout nouveau. J’avais ainsi à cœur, tout en servant la cause de notre société actuelle, de ramener parmi nous un sentiment de justice et de sympathie envers nos anciens souvenirs, nos anciennes mœurs, envers cette ancienne société française qui a laborieusement et glorieusement vécu pendant quinze siècles pour amasser cet héritage de civilisation que nous avons recueilli. C’est un désordre grave et un grand affaiblissement chez une nation que l’oubli et le dédain de son passé. Elle peut, dans une crise révolutionnaire, se soulever contre des institutions vieillies et insuffisantes ; mais quand ce travail de destruction est accompli, si elle continue à ne tenir nul compte de son histoire, si elle se persuade qu’elle a complètement rompu avec les éléments séculaires de sa civilisation, ce n’est pas la société nouvelle qu’elle fonde, c’est l’état révolutionnaire qu’elle perpétue. Quand les générations qui possèdent pour un moment la patrie, ont l’absurde arrogance de croire qu’elle leur appartient à elles seules, et que le passé en face du présent, c’est la mort, en face de la vie, quand elles repoussent ainsi l’empire des traditions et des liens qui unissent entre elles les générations successives, c’est le caractère distinctif et éminent du genre humain, c’est son honneur même et sa grande destinée qu’elles renient ; et les peuples qui tombent dans cette grossière erreur tombent aussi dans l’anarchie et l’abaissement, car Dieu ne souffre pas que la nature et les lois de ses œuvres soient à ce point impunément méconnues et outragées. Ce fut, dans mon cours de 1828 à 1830, ma pensée dominante de lutter contre ce mal des esprits, de les ramener à une appréciation intelligente et impartiale de notre ancien état social, et de contribuer ainsi, pour ma part, à rétablir entre les éléments divers de notre société, anciens et nouveaux, monarchiques, aristocratiques et démocratiques, cette estime mutuelle et cette harmonie qu’un accès de fièvre révolutionnaire peut suspendre, mais qui redeviennent bientôt indispensables à la liberté comme à la prospérité des citoyens, à la force comme au repos de l’État. J’avais quelque droit de penser que je réussissais un peu dans mon dessein. Mes auditeurs, nombreux et divers, jeunes gens et hommes faits, français et étrangers, prenaient aux idées que je développais devant eux un vif intérêt. Elles se rattachaient, sans s’y asservir, à l’état général de leur esprit, en sorte qu’elles avaient à la fois, pour eux, l’attrait de la sympathie et celui de la nouveauté. Ils se sentaient, non pas rejetés dans des voies rétrogrades, mais redressés et poussés en avant dans les voies d’une pensée équitable et libre. A côté de mon enseignement historique, sans aucun concert et malgré de profondes différences entre nous, l’enseignement littéraire et l’enseignement philosophique recevaient de mes deux amis, MM. Villemain et Cousin, un caractère et une impulsion analogues. Des souffles divers portaient le même mouvement dans les esprits. Nous avions à cœur de les animer sans les agiter. Nous n’étions nullement préoccupés des événements et des questions du jour, et nous ne ressentions nulle envie de les rappeler au public qui nous entourait. Nous pensions librement et tout haut sur les grands intérêts, les grands souvenirs et les grandes espérances de l’homme et des sociétés humaines, ne nous souciant que de propager nos idées, point indifférents sur leurs résultats possibles, mais point impatients de les atteindre, heureux du mouvement intellectuel au centre duquel nous vivions, et confiants dans l’empire de la vérité que nous nous flattions de posséder et de la liberté dont nous jouissions. Il eût été bon certainement pour nous, et je crois aussi pour le pays, que cette situation se prolongeât quelque temps, et que les esprits s’affermissent dans ces sereines méditations avant d’être rejetés dans les passions et les épreuves de la vie active. Mais, comme il arrive presque toujours, les fautes des hommes vinrent interrompre le progrès des idées en précipitant le cours des événements. Le ministère Martignac mettait en pratique la politique constitutionnelle : deux lois, sincèrement présentées et bien discutées, avaient donné, l’une à l’indépendance et à la vérité des élections, l’autre à la liberté de la presse, d’efficaces garanties. Une troisième loi, proposée à l’ouverture de la session de 1829, assurait au principe électif une part, dans l’administration des départements et des communes, et imposait au pouvoir central, pour les affaires locales, des règles et des limites nouvelles. On pouvait trouver ces concessions ou trop larges, ou trop restreintes ; en tout cas, elles étaient réelles, et les partisans des libertés publiques n’avaient rien de mieux à faire que de les accepter et de s’y établir. Mais dans le parti libéral, qui avait jusque-là soutenu le cabinet, deux esprits très peu politiques, l’esprit d’impatience et l’esprit de système, la recherche de la popularité et la rigueur de la logique ne voulurent pas se contenter de ces conquêtes incomplètes et lentes. Le côté droit, en s’abstenant de voter, laissa les ministres aux prises avec les exigences de leurs alliés. Malgré les efforts de M. de Martignac, un amendement, plus grave en apparence qu’en réalité, porta, au système de la loi sur l’administration départementale, quelque atteinte. Auprès du Roi comme dans les Chambres, le ministère était au bout de son crédit : hors d’état d’obtenir du Roi ce qui eût satisfait les Chambres et des Chambres ce qui eût rassuré le Roi, il déclara lui-même, en retirant brusquement les deux projets de loi, sa double impuissance, et resta debout, mais mourant. Comment serait-il remplacé ? La question demeura incertaine pendant trois mois. Trois hommes seuls, M. Royer-Collard, M. de Villèle et M. de Chateaubriand, semblaient en mesure de former sans secousse, quoique dans des nuances très diverses, une administration nouvelle. Les deux premiers étaient d’avance hors de cause. Ni le Roi ni les Chambres ne pensaient à faire de M. Royer-Collard un premier ministre. Il y avait probablement pensé plus d’une fois lui-même, car toutes les hardiesses traversaient son esprit dans ses rêveries solitaires ; mais c’étaient, pour lui, des satisfactions intérieures, non des ambitions véritables ; si on lui eût proposé le pouvoir, il l’eût certainement refusé ; il avait trop peu de confiance dans l’avenir, et, pour son propre compte, trop de fierté pour courir un tel risque de ne pas réussir. M. de Villèle, encore sous le coup de l’accusation entamée contre lui en 1828 et restée en suspens dans la Chambre des députés, avait formellement refusé de se rendre à la session de 1829, se tenait à l’écart dans sa terre, près de Toulouse, et ne pouvait évidemment rentrer au pouvoir en présence de la Chambre qui l’en avait renversé. Ni le Roi, ni lui-même, n’auraient consenti, je pense, à courir en ce moment les chances d’une nouvelle dissolution. M. de Chateaubriand était à Rome. A la formation du ministère Martignac, il avait accepté cette ambassade, et il suivait de là, avec un mélange d’ambition et de dédain, les oscillations de la politique et de la situation des ministres à Paris. Quand il apprit qu’ils avaient été battus et qu’ils pourraient bien être obligés de se retirer, il entra dans une vive agitation : Vous jugez bien, écrivit-il à madame Récamier, quelle a été ma surprise à la nouvelle du retrait des deux lois. L’amour-propre blessé rend les hommes enfants et les conseille bien mal. Maintenant, que va devenir tout cela ? Les ministres essayeront-ils de rester ? S’en iront-ils partiellement ou tous ensemble ? Qui leur succédera ? Comment composer un ministère ? Je vous assure qu’à part la peine cruelle de ne pas vous revoir, je me réjouirais d’être ici à l’écart, et de n’être pas mêlé dans toutes ces inimitiés, dans toutes ces déraisons, car je trouve que tout le monde a tort... Écoutez bien ceci ; voici quelque chose de plus explicite : si par hasard on m’offrait de me rendre le portefeuille des affaires étrangères (ce que je ne crois nullement), je ne le refuserais pas. J’irais à Paris ; je parlerais au Roi ; j’arrangerais un ministère dont je ne serais pas, et je proposerais pour moi, pour m’attacher à mon ouvrage, une position qui nous conviendrait. Je pense, vous le savez, qu’il convient à mon honneur ministériel, et pour me venger de l’injure que m’a faite Villèle, que le portefeuille des affaires étrangères me soit un moment rendu. C’est la seule manière honorable que j’aie de rentrer dans l’administration. Mais cela fait, je me retire aussitôt, à la grande satisfaction de tous les prétendants, et je passe en paix, auprès de vous, le reste de ma vie[2]. M. de Chateaubriand ne fut point appelé à jouir de cette Vengeance superbe et à faire cette démonstration généreuse. Pendant qu’il la rêvait encore dans les Pyrénées, où il était allé se reposer des soins du conclave qui donna Pie VIII pour successeur à Léon XII, le prince de Polignac, mandé de Londres par le Roi, arriva le 27 juillet à Paris, et le 9 août, huit jours après la clôture de la session, son cabinet parut dans le Moniteur. Que se proposait-il ? Que ferait-il ? Personne ne le savait, pas plus M. de Polignac et le Roi lui-même que le public. Mais Charles X avait arboré sur les Tuileries le drapeau de la contre-révolution. La politique redevint aussitôt la préoccupation passionnée des esprits. De toutes parts, on prévoyait dans la session prochaine une lutte ardente ; on se pressait d’avance autour de l’arène, cherchant à pressentir ce qui s’y passerait et comment on y pourrait prendre place. Le 15 octobre 1829, la mort du savant chimiste, M. Vauquelin, fit vaquer un siége dans la Chambre des députés, où il représentait les arrondissements de Lisieux et de Pont-l’Évêque, qui formaient le quatrième arrondissement électoral du département du Calvados. Des hommes considérables du pays vinrent m’offrir de me porter à sa place. Je n’avais jamais habité ni même visité cet arrondissement. Je n’y possédais point de propriétés. Mais, depuis 1820, mes écrits politiques et mon cours avaient popularisé mon nom. Les jeunes gens m’étaient partout favorables. Les hommes modérés et les libéraux vifs comptaient sur moi avec la même confiance pour défendre, dans le péril, leur cause. Dès qu’elle fut connue à Lisieux et à Pont-l’Évêque, la proposition y fut bien accueillie. Toutes les nuances de l’opposition, M. de La Fayette et M. de Chateaubriand, M. d’Argenson et le duc de Broglie, M. Dupont de l’Eure et M. Bertin de Vaux appuyèrent ma candidature. Absent, mais soutenu par un vif mouvement d’opinion dans le pays, je fus élu, le 23 janvier 1830, à une forte majorité. Au même moment, M. Berryer, que jusque-là son âge avait tenu, comme moi, éloigné de la Chambre des députés, y était élu par le département de la Haute-Loire, où un siége se trouvait aussi vacant. Le lendemain du jour où mon élection fut connue à Paris, je faisais mon cours à la Sorbonne ; au moment où j’entrai dans la salle, l’auditoire entier se leva et des applaudissements éclatèrent. Je me hâtai de les arrêter en disant : Je vous remercie de tant de bienveillance ; j’en suis vivement touché. Je vous demande deux choses : la première, de me la garder toujours ; la seconde, de ne plus me la témoigner ainsi. Rien de ce qui se passe au dehors ne doit retentir dans cette enceinte ; nous y venons faire de la science, de la science pure ; elle est essentiellement impartiale, désintéressée, étrangère à tout événement extérieur, grand ou petit. Conservons-lui toujours ce caractère. J’espère que votre sympathie me suivra dans la nouvelle carrière où je suis appelé ; j’oserai même dire que j’y compte. Votre attention silencieuse est ici la meilleure preuve que j’en puisse recevoir. |