Je change ici de situation et de point de vue. Ce n’est plus du dedans et comme acteur, c’est du dehors et comme spectateur que j’ai observé le gouvernement du côté droit et que j’en puis parler. Spectateur opposant, à qui le temps a apporté sa lumière et enseigné l’équité. En décembre 1821, M. de Villèle arriva au pouvoir par le grand et naturel chemin. Il y arriva au nom des qualités qu’il avait déployées et de l’importance qu’il avait acquise dans les Chambres, et à la tête de son parti qu’il y fit entrer avec lui. Il atteignait ainsi, après cinq ans de lutte, le but qu’avait prématurément marqué en 1815 M. de Vitrolles ; c’était le chef de la majorité parlementaire qui devenait le chef du gouvernement. Les événements ont des malices imprévues ; la Charte portait au pouvoir l’homme qui l’avait, le premier, combattue avant sa promulgation. Parmi les hommes de notre temps, c’est un trait distinctif de M. de Villèle d’être arrivé au gouvernement comme homme de parti et d’être resté homme de parti dans le gouvernement, tout en travaillant à faire prévaloir, parmi les siens, l’esprit de gouvernement sur l’esprit de parti. Ce modérateur du côté droit lui a toujours été fidèle. Bien souvent étranger aux idées, aux passions, aux desseins de son parti, il les combattait, mais sous main et sans les désavouer, décidé à ne jamais se séparer de ses amis, même quand il ne réussissait pas à les diriger. Par un juste instinct pratique, il avait promptement compris la nécessité de la ferme adhésion du chef à son armée pour assurer celle de l’armée à son chef. Il a payé cher cette persévérance, car elle l’a justement condamné à porter le poids de fautes que, plus libre, il n’eût probablement pas commises mais c’est à ce prix qu’il a gardé pendant six ans le pouvoir en préservant, pendant six ans, son parti des fautes extrêmes qui, après lui, devaient amener sa ruine. Comme ministre de la royauté constitutionnelle, M. de Villèle a donné, parmi nous, l’un des premiers exemples de cette fixité des liens politiques qui, malgré de graves inconvénients et de belles exceptions, est essentielle aux grands et salutaires effets du gouvernement représentatif. Au moment où se forma son cabinet, M. de Villèle trouva le pays et le gouvernement engagés dans une situation violente. Ce n’était plus seulement des orages de Chambre et des tumultes de rue ; les sociétés secrètes, les complots, les insurrections, un effort passionné pour le renversement de l’ordre établi, fermentaient et éclataient partout, dans les départements de l’Est, de l’Ouest, du Midi, à Béfort, à Colmar, à Toulon, à Saumur, à Nantes, à La Rochelle ; à Paris même et sous les yeux des ministres, dans l’armée comme dans les professions civiles, dans la garde royale comme dans les régiments de ligne. En moins de trois années, huit conspirations sérieuses attaquèrent et mirent en question la Restauration. Aujourd’hui, à plus de trente ans de distance, après tant et de bien plus grands événements ; quand un honnête homme sensé se demande quels motifs suscitaient des colères si ardentes et des entreprises, si téméraires, il n’en trouve point de suffisants ni de légitimes. Ni les actes du pouvoir, ni les probabilités de l’avenir ne blessaient ou ne menaçaient assez les droits et les intérêts du pays pour autoriser un tel travail de renversement. Le système électoral avait été artificieusement changé ; le pouvoir avait passé aux mains d’un parti irritant et suspect ; mais les grandes institutions étaient debout ; les libertés publiques, bien que combattues, se déployaient avec vigueur ; l’ordre légal n’avait reçu aucune grave atteinte ; le pays prospérait et grandissait régulièrement. Inquiète, la société nouvelle n’était point désarmée ; elle était en mesure et d’attendre et de se défendre. Il y avait de justes motifs pour une opposition publique et vive, point de justes causes de conspiration ni de révolution. Les peuples qui aspirent à être libres courent un grand danger, le danger de se tromper en fait de tyrannie. Ils donnent aisément ce nom à tout régime qui leur déplaît ou les inquiète, ou qui ne leur accorde pas tout ce qu’ils désirent. Frivoles humeurs qui ne demeurent point impunies. Il faut que le pouvoir ait infligé au pays bien des violations de droit, des iniquités et des souffrances bien amères et bien prolongées pour que les révolutions soient fondées en raison et réussissent malgré leurs propres fautes. Quand de telles causes manquent aux tentatives révolutionnaires, ou bien elles échouent misérablement, ou bien elles amènent promptement les réactions qui les châtient. Mais, de 1820 à 1823, les conspirateurs ne songeaient seulement pas à se demander si leurs entreprises étaient légitimes ; ils ne concevaient à ce sujet aucun doute. Des passions bien diverses et pourtant simultanées, de vieilles haines et de jeunes espérances, les alarmes du passé et les séductions de l’avenir dominaient leur âme comme leur conduite. C’étaient de vieilles haines et de vieilles alarmes que celles qui s’attachaient aux mots d’émigration, régime féodal, ancien régime, aristocratie, contre-révolution ; mais ces alarmes et ces haines étaient, dans bien des cœurs, aussi sincères et aussi chaudes que si elles se fussent adressées à de vivants et puissants ennemis. Contre ces fantômes que la folie de l’extrême droite faisait apparaître sans pouvoir les faire renaître, toute guerre semblait permise, urgente, patriotique ; on croyait servir et sauver la liberté en rallumant contre la Restauration tous les feux de la Révolution. On se flattait en même temps de préparer une révolution nouvelle qui mettrait fin, non seulement à la Restauration, mais à la monarchie, et ferait triompher, par l’établissement de la République, les droits et les intérêts populaires. Pour la plupart de ces jeunes enthousiastes nés de familles engagées dans la vieille cause de la Révolution, les rêves de l’avenir s’unissaient aux traditions du foyer domestique ; en soutenant les luttes de leurs pères, ils poursuivaient leurs propres utopies. Aux conspirateurs par haine révolutionnaire ou par espérance républicaine d’autres venaient se joindre, conduits par des vues plus précises, mais non moins passionnées. Je l’ai dit ailleurs en parlant de Washington : C’est le privilège, souvent corrupteur, des grands hommes d’inspirer l’affection et le dévouement sans les ressentir. Nul homme n’a, plus que l’empereur Napoléon, joui de ce privilège : il mourait, à ce moment même, sur le rocher de Sainte-Hélène ; il ne pouvait plus rien pour ses partisans ; il n’en trouvait pas moins, dans le peuple comme dans l’armée, des cœurs et des bras prêts à tout faire et à tout risquer pour son nom. Généreux aveuglement dont je ne sais s’il faut s’attrister ou s’enorgueillir pour l’humanité. Toutes ces passions, toutes ces alliances seraient peut-être demeurées obscures et vaines, si elles n’avaient trouvé dans les hautes régions politiques, au sein des grands corps de l’État, des interprètes et des chefs. Les masses populaires ne se suffisent point à elles-mêmes ; il faut que leurs désirs et leurs desseins se personnifient dans des figures grandes et visibles qui marchent devant elles en acceptant la responsabilité du but et du chemin. Les conspirateurs de 1820 à 1823 le savaient bien ; aussi sur les points les plus divers, à Béfort comme à Saumur, et à chaque nouvelle entreprise, ils déclaraient qu’ils n’agiraient pas si des personnages politiques, des députés en renom ne s’engageaient avec eux. Personne n’ignore aujourd’hui que le patronage qu’ils demandaient ne leur manqua point. Dans la Chambre des députés, l’opposition au gouvernement du côté droit se formait, à cette époque, de trois groupes unis pour lui résister, mais très différents dans leurs vues et leurs moyens de résistance. Je ne nomme que les hommes considérables et qui ont eux-mêmes clairement marqué leur situation. M. de La Fayette, M. d’Argenson et M. Manuel acceptaient et dirigeaient les conspirations. Sans les ignorer, le général Foy, M. Benjamin Constant, M. Casimir Périer, les désapprouvaient et ne s’y associaient pas. M. Royer-Collard et ses amis y étaient absolument étrangers, et ne les connaissaient pas plus qu’ils n’y prenaient part. Je ne puis penser à M. de La Fayette sans un sentiment d’affectueuse tristesse. Je n’ai point connu de caractère plus généreux, plus bienveillant pour tous, plus ami de la justice envers tous, plus prêt à tout risquer pour sa foi et pour sa cause. Sa bienveillance, un peu banale envers les personnes, n’en était pas moins, pour l’humanité en général, vraie et profonde. Son courage et son dénouement étaient faciles, empressés, sérieux sous des apparences quelquefois légères, et d’aussi bon aloi que de bonne grâce. Il a eu, dans sa vie, une constance de sentiments et d’idées et des jours de résolution vigoureuse qui feraient honneur aux plus fermes amis de l’ordre et de la résistance. En 1791, il a fait tirer, au Champ-de-Mars, sur l’émeute parée du nom de peuple ; en 1792, il est venu, en personne, demander, au nom de son armée, la répression des Jacobins ; il est resté à part et debout sous l’Empire. Mais il manquait de jugement politique, de discernement dans l’appréciation des circonstances et des hommes, et il avait un laisser-aller sur sa propre pente, une imprévoyance des résultats probables de ses actions, un besoin permanent et indistinct de faveur populaire qui le faisaient dériver bien au delà de ses vues, et le livraient à des influences d’un ordre, très inférieur, souvent même contraire à sa nature morale comme à sa situation. Au premier moment, en 1814, il s’était montré assez bien disposé pour la Restauration ; mais les tendances du pouvoir, la persévérance des rancunes royalistes et sa propre soif de popularité le jetèrent bientôt dans l’opposition. A la fin des Cent-Jours, son opposition à la maison de Bourbon devint une hostilité déclarée et active ; républicain dans l’âme sans pouvoir ni oser proclamer la République, il repoussa aussi obstinément que vainement le retour de la royauté ; et, devant la Chambre de 1815, irrité sans être épouvanté, il s’engagea, pour n’en plus sortir tant que dura la Restauration, dans les rangs extrêmes de ses ennemis. Il était, de 1820 à 1823, non pas le chef réel, mais l’instrument et l’ornement de toutes les sociétés secrètes, de tous les complots, de tous les projets de renversement, même de ceux dont il eût, à coup sûr, s’ils avaient réussi, désavoué et combattu les résultats. Personne ne ressemblait moins que M. Manuel à M. de La Fayette ; autant l’un était ouvert, imprévoyant et téméraire dans son hostilité, autant l’autre était contenu, calculé et prudent jusque dans sa violence, quoique au fond ferme et hardi. M. de La Fayette était, je ne dirai pas un grand seigneur, ce mot ne lui va pas, mais un grand gentilhomme libéral et populaire, point révolutionnaire par nature, mais qui pouvait, par entraînement et aveuglement, être poussé et pousser lui-même à des révolutions répétées ; M. Manuel était le fils docile et le défenseur habile de la révolution accomplie depuis 1789 ; capable de devenir, à son service, un homme de gouvernement, de gouvernement libre si l’intérêt de la révolution l’eût permis, de gouvernement absolu si le pouvoir absolu eût été nécessaire pour faire dominer la révolution, mais décidé en tout cas à la soutenir à tout prix. Esprit peu élevé et peu fécond, il ne portait, dans la vie et les débats parlementaires, ni grandes vues politiques, ni beaux et sympathiques mouvements de l’âme ; mais il était puissant par l’aplomb de son attitude et la fermeté lucide de son langage. Point avocat, quoiqu’un peu provincial dans la forme, il parlait comme il agissait, en homme de parti froidement résolu, immobile dans la vieille arène révolutionnaire et ne consentant jamais à en sortir, soit pour admettre des transactions, soit pour entrer dans des voies nouvelles. La Restauration, à vrai dire, était pour lui l’ancien régime et la contre-révolution ; après lui avoir fait, dans les Chambres, toute l’opposition qu’admettait ce théâtre, il encourageait au dehors tous les complots, tous les efforts de renversement, moins prompt que M. de La Fayette à se lancer à leur tête, moins confiant dans leur succès, mais décidé à entretenir par là, contre la Restauration, la haine et la guerre, en attendant qu’une chance favorable se présentât pour lui porter des coups décisifs. M. d’Argenson avait, dans le parti, moins d’importance que ses deux collègues, quoique peut-être le plus passionné des trois. C’était un rêveur sincère et mélancolique, convaincu que tous les maux des sociétés humaines proviennent des lois humaines, et ardent à poursuivre toute sorte de réformes, quoiqu’il portât peu de confiance aux réformateurs. Par sa situation sociale, parla générosité de ses sentiments, le sérieux de ses convictions, l’attrait d’un caractère affectueux bien que taciturne, et les agréments d’un esprit fin, élégant, et qui tirait de sa mauvaise philosophie des vues hardies, il tenait, dans les projets et les délibérations préalables de l’opposition conspiratrice, une assez grande place ; mais il était peu propre à l’action et prompt à se décourager, quoique toujours prêt à se rengager. Un fanatisme utopiste, mais qui espère peu, n’est pas un bon tempérament de conspirateur. On sait quelle fut l’issue de toutes ces conspirations aussi vaines que tragiques. Partout suivies pas à pas par l’autorité, quelquefois même fomentées par l’ardeur intéressée d’indignes agents, elles amenèrent, dans l’espace de deux années, sur les divers points de la France, dix-neuf condamnations à mort dont onze furent exécutées. Quand on se reporte à ces tristes scènes, l’esprit s’étonne et le cœur se serre au spectacle du contraste qui éclate entre les sentiments et les actions, les efforts et les résultats ; des entreprises à la fois si sérieuses et si étourdies, tant de sincérité patriotique et de légèreté morale, tant de dévouements passionnés et de calculs indifférents ; et le même aveuglement, la même persévérance avec la même impuissance dans les vieillards et dans les jeunes gens, dans les chefs et dans les soldats ! Le 1er janvier 1822, M. de La Fayette arrivait à Béfort pour se mettre à la tête de l’insurrection alsacienne ; il trouve le complot découvert et plusieurs des meneurs arrêtés ; mais il en trouve aussi d’autres, MM. Ary Scheffer, Joubert, Carrel, Guinard, qui ne s’inquiètent que d’aller à sa rencontre, de le prévenir et de le sauver en l’emmenant en toute hâte par des voies détournées, lui et son fils qui l’accompagnait. Neuf mois après, le 21 septembre de la même année, quatre jeunes sous-officiers, Bories, Raoulx, Goubin et Pommier, condamnés à mort pour le complot de La Rochelle, étaient sur le point de subir leur arrêt ; M. de La Fayette et le comité supérieur des carbonari avaient tenté vainement de les faire évader. Les quatre sergents se savaient perdus et pouvaient se croire abandonnés. Un magistrat bienveillant les presse de sauver leur vie par quelques mots sur les premiers auteurs de leur fatale entreprise. Tous quatre répondent : Nous n’avons rien à révéler, et ils meurent invinciblement silencieux. De tels dévouements méritaient des chefs plus prévoyants et des ennemis plus généreux. En présence de tels faits et au milieu des débats ardents qu’ils suscitaient dans la Chambre, la situation des députés conspirateurs était mauvaise ; ils n’avouaient pas leurs œuvres et ne soutenaient pas leurs amis. La violence de leurs attaques contre le ministère, et de leurs allusions contre la Restauration était une pauvre compensation à cette faiblesse. Les sociétés secrètes et les complots vont mal à un régime de liberté ; il y a peu de sens et peu de dignité à conspirer et à discuter à la fois. En vain les députés qui ne conspiraient pas essayaient de couvrir leurs collègues compromis et embarrassés ; en vain le général Foy, M. Casimir Périer, M. Benjamin Constant, M. Laffitte, en se récriant avec passion contre les accusations dont leur parti était l’objet et qui ne portaient pas sur eux, s’efforçaient de jeter le manteau de leur innocence personnelle sur les conspirateurs véritables qui siégeaient à côté d’eux ; cette tactique, plus bruyante que fière, ne trompait ni le gouvernement ni le public, et les députés conspirateurs perdaient plus de considération qu’ils ne gagnaient de sécurité à être ainsi, dans leurs propres rangs, défendus et désavoués, M. de La Fayette s’impatienta un jour de cette situation peu franche et peu digne. Dans là séance du 1er août 1822, à propos de la discussion du budget, M. Benjamin Constant s’était plaint d’une phrase de l’acte d’accusation dressé par le procureur général de Poitiers contre le complot du général Berton, et dans lequel les noms de cinq députés étaient cités sans qu’ils fussent poursuivis. M. Laffitte demanda à la Chambre d’ordonner une enquête sur des faits qui étaient, dit-il, pour ce qui me regarde, un mensonge infâme. M. Casimir Périer et le général Foy appuyèrent l’enquête. Le cabinet et le côté droit la repoussaient, tout en défendant le procureur général et ses assertions. La Chambre semblait perplexe. M. de La Fayette demanda la parole, et avec une rare bonne grâce de fierté ironique : Quelle que soit, dit-il, mon indifférence habituelle pour les inculpations et les haines de parti, je crois devoir ajouter quelques mots à ce qu’ont dit mes honorables amis. Pendant le cours d’une carrière dévouée tout entière à la cause de la liberté, j’ai constamment mérité d’être en butte à la malveillance de tous les adversaires de cette cause, sous quelque forme, despotique, aristocratique ou anarchique, qu’ils aient voulu la combattre ou la dénaturer. Je ne me plains donc point, quoique j’eusse le droit de trouver un peu leste le mot prouvé dont M. le procureur du roi s’est servi à mon occasion ; mais je m’unis à mes amis pour demander, autant qu’il est en nous, la plus grande publicité au sein de cette Chambre, en face de la nation. C’est là que nous pourrons, mes accusateurs et moi, dans quelque rang qu’ils soient placés, nous dire sans compliment ce que, depuis trente-trois années ; nous avons eu mutuellement à nous reprocher. La bravade était aussi transparente que fière. M. de
Villèle en sentit la portée qui allait jusqu’au Roi lui-même, et relevant
aussitôt le gant avec une modération qui à son tour ne manquait pas de
hauteur : L’orateur auquel je succède,
dit-il, vient de placer la question là où elle est
en réalité lorsqu’il a dit, en parlant de la Chambre, autant qu’il est en
nous. Oui, il est d’une grande importance que l’on sache, sur la question
qui a été agitée, ce qui est vrai, ce qui est faux ; mais prend-on le
véritable moyen pour le savoir en demandant une enquête ? Ce n’est pas mon opinion
; si ce l’était, je n’hésiterais pas à voter pour l’enquête. Le véritable
moyen à prendre me paraît être de laisser à la justice son cours ordinaire,
qu’il ne dépend de personne d’arrêter.... Que
des membres de cette Chambre aient été compromis dans cet acte d’accusation ;
ne trouvent-ils pas leur justification dans le fait même qu’ils n’ont pas été
demandés à la Chambre pour être mis au nombre des accusés ? Car, messieurs,
c’est une supposition trop contradictoire que de dire d’une part : — Vous avez fait mettre nos noms dans le réquisitoire pour
nous accuser ; — et de l’autre : — le ministère actuel n’a pas osé nous mettre en accusation.
Vous n’êtes pas en accusation puisque vous n’avez pas été demandés à cette
Chambre, et vous n’avez pas été demandés parce qu’il ne résultait pas de la
procédure la nécessité, le devoir, pour le ministère, de venir vous réclamer
à la Chambre. Je le déclare à la face de la France, nous ne vous accusons pas
parce qu’il n’y avait pas, dans la procédure, le devoir, la nécessité, pour
nous, de vous accuser. Et nous eussions d’autant mieux rempli ce devoir que
sans doute vous ne nous croyez pas assez étrangers à la connaissance du cœur
humain pour supposer que nous ne sachions pas qu’il y avait moins de danger à
vous mettre en accusation qu’à suivre purement, simplement et noblement la ligne
tracée dans la voie ordinaire de la justice. En sortant de cette séance, à coup sûr, M. de Villèle était content, et avec raison, de sa situation et de lui-même : il avait fait acte en même temps de fermeté et de mesure ; en se renfermant dans les voies de la justice ordinaire, en écartant toute idée de poursuite à outrance, il avait montré le bras du pouvoir contenu, mais prêt à se déployer si la nécessité s’en faisait sentir. Il avait ainsi un peu bravé, en les rassurant un peu, les patrons des conspirateurs, et donné satisfaction à son propre parti sans échauffer ses passions. Le tacticien de Chambre agit et parla ce jour-là en homme de gouvernement. Il était, à cette époque, dans la première et la meilleure phase de son pouvoir ; il défendait la monarchie et l’ordre contre les conspirations et les insurrections ; il avait à repousser, dans la Chambre des députés, les attaques ardentes du côté gauche, et dans la Chambre des pairs le mauvais vouloir modéré, mais vigilant, des amis du duc de Richelieu. Le péril et la lutte retenaient autour de lui tout son parti. Devant une telle situation, les rivalités et les intrigues de Chambre et de cour hésitaient à se produire ; les exigences se contenaient ; la fidélité et la discipline étaient évidemment nécessaires ; les compagnons n’osaient ni assaillir leur chef de leurs impatiences, ni le déserter. Mais, dans le cours de l’année 1822, les conspirations furent vaincues ; les périls de la monarchie s’éloignèrent ; les luttes parlementaires, quoique toujours très vives, n’étaient plus des questions de vie ou de mort ; la domination du côté droit, dans le pays comme dans les Chambres, paraissait établie. Alors commencèrent, pour M. de Villèle, d’autres difficultés et d’autres périls : il n’avait plus ses adversaires menaçants pour contenir ses amis ; les dissidences, les exigences, les inimitiés, les intrigues éclatèrent autour de lui. Ce fut sur les questions de politique extérieure et dans le sein même de son cabinet qu’il en ressentit les premières atteintes. Je ne veux pas qualifier sévèrement les révolutions qui, de 1820 à 1822, agitèrent l’Europe méridionale. Il est dur de dire à des peuples mal gouvernés qu’ils ne sont ni assez sages, ni assez forts pour se donner eux-mêmes un bon gouvernement. De nos jours surtout, où les désirs en fait de bon gouvernement sont immenses et où personne ne veut se reconnaître trop faible pour accomplir ce qu’il désire, la franche vérité, à ce sujet, blesse beaucoup d’amis sincères du droit et de l’humanité. L’expérience a pourtant prodigué ses démonstrations. Des trois révolutions qui éclatèrent en 1820, celles de Naples et de Turin s’évanouirent en quelques mois, sans coup férir, devant la seule apparition des troupes autrichiennes. La révolution d’Espagne resta seule debout, sans réussir mais sans renoncer, suivant son cours à pas incertains quoique violents, hors d’état de fonder un gouvernement régulier et de supprimer les résistances qu’elle rencontrait, mais assez forte pour supporter, sans y périr, l’anarchie et la guerre civile. L’Espagne en proie à de tels mouvements était pour la France un voisin incommode et qui pouvait devenir dangereux. Les conspirateurs vaincus en France se réfugiaient en Espagne et ourdissaient de là de nouveaux complots. A leur tour, les contre-révolutionnaires espagnols trouvaient en France un asile, et préparaient, de l’un à l’autre revers des Pyrénées, leurs prises d’armes. Un cordon sanitaire, établi sur notre frontière pour préserver la France de la fièvre jaune qui avait éclaté en Catalogne, devint bientôt un corps d’armée d’observation. Le mauvais vouloir décidé et systématique de l’Europe concourait avec les méfiances de la France. Le prince de Metternich redoutait un nouvel accès de contagion révolutionnaire d’Espagne en Italie. L’empereur Alexandre se croyait chargé de maintenir la sécurité de tous les trônes et la paix du monde. L’Angleterre, sans se soucier beaucoup du succès de la révolution espagnole, avait fortement à cœur que l’Espagne restât parfaitement indépendante et que l’influence française n’y pût prévaloir. Le gouvernement français était là en présence d’une question non seulement délicate et grave en elle-même, mais chargée de complications plus graves encore et qui pouvaient le mettre en désaccord avec tels ou tels de ses alliés, peut-être avec tous. M. de Villèle, en entrant au pouvoir, n’avait, sur les affaires étrangères, point d’idées bien précises, point de parti pris, seulement l’esprit libre et des instincts sensés. Pendant sa courte association au cabinet du duc de Richelieu, il en avait vu de près la politique envers l’Espagne et l’Italie ; politique de paix, de non intervention et de bons conseils aux rois comme aux libéraux, aux libéraux comme aux rois, peu efficace dans son travail de transaction mais s’y résignant, appliquée surtout à tenir la France en dehors des révolutions et des contre-révolutions, et à prévenir toute conflagration européenne. Au fond, M. de Villèle approuvait cette politique et n’eût pas mieux demandé que de la continuer ; il était plus préoccupé du dedans que du dehors et plus jaloux de la prospérité publique que de l’influence diplomatique. Mais pour faire prévaloir son sentiment, il avait à lutter contre les passions de son parti ; et dans cette lutte ses deux principaux collaborateurs, M. de Montmorency, comme ministre des affaires étrangères, et M. de Chateaubriand, comme ambassadeur à Londres, lui apportaient plus d’embarras que d’appui. Lorsqu’en formant son cabinet il avait proposé au Roi de donner à M. de Montmorency le portefeuille des affaires étrangères : Prenez garde, lui dit Louis XVIII ; c’est un bien petit esprit, doucement passionné et, entêté ; il vous trahira sans le vouloir, par faiblesse ; quand il sera avec vous, il vous, dira qu’il est de votre avis, et il le croira en vous le disant ; mais loin de vous, il agira selon son penchant, non dans votre sens, et au lieu d’être servi, vous serez contrarié et compromis. M. de Villèle insista ; il croyait avoir besoin, dans le côté droit, du nom et de l’influence de M. de Montmorency. Il eut peu après l’occasion de se convaincre que le Roi l’avait bien jugé. M. de Serre ayant refusé de rester dans le nouveau cabinet, M. de Villèle, pour l’éloigner en le récompensant, demanda au Roi pour lui l’ambassade de Naples ; M. de Montmorency, qui la voulait pour son cousin, le duc de Laval, alla jusqu’à dire qu’il donnerait sa démission si on la lui refusait. Le Roi et M. de Villèle tinrent bon ; M. de Serre alla à Naples, et M. de Montmorency resta ministre, non sans humeur contre la prépondérance d’un collègue si peu complaisant. M. de Chateaubriand, en acceptant l’ambassade de Londres, avait délivré M. de Villèle de beaucoup de petites susceptibilités et d’embarras quotidiens ; mais il ne se plut pas longtemps et ne pouvait guère se plaire dans sa nouvelle mission ; il avait besoin de régner dans une coterie, et d’y vivre sans gêne en même temps qu’adoré. Il ne fit pas dans la société anglaise tout l’effet qu’il s’était promis ; il lui fallait trop de succès et des succès trop divers ; on l’y prenait pour un grand écrivain plutôt que pour un grand politique ; on le trouvait plus roide que grave, et trop préoccupé de lui-même ; on était curieux de lui, mais sans l’admirer selon son goût ; il n’était pas constamment le premier objet de l’attention, et ne jouissait là ni du laisser-aller, ni de l’enthousiasme idolâtre auxquels il avait été ailleurs accoutumé. Il prit Londres, la cour et les salons anglais en ennui et en humeur ; il en a déposé lui-même l’expression dans ses Mémoires : Toute renommée, dit-il, vient vite au bord de la Tamise et s’en va de même ; — je me serais échauffé mal à propos pour obtenir quelques renseignements de la cour de Londres ; en vain vous parlez ; on ne vous écoute pas. — Quelle vie que celle d’une journée de Londres ! J’aurais préféré, cent fois les galères. L’occasion se présenta bientôt, pour lui, d’aller chercher ailleurs plus de mouvement et de popularité mondaine. La révolution et la guerre civile s’aggravaient de jour en jour en Espagne ; les émeutes, les meurtres, les combats sanglants entre la garde royale, la troupe de ligne et la milice se multipliaient dans les rues de Madrid ; la sûreté de Ferdinand VII paraissait menacée, et sa liberté était réellement compromise. M. de Metternich, dont la considération et l’influence avaient beaucoup grandi en Europe depuis qu’il avait si justement pressenti la faiblesse et si rapidement étouffé l’explosion des révolutions italiennes, reportait sur les affaires de la Péninsule espagnole toute sa sollicitude, et pressait les souverains et leurs ministres d’en délibérer en commun. Dès qu’il fut convenu qu’un congrès se réunirait dans ce but à Vérone, M. de Chateaubriand fit de vives démarches, directes et indirectes, pour y être envoyé. M. de Montmorency ne s’en souciait point, craignant d’être contrarié et éclipsé par un tel collègue. Le roi Louis XVIII, qui n’avait confiance ni dans la capacité de M. de Montmorency, ni dans le jugement de M. de Chateaubriand, voulait que M. de Villèle allât lui-même à Vérone pour y soutenir sa politique prudente et expectante. M. de Villèle s’en défendit. Ce serait, dit-il au Roi, un trop amer affront pour son ministre des affaires étrangères et pour son ambassadeur à Londres naturellement appelés à cette mission ; il valait mieux les y envoyer l’un et l’autre pour qu’ils se contrôlassent l’un l’autre, et en leur donnant des instructions précises qui réglassent d’avance leur attitude et leur langage. Le Roi accepta cet avis ; les instructions rédigées de la main de M. de Villèle furent lues, discutées et acceptées aux Tuileries, dans une réunion solennelle du cabinet. M. de Chateaubriand sut avec certitude qu’à M. de Villèle seul il devait l’accomplissement de son désir, et huit jours après le départ de M. de Montmorency, le Roi, pour assurer, la prépondérance de M. de Villèle en la manifestant avec éclat, le fit président du Conseil. Les instructions étaient en effet précises : elles prescrivaient aux plénipotentiaires français de ne point se faire, devant le congrès, les rapporteurs des affaires d’Espagne, de ne prendre, quant à l’intervention, aucune initiative, aucun engagement, et de réserver, en tout cas, l’indépendance de résolution et d’action de la France. Mais les dispositions de M. de Montmorency s’accordaient mal avec ses instructions, et il avait à traiter avec des souverains et des ministres qui voulaient réprimer la révolution espagnole par la main de la France, d’abord pour accomplir cette œuvre sans s’en charger eux-mêmes, et aussi pour compromettre la France avec l’Angleterre évidemment très opposée à l’intervention française. Le prince de Metternich, versé dans l’art de suggérer aux autres ses propres vues et de les pousser vers son but en ayant l’air de se prêter au leur, s’empara aisément de M. de Montmorency, et l’amena à prendre, envers les autres Puissances, précisément l’initiative et les engagements qu’il avait ordre d’éviter. M. de Chateaubriand, qui n’avait dans la négociation officielle qu’un rôle secondaire, se tint d’abord un peu à l’écart : Je n’aime pas beaucoup la position générale où il s’est placé ici, écrivait M. de Montmorency à madame Récamier[1] ; on le trouve singulièrement renfrogné ; de la roideur et de la sauvagerie qui mettent les autres mal à leur aise avec lui. Je ne négligerai rien pour qu’à mon départ surtout il s’établisse, entre ses collègues et lui, de plus faciles rapports. M. de Montmorency n’avait pas besoin de prendre grand’peine pour assurer ce résultat. Quand il fut parti, M. de Chateaubriand prit, au congrès, des allures plus libres et plus actives. L’empereur Alexandre, sensible au renom de l’auteur du Génie du Christianisme et à ses hommages envers l’auteur de la Sainte-Alliance, lui rendit caresses pour caresses, flatteries pour flatteries, et le confirma dans ses intentions de guerre à la révolution espagnole en lui donnant lieu de compter, pour cette politique et pour lui-même, sur tout son appui. Pourtant, dans sa correspondance avec M. de Villèle, M. de Chateaubriand gardait encore beaucoup de réserve : Nous laissions, dit-il, du doute sur notre détermination ; nous ne voulions pas nous rendre impossible ; nous redoutions qu’en nous découvrant trop, le président du conseil ne voulût pas nous écouter. Je présume que M. de Villèle ne se méprenait pas sur la prétendue incertitude dans laquelle M. de Château Châteaubriant essayait de s’envelopper. Je penche aussi à croire que lui-même, à cette époque, regardait la guerre avec l’Espagne comme à peu près inévitable. Mais il n’en voulait pas moins faire tout ce qui serait en son pouvoir pour l’éviter ; ne fût-ce que pour conserver, auprès des esprits modérés et des intérêts qui la redoutaient, l’attitude et le renom de partisan de la paix. Les hommes sensés répugnent à répondre des fautes qu’ils consentent à commettre. Quand il sut que M. de Montmorency avait promis à Vérone que son gouvernement ferait à Madrid, de concert avec les trois Puissances du Nord, des démarches qui entraînaient infailliblement la guerre, M. de Villèle soumit au Roi, dans son Conseil, ces engagements prématurés, en déclarant que, pour lui, il ne pensait pas que la France dût tenir la même conduite que l’Autriche, la Prusse et la Russie, ni rappeler sur-le-champ, comme elles voulaient le faire, son ministre de Madrid, en renonçant à toute nouvelle démarche de conciliation. Il avait, dit-on, en tenant ce langage, sa démission préparée et visible sur son portefeuille. Les grands appuis ne lui manquaient pas. Le duc de Wellington, venu naguère à Paris, s’était entretenu avec lui, et aussi avec le Roi, des dangers d’une intervention armée en Espagne, et offrait un plan de médiation concertée entre la France et l’Angleterre pour déterminer les Espagnols à apporter dans leur constitution les modifications que le cabinet français indiquait lui-même comme suffisantes pour maintenir la paix. Louis XVIII avait confiance dans le jugement et le bon vouloir du due de Wellington ; il mit fin à la délibération du Conseil en disant : Louis XIV a détruit les Pyrénées, je ne les laisserai pas relever ; il a placé ma maison sur le trône d’Espagne, je ne la laisserai pas tomber. Les autres souverains n’ont pas les mêmes devoirs que moi à remplir ; mon ambassadeur ne doit quitter Madrid que le jour où cent mille Français marcheront pour le remplacer. La question ainsi résolue contre les promesses qu’il avait faites à Vérone, M. de Montmorency, à qui, peu de jours auparavant et sur la proposition de M. de Villèle, le Roi avait conféré le titre de duc, donna sur-le-champ sa démission ; le Moniteur, en l’annonçant, publia une dépêche que M. de Villèle, chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, adressait au comte de Lagarde, ministre du Roi à Madrid, pour lui prescrire une attitude et un langage qui semblaient encore admettre quelques chances de conciliation, et trois jours plus tard, M. de Chateaubriand, après quelques airs d’hésitation convenable, remplaça M. de Montmorency comme ministre des affaires étrangères. Trois semaines à peine écoulées, le gouvernement espagnol, dominé et par un sentiment plus noble qu’éclairé de la dignité nationale, et par les emportements populaires, et par ses propres passions, s’était refusé à toute modification constitutionnelle. Les ministres des trois Puissances du Nord avaient quitté Madrid. Le comte de Lagarde y était resté. Sur le refus des Espagnols, M. de Chateaubriand l’en rappela le 18 janvier 1823, en le chargeant encore, par une dépêche confidentielle, de leur faire entrevoir quelques ouvertures conciliantes dont il informa en même temps le cabinet de Londres. Elles demeurèrent aussi vaines que les précédentes. On n’avait, à Madrid, point de confiance dans la sincérité du cabinet de Paris ; et de son côté, le cabinet de Londres n’en avait pas assez dans la sagesse ni dans la puissance de celui de Madrid pour s’engager sérieusement envers lui en le déterminant, par tout le poids de son influence, aux concessions, d’ailleurs raisonnables, que la France lui demandait. Les choses en étaient venues à ce point où les meilleurs politiques, sans foi dans la vertu de leur propre sagesse, n’osent plus entreprendre d’agir avec efficacité. Le 28 janvier 1823, M. de Villèle s’était décidé à la guerre, et le Roi l’annonçait dans son discours, en ouvrant la session des Chambres. Pourtant, huit jours après, M. de Chateaubriand déclarait de nouveau à sir Charles Stuart, ambassadeur d’Angleterre à Paris, que, loin de songer à rétablir en Espagne le pouvoir absolu, la France était encore prête à considérer les modifications constitutionnelles qu’elle avait indiquées au gouvernement espagnol, comme lui donnant des raisons suffisantes pour suspendre ses armements et renouer les relations entre les deux pays sur l’ancien pied. Au moment d’engager la guerre, M. de Chateaubriand, qui la voulait, et M. de Villèle, qui ne la voulait pas, tenaient également l’un et l’autre à en décliner la responsabilité. Je n’ai rien à dire de la guerre même et des événements qui en marquèrent le cours. En droit, elle était inique, car elle n’était pas nécessaire. La révolution espagnole, malgré ses excès, ne faisait courir, à la France ni à la Restauration, aucun danger sérieux. Les difficultés qu’elle suscitait entre les deux gouvernements auraient pu aisément être surmontées sans rompre la paix. La révolution de Paris en février 1848 a causé à l’Europe de bien plus graves et bien plus justes alarmes que la révolution d’Espagne en 1823 n’en pouvait causer à la France. Pourtant l’Europe, avec grande raison, a respecté envers nous ce principe tutélaire de l’indépendance intérieure des nations auquel une nécessité absolue et pressante peut seule donner le droit de porter atteinte. Je ne pense pas non plus qu’en 1823 le trône et la vie de Ferdinand VII fussent réellement en péril. Tout ce qui s’est passé depuis lors en Espagne autorise à dire que le régicide n’y a point de complices et la république peu de partisans. Les grands et légitimes motifs politiques manquaient donc à cette guerre. En fait, et malgré son succès, elle ne valut ni à l’Espagne ni à la France aucun bon résultat : elle rendit l’Espagne au despotisme incapable et incurable de Ferdinand VII sans y mettre fin aux révolutions, et substitua les férocités de la populace absolutiste à celles de la populace anarchiste. Au lieu d’assurer au delà des Pyrénées l’influence de la France, elle la compromit et l’annula à tel point que, vers la fin de 1823, il, fallut recourir à l’influence de la Russie et faire envoyer M. Pozzo di Borgo à Madrid pour faire agréer à Ferdinand VII des conseillers un peu plus modérés. Les Puissances du nord et l’Angleterre eurent seules crédit en Espagne, les unes auprès du Roi et des absolutistes, l’autre auprès des libéraux. La France victorieuse y était politiquement vaincue. Aux yeux des juges clairvoyants, les effets généraux et permanents de cette guerre ne valurent pas mieux que ses causes. Comme expédient d’une politique inquiète, comme coup de main de dynastie et de parti, la guerre d’Espagne réussit pleinement. Les prédictions sinistres de ses adversaires furent démenties et les espérances de ses fauteurs dépassées. Mises en même temps à l’épreuve, la fidélité de l’armée et l’impuissance des conspirateurs réfugiés au dehors éclatèrent à la fois. L’expédition fut facile, quoique non sans gloire. Le duc d’Angoulême s’y fit honneur. La prospérité et la tranquillité de la France n’en reçurent aucune atteinte. La maison de Bourbon fit un acte de résolution et de force dont les Puissances qui l’y poussaient avaient douté, et que l’Angleterre, qui l’en détournait, subit patiemment, quoique avec humeur. A ne considérer les choses que sous ce point de vue, M. de Chateaubriand avait raison quand il écrivait, de Vérone, à M. de Villèle : C’est à vous, mon cher ami, à voir si vous ne devez pas saisir une occasion, peut-être unique, de replacer la France au rang des Puissances militaires, et de réhabiliter la cocarde blanche dans une guerre courte, presque sans danger, vers laquelle l’opinion des royalistes et de l’armée vous pousse aujourd’hui fortement ; et M. de Villèle se trompait en lui répondant : Dieu veuille, pour mon pays et pour l’Europe, qu’on ne persiste pas dans une intervention qui, je le déclare à l’avance, avec une entière conviction, compromettra le salut de la France elle-même. Après un tel événement, auquel ils avaient pris des parts si inégales, la situation relative de ces deux hommes se trouvait sensiblement changée. Il n’y parut guère pendant quelque temps. M. de Chateaubriand essayait de triompher avec modestie, et de Villèle, peu accessible aux tristesses d’amour-propre, prenait l’issue de la guerre comme un succès général pour le cabinet, et se préparait à en profiter sans rechercher à qui en revenait le principal honneur. Homme de pouvoir, il l’exerçait sans faste et sans bruit, habile à ne pas trop froisser ses adversaires ou ses rivaux, qui se sentaient Conduits à accepter sa prépondérance comme une nécessité plutôt qu’humiliés de la subir comme une défaite. La dissolution de la Chambre des députés devint son idée fixe et son but prochain. L’opposition libérale y était trop forte pour qu’il pût se flatter d’y faire réussir les grandes mesures dont il avait besoin pour contenter son parti. La guerre d’Espagne y avait amené des débats de plus en plus ardents, qui avaient amené à leur tour des violences de majorité et des colères de minorité jusque-là sans exemple. Après l’expulsion de M. Manuel, le 3 mars 1823, et la résolution de la plupart des membres du côté gauche sortis avec lui de la salle quand les gendarmes vinrent l’en arracher, il était difficile d’espérer que la Chambre reprît régulièrement sa place et sa part dans le gouvernement. Le 24 décembre 1823, elle fut en effet dissoute, et M. de Villèle, laissant là les dissentiments sur la guerre d’Espagne, ne se préoccupa plus que d’assurer le succès des élections et l’arrivée d’une Chambre nouvelle à laquelle il pût demander avec confiance ce que lui demandait à lui-même le côté droit, et ce qui devait, dans sa pensée, à la cour comme au sein du parti, affermir pour longtemps son pouvoir. M. de Chateaubriand n’avait rien de semblable à méditer et à faire : étranger au gouvernement intérieur du pays et au maniement quotidien des Chambres, il jouissait du succès de sa guerre d’Espagne, comme il l’appelait, avec un orgueil oisif, prêt à devenir inquiet et amer. Il manquait précisément des qualités qui distinguaient M. de Villèle, et il avait celles, ou du moins l’instinct et le goût de celles que M. de Villèle ne possédait pas. Entré tard dans la vie publique et jusque-là inconnu, esprit peu cultivé et peu distrait des affaires par la variété et l’entraînement des idées, M. de Villèle n’a jamais eu qu’un but, arriver au pouvoir en servant bien son parti, et le pouvoir une fois atteint, il n’a plus pensé qu’à le bien tenir en l’exerçant sensément. Lancé au loin dans le monde presque au sortir de l’enfance, M. de Chateaubriand a parcouru toutes les idées, tenté toutes les carrières, aspiré à toutes les gloires, épuisé les unes, touché aux autres ; rien ne lui a suffi : Mon défaut capital, a-t-il dit lui-même, c’est l’ennui, le dégoût de tout, le doute perpétuel. Étrange disposition dans un homme voué à restaurer la religion et la monarchie ! Aussi la vie de M. de Chateaubriand a-t-elle été un contraste et un combat perpétuel entre ses entreprises et ses penchants, sa situation et sa nature. Ambitieux comme un chef de parti et indépendant comme un enfant perdu ; épris de toutes les grandes choses et susceptible, jusqu’à la souffrance, pour les plus petites ; insouciant sans mesure dans les intérêts communs de la vie, mais passionnément préoccupé, sur la scène du monde, de sa personne comme de sa gloire, et plus froissé des moindres échecs que satisfait des triomphes les plus éclatants. Dans la vie publique, plus jaloux de succès que de pouvoir, capable dans une grande, circonstance, comme il venait de le prouver, de concevoir et de mettre hardiment à flot un grand dessein, mais incapable de pratiquer avec énergie et patience, dans le gouvernement, une politique bien liée et fortement suivie. Il avait une sympathique intelligence des impressions morales de son pays et de son temps, plus habile pourtant et plus appliqué à leur complaire pour avoir leur faveur qu’à les diriger vers de sérieuses et durables satisfactions. Grand et noble esprit qui, soit dans les lettres, soit dans la politique, connaissait et savait toucher les cordes élevées de l’âme humaine, mais plus propre à frapper et à charmer les imaginations qu’à gouverner les hommes, et avide sans mesure de louange et de bruit pour satisfaire son orgueil, d’émotion et de nouveauté pour échapper à son ennui. Au moment où il venait de triompher pour elle en Espagne, la maison de Bourbon lui fit subir elle-même des mécomptes qu’il ressentit avec une amertume dont il s’est plu à perpétuer le souvenir : Dans notre ardeur, dit-il, après la dépêche télégraphique qui annonçait la délivrance du roi d’Espagne, nous autres ministres nous courûmes au château. Là, j’eus un pressentiment de ma chute ; je reçus sur la tête un seau d’eau froide qui me fit rentrer dans l’humilité de mes habitudes. Le Roi et Monsieur ne nous aperçurent point. Madame la duchesse d’Angoulême, éperdue du triomphe de son mari, ne distinguait personne... Le dimanche, je retournai, avant le Conseil, faire ma cour à la famille royale ; l’auguste princesse dit à chacun de mes collègues un mot obligeant ; elle ne m’adressa pas une parole. Je ne méritais pas sans doute un tel honneur. Le silence de l’orpheline du Temple ne peut jamais être ingrat. Un souverain plus reconnaissant se chargea de consoler M. de Chateaubriand de cette ingratitude royale ; l’empereur Alexandre, avec qui il était resté en correspondance intime, voulut lui témoigner avec éclat sa satisfaction, et lui envoya, à lui et à M. de Montmorency, son grand cordon de Saint-André. M. de Villèle ne fut point insensible à cette marque publique de défaveur impériale pour sa politique et pour sa personne, et le roi Louis XVIII s’en montra encore plus blessé : Pozzo et La Ferronnays, dit-il à M. de Villèle, viennent de me faire donner, par l’empereur Alexandre, un soufflet sur votre joue ; mais je vais lui donner chasse et le payer en monnaie de meilleur aloi ; je vous nomme, mon cher Villèle, chevalier de mes ordres ; ils valent mieux que les siens. Et M. de Villèle reçut du Roi l’ordre du Saint-Esprit. En vain un peu plus tard, et sur la prière mutuelle des deux rivaux, l’empereur Alexandre donna le grand cordon de Saint-André à M. de Villèle, et le roi Louis XVIII le Saint-Esprit à M. de Chateaubriand ; les faveurs ainsi arrachées n’effacent pas les premiers mécomptes. A ces blessures de cour vinrent bientôt se joindre des motifs de rupture plus sérieux. La dissolution de la Chambre avait réussi fort au delà de l’attente du cabinet. Les élections n’avaient ramené, du côté gauche ou du centre gauche, que dix-sept opposants. Bien plus exclusivement que celle de 1815, la Chambre nouvelle appartenait au côté droit. Le jour était venu de donner au parti les satisfactions qu’il réclamait. Le cabinet présenta sur-le-champ deux projets de loi qui paraissaient, pour les mesures le plus ardemment désirées, de clairs préparatifs et d’efficaces garanties. Par l’un, le renouvellement intégral de la Chambre des députés, tous les sept ans, était substitué au renouvellement partiel et annuel ; c’était donner à la nouvelle Chambre un gage de puissance comme de durée. Par le second projet, une grande mesure financière, la conversion des rentes 5 pour 100 en rentes 3 pour 100, c’est-à-dire le remboursement aux rentiers du capital au pair ou la réduction de l’intérêt, annonçait une grande mesure politique, l’indemnité aux émigrés, et en préparait l’exécution. Les deux projets avaient été discutés et adoptés en Conseil. Au renouvellement septennal de la Chambre des députés, M. de Chateaubriand avait demandé qu’on ajoutât l’abaissement de l’âge exigé pour être élu ; il ne l’avait pas obtenu, mais il n’en avait pas moins approuvé le projet de loi. Quant à la conversion des rentes, les amis de M. de Villèle affirment que M. de Chateaubriand s’y était montré très favorable, et pressé même que, par un traité conclu avec des banquiers, M. de Villèle s’assurât les moyens d’accomplir cette opération, préface de celle qui devait fermer la plus douloureuse plaie de la Révolution. Mais la discussion des Chambres altéra bientôt profondément la précaire harmonie du cabinet. La conversion des rentes fut vivement repoussée, non seulement par les nombreux intérêts qui s’en trouvaient lésés, mais par le sentiment public inquiet d’une mesure nouvelle, compliquée et mal comprise. Dans l’une et l’autre Chambres, la plupart des amis de M. de Chateaubriand combattirent le projet de loi ; on répandait qu’il y était lui-même contraire ; on lui prêtait d’amers propos sur l’imprudence d’une mesure à laquelle personne ne songeait, qu’aucune nécessité publique ne provoquait, et qui n’était qu’une invention de banquiers adoptée par un ministre des finances qui s’en promettait de la gloire et courait grand risque d’y trouver sa perte : J’ai bien vu, lui faisait-on dire, des gens qui se cassaient la tête contre un mur ; mais des gens qui bâtissent eux-mêmes un mur pour se casser la tête contre, je n’avais jamais vu cela. M. de Villèle recueillait ces bruits et en témoignait sa surprise ; ses partisans en recherchaient la cause ; on parlait de jalousie, d’ambition, d’intrigues tramées pour renverser le président du Conseil et s’élever à sa place. Quand le projet de loi eut été adopté par la Chambre des députés, on attendit avec méfiance la discussion de la Chambre des pairs et l’attitude qu’y prendrait M. de Chateaubriand. Il garda un silence absolu, ne prêta au projet de loi aucun appui, et quand la Chambre l’eut rejeté, s’approchant de M. de Villèle : Si vous vous retirez, lui dit-il, nous sommes prêts à vous suivre. Il ajoute, en racontant lui-même son offre : M. de Villèle, pour toute réponse, nous honora d’un regard que nous voyons encore. Ce regard ne nous fit aucune impression. On sait comment, dès le surlendemain de cette séance, M. de Chateaubriand fut destitué. De qui vint la brutalité de la destitution ? Il est difficile de le déterminer. M. de Chateaubriand s’en prit à M. de Villèle et à lui seul : Le jour de la Pentecôte, 6 juin 1824, dit-il, à six heures et demie, je me rendis au château. Je voulus d’abord faire ma cour à Monsieur. Le premier salon du pavillon Marsan était à peu près vide ; quelques personnes entrèrent successivement et semblaient embarrassées. Un aide de camp de Monsieur me dit : — Monsieur le vicomte, je n’espérais pas vous rencontrer ici ; n’avez-vous rien reçu ? — Je lui répondis : Non, que pouvais-je recevoir ? — Il répliqua : — J’ai peur que vous ne le sachiez bientôt. — Là dessus, comme on ne m’introduisit point chez Monsieur, j’allai ouïr la musique à la chapelle. J’étais tout occupé des beaux motets de la fête, lorsqu’un huissier vint me dire qu’on me demandait. C’était Hyacinthe Pilorge, mon secrétaire ; il me remit une lettre et une ordonnance en me disant : — Monsieur, n’est plus ministre. — M. le duc de Rauzan, directeur des affaires politiques, avait ouvert, le paquet en mon absence et n’avait osé me l’apporter. J’y trouvai ce billet de M. de Villèle : — Monsieur le vicomte, j’obéis aux ordres du Roi en transmettant de suite à Votre Excellence une ordonnance que Sa Majesté vient de rendre : Le sieur comte de Villèle, Président de notre Conseil des ministres, est chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur vicomte de Chateaubriand. Les amis de M. de Villèle affirment que ce fut le Roi lui-même qui, dans sa colère, voulut ajouter la rudesse de la forme à la rigueur de la mesure : Deux jours après le vote, disent-ils, au moment où M. de Villèle entrait dans le cabinet du Roi, Louis XVIII lui dit : — Chateaubriand nous a trahis comme un...., je ne veux pas le voir ici après la messe ; rédigez l’ordonnance de renvoi, et qu’on la lui remette à temps ; je ne veux pas le voir. — Toutes les observations furent inutiles ; le Roi tint à ce que l’ordonnance fût écrite sur son propre bureau et immédiatement expédiée. M. de Chateaubriand ne fut pas trouvé chez lui, et sa révocation ne put lui être remise qu’aux Tuileries, dans les appartements de Monsieur. Quel qu’ait été le premier auteur du procédé, c’est à M. de Villèle qu’appartient la faute. S’il ne la voulait pas, il avait, à coup sûr, auprès du Roi, assez de crédit pour l’empêcher. Contre sa coutume, il eut, dans cette occasion, plus d’humeur que de sang-froid et de prévoyance. Il y a des alliés nécessaires, quoique très incommodes, et M. de Chateaubriand, malgré ses prétentions et ses boutades, était moins dangereux comme rival que comme ennemi. Quoique sans clientèle dans les Chambres et sans empire
comme orateur, il n’en devint pas moins tout à coup un chef d’opposition
brillant et puissant, car l’opposition était dans son génie naturel aussi
bien que dans sa passion du moment. Il excellait à démêler les instincts nationaux
mécontents, et à les irriter de plus en plus contre le pouvoir en fournissant
avec profusion à leur mécontentement de beaux motifs, vrais ou spécieux,
toujours présentés avec éclat. Il avait aussi l’art, tantôt d’abaisser et de
décrier ses ennemis par une insulte poignante et polie incessamment
renouvelée, tantôt de rallier à lui d’anciens adversaires destinés à le
redevenir un jour, mais momentanément attirés et dominés par le plaisir et
par le profit des coups qu’il portait à leur ennemi commun. Grâce à MM.
Bertin, il trouva sur-le-champ, dans le Journal des Débats, un théâtre
élevé d’où partaient tous les matins ses attaques. Aussi éclairés et aussi
influents dans la politique que dans les lettres, ces deux frères avaient le
rare mérite de savoir grouper autour d’eux, par un généreux et sympathique
patronage, une élite d’hommes de talent, et de soutenir avec une fidélité
intelligente leurs idées et leurs amis. M. Bertin de Veaux, le plus politique
des deux, faisait grand cas de M. de Villèle et vivait avec lui dans une
familière intimité : Villèle, me disait-il un
jour, est vraiment né pour les affaires ; il en a la
passion désintéressée aussi bien que la capacité ; ce n’est pas de briller,
c’est de gouverner qu’il se soucie ; il serait ministre des finances dans la
cave de son hôtel aussi volontiers que dans les salons du premier étage.
Il en coûtait au journaliste éminent de se brouiller avec l’habile ministre ;
il alla trouver M. de Villèle et lui demanda, pour le maintien de la paix, de
faire donner à M. de Chateaubriand l’ambassade de Rome : Je ne me hasarderais pas à en faire la proposition au Roi,
lui répondit M. de Villèle. — En ce cas, dit
M. Bertin, souvenez-vous que les Débats ont déjà
renversé les ministères Decazes et Richelieu ; ils sauront bien aussi
renverser le ministère Villèle. — Vous avez
renversé les premiers en faisant du royalisme, reprit M. de Villèle ; pour renverser le mien, il vous faudra faire de la
révolution. Il n’y avait, pour M. de Villèle, rien de rassurant dans cette perspective, et l’événement le prouva bien ; mais, treize ans après, M. Bertin de Veaux se souvenait de l’avertissement. Lorsque, en 1837, dans des circonstances dont je parlerai à leur jour, je me séparai de M. Molé, il me dit avec franchise : J’ai pour vous, à coup sûr, bien autant d’amitié que j’en ai jamais eu pour Chateaubriand ; mais je ne vous suivrai pas dans l’opposition ; je ne recommencerai pas à saper le gouvernement que je veux fonder. C’est assez d’une fois. A la cour comme dans la Chambre, M. de Villèle triomphait ; il avait non seulement vaincu, mais écarté ses concurrents comme ses ennemis, M. de Montmorency et M. de Chateaubriand comme M. de La Fayette et M. Manuel. Parmi les hommes dont la voix, l’opinion ou seulement la présence pouvaient l’entraver ou l’inquiéter, la mort était venue et vint encore à son aide ; M. Camille Jordan, le duc de Richelieu, M. de Serre étaient morts ; le général Foy et l’empereur Alexandre ne tardèrent pas à mourir. Il y a des moments où la mort semble se plaire, comme Tarquin, à abattre les grands épis. M. de Villèle restait seul maître. Ce fut précisément alors que commencèrent ses graves embarras de situation, ses faiblesses de conduite et ses premiers pas vers la décadence. Au lieu d’avoir à se défendre contre une forte opposition du côté gauche, redoutée et combattue par le côté droit comme par le cabinet, il se vit en présence d’une opposition sortie du côté droit lui-même, et dirigée dans la Chambre des députés par M. de La Bourdonnaye, son compagnon pendant la session de 1815, dans la Chambre des pairs et au dehors par M. de Chateaubriand, naguère son collègue dans le Conseil. Tant qu’il avait eu M. de Chateaubriand pour allié, M. de Villèle n’avait rencontré pour adversaires, dans l’intérieur de son parti, que les royalistes de l’extrême droite, M. de La Bourdonnaye, M. Delalot et quelques autres que vieil esprit contre-révolutionnaire, des passions intraitables ou des ambitions mécontentes, ou des habitudes de frondeuse indépendance maintenaient dans un état d’irritation contre un pouvoir modéré sans ascendant et habile sans grandeur. Mais quand M. de Chateaubriand et le Journal des Débats se furent jetés dans l’arène, on vit se former autour d’eux une armée d’opposants de toute origine et de toute couleur, royalistes et libéraux, ancien régime et jeune France, presse aristocratique et presse populaire. Les faibles débris du côté gauche battu dans les récentes élections, les dix-sept anciens opposants, libéraux ou doctrinaires, reprirent haleine quand ils se virent de tels alliés ; et sans confondre leurs rangs, en gardant les uns et les autres leur drapeau et leurs armes, ils se soutinrent mutuellement et unirent, contre M. de Villèle, leurs coups. M. de Chateaubriand a pris plaisir à consigner dans ses Mémoires les témoignages d’admiration et de sympathie que lui prodiguèrent alors M. Benjamin Constant, le général Sébastiani, M. Etienne et d’autres chefs du parti libéral. Dans les luttes parlementaires, le côté gauche n’avait à apporter, aux opposants du côté droit, qu’un bien petit nombre de suffrages ; mais il leur apportait des talents éclatants, le concours de ses journaux, son influence dans le pays ; et pêle-mêle à couvert sous le manteau, les uns du royalisme, les autres de la popularité de leurs alliés, ils poursuivaient tous leur guerre contre leur commun ennemi. En présence d’une telle opposition, M. de Villèle tomba dans un péril bien plus grand que celui des luttes qu’il avait à soutenir contre elle ; il fut livré sans défense ni refuge à l’influence et aux volontés de ses propres amis. Il ne pouvait plus les inquiéter de la force du côté gauche, ni chercher et trouver quelquefois, dans la portion flottante de la Chambre, un point d’appui contre leurs exigences ; il n’y avait plus dans la Chambre ni côté gauche redoutable, ni portion flottante ; la majorité, une grande majorité était ministérielle et décidée à soutenir le cabinet ; mais elle n’avait pas vraiment peur de l’opposition qui l’attaquait ; elle préférait M. de Villèle à M. de La Bourdonnaye et à M. de Chateaubriand, le croyant plus capable de bien faire les affaires du parti ; mais si M. de Villèle ne servait pas la majorité à son gré, si elle cessait de s’entendre avec lui, elle avait, contre lui, la ressource de MM. de Chateaubriand et de La Bourdonnaye. M. de Villèle n’avait point de ressource contre sa majorité ; il était ministre à la merci de ses partisans. Il en avait de très divers et qui lui prêtaient leur appui à des conditions très inégales. S’il n’eût eu affaire qu’à ceux que j’appellerai les politiques et les laïques du parti, il eût pu réussir à les contenter et à gouverner de concert avec eux. Malgré leurs préjugés, la plupart des gentilshommes de province et des bourgeois royalistes n’étaient ni bien ardents, ni bien exigeants ; ils avaient, au fond, les mœurs de la France nouvelle, trouvaient naturellement ou reprenaient sans effort leur place dans ses rangs, et s’accommodaient du régime constitutionnel depuis qu’ils n’y étaient plus des vaincus. L’indemnité aux émigrés, quelques garanties d’influence locale et la distribution des fonctions publiques auraient suffi longtemps à M. de Villèle pour s’assurer leur concours. Mais une autre portion de son armée, nombreuse, influente et nécessaire, le parti religieux était bien plus difficile à satisfaire et à gouverner. Je ne veux me servir aujourd’hui d’aucun des mots qui furent alors des armes de guerre et sont devenus presque des injures ; je ne parlerai ni du parti prêtre, ni de la congrégation, ni même des jésuites ; je me reprocherais d’envenimer, par l’amertume des souvenirs et du langage, le mal, si grave en soi, dont la France et la Restauration eurent alors, l’une tant à craindre, l’autre tant à souffrir. Ce mal, qui s’était laissé entrevoir sous la première Restauration et pendant la session de 1815, et qui dure encore aujourd’hui, malgré tant d’orages et de flots de lumière, c’est la guerre déclarée, par une portion considérable de l’Église catholique de France, à la société française actuelle, à ses principes, à son organisation politique et civile, à ses origines et à ses tendances. Ce fut sous le ministère de M. de Villèle, et surtout quand il se trouva seul en face de son parti, que ce mal éclata. Jamais guerre semblable ne fut plus inintelligente et plus inopportune. Elle arrêta le cours de la réaction qui avait commencé sous le Consulat en faveur des croyances et des sentiments religieux. Je n’ai garde d’exagérer la valeur de cette réaction ; je porte à la foi et à la piété réelles trop de respect pour les confondre avec les retours superficiels de l’opinion et de l’âme humaine. Cependant le mouvement qui ramenait la France vers le christianisme était sincère et plus sérieux qu’il n’en avait l’air ; c’était à la fois un besoin public et un goût intellectuel ; la société, lasse d’ébranlements et de changements, cherchait des points fixes où elle pût se rattacher et se reposer ; les esprits, dégoûtés de l’atmosphère terrestre et matérielle, aspiraient à remonter vers des horizons plus hauts et plus purs ; les penchants de la mode morale concouraient avec les instincts de l’intérêt social. Livré à son cours naturel et soutenu par l’influence d’un clergé uniquement préoccupé de rétablir la foi et la vie chrétiennes, ce mouvement avait grande chance de se propager et de rendre à la religion son légitime empire. Mais au lieu de se tenir dans cette haute sphère, beaucoup de membres et de partisans aveugles du clergé catholique descendirent dans les questions du monde, et se montrèrent plus ardents à repousser la société française dans son ancien moule, pour y rendre à leur Église son ancienne place, qu’à réformer et à conduire moralement les âmes. L’erreur était profonde ; l’Église chrétienne n’est point comme l’Antée païen qui reprend ses forces en touchant à la terre ; c’est au contraire en s’en détachant et en remontant vers le ciel que, dans ses jours de péril, l’Église retrouve les siennes. Quand on la vit se distraire de sa propre et sublime mission pour réclamer des lois de rigueur et pour présider à la distribution des emplois, quand on vit ses désirs et ses efforts dirigés surtout contre les principes et les institutions qui sont aujourd’hui l’essence même de la société française, quand la liberté de conscience, la publicité, la séparation légale de la vie civile et de la vie religieuse, le caractère laïque de l’État parurent attaqués et compromis, aussitôt le flot montant de la réaction religieuse s’arrêta et céda la place à un flot contraire ; au lieu du mouvement qui éclaircissait les rangs du parti incrédule au profit du parti religieux, on vit les deux partis resserrer leurs rangs ; le XVIIIe siècle reparut en armes ; Voltaire, Rousseau, Diderot, et leurs plus médiocres disciples se répandirent de nouveau partout, recrutant de nombreux bataillons. Au nom de l’Église, on déclarait la guerre à la société ; la société rendit à l’Église guerre pour guerre. Chaos déplorable dans lequel le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l’injuste se confondaient et étaient, de part et d’autre, indistinctement frappés. Je doute que M. de Villèle appréciât bien, dans sa pensée, toute la gravité de cette situation et des périls qu’elle faisait courir à la Restauration comme à la religion ; ce n’était pas un esprit exercé ni enclin à s’arrêter longtemps dans l’observation des faits généraux et moraux, et à les sonder profondément. Mais il comprit et sentit vivement les embarras qui lui venaient de là pour son propre pouvoir, et il essaya de les atténuer en donnant, à l’influence du clergé dans le gouvernement, des satisfactions à la fois éclatantes et mesurées, se flattant d’acquérir ainsi, dans l’Église même, des alliés qui l’aideraient à contenir les prétentions excessives et imprudentes de leurs amis. Déjà, peu après son avènement au ministère, il avait fait nommer un ecclésiastique justement considéré et que le pape venait de faire évêque d’Hermopolis, M. l’abbé Frayssinous, grand maître de l’Université ; deux mois après la chute de M. de Chateaubriand, l’abbé Frayssinous entra dans le cabinet comme ministre des affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique, département nouveau et créé pour lui. C’était un esprit sensé et un caractère modéré, qui avait acquis, par une prédication chrétienne sans rigueur et par une conduite prudente avec dignité, une réputation et une importance un peu supérieures à ses mérites réels, et qu’il ne se souciait pas de compromettre. En 1816, il avait été membre de la commission d’instruction publique que présidait alors M. Royer-Collard, et il s’en était bientôt retiré, ne voulant ni partager la responsabilité de son président, ni lutter contre lui. Il approuvait, au fond, la politique de M. de Villèle, mais sans se dévouer à la soutenir ; et tout en déplorant les exigences aveugles d’une partie du clergé, il s’appliquait, dans l’occasion, à les excuser et à les couvrir plutôt qu’à les repousser. Il fut, sans le trahir, de peu de secours à M. de Villèle, et le compromit plus d’une fois par son langage public, qui avait toujours pour but de maintenir sa propre situation dans l’Église bien plus que de servir le cabinet. Trois mois seulement s’étaient écoulés depuis que M. de Villèle, séparé de ses plus brillants collègues et d’une partie notable de ses anciens amis, portait seul le poids du gouvernement, quand le roi Louis XVIII mourut. L’événement était prévu depuis longtemps, et M. de Villèle s’y était habilement préparé ; il était aussi bien établi dans l’estime et dans la confiance du nouveau roi que dans celles du roi qui passait des Tuileries à Saint-Denis ; Charles X, le Dauphin et la Dauphine le regardaient tous trois comme le plus capable et le plus utile de leurs plus fidèles serviteurs. Mais M. de Villèle ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait changé de maître, et qu’il y a peu à compter sur l’esprit et le cœur d’un roi, même sincère, quand la surface et le fond n’y sont pas d’accord. Les hommes appartiennent bien plus qu’on ne le croit, et qu’ils ne le croient eux-mêmes, à ce qu’ils pensent réellement. On a beaucoup comparé, pour les séparer, Louis XVIII et Charles X ; la séparation était encore plus profonde qu’on ne l’a dit. Louis XVIII était un modéré de l’ancien régime et un libre penseur du XVIIIe siècle ; Charles X était un émigré fidèle et un dévot soumis. La sagesse de Louis XVIII était pleine d’égoïsme et de scepticisme, mais sérieuse et vraie. Quand Charles X se conduisait en roi sage, c’était par probité, par bienveillance imprévoyante, par entraînement du moment, par désir de plaire, non par conviction et par goût. A travers tous les cabinets de son règne, l’abbé de Montesquiou, M. de Talleyrand, le duc de Richelieu, M. Decazes, M. de Villèle, le gouvernement de Louis XVIII fut un gouvernement conséquent et toujours semblable à lui-même. Sans mauvais calcul ni préméditation trompeuse, Charles X flotta de contradiction en contradiction et d’inconséquence en inconséquence, jusqu’au jour où, rendu à sa vraie foi et à sa vraie volonté, il fît la faute qui lui coûta le trône. Pendant trois ans, depuis l’avènement de Charles X jusqu’à sa propre chute, non seulement M. de Villèle ne lutta point contre la légèreté inconséquente du Roi, mais il en profita et y puisa ses meilleures armes pour échapper à ses divers ennemis. Trop clairvoyant pour espérer que Charles X persévérât dans la ligne de modération volontaire, préméditée et constante qu’avait suivie Louis XVIII, il entreprit de lui faire du moins accomplir, quand les circonstances s’y prêtaient, assez d’actes de politique modérée et populaire pour qu’il ne parût pas exclusivement livré au parti qui avait, au fond, son cœur et sa foi. Habile à varier ses conseils selon les besoins et les chances du moment, et s’emparant à propos du penchant de Charles X pour les résolutions soudaines, soit de faveur, soit de rigueur, M. de Villèle fit tantôt abolir, tantôt rétablir la censure des journaux, tantôt adoucir, tantôt aggraver l’application des lois, s’appliquant toujours, et souvent avec succès, à placer dans la bouche ou au nom du Roi des démonstrations et des paroles libérales à côté des paroles et des démonstrations qui rappelaient l’ancien régime et les prétentions du pouvoir absolu. Le même esprit le dirigeait dans sa conduite au sein des Chambres. Ses divers projets de loi furent conçus et présentés à l’adresse, pour ainsi dire, des partis divers, de telle sorte que toute opinion importante reçût une certaine mesure de satisfaction. L’indemnité aux émigrés comblait les vœux et réparait les affaires du côté droit laïque tout entier. La reconnaissance de la république d’Haïti plaisait aux libéraux. Des réformes judicieuses dans le budget de l’État et une administration amie des bonnes règles et des bons services valaient à M. de Villèle l’estime des hommes éclairés et une faveur générale parmi les fonctionnaires publics. Le projet de loi sur le régime des successions et le droit d’aînesse donnait, aux esprits préoccupés de regrets aristocratiques, quelque espérance. Le projet de loi sur le sacrilège flattait les passions du parti fanatiquement religieux et les systèmes de ses théoriciens. A côté de l’esprit de réaction qui dominait dans ces travaux législatifs comme dans les actes du pouvoir, paraissait toujours un effort intelligent pour faire aussi quelque chose au profit et au gré de l’esprit de progrès. En servant fidèlement ses amis, M. de Villèle cherchait et saisissait toutes les occasions de donner à ses adversaires quelques compensations. Ce n’est pas qu’en principe l’état de son esprit fût changé, ni qu’il fut devenu un homme de cette société nouvelle et libérale qu’il ménageait avec tant de soin. Au fond, M. de Villèle restait toujours un homme de l’ancien régime, fidèle à son parti sincèrement aussi bien que par calcul. Mais ses idées en fait d’organisation sociale et politique étaient des traditions et des habitudes plutôt que des convictions méditées et personnelles ; il les conservait sans s’y asservir et les ajournait sans les abandonner. L’instinct pratique et le besoin du succès dominaient en lui ; il avait le tact de ce qui pouvait ou ne pouvait pas réussir ; et il s’arrêtait devant les obstacles, soit qu’il les jugeât insurmontables, soit qu’il prît du temps pour les tourner. Je trouve, dans une lettre qu’il écrivait le 31 octobre 1824 au prince Jules de Polignac, alors ambassadeur à Londres, sur le rétablissement projeté du droit d’aînesse, l’expression frappante et de sa pensée intime et de sa clairvoyante prudence dans l’action : Vous auriez tort, lui dit-il, de croire que c’est parce que les majorats sont perpétuels qu’on n’en fait pas : vous nous faites trop d’honneur, la génération actuelle ne se mène pas par des considérations aussi éloignées du temps qui lui appartient. Le feu Roi a nommé le comte K... pair, à la charge de faire un majorat ; il laisse périr sa pairie plutôt que de vouloir faire du tort à ses filles en avantageant son fils. Sur vingt familles aisées, il y en a à peine une où l’on use de la faculté d’avantager l’aîné ou tout autre des enfants. L’égoïsme est partout. On aime mieux bien vivre avec tous ses enfants, et en les établissant, on s’engage à n’en avantager aucun. Les liens de la subordination sont tellement relâchés partout que, dans les familles le père serait, je crois, obligé de ménager ses enfants. Si le gouvernement proposait de rétablir le droit d’aînesse, il ne trouverait pas une majorité pour l’obtenir, parce que le mal est plus haut ; il est dans nos mœurs encore tout empreintes des suites de la révolution. Je ne veux pas dire qu’il ne faille rien faire pour améliorer cette triste situation ; mais je pense qu’à une société aussi malade il faut beaucoup de temps et de ménagement pour ne pas perdre en un jour le travail et le fruit de plusieurs années. Savoir où il convient d’aller, ne jamais s’en écarter, faire un pas vers le but toutes les fois qu’on le peut, ne se mettre en aucune occasion dans le cas d’être obligé de se reculer, voilà ce que je crois une des nécessités du temps où je suis venu aux affaires, et une des causes pour lesquelles j’ai été porté au poste que j’occupe. M. de Villèle disait vrai : c’était sa fidélité intelligente aux intérêts de son parti, sa patiente persévérance à marcher pas à pas vers son but, son juste et tranquille discernement du possible et de l’impossible, qui l’avaient porté et maintenu au pouvoir. Mais dans les grandes transformations des sociétés humaines, quand les idées et les passions des peuples ont été puissamment remuées, le bon sens, la modération et l’habileté ne suffisent pas longtemps à les gouverner ; et le jour ne tarde pas à venir où, soit pour faire le bien, soit pour empêcher le mal, des convictions et des volontés précises, hautes et fortes sont indispensables dans les chefs de gouvernement. Ce n’étaient point là les qualités de M. de Villèle ; il avait plus de justesse que de grandeur d’esprit, plus de savoir-faire que de vigueur, et il ne résistait pas à son parti quand il ne réussissait plus à le diriger : Je suis né pour la fin des révolutions, avait-il dit en arrivant au pouvoir, et il se jugeait bien lui-même ; mais il jugeait moins bien l’état général de la société ; la Révolution était beaucoup moins finie qu’il ne le croyait ; elle se réveillait autour de lui, provoquée et remise en crédit par les tentatives tantôt arrogantes, tantôt souterraines de la contre-révolution. On ne conspirait plus, mais on discutait, on critiquait, on combattait avec ardeur dans l’arène légale. Ce n’étaient plus les sociétés secrètes, c’étaient les esprits qui fermentaient et éclataient de toutes parts. Et dans ce mouvement public, c’était surtout contre les prétentions et la prépondérance du parti fanatique que s’élevait avec passion la résistance. C’est, de nos jours, l’un des plus étranges aveuglements de ce parti de ne pas voir que les conditions sous lesquelles il agit et les moyens qu’il emploie sont directement contraires au but qu’il poursuit, et l’en éloignent au lieu de l’y conduire. Il veut comprimer la liberté, soumettre la raison, imposer la foi ; et il parle, il écrit, il discute ; il cherche et prend ses armes dans ce régime d’examen et de publicité qu’il maudit. Rien de plus naturel et de plus légitime de la part des croyants qui ont pleine confiance dans leur foi et qui l’estiment en état de convaincre ses adversaires ; ceux-là ont raison de recourir à la discussion et à la publicité, et elles peuvent leur réussir. Mais ceux qui regardent la publicité et la discussion libres comme essentiellement funestes, que font-ils en les invoquant, sinon fomenter eux-mêmes le mouvement qu’ils redoutent et alimenter l’incendie qu’ils veulent éteindre ? Pour être, je ne dis pas seulement conséquents, mais sages et efficaces, qu’ils aient recours à d’autres moyens, qu’ils s’emparent de la force, qui est le moyen auquel ils croient ; qu’ils deviennent les maîtres ; et alors, quand ils auront fait taire toute opposition, qu’ils parlent seuls, s’ils croient avoir besoin de parler. Mais jusque-là, qu’ils ne se fassent point d’illusion ; en se servant des armes de la liberté, ils servent la liberté bien plus qu’ils ne lui nuisent, car ils l’avertissent et l’excitent. Pour faire triompher le système d’ordre et de gouvernement auquel ils aspirent, il n’y a qu’une route ; l’Inquisition et Philippe II savaient seuls leur métier. Comme il devait arriver, la résistance provoquée par les entreprises du parti fanatique se transforma bientôt en attaque. Un gentilhomme royaliste avait relevé le drapeau de l’opposition contre la politique de M. de Villèle ; un autre gentilhomme royaliste attaqua les dominateurs religieux du cabinet de M. de Villèle, et les traduisit, non seulement devant l’opinion, mais devant la justice du pays qui les condamna et les désarma sans leur porter aucun autre coup que celui de son improbation au nom de la loi. Personne n’était moins que le comte de Montlosier un philosophe du XVIIIe siècle ou un libéral du XIXe ; il avait, dans l’Assemblée constituante, passionnément défendu l’Église et combattu la Révolution ; il était sincèrement royaliste, aristocrate et catholique. On l’appelait, non sans raison, le publiciste féodal. Mais la noblesse féodale n’acceptait, pas plus que la bourgeoisie moderne, la domination ecclésiastique ; M. de Montlosier la repoussa, au nom de l’ancienne comme de la nouvelle France, et comme il l’eût repoussée jadis du haut de son château ou à la cour de Philippe le Bel. Le vieil esprit français reparut en lui, libre en même temps que respectueux envers l’Église, et aussi jaloux de l’indépendance laïque de l’État et de la couronne que pouvait l’être un membre du Conseil d’État impérial. Au même moment, un homme du peuple, né poète et devenu encore plus poète à force d’art, célébrait, charmait, échauffait et propageait par ses chansons les instincts et les passions populaires contre tout ce qui rappelait l’ancien régime, surtout contre les prétentions et la domination ecclésiastiques. M. Béranger n’était, au fond de son cœur, ni un révolutionnaire ni un impie ; il était plus honnête et plus sensé que ses chansons ; mais démocrate par conviction comme par goût, et jeté par l’esprit démocratique dans la licence et l’imprévoyance, il attaquait pêle-mêle tout ce qui déplaisait au peuple, ne s’inquiétant point de la portée de ses coups, prenant le succès de ses chansons pour une victoire de la France, aimant bien mieux la Révolution ou l’Empire que la liberté, et oubliant, avec une légèreté vulgaire, que la foi et le respect ne sont nulle part plus indispensables qu’au sein des sociétés démocratiques et libres. Il s’en est, je crois, aperçu un peu tard quand il s’est trouvé, de sa personne, en face des passions fomentées par ses chansons et de ses rêves devenus des réalités. Il s’est empressé alors, avec une prudence qui ne lui a jamais fait défaut, de sortir de l’arène politique et presque du monde, non pas changé dans ses sentiments, mais un peu triste et inquiet des conséquences de la guerre à laquelle il avait pris tant de part. Il était, sous la Restauration, plein de confiance comme d’ardeur, modestement enivré de sa popularité, et, quoiqu’il s’exagérât son importance et son intelligence politique, plus sérieusement influent qu’il n’était jamais arrivé à un chansonnier[2]. Ainsi, après six ans de gouvernement du côté droit et trois ans de règne de Charles X, les choses en étaient venues à ce point que deux des principaux chefs royalistes marchaient à la tête, l’un de l’opposition au cabinet, l’autre de l’opposition au clergé, et que la Restauration comptait un chansonnier au premier rang parmi ses plus dangereux ennemis. De tout ce mal et de tout ce péril, tout le monde s’en prenait à M. de Villèle : à droite ou à gauche, dans les salons et dans les journaux, parmi les modérés comme parmi les violents, il était de plus en plus l’objet de toutes les attaques et de tous les reproches. Comme les corps judiciaires l’avaient fait dans les affaires religieuses, les corps lettrés, dans les questions de leur compétence, saisissaient avec empressement l’occasion de manifester leur opposition. L’Université comprimée et mutilée était profondément mécontente. L’Académie française se fit un devoir d’honneur de protester, par une adresse que le Roi refusa de recevoir mais qui n’en fut pas moins votée, contre la nouvelle loi de la presse présentée en 1826, et trois mois après retirée par le cabinet. A la Chambre des pairs, M. de Villèle ne trouvait ni un bon vouloir général, ni une majorité assurée. Même au Palais-Bourbon et aux Tuileries, ses deux places fortes, il perdait visiblement du terrain : dans la Chambre des députés, la majorité ministérielle se réduisait et devenait triste, même en triomphant ; à la cour, quelques-uns des plus affidés serviteurs du Roi, les ducs de Rivière, de Fitz-James, de Maillé, le baron de Glandevès et bien d’autres, les uns par esprit de parti ; les autres par inquiétude monarchique, désiraient la chute de M. de Villèle, et lui préparaient des successeurs. Et le Roi lui-même, lorsque quelque nouvelle manifestation du sentiment public arrivait à lui, disait avec humeur en rentrant dans son cabinet : Toujours Villèle ! toujours contre Villèle ! Au fond, l’injustice était criante : si le côté droit jouissait du pouvoir depuis six ans et l’avait exercé de façon à le garder, si Charles X avait, non seulement succédé paisiblement à Louis XVIII, mais gouverné sans trouble et même avec des accès de popularité, c’était surtout à M. de Villèle qu’ils en étaient redevables. Il avait fait deux choses difficiles et qu’on pourrait appeler grandes si elles avaient duré plus longtemps ; il avait discipliné l’ancien parti royaliste, et d’un parti de cour et de classe qui jusque-là n’avait été vraiment actif que dans les luttes révolutionnaires, il avait fait, pendant six ans, un parti de gouvernement ; il avait contenu son parti et son pouvoir dans les limites générales de la Charte, et pratiqué, pendant six ans, le gouvernement constitutionnel sous un prince et avec des amis qui passaient pour le comprendre assez peu et ne l’accepter qu’à regret. Si le Roi et le côté droit se sentaient en péril, c’était eux-mêmes, non M. de Villèle, qu’ils en devaient accuser. Pourtant M. de Villèle n’avait, de son côté, nul droit de se plaindre de l’injustice qu’il subissait. Il avait été pendant six ans le chef du gouvernement ; en cédant au Roi ou à son parti quand il désapprouvait leurs desseins, et en restant leur ministre quand il ne réussissait pas à empêcher ce qu’il désapprouvait, il avait accepté la responsabilité des fautes commises sous son nom et de son aveu, quoique malgré lui. Il portait la peine de ses faiblesses dans l’exercice du pouvoir et de son obstination à le retenir, quelques concessions qu’il lui coûtât. On ne gouverne pas, sous un régime libre, pour jouir du mérite et recueillir le fruit des succès, en répudiant les fautes qui amènent les revers. On doit à M. de Villèle la justice de reconnaître qu’il n’essaya jamais de se soustraire à la responsabilité de son gouvernement, soit qu’elle portât sur ses propres actes ou sur ses concessions à ses amis. On ne le vit point rejeter sur son parti ou sur le Roi les fautes auxquelles il avait fini par consentir. Il savait se taire et subir le blâme, même quand il avait eu raison. En 1825, après la guerre d’Espagne et dans les débats financiers dont elle devint la source, M. de La Bourdonnaye l’accusa d’avoir été l’auteur des marchés conclus à Bayonne en 1823 avec M. Ouvrard pour les approvisionnements de l’armée, et qui étaient l’objet des plus violentes attaques ; M. de Villèle eût pu fermer la bouche à son adversaire, car, le 7 avril 1823, il avait écrit à M. le duc d’Angoulême précisément pour le prémunir contre M. Ouvrard et ses propositions. Il ne s’en prévalut point et se contenta de rendre compte au Roi, dans un conseil auquel le Dauphin assistait, de la situation dans laquelle il s’était trouvé. Le Dauphin lui dit aussitôt qu’il l’autorisait à faire usage de sa lettre : Non, monseigneur, lui répondit M. de Villèle ; il en arrivera, pour moi, ce qui plaira à Dieu ; cela importe peu au pays ; mais je me rendrais coupable envers le Roi comme envers la France si, pour me disculper d’une accusation, quelque grave qu’elle puisse être, je laissais échapper, hors de l’enceinte de ce cabinet, une seule parole qui pût compromettre le nom de Monseigneur. Quand, malgré sa disposition confiante et opiniâtre il se sentit sérieusement menacé, quand les cris : A bas les ministres ! à bas Villèle ! proférés par plusieurs bataillons de la garde nationale, pendant et après la revue que le Roi en passa au Champ-de-Mars, le 29 avril 1827, eurent amené le licenciement de cette garde, mesure violente quoique légale, qui agita vivement le public et le Conseil du Roi, quand M. de Villèle sentit clairement que, soit dans les Chambres, soit à la cour, il était trop attaqué et trop ébranlé pour pouvoir gouverner avec quelque efficacité, il prit résolument le parti que lui indiquait la Charte et que provoquait sa situation ; il demanda au Roi la dissolution de la Chambre des députés et des élections nouvelles qui vinssent ou raffermir ou renverser le cabinet. Charles X hésita ; il craignait les élections ; et quoiqu’il ne soutînt plus fermement son ministre, la chance de le voir tomber et l’incertitude sur le choix des successeurs l’inquiétaient autant que, dans sa légèreté, il pouvait s’inquiéter. M. de Villèle insista ; le Roi se rendit ; et malgré la loi électorale qu’en 1820 M. de Villèle et le côté droit avaient votée, malgré leurs six années de gouvernement, malgré les efforts de l’administration pour influer sur les élections, elles amenèrent un résultat conforme à l’état général des esprits, une majorité composée d’éléments divers, mais décidément hostile au cabinet. Après avoir tâté avec soin ce nouveau terrain, après avoir reçu, de diverses parts, des propositions d’arrangement et d’alliance, M. de Villèle ne se fit point d’illusion sur ses chances de force et de durée, et il se retira en conseillant au Roi un retour vers le centre et l’appel d’un cabinet modéré qu’il l’aida à former. Charles X prit ses nouveaux conseillers comme il quittait les anciens, avec doute et tristesse ; il ne faisait pas ce qui lui aurait plu et ne savait pas si ce qu’il faisait le tirerait, pour quelques mois, d’embarras. Plus décidée, non par supériorité d’esprit mais par fermeté de cœur, la Dauphine lui dit quand elle apprit sa résolution : En abandonnant M. de Villèle, vous descendez la première marche de votre trône. Le parti politique dont M. de Villèle avait été le chef eût pu ressentir, pour lui-même, des pronostics au moins aussi sombres ; il avait usé et perdu le seul homme sorti de ses rangs qui eût su lui faire légalement conquérir et exercer le pouvoir. |
[1] Les 17 octobre et 22 novembre 1822.
[2] Je l’avais rencontré quelquefois avant 1830 ; et quoique je ne l’aie pas revu depuis la révolution de Juillet, il était resté avec moi dans de bienveillants rapports. Il m’écrivait souvent pour me recommander ses amis malheureux. J’insère dans les Pièces historiques placées à la fin de ce volume un échantillon de ses lettres, souvent remarquables par un tour gracieux sans affectation, quoique un peu étudiées. (Pièces historiques, n° XII.)