MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME PREMIER — 1807-1830.

CHAPITRE III. — LES CENT-JOURS (1815).

 

 

Le Roi parti et l’Empereur rentré à Paris, je retournai à la Faculté des lettres, décidé à rester en dehors de toute menée secrète, de toute agitation vaine, et à reprendre mes travaux historiques et mon cours, non sans un vif regret de la vie politique à peine ouverte pour moi et tout à coup fermée[1]. A vrai dire, je ne la croyais pas fermée sans retour. Non que le prodigieux succès de Napoléon ne m’eût révélé en lui une puissance à laquelle, depuis que j’avais assisté à sa chute, j’étais loin de croire. Jamais la grandeur personnelle d’un homme ne s’était déployée avec un plus foudroyant éclat ; jamais acte plus audacieux et mieux calculé dans son audace n’avait frappé l’imagination des peuples. Et les forces extérieures ne manquaient pas à l’homme qui en trouvait tant en lui-même et en lui seul. L’armée lui appartenait avec un dévouement ardent et aveugle. Dans les masses populaires, l’esprit révolutionnaire et l’esprit guerrier, la haine de l’ancien régime et l’orgueil national s’étaient soulevés à son aspect et se précipitaient à son service. Il remontait avec un cortège passionné sur un trône délaissé à son approche.

Mais à côté de cette force éclatante et bruyante se révéla presque au même instant une immense faiblesse. L’homme qui venait de traverser la France en triomphateur, en se portant partout, de sa personne, au-devant de tous, amis ou ennemis, rentra dans Paris de nuit, comme Louis XVIII en était sorti, sa voiture entourée de cavaliers et ne rencontrant sur son passage qu’une population rare et morne. L’enthousiasme l’avait accompagné sur sa route : il trouva au terme la froideur, le doute, les méfiances libérales, les abstentions prudentes, la France profondément inquiète et l’Europe irrévocablement ennemie.

On a souvent reproché aux classes élevées, surtout aux classes moyennes, leur indifférence et leur égoïsme ; elles ne consultent, dit-on, que leur intérêt personnel et sont incapables de dévouement et de sacrifice. Je suis de ceux qui pensent que les nations, et toutes les classes au sein des nations, et surtout les nations qui veulent être libres, ne peuvent vivre avec sûreté comme avec honneur qu’à des conditions d’énergie et de persévérance morale, en sachant faire acte de dévouement à leur cause et opposer aux périls le courage et les sacrifices. Mais le dévouement n’exclut pas le bon sens, ni le courage l’intelligence. Il serait trop commode pour les ambitieux et les charlatans d’avoir toujours à leur disposition des dévouements hardis et aveugles. C’est trop souvent la condition des passions populaires ; ignorante, irréfléchie et imprévoyante, la multitude, peuple ou armée, devient trop souvent, dans ses généreux instincts, l’instrument et la dupe d’égoïsmes bien plus pervers et bien plus indifférents à son sort que celui dont on accuse les classes riches et éclairées. Napoléon est peut-être, de tous les grands hommes de sa sorte, celui qui a mis le dévouement, civil et militaire, aux plus rudes épreuves ; et lorsque le 21 juin 1815, envoyé par lui à la Chambre des représentants, son frère Lucien reprochait à la France de ne pas le soutenir avec assez d’ardeur et de constance, M. de La Fayette avait raison de s’écrier : De quel droit accuse-t-on la nation d’avoir manqué, envers l’empereur Napoléon, de dévouement et de persévérance ? Elle l’a suivi dans les sables brûlants de l’Égypte et dans les déserts glacés de la Russie, sur cinquante champs de bataille, dans ses revers comme dans ses succès ; depuis dix ans, trois millions de Français ont péri à son service ; nous avons assez fait pour lui. Grands et petits, nobles, bourgeois et paysans, riches et pauvres, savants et simples, généraux et soldats, les Français avaient du moins assez fait et assez souffert au service de Napoléon pour avoir le droit de ne plus le suivre aveuglément et d’examiner s’il les conduisait au salut ou à la ruine. L’inquiétude des classes moyennes, en 1815, était une inquiétude légitime et patriotique ; ce qu’elles souhaitaient, ce qu’elles avaient raison de souhaiter, dans l’intérêt du peuple entier comme dans leur intérêt propre, c’était la paix et la liberté sous la loi ; elles avaient bien raison de douter que Napoléon pût les leur assurer.

Le doute devint bien plus pressant quand on connut les résolutions des puissances alliées réunies au congrès de Vienne, leur déclaration du 13 mars et leur traité du 25. Nul homme sensé ne comprend aujourd’hui qu’à moins d’avoir un parti pris d’aveuglement, on ait pu alors se faire illusion sur la situation de l’empereur Napoléon et sur les chances de son avenir. Non seulement les puissances, en l’appelant ennemi et perturbateur de la paix du monde, lui déclaraient une guerre à outrance, et s’engageaient à réunir contre lui toutes leurs forces ; mais elles se disaient prêtes à donner au roi de France et à la nation française les secours nécessaires pour rétablir la tranquillité publique ; et elles invitaient expressément Louis XVIII à donner à leur traité du 25 mars son adhésion. Elles posaient ainsi en principe que l’œuvre de pacification et de reconstruction européenne, accomplie à Paris par le traité du 30 mai 1814 entre le roi de France et l’Europe, n’était point anéantie par la perturbation violente qui venait d’éclater, et qu’elles la maintiendraient contre Napoléon dont le retour et le succès soudains, fruit d’un entraînement militaire et révolutionnaire, ne pouvaient lui créer aucun droit en Europe, et n’étaient point, à leurs yeux, le vœu réel et général de la France.

Solennel exemple des justices implacables que, Dieu et le temps aidant, les grandes fautes attirent sur leurs auteurs ! Les partisans de Napoléon pouvaient contester l’opinion des alliés sur le vœu de la France ; ils pouvaient croire que, pour l’honneur de son indépendance, elle lui devait son appui ; mais ils ne pouvaient prétendre que les nations étrangères n’eussent pas aussi leur propre indépendance à cœur, ni leur persuader qu’avec Napoléon maître de la France elles seraient en sûreté. Nulles promesses, nuls traités, nuls embarras, nuls revers ne donnaient confiance dans sa modération future ; son caractère et son histoire enlevaient tout crédit à ses paroles. Et ce n’étaient pas les gouvernements seuls, les rois et leurs conseillers qui se montraient ainsi prévenus et aliénés sans retour ; les peuples étaient bien plus méfiants et plus ardents contre Napoléon. Il ne les avait pas seulement accablés de guerres, de taxes, d’invasions, de démembrements ; il les avait offensés autant qu’opprimés. Les Allemands surtout lui portaient une haine violente ; ils voulaient venger la reine de Prusse de ses insultes et la nation allemande de ses dédains. Les paroles dures et blessantes qu’il avait souvent laissé échapper sur leur compte étaient partout répétées, répandues, commentées, probablement avec une crédule exagération. Après la campagne de Russie, l’Empereur causant un jour avec quelques personnes des pertes de l’armée française dans cette terrible épreuve, l’un des assistants, le duc de Vicence, les estimait à plus de 200.000 hommes. — Non, non, dit Napoléon, vous vous trompez, ce n’est pas tant ; et après avoir un moment cherché dans sa mémoire : Vous pourriez bien ne pas avoir tort ; mais il y avait là beaucoup d’Allemands. C’est au duc de Vicence lui-même que j’ai entendu raconter ce méprisant propos ; et l’empereur Napoléon s’était complu sans doute dans son calcul et dans sa réponse, car le 28 juin 1813, à Dresde, dans un entretien devenu célèbre, il tint le même langage au premier ministre de la première des puissances allemandes, à M. de Metternich lui-même. Qui pourrait mesurer la profondeur des colères amassées par de tels actes et de telles paroles dans l’âme, je ne dis pas seulement des chefs de gouvernement et d’armée, des Stein, des Gneisenau, des Blücher, des Müffling, mais de la race allemande tout entière ? Le sentiment des peuples de l’Allemagne eut, aux résolutions du congrès de Vienne, au moins autant de part que la prévoyance de ses diplomates et la volonté de ses souverains.

Napoléon se faisait-il lui-même, en quittant l’île d’Elbe, quelque illusion sur les dispositions de l’Europe à son égard ? Concevait-il quelque espérance soit de traiter avec la coalition, soit de la diviser ? On l’a beaucoup dit, et c’est possible ; les plus fermes esprits ne s’avouent guère tout le mal de leur situation. Mais une fois arrivé à Paris et instruit des actes du congrès, Napoléon vit la sienne telle qu’elle était et l’apprécia sur-le-champ avec son grand et libre jugement. Ses entretiens avec les hommes sérieux qui l’approchaient alors, entre autres avec M. Mole et le due de Vicence, en font foi. Il essaya de prolonger quelque temps dans le public l’incertitude qu’il n’avait pas ; la déclaration du congrès du 13 mars ne fut publiée dans le Moniteur que le 5 avril, le traité du 25 mars que le 3 mai, et Napoléon les fit accompagner de longs commentaires pour établir que ce ne pouvait être là, envers lui, le dernier mot de l’Europe. Il fit à Vienne, et par des lettres solennellement publiques, et par des émissaires secrets, quelques tentatives pour renouer avec l’empereur François, son beau-père, quelques relations, pour rappeler auprès de lui sa femme et son fils, pour semer, entre l’empereur Alexandre et les souverains d’Angleterre et d’Autriche, la désunion ou du moins la défiance, pour regagner à sa cause le prince de Metternich et M. de Talleyrand lui-même. Il n’attendait probablement pas grand’chose de ces démarches et ne s’étonna guère de ne trouver, dans les liens et les sentiments de famille, nul appui contre les intérêts et les engagements de la politique. Il comprit et accepta, sans colère contre personne et probablement aussi sans retour sur lui-même, la situation que lui faisait en ce moment sa vie passée : c’était celle d’un joueur effréné, complètement ruiné quoique encore debout, et qui joue seul, contre tous ses rivaux réunis, une partie désespérée, sans autre chance qu’un de ces coups imprévus que l’habileté la plus consommée ne saurait amener, mais que la fortune accorde quelquefois à ses favoris.

On a prétendu, quelques-uns même de ses plus chauds admirateurs, qu’à cette époque le génie et l’énergie de Napoléon avaient baissé ; on a cherché dans son embonpoint, dans ses accès de langueur, dans ses longs sommeils, l’explication de son insuccès. Je crois le reproche injuste et la plainte frivole ; je n’aperçois, dans l’esprit et la conduite de Napoléon, durant les Cent-Jours, aucun symptôme d’affaiblissement ; je lui trouve, et dans le jugement et dans l’action, ses qualités accoutumées. Les causes de son mauvais sort sont plus hautes. Il n’était plus alors, comme il l’avait été longtemps, porté et soutenu par le sentiment général et le besoin d’ordre et de sécurité d’un grand peuple ; il tentait au contraire une mauvaise œuvre, une œuvre inspirée par ses seules passions et ses seules nécessités personnelles, réprouvée par le sens moral et le bon sens comme par le véritable intérêt de la France. Et il tentait cette œuvre profondément égoïste avec des moyens contradictoires et dans une situation impossible. De là est venu le revers qu’il a subi comme le mal qu’il a fait.

C’était, pour les spectateurs intelligents, un spectacle étrange et, des deux parts, un peu ridicule, que Napoléon et les chefs du parti libéral aux prises, non pour se combattre, mais pour se persuader, ou se séduire, ou se dominer mutuellement. On n’avait pas besoin d’y regarder de très près pour s’apercevoir que ni les uns, ni les autres ne prenaient au sérieux ni le rapprochement, ni la discussion. Les uns et les autres savaient bien que la vraie lutte n’était pas entre eux, et que la question dont dépendait leur sort se déciderait ailleurs que dans leurs entretiens. Si Napoléon eût vaincu l’Europe, à coup sûr il ne serait pas resté longtemps le rival de M. de La Fayette et le disciple de M. Benjamin Constant ; et dès qu’il fut vaincu à Waterloo, M. de La Fayette et ses amis se mirent à l’œuvre pour le renverser. Par nécessité, par calcul, les vraies idées et les vraies passions des hommes descendent quelquefois au fond de leur cœur ; mais elles remontent promptement à la surface dès qu’elles se croient quelque chance d’y reparaître avec succès. Le plus souvent, Napoléon se résignait avec une souplesse, une finesse et des ressources d’esprit infinies, à la comédie que les libéraux et lui jouaient ensemble ; tantôt il défendait doucement, quoique obstinément, sa vieille politique et sa propre pensée ; tantôt il les abandonnait de bonne grâce sans les renier, et comme par complaisance, pour des opinions qu’il ne partageait pas. Mais quelquefois, soit préméditation, soit impatience, il redevenait violemment lui-même, et le despote, à la fois fils et dompteur de la Révolution, reparaissait tout entier. Quand on voulut lui faire insérer dans l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire l’abolition de la confiscation proclamée par la Charte de Louis XVIII, il se récria avec colère : On me pousse dans une route qui n’est pas la mienne. On m’affaiblit, on m’enchaîne. La France me cherche et ne me retrouve plus. L’opinion était excellente ; elle est exécrable. La France se demande ce qu’est devenu le vieux bras de l’Empereur, ce bras dont elle a besoin pour dompter l’Europe. Que me parle-t-on de bonté, de justice abstraite, de lois naturelles ? La première loi, c’est la nécessité ; la première justice, c’est le salut public... À chaque jour sa peine, à chaque circonstance sa loi, à chacun sa nature. La mienne n’est pas d’être un ange. Quand la paix sera faite, nous verrons. Un autre jour, dans ce même travail de préparation de l’Acte additionnel, à propos de l’institution de la pairie héréditaire, il s’abandonna à la riche mobilité de son esprit, prenant tour à tour la question sous ses diverses faces, et jetant à pleines mains, sans conclure, les observations et les vues contraires : La pairie est en désaccord avec l’état présent des esprits ; elle blessera l’orgueil de l’armée ; elle trompera l’attente des partisans de l’égalité ; elle soulèvera contre moi mille prétentions individuelles. Où voulez-vous que je trouve les éléments d’aristocratie que la pairie exige ?... Pourtant une constitution sans aristocratie n’est qu’un ballon perdu dans les airs. On dirige un vaisseau parce qu’il y a deux forces qui se balancent ; le gouvernail trouve un point d’appui. Mais un ballon est le jouet d’une seule force ; le point d’appui lui manque ; le vent l’emporte et la direction est impossible. Quand la question de principe fut décidée et qu’il en vint à nommer sa Chambre des pairs héréditaire, il avait grande envie d’y appeler beaucoup de noms de l’ancienne monarchie ; après mûre réflexion, il y renonça, non sans tristesse, dit Benjamin Constant, et en s’écriant : Il faudra pourtant y revenir une fois ou une autre ; mais les souvenirs sont trop récents ; ajournons cela jusqu’après la bataille ; je les aurai bien si je suis le plus fort. Il eût bien voulu ajourner ainsi toutes les questions, et ne rien faire avant d’être redevenu le plus fort ; mais avec la Restauration, la liberté était rentrée en France, et il venait, lui, d’y réveiller la Révolution ; il était en face de ces deux puissances, contraint de les tolérer et essayant de s’en servir, en attendant qu’il pût les vaincre.

Quand il eut adopté toutes les institutions, toutes les garanties de liberté que l’Acte additionnel empruntait à la Charte, il eut à traiter avec un autre vœu, un autre article de foi des libéraux encore plus déplaisant pour lui. Ils demandèrent que ce fût là une constitution toute nouvelle, qui lui déférât la couronne impériale par la volonté du peuple et aux conditions que cette volonté y attacherait. C’était toujours la prétention de créer à nouveau, au nom de la souveraineté populaire, le gouvernement tout entier, institutions et dynastie : arrogante et chimérique manie qui avait possédé, un an auparavant, le Sénat impérial quand il rappela Louis XVIII, et qui vicie dans leur source la plupart des théories politiques de notre temps. Napoléon, en la proclamant sans cesse, n’entendait point ainsi la souveraineté du peuple : Vous m’ôtez mon passé, dit-il à ses docteurs ; je veux le conserver. Que faites-vous donc de mes onze ans de règne ? J’y ai quelques droits, je pense ; l’Europe le sait. Il faut que la nouvelle constitution se rattache à l’ancienne ; elle aura la sanction de plusieurs années de gloire et de succès. Il avait raison : l’abdication qu’on voulait de lui eût été plus humiliante que celle de Fontainebleau, car, si on lui rendait le trône, c’était lui-même et sa grande histoire qu’on lui demandait d’abdiquer. Il fit, en s’y refusant, acte de fierté intelligente, et par le préambule comme par le nom même de l’Acte additionnel, il maintint le vieil Empire en le réformant. Quand vint le jour de la promulgation, le 1er juin, au Champ de Mai, sa fidélité aux traditions impériales fut moins sérieuse et moins digne ; il voulut paraître devant le peuple avec toutes les pompes de sa cour, entouré des princes de sa famille vêtus en taffetas blanc, de ses grands dignitaires en manteau orange, de ses chambellans, de ses pages : attachement puéril à des splendeurs de palais qui s’accordaient mal avec l’état des affaires et des esprits, et dont le public fut choqué en voyant défiler, au milieu de cet apparat magnifique ; vingt mille soldats qui saluaient l’Empereur en passant pour aller mourir.

Quelques jours auparavant, une cérémonie bien différente avait mis en lumière un autre des inconséquents embarras de l’Empire renaissant. En même temps qu’il discutait avec l’aristocratie libérale sa constitution nouvelle, Napoléon s’appliquait à rallier autour de lui et à discipliner, en la caressant, la démocratie révolutionnaire. La population des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau s’agitait ; l’idée leur vint de s’organiser en fédération, comme avaient fait leurs pères, et d’aller demander à l’Empereur des chefs et des armes. On accueillit leur vœu ; mais ils ne furent plus des Fédérés, comme en 1792 ; on les appela des Confédérés, dans l’espoir, en altérant un peu le nom, d’effacer un peu les souvenirs. Une ordonnance de police régla minutieusement leur marche à travers les rues, les précautions contre tout désordre et les détails de leur présentation à l’Empereur dans la cour des Tuileries. Ils lui remirent une adresse, longue et grave jusqu’à la froideur. Il les remercia en les appelant soldats fédérés, soigneux de leur imprimer lui-même le caractère qui lui convenait ; et le lendemain on lisait dans le Journal de l’Empire : L’ordre le plus parfait a régné depuis le départ des Confédérés jusqu’à leur retour ; mais on a entendu avec peine, dans quelques endroits, le nom de l’Empereur mêlé à des chants qui rappelaient une époque trop fameuse. Scrupule bien sévère dans un semblable travail.

Je traversais, peu de jours après, le jardin des Tuileries ; une centaine de Fédérés, d’assez mauvaise apparence, étaient réunis sous les fenêtres du palais, criant vive l’Empereur ! et le provoquant à se montrer. Il tarda beaucoup à tenir compte de leur désir ; enfin une fenêtre s’ouvrit ; il parut et salua de la main ; mais presque à l’instant la fenêtre se referma, et je vis clairement Napoléon se retirer en haussant les épaules, plein d’humeur sans doute d’avoir à se prêter à des démonstrations dont la nature lui déplaisait et dont la force très médiocre ne le satisfaisait pas.

Il avait voulu donner au parti révolutionnaire plus d’un gage : avant d’en recevoir les bataillons dans la cour de son palais, il en avait appelé dans son conseil les plus anciens et plus célèbres chefs. Je doute qu’il attendît de leur part un très utile concours. Carnot, habile officier, républicain sincère et honnête homme, autant que peut l’être un fanatique badaud, devait être un mauvais ministre de l’intérieur, car il ne possédait ni l’une ni l’autre des deux qualités essentielles dans ce grand poste, ni la connaissance et le discernement des hommes, ni l’art de les inspirer et de les diriger autrement que par des maximes générales et d’uniformes circulaires. Napoléon savait mieux que personne comment Fouché faisait la police : pour lui-même d’abord et pour son propre pouvoir, puis pour le pouvoir qui l’employait, et tant qu’il trouvait plus de sûreté ou d’avantage à le servir qu’à le trahir. Je n’ai vu le duc d’Otrante que deux fois et dans de courtes conversations ; nul homme ne m’a plus complètement donné l’idée d’une indifférence hardie, ironique, cynique, d’un sang-froid imperturbable dans un besoin immodéré de mouvement et d’importance, et d’un parti pris de tout faire pour réussir, non dans un dessein déterminé, mais dans le dessein et selon la chance du moment. Il avait conservé, de sa vie de proconsul jacobin, une certaine indépendance audacieuse, et restait un roué de révolution, bien qu’il fût devenu aussi un roué de gouvernement et de cour. Napoléon, à coup sûr, ne comptait pas sur un tel homme, et savait bien qu’en le prenant pour ministre, il aurait à le surveiller plus qu’à s’en servir. Mais il avait besoin que, par les noms propres, le drapeau de la Révolution flottât clairement sur l’Empire, et il aimait mieux subir Carnot et Fouché dans son gouvernement que les laisser en dehors, murmurant ou conspirant avec tels ou tels de ses ennemis. Au moment de son retour et dans les premières semaines de l’Empire ressuscité, il retira probablement de ces deux choix l’avantage qu’il s’en était promis ; mais quand les périls et les difficultés de sa situation eurent éclaté, quand il fut aux prises, au dedans avec les libéraux méfiants, au dehors avec l’Europe, Carnot et Fouché devinrent aussi pour lui des difficultés et des périls. Carnot, sans le trahir, le servait gauchement et froidement, car, dans la plupart des circonstances et des questions, il était bien plutôt du bord de l’opposition que de celui de l’Empereur ; et Fouché le trahissait indéfiniment, causant et traitant à voix basse de sa fin prochaine avec tous ses héritiers possibles, comme un médecin indifférent au lit d’un malade désespéré.

Même chez ses plus intimes et plus dévoués serviteurs, Napoléon ne rencontrait plus, comme jadis, une foi implicite, une disposition facile et prompte à penser et à agir comme il voulait et quand il voulait. L’indépendance d’esprit et le sentiment de la responsabilité personnelle avaient repris, autour de lui, leurs scrupules et leur empire. Quinze jours après son arrivée à Paris, il fit appeler son grand maréchal, le général Bertrand, et lui présenta à contresigner le décret, daté de Lyon, par lequel il ordonnait la mise en jugement et le séquestre des biens du prince de Talleyrand, du due de Raguse, de l’abbé de Montesquiou, de M. Bellard et de neuf autres personnes qui, en 1814 et avant son abdication, avaient concouru à sa chute. Le général Bertrand s’y refusa : Je suis étonné, lui dit l’Empereur, que vous me fassiez de telles difficultés ; cette sévérité est nécessaire au bien de l’État. — Je ne le crois pas, Sire. — Je le crois, moi, et c’est à moi seul qu’il appartient d’en juger. Je ne vous ai pas fait demander votre aveu, mais votre signature, qui n’est qu’une affaire de forme et ne peut vous compromettre en rien. — Sire, un ministre qui contresigne un acte du souverain en est moralement responsable. Votre Majesté a déclaré par ses proclamations qu’elle accorderait une amnistie générale ; je les ai contresignées de tout mon cœur ; je ne contresignerai pas le décret qui les révoque. Napoléon insista et caressa en vain ; Bertrand fut invincible ; le décret parut sans contreseing ; et Napoléon put se convaincre à l’instant même que son grand maréchal n’était pas seul à protester ; comme il traversait le salon où se tenaient ses aides de camp, M. de La Bédoyère dit assez haut pour être entendu : Si le régime des proscriptions et des séquestres recommence, tout sera bientôt fini.

Quand la liberté éclate à ce point dans l’intérieur du palais, c’est qu’elle règne au dehors. Après quelques semaines de stupeur, elle devint en effet étrangement générale et hardie. Non seulement la guerre civile renaissait dans les départements de l’ouest ; non seulement des actes matériels de résistance ou d’hostilité étaient commis sur divers points du territoire, dans des villes importantes, par des hommes considérables ; mais partout, et surtout à Paris, on pensait, on parlait tout haut, dans les lieux publics comme dans les salons ; on allait et venait, on manifestait des espérances, on se livrait à des menées ennemies, comme si elles eussent été légales ou assurées du succès ; les journaux, les pamphlets, les chansons se multipliaient, s’envenimaient de jour en jour, et circulaient à peu près sans obstacle et sans crainte. Les amis chauds, les serviteurs dévoués de l’Empire témoignaient leur surprise et leur indignation ; Fouché faisait à l’Empereur des rapports pour signaler le mal et réclamer des mesures de répression ; le Moniteur publiait les rapports ; les mesures étaient décrétées ; quelques arrestations, quelques poursuites avaient lieu, mais sans vigueur ni efficacité générale : grands ou petits, la plupart des agents du pouvoir n’avaient évidemment ni ardeur dans leur cause, ni confiance dans leur force. Napoléon n’ignorait rien de tout cela et laissait aller, subissant, comme une nécessité du moment, la liberté de ses ennemis, la mollesse de ses agents, et gardant sans doute dans son cœur le sentiment qu’il avait exprimé tout haut dans une autre occasion : Je les aurai bien si je suis le plus fort.

Je doute qu’il appréciât à sa juste valeur une des causes, une cause cachée mais puissante, de sa faiblesse au lendemain d’un si prodigieux succès. Malgré l’humeur, les inquiétudes, les méfiances, les colères qu’avait excitées le gouvernement de la Restauration, ce fut bientôt, au fond des cœurs, le sentiment général qu’il n’y avait pas là de quoi justifier une révolution semblable, de tels attentats de la force armée contre le pouvoir légal, et de tels risques pour la patrie. L’armée avait été entraînée vers son ancien chef par un mouvement d’affection et de dévouement généreux encore plus que par des intérêts personnels ; elle était nationale et populaire : pourtant rien ne pouvait changer la nature des actes ni le sens des mots ; la violation des serments, la défection sous les armes, le passage subit d’un camp dans le camp contraire ont toujours été condamnés par l’honneur comme par le devoir, militaire ou civil, et qualifiés de trahison. Individus, peuples ou armées, les hommes en proie à une passion violente dédaignent souvent, ou même ne ressentent pas du tout, au premier moment, l’impression morale qui s’attache naturellement à leurs actes ; mais elle ne tarde guère à reparaître, et quand elle est secondée par les conseils de la prudence ou par les coups du malheur, elle reprend bientôt son empire. Ce fut le triste destin du gouvernement des Cent-Jours, que l’autorité du sens moral se rangeât du bord des royalistes ses adversaires et que la conscience publique, clairement ou confusément, volontiers ou à contrecœur, donnât raison aux jugements sévères dont son origine était l’objet.

Nous observions attentivement, mes amis et moi, les progrès de cette situation impériale et de ces dispositions publiques ; ce fut bientôt notre conviction profonde que Napoléon tomberait et que Louis XVIII remonterait sur le trône. Et en même temps que tel nous apparaissait l’avenir, nous étions de plus en plus convaincus que, dans le déplorable état où l’entreprise des Cent-Jours avait jeté la France, au dedans et au dehors, le retour de Louis XVIII était pour elle la meilleure chance de retrouver au dedans un gouvernement régulier, au dehors la paix et son rang dans l’ordre européen. Dans la vie publique, la prudence et le devoir veulent également qu’on ne se fasse aucune illusion sur le mal et qu’on accepte fermement le remède, quels qu’en soient l’amertume et le prix. Je n’avais point pris de part active à la première Restauration ; je m’unis sans hésiter aux efforts de mes amis pour que la seconde s’accomplît dans les conditions les plus propres à sauver la dignité, les libertés et le repos de la France.

Ce que nous apprenions de Gand nous inquiétait beaucoup : transactions ou institutions, tous les problèmes de principe ou de circonstance qu’on se flattait d’avoir résolus en 1814 étaient là remis en question ; la lutte était rengagée entre les royalistes constitutionnels et les absolutistes de réaction ou de cour, entre la Charte et l’ancien régime. On s’est souvent complu à sourire et à faire sourire en racontant les dissensions, les rivalités, les projets, les espérances et les craintes qui se débattaient parmi cette poignée d’exilés, autour de ce roi impotent et impuissant. C’est là un plaisir peu intelligent et peu digne. Qu’importe que le théâtre soit grand ou petit, que les acteurs y paraissent dans la haute ou dans la mauvaise fortune, et que les misères de la nature humaine s’y déploient sous de brillantes ou de mesquines formes ? La grandeur est dans les questions qui s’agitent et les destinées qui se préparent. On traitait à Gand la question de savoir comment la France serait gouvernée quand ce vieux roi sans États et sans soldats serait appelé une seconde fois à s’interposer entre elle et l’Europe. Le problème et l’événement en perspective étaient assez grands pour préoccuper dignement les hommes sérieux et les bons citoyens.

Les nouvelles de Vienne n’étaient pas moins graves. Non qu’il y eût au fond, dans les desseins ou dans l’union des puissances alliées, aucune hésitation : Fouché, depuis longtemps en bons rapports avec le prince de Metternich, lui faisait faire, il est vrai, toutes sortes d’ouvertures que le chancelier d’Autriche ne repoussait pas absolument ; toutes les combinaisons qui pouvaient fournir un gouvernement à la France étaient admises à se faire présenter ; on parlait de tout dans les cabinets ou dans les salons des ministres, et jusque dans les conférences du congrès, de Napoléon II et de la régence, du duc d’Orléans, du prince d’Orange ; le ministère anglais, prenant ses précautions avec le Parlement, déclarait officiellement qu’il n’entendait point poursuivre la guerre pour imposer aucun gouvernement particulier à la France, et le cabinet autrichien adhérait à cette déclaration. Mais ce n’était là que des ménagements de personnes, ou des convenances de situation, ou des moyens d’information, ou des complaisances de conversation, ou des perspectives de cas extrêmes auxquels les meneurs de la politique européenne ne pensaient pas qu’ils fussent jamais réduits. La diplomatie abonde en démarches et en propos sans valeur, qu’il ne faut ni ignorer, ni croire, et sous lesquels persistent la vraie pensée, le travail réel des chefs de gouvernement. Sans vouloir le proclamer tout haut, ni s’y engager par des textes formels et publics, les grands gouvernements de l’Europe, par principe, par intérêt ou par honneur, regardaient à cette époque leur cause comme liée à celle de la maison de Bourbon en France : c’était auprès de Louis XVIII dans l’exil que leurs représentants continuaient de résider ; et auprès des gouvernements européens, grands ou petits, c’étaient toujours les agents diplomatiques de Louis XVIII qui représentaient la France. A l’exemple et sous la direction de M. de Talleyrand, tous ces agents, en 1815, restèrent attachés à la cause royale, par fidélité ou par prévoyance, et convaincus comme lui qu’en définitive là serait le succès.

Mais à côté de cette intention générale de l’Europe en faveur de la maison de Bourbon existait un grand danger, le danger que les souverains et les diplomates réunis à Vienne n’en vinssent à la regarder comme incapable de gouverner la France. Ils avaient tous, depuis vingt ans, traité et vécu avec cette France, telle que la Révolution et l’Empire l’avaient faite ; en la craignant, ils la considéraient beaucoup ; plus ils s’inquiétaient de sa pente vers l’anarchie et la guerre, plus ils jugeaient indispensable que le pouvoir y fût aux mains d’hommes sensés, habiles, prudents, capables de la bien comprendre et de s’en faire comprendre à leur tour. Depuis longtemps, ils étaient loin d’avoir, dans les compagnons d’exil ou dans l’entourage de cour de Louis XVIII, cette confiance, et l’expérience qu’ils venaient d’en faire redoublait leurs appréhensions. Ils regardaient le vieux parti royaliste comme infiniment plus propre à perdre les rois qu’à gouverner les États.

Témoin de ces doutes inquiets des étrangers sur l’avenir qu’ils préparaient eux-mêmes, M. de Talleyrand, à Vienne, avait aussi les siens. À travers toutes les transformations de sa politique et de sa vie, et quoique la dernière eût fait de lui le représentant de l’ancienne royauté, il ne voulait pas et n’a jamais voulu se séparer de la Révolution ; il y tenait par des actes trop décisifs, il l’avait acceptée et servie sous trop de formes diverses pour ne pas se trouver lui-même vaincu si elle était vaincue ; point révolutionnaire par nature, ni par goût, c’était dans le camp de la révolution qu’il avait grandi et fait sa fortune ; il n’en pouvait sortir avec sûreté ; il y a des défections que l’égoïsme habile ne se permet pas. Mais la situation générale et la sienne propre ne l’en préoccupaient que plus vivement : que deviendraient la cause et les hommes de la Révolution sous la seconde Restauration près de s’accomplir ? Que deviendrait cette seconde Restauration elle-même si elle ne savait pas se gouverner et se maintenir mieux que n’avait fait la première ? Dans la seconde comme dans la première, M. de Talleyrand jouait un grand rôle et rendait à la royauté d’éminents services. Quel en serait, pour lui, le fruit ? Ses conseils seraient-ils écoutés et son influence acceptée ? Aurait-il encore l’abbé de Montesquiou et M. de Blacas pour rivaux ? Je ne crois pas qu’il ait hésité, à cette époque, sur la cause qu’il lui convenait de servir ; mais, sentant sa force et le besoin que la maison de Bourbon avait de lui, il laissait clairement entrevoir son humeur du passé et ses inquiétudes pour l’avenir.

Bien informés de tous ces faits et de ces dispositions des principaux acteurs, les royalistes constitutionnels, qui se réunissaient alors autour de M. Royer-Collard, jugèrent qu’il était de leur devoir de faire connaître sans réserve à Louis XVIII leur pensée sur l’état des affaires, et sur la conduite qu’il avait à tenir. Il ne s’agissait pas seulement d’insister auprès de lui sur la nécessité de la persévérance dans le régime constitutionnel et dans la franche acceptation de la société française telle que les temps nouveaux l’avaient faite ; il fallait entrer dans les questions de personnes, dire au Roi que la présence de M. de Blacas auprès de lui nuisait essentiellement à sa cause, solliciter l’éloignement du favori, provoquer quelque acte, quelques paroles publiques propres à caractériser nettement les intentions du Roi près de ressaisir le gouvernement de ses États, l’engager enfin, à tenir grand compte des conseils et de l’influence de M. de Talleyrand, avec qui d’ailleurs, à cette époque, aucun des hommes qui donnaient cet avis n’avait aucune relation personnelle et pour qui même la plupart d’entre eux se sentaient peu de goût.

J’étais le plus jeune et le plus disponible de cette petite réunion. On m’engagea à me charger de cette mission, peu agréable en soi. Je l’acceptai sans hésiter. Quoique j’eusse encore, à cette époque, peu d’expérience des animosités politiques et de leurs aveugles fureurs, je ne laissais pas d’entrevoir quel parti des ennemis pourraient un jour tirer contre moi d’une semblable démarche ; mais j’aurais honte de moi-même si la crainte de la responsabilité et les appréhensions de l’avenir pouvaient m’arrêter quand les circonstances m’appellent à faire, dans les limites du devoir et de ma propre pensée, ce que commande, à mes yeux, l’intérêt de mon pays.

Je quittai Paris le 23 mai. Une seule circonstance mérite d’être remarquée dans mon voyage, la facilité que je trouvai à l’accomplir. Non que beaucoup de mesures de police ne fussent prescrites sur les routes et tout le long de la frontière ; mais la plupart des agents ne mettaient nul empressement, nulle exactitude à les exécuter ; on rencontrait dans les paroles, dans le silence, dans les regards, une sorte de tolérance sous-entendue et presque de connivence tacite ; et plus d’une physionomie administrative semblait dire au voyageur inconnu : «Passez vite», comme si l’on eût craint de se faire une mauvaise note ou de nuire à une œuvre utile en l’entravant dans le dessein qu’on lui supposait.

Arrivé à Gand, j’allai voir d’abord les hommes que je connaissais et dont les vues répondaient aux miennes, MM. de Jaucourt, Louis, Beugnot, de Lally-Tollendal, Mounier. Je les trouvai très fidèles à la cause constitutionnelle, mais tristes comme des exilés et inquiets comme des conseillers sans repos dans l’exil, car ils avaient à lutter incessamment contre les passions et les desseins, odieux ou ridicules, de l’esprit de réaction. Les mêmes faits fournissent aux partis divers les arguments et les conclusions les plus contraires : la catastrophe qui rattachait plus étroitement les uns aux principes et à la politique de la Charte était, pour les autres, la condamnation de la Charte et la démonstration que le retour à l’ancien régime pouvait seul sauver la monarchie. Ce n’est pas la peine de répéter les détails que me donnèrent mes amis sur les conseils contre-révolutionnaires et absolutistes qui assiégeaient le Roi ; c’est dans l’oisiveté du malheur que les hommes se livrent à tous leurs rêves, et l’impuissance passionnée engendre la folie. Le Roi tenait bon et donnait raison à ses conseillers constitutionnels ; le Rapport sur l’état de la France que, peu de jours avant mon arrivée, lui avait présenté M. de Chateaubriand au nom de tout le Conseil, et qui venait d’être publié dans le Moniteur de Gand, était une éloquente exposition de la politique libérale qu’acceptait la royauté. Mais le parti ainsi désavoué ne renonçait point ; il entourait le Roi qu’il ne parvenait pas à dominer ; il avait, dans la famille et dans l’intimité royale, les plus fortes racines ; M. le comte d’Artois en était le chef public et M. de Blacas le discret, mais constant allié. Il y avait là une victoire aussi difficile que nécessaire à remporter.

Je priai le duc de Duras de demander pour moi, au Roi, une audience particulière. Le Roi me reçut le lendemain, 1er juin, et me garda plus d’une heure. Je n’ai nul goût pour l’étalage minutieux et arrangé de semblables entretiens ; je ne redirai, de celui-ci et de mes impressions, que ce qui, aujourd’hui encore, vaut la peine d’être rappelé.

Deux choses en sont restées fortement empreintes dans ma mémoire, l’impotence et la dignité du Roi : il y avait dans l’attitude et le regard de ce vieillard immobile et comme cloué sur son fauteuil une sérénité hautaine, et, au milieu de sa faiblesse une confiance tranquille dans la force de son nom et de son droit, dont je fus frappé et touché. Ce que j’avais à lui dire devait lui déplaire ; par respect, non par calcul, je commençai par ce qui lui était agréable ; je lui parlai du sentiment royaliste qui, de jour en jour, éclatait plus vivement dans Paris ; je lui racontai quelques anecdotes, quelques couplets de chansons qui l’attestaient gaiement. Il s’en amusa ; il se plaisait aux récits gais, comme il arrive aux hommes qui ne peuvent guère se fournir eux-mêmes de gaieté. Je lui dis que l’espérance de son retour était générale : — Mais ce qu’il y a de fâcheux. Sire, c’est qu’en croyant au rétablissement de la monarchie, on n’a pas confiance dans sa durée. — Pourquoi donc ? Quand le grand artisan de révolution n’y sera plus, la monarchie durera ; il est clair que si Bonaparte retourne à l’île d’Elbe, ce sera à recommencer ; mais lui fini, les révolutions finiront aussi. — On ne s’en flatte guère, Sire ; on craint autre chose encore que Bonaparte, on craint la faiblesse du gouvernement royal, son incertitude entre les anciennes et les nouvelles idées, les anciens et les nouveaux intérêts ; on craint la désunion ou du moins l’incohérence de ses ministres. Le Roi ne me répondait pas ; j’insistai, je nommai M. de Blacas ; je dis que j’étais expressément chargé, par des hommes que le Roi connaissait bien comme d’anciens, fidèles et intelligents serviteurs, de lui représenter la méfiance qui s’attachait à ce nom et le mal qui en résultait pour lui-même : — Je tiendrai tout ce que j’ai promis dans la Charte ; les noms n’y font rien ; qu’importe à la France quels amis je garde dans mon palais, pourvu qu’il n’en sorte nul acte qui ne lui convienne ? Parlez-moi de motifs d’inquiétude plus sérieux. J’entrai dans quelques détails ; je touchai à divers traits des menées et des menaces des partis ; je parlai aussi au Roi des protestants du Midi, de leurs alarmes, des violences même dont, sur quelques points, ils avaient déjà été l’objet : — Ceci est très mauvais ; je ferai ce qu’il faudra pour l’empêcher ; mais je ne peux pas tout empêcher ; je ne peux pas être à la fois un roi libéral et un roi absolu. Il me questionna sur quelques faits récents, sur quelques hommes du régime impérial : Il y en a deux, Sire, M*** et M***, qui, sachant que je me rendais auprès du Roi, m’ont fait demander de lui prononcer leur nom et de l’assurer de leurs sentiments ?Pour M***, j’y compte, et j’en suis fort aise ; je sais ce qu’il vaut. Quant à M***, il est de ceux dont je ne dois ni ne veux entendre parler. Je m’en tins là. Je n’ignorais pas que le Roi était dès lors en relation avec Fouché, l’un des pires entre les régicides ; mais je fus peu surpris que des relations secrètes et amenées par un intérêt pressant ne l’empêchassent pas de maintenir tout haut et en thèse générale une ligne de conduite fort naturelle. Il était, à coup sûr, loin de prévoir à quel dégoût sa relation avec le duc d’Otrante le réduirait. Il me congédia avec quelques paroles banales de satisfaction bienveillante, me laissant l’impression d’un esprit sensé et libre, dignement superficiel, fin avec les personnes et soigneux des apparences, peu préoccupé et assez peu intelligent du fond des choses, et presque également incapable des fautes qui perdent et des succès qui fondent l’avenir des races royales.

Je fis une visite à M. de Blacas. Il avait témoigné, à mon sujet, quelque humeur : Que vient faire ici ce jeune homme ? avait-il dit au baron d’Eckstein, commissaire général de police du Roi des Pays-Bas à Gand ; il a, de je ne sais qui, je ne sais quelle mission auprès du Roi. Il connaissait très bien et ma mission et mes amis. Il ne m’en reçut pas moins avec une politesse parfaite, et j’ajoute avec une honorable franchise, me demandant ce qu’on disait de lui à Paris et pourquoi on lui en voulait tant. Il me parla même de ses mauvais rapports avec l’abbé de Montesquiou, se plaignant des vivacités et des boutades qui les avaient brouillés, au détriment du service du Roi. Je lui rendis franchise pour franchise, et son attitude, dans tout le cours de notre entretien, fut digne avec un peu de roideur, marquant plus de surprise que d’irritation. Je trouve, dans quelques notes écrites en sortant de chez lui, cette phrase : Je serais bien trompé si la plupart de ses torts ne tenaient pas à la médiocrité de son esprit.

La situation de M. de Chateaubriand à Gand était singulière. Membre du Conseil du Roi, il en exposait brillamment la politique dans les pièces officielles et la défendait dans le Moniteur de Gand avec le même éclat. Il n’en avait pas moins beaucoup d’humeur contre tout le monde, et personne ne comptait beaucoup avec lui. A mon avis, et soit alors, soit plus tard, ni le Roi, ni les divers cabinets n’ont bien compris la nature de M. de Chateaubriand, ni apprécié assez haut son concours ou son hostilité. Il était, j’en conviens, un allié incommode, car il prétendait à tout et se blessait de tout ; au niveau des plus rares esprits et des plus beaux génies, c’était sa chimère de se croire aussi l’égal des plus grands maîtres dans l’art de gouverner, et d’avoir le cœur plein d’amertume quand on ne le prenait pas pour le rival de Napoléon aussi bien que de Milton. Les hommes sérieux ne se prêtaient pas à cette complaisance idolâtre ; mais ils oubliaient trop ce que valait, comme ami ou comme ennemi, celui à qui ils la refusaient ; on eût pu trouver, dans les hommages à son génie et dans les satisfactions de sa vanité, de quoi endormir les rêves de son orgueil ; et s’il n’y avait pas moyen de le satisfaire, il fallait, en tout cas, par prudence comme par reconnaissance, non seulement le ménager, mais le combler. Il était de ceux envers qui l’ingratitude est périlleuse autant qu’injuste, car ils la ressentent avec passion et savent se venger sans trahir. Il vivait à Gand dans une grande intimité avec M. Bertin, et s’assurait dès lors, sur le Journal des Débats, cet empire dont il devait faire plus tard un si puissant usage. Malgré la bienveillance de nos premiers rapports, j’étais déjà alors assez froidement avec lui ; il avait été mécontent en 1814, et parlait mal de l’abbé de Montesquiou et de ses amis. Je n’en fus pas moins surpris et choqué, comme d’une injustice et d’une faute, du peu de compte qu’on faisait de lui en se servant tant de lui, et je regrettai de ne pas le voir plus souvent et sur un pied plus amical.

C’était au milieu de ces discussions non seulement de principes et de partis, mais d’amours-propres et de coteries que nous attendions, hors de France et ne sachant que faire de notre temps comme de notre âme, l’issue de la lutte engagée entre Napoléon et l’Europe. Situation profondément douloureuse, que j’acceptais pour servir la cause que je croyais et n’ai pas cessé de croire bonne, mais dont je ressentais, à chaque heure du jour, toutes les tristesses. Je ne m’arrêterai pas à les décrire ; rien ne m’est plus antipathique que d’étaler mon propre cœur, surtout quand je sais que beaucoup de ceux qui m’entendront ne voudront ou ne sauront ni me comprendre ni me croire. Je n’en veux point aux hommes de leurs méprises ni de leurs invectives ; c’est la condition de la vie publique ; mais je ne me tiens point pour obligé d’entrer dans de vaines controverses sur moi-même, et je sais attendre la justice sans la demander. La bataille de Waterloo vint mettre un terme à notre immobile anxiété. Le Roi quitta Gand le 22 juin, pressé par ses plus sûrs amis et par son propre jugement de ne pas perdre une minute pour aller se placer entre la France perplexe et l’invasion étrangère. J’en partis le lendemain avec M. Mounier, et le même soir nous rejoignîmes le Roi à Mons, où il s’était arrêté

Là éclata, en présence de nouveaux acteurs et avec des complications qui restent encore obscures, le dénouement que j’étais venu provoquer, la chute de M. de Blacas. Je n’ai garde de discuter les récits très divers qu’en ont donnés plusieurs des intéressés ou des témoins ; je reproduirai simplement ce que j’en ai vu moi-même, sur les lieux, comme je le retrouve dans une lettre écrite à Cambrai six jours après[10], pour la personne à qui, même dans l’absence de toute communication immédiate, je me donnais le plaisir de tout raconter : «Comme nous entrions à Mons, M. Mounier et moi, on nous a dit que M. de Blacas était congédié et s’en allait ambassadeur à Naples ; mais notre surprise a été grande quand nous avons su que M. de Talleyrand, venu naguère de Vienne à Bruxelles pour être à portée des événements, et arrivé à Mons peu d’heures après le Roi, avait en même temps donné sa démission, que le Roi, en la refusant, avait froidement accueilli M. de Talleyrand lui-même, et que celui-ci repartait pour Bruxelles, tandis que, contre son avis, le Roi venait de partir pour Cateau-Cambrésis, quartier général, en ce moment, de l’armée anglaise. Nous ne comprenions absolument rien à des incidents si contradictoires, et notre inquiétude égalait notre surprise. Nous avons couru de tous côtés ; nous avons vu tout le monde, ceux de nos amis qui nous avaient devancés à Mons et les ministres étrangers qui avaient suivi le Roi, MM. de Jaucourt, Louis, Beugnot, de Chateaubriand, Pozzo di Borgo, de Vincent ; et à travers les demi-confidences, les colères contenues, les sourires moqueurs, les regrets sincères, nous avons fini par comprendre, ou à peu près. La petite cour de M. le comte d’Artois, sachant que M. de Talleyrand conseillait au Roi de ne point se presser et que le duc de Wellington l’engageait au contraire à s’avancer rapidement en France, n’avait rien imaginé de mieux que de chasser à la fois M. de Blacas et M. de Talleyrand, et d’enlever le Roi à ses conseillers constitutionnels comme à son favori en le faisant partir brusquement pour le quartier général de l’armée anglaise, entouré des seuls partisans de Monsieur dont on espérait faire ses ministres. L’irritation était grande chez nos amis et le blâme vif chez les étrangers ; ces derniers demandaient en qui ils pourraient avoir confiance pour la question française et avec qui ils en traiteraient dans une telle crise. M. de Talleyrand revenait de Vienne avec un grand renom d’habileté et de succès ; il était, aux yeux de l’Europe, le représentant du Roi et de la France ; le ministre d’Autriche venait de lui dire à Bruxelles : J’ai ordre de vous consulter en toute occasion et de me diriger surtout d’après vos conseils. Lui-même témoignait hautement son humeur et repoussait vivement ceux qui l’engageaient à rejoindre le Roi. Après six heures d’entretiens un peu confus, il fut convenu que Pozzo di Borgo se rendrait au Cateau et engagerait le duc de Wellington à faire lui-même une démarche pour mettre fin à cette étrange brouillerie, et que MM. de Jaucourt, Louis et Beugnot iraient en même temps dire au Roi que les hommes auxquels il paraissait accorder sa confiance ayant des idées et des projets diamétralement contraires aux leurs, ils ne pouvaient plus le servir utilement et lui demandaient la permission de se retirer. Probablement des réflexions ou des démarches conformes à ces résolutions avaient déjà été faites au Cateau, car le 25 au matin, en même temps que nous apprenions les événements de Paris, l’abdication de Napoléon et l’envoi de commissaires aux souverains alliés, est arrivée à Mons une lettre du duc de Wellington à M. de Talleyrand lui disant, m’assure-t-on, en propres termes : Je regrette beaucoup que vous n’ayez pas accompagné ici le Roi ; c’est moi qui l’ai vivement engagé à entrer en France en même temps que nous. Si j’avais pu vous dire les motifs qui me dirigent dans cette circonstance, je ne doute pas que vous n’eussiez donné au Roi le même conseil. J’espère que vous viendrez les entendre. M. de Talleyrand s’est décidé sur-le-champ à partir, et nous avec lui. Nous avons rejoint le Roi ici le 26. Il était temps ; déjà une proclamation datée du Cateau, et rédigée, dit-on, par M. Dambray, donnait à la rentrée du Roi une couleur qui ne convient nullement. Nous nous sommes hâtés d’en préparer une autre dont M. Beugnot est le principal auteur, et qui contient les pronostics d’une bonne politique. Le Roi l’a signée sans difficulté. Elle a paru hier, à la grande satisfaction du public de Cambrai. J’espère qu’elle produira partout le même effet.

On pouvait en effet espérer et se croire au terme de la grande crise qui avait bouleversé la France comme de la petite crise qui venait d’agiter les entours de la royauté. De toutes parts les choses semblaient se précipiter vers la même issue. Le Roi était en France ; une politique modérée et nationale prévalait dans ses conseils et animait ses paroles ; le sentiment royaliste éclatait partout sur son passage, non seulement dans son ancien parti, mais dans les masses ; toutes les mains s’élevaient vers lui comme vers la planche de salut dans le naufrage. Les peuples s’inquiètent peu d’être conséquents ; j’ai vu, à cette époque, dans les départements du Nord, la même popularité entourer le Roi exilé et l’armée vaincue. A Paris, Napoléon avait abdiqué, et malgré des alternatives peu dignes d’abattement ou d’élan fébrile, de résignation ou de bouillonnement, il était évidemment hors d’état de rengager la lutte. La Chambre des représentants qui, dès son début, s’était montrée peu favorable au régime impérial et ennemie des excès révolutionnaires, semblait surtout préoccupée du désir de traverser un défilé périlleux en évitant toute violence et tout engagement irrévocable. Les passions populaires grondaient quelquefois, mais se laissaient aisément contenir, ou s’arrêtaient d’elles-mêmes, comme déshabituées de l’action et de la domination. L’armée, dont les corps errants venaient successivement se rallier autour de Paris, était en proie à une effervescence patriotique, et se fût précipitée, et la France avec elle, dans l’abîme, pour prouver son dévouement et venger son injure : mais parmi ses anciens et plus illustres chefs, les uns, comme Gouvion Saint-Cyr, Macdonald et Oudinot, s’étaient refusés à servir Napoléon et soutenaient ouvertement la cause du Roi ; les autres,

comme Ney, Davout, Soult, Masséna, protestaient avec une rude franchise contre des illusions funestes, donnaient leur vieux courage pour passeport à de tristes vérités ou à de sages conseils, et réprimaient, aux dépens de leur renom de parti, les entraînements militaires ou les désordres populaires ; d’autres enfin, comme Drouot, avec un ascendant que méritait leur vertu, maintenaient la discipline dans l’armée au milieu des douleurs de la retraite sur la Loire, et déterminaient son obéissance aux ordres d’un pouvoir civil détesté. Il y avait, après tant de fautes et de malheurs, et à travers toutes les différences de situation et d’opinion, un concert spontané et un effort général pour éviter à la France les fautes irréparables et les malheurs suprêmes.

Mais les sagesses tardives ne suffisent point ; et même quand elles veulent être prudentes, l’esprit politique manque aux nations qui ne sont pas exercées à faire elles-mêmes leurs affaires et leur destinée.

Dans le déplorable état où l’entreprise d’un égoïsme héroïque et chimérique avait jeté la France, il n’y avait évidemment qu’une conduite à tenir : reconnaître Louis XVIII, prendre acte de ses dispositions libérales et se concerter avec lui pour traiter avec les étrangers. Il le fallait, car aux yeux de la plus vulgaire prévoyance, le retour de la maison de Bourbon était inévitable et comme un fait accompli. C’était un devoir dans l’intérêt de la paix et pour se donner les meilleures chances d’atténuer les maux de l’invasion, car Louis XVIII pouvait seul les repousser avec quelque autorité. Des chances favorables s’ouvraient, par cette voie, à la liberté, car la raison disait et l’expérience a démontré qu’après ce qui s’est passé en France depuis 1789, le despotisme est impossible aux princes de la maison de Bourbon ; une insurmontable nécessité leur impose les transactions et les ménagements ; et s’ils tentent de pousser les choses à l’extrême, la force leur manque pour réussir. Accepter sans hésitation ni délai la seconde Restauration et placer soi-même le Roi entre la France et l’Europe, c’était donc ce que commandaient clairement le patriotisme et le bon sens.

Non seulement on ne le fit point, mais on fit ou on laissa faire tout ce qu’il fallait pour que la Restauration parût l’œuvre de la force étrangère seule, et pour faire subir à la France, après sa défaite militaire, une défaite politique et diplomatique. Ce n’est pas d’indépendance envers l’Empire ni de bonnes intentions pour la patrie,c’est d’intelligence et de résolution que la Chambre des Cent-Jours a manqué ; elle ne se prêta ni au despotisme impérial, ni aux violences révolutionnaires ; elle ne fut l’instrument d’aucun des partis extrêmes ; elle s’appliqua honnêtement à retenir la France sur le bord des abîmes où ils auraient voulu la pousser ; mais elle ne sut faire que de la politique négative ; elle louvoya timidement devant le port au lieu d’y entrer résolument, fermant les yeux quand elle touchait à la passe, subissant, non par confiance, mais par faiblesse, les aveuglements et les entêtements des ennemis, anciens ou nouveaux, du Roi qui s’approchait, et se donnant même quelquefois, par faiblesse encore, l’air de vouloir des combinaisons qu’au fond elle s’efforçait d’éluder, tantôt Napoléon II, tantôt le prince quelconque qu’il plairait au peuple souverain de choisir.

Ce fut à ces hésitations, à ces tâtonnements stériles du seul pouvoir public alors debout qu’un des hommes les plus tristement célèbres des plus mauvais temps de la révolution, Fouché, dut son importance et son succès éphémères. Quand les honnêtes gens ne savent pas comprendre et accomplir les desseins de la Providence, les malhonnêtes gens s’en chargent ; sous le coup de la nécessité et au milieu de l’impuissance générale, il se rencontre toujours des esprits corrompus, sagaces et hardis, qui démêlent ce qui doit arriver, ce qui se peut tenter, et se font les instruments d’un triomphe qui ne leur appartient pas naturellement, mais dont ils réussissent à se donner les airs pour s’en approprier les fruits. Le due d’Otrante fut, dans les Cent-Jours, cet homme-là : révolutionnaire devenu grand seigneur, et voulant se faire sacrer, sous ce double caractère, par l’ancienne royauté française, il déploya, à la poursuite de son but, tout le savoir-faire et toute l’audace d’un roué plus prévoyant et plus sensé que ses pareils. Peut-être aussi, car la justice doit avoir ses scrupules, même envers les hommes qui n’en ont point, peut-être le désir d’épargner à son pays des violences et des souffrances inutiles ne fut-il pas étranger à cette série de trahisons et de voltes-faces imperturbables à l’aide desquelles, trompant et jouant tour à tour Napoléon, La Fayette et Carnot, l’Empire, la République et la Convention régicide, Fouché gagna le temps dont il avait besoin pour s’ouvrir à lui-même les portes du cabinet du Roi en ouvrant au Roi celles de Paris.

Louis XVIII fit quelque résistance, malgré ce qu’il m’avait dit à Gand, à propos des régicides, je doute qu’il ait fortement résisté. Sa dignité n’était pas toujours soutenue par une conviction forte ou par un sentiment énergique, et elle pouvait quelquefois céder devant la nécessité. Il avait, pour garants de la nécessité dans cette circonstance, les deux autorités les plus propres à influer sur sa décision et à couvrir son honneur, le due de Wellington et M. le comte d’Artois : tous deux le pressaient d’accepter Fouché pour ministre ; Wellington, pour assurer au Roi un retour facile, et aussi pour rester lui-même, et l’Angleterre avec lui, le principal auteur de là Restauration en mettant promptement fin à la guerre devant Paris, où il craignait de se voir compromis dans les emportements haineux des Prussiens ; le comte d’Artois, par légèreté impatiente, toujours prêt à promettre et à accorder, et engagé d’avance par son plus actif affidé, M. de Vitrolles, dans les lacs que Fouché avait tendus de toutes parts aux royalistes. Je ne crois point à la nécessité dont ils assiégèrent le Roi. Fouché ne disposait point de Paris. L’armée s’en éloignait. Les fédérés y étaient plus bruyants que puissants. La Chambre des représentants se consolait, en discutant une constitution, de n’avoir pas su ni osé faire un gouvernement. Personne n’était en état ni en humeur d’arrêter longtemps le flot qui ramenait le Roi. Un peu moins d’empressement et un peu plus de fermeté d’esprit lui auraient épargné une triste honte. Il suffisait d’attendre quelques jours en acceptant le risque, non de résolutions ou de violences funestes, mais de quelque prolongation de désordres et d’alarmes. La nécessité pèse sur les peuples comme sur les rois ; celle dont Fouché s’armait pour se faire ministre de Louis XVIII était en grande partie factice et évidemment passagère ; celle qui ramenait Louis XVIII aux Tuileries était naturelle et de jour en jour plus pressante. Il n’avait nul besoin de recevoir le duc d’Otrante dans son cabinet, à Arnouville ; il pouvait s’y tenir en repos ; on serait bientôt venu l’y chercher. J’en pensai ainsi au moment même, après avoir passé deux jours dans Paris où j’étais rentré le 3 juillet, pendant que les manœuvres de Fouché suivaient leur cours. Tout ce que j’ai vu et appris depuis m’a confirmé dans cette conviction.

 

 

 



[1] Je me dois de répéter ici moi-même la rectification d’une erreur (je ne veux pas me servir d’un autre mot) commise sur mon compte à propos des Cent-Jours et de la conduite que j’ai tenue à cette époque. Cette rectification, insérée dans le Moniteur universel du 4 février 1844, y est conçue en ces termes :

Plusieurs journaux ont récemment dit ou répété que M. Guizot, ministre des affaires étrangères, qui fut secrétaire général du ministère de l’intérieur en 1814 et 1815, avait conservé ces fonctions dans les Cent-Jours, sous le ministère du général comte Carnot, nommé ministre de l’intérieur par décret du 20 mars 1815, qu’il avait signé l’acte additionnel et qu’il avait été destitué. L’un de ces journaux a invoqué le témoignage du Moniteur.

Ces assertions sont complètement fausses.

M. Guizot, actuellement ministre des affaires étrangères, avait quitté, dès le 20 mars 1815, le ministère de l’intérieur ; il fut remplacé dans ses fonctions de secrétaire général par un décret impérial du 23 mars, qui les confia à M. le baron Basset de Châteaubourg, ancien préfet (Bulletin des lois, n. V, p. 34). Ce n’est point de M. François Guizot qu’il est question dans la note publiée par le Moniteur du 14 mai 1815, p. 546, mais de M. Jean-Jacques Guizot, chef de bureau à cette époque au ministère de l’intérieur, qui fut en effet révoqué de ses fonctions dans le courant du mois de mai 1815.

Malgré cette rectification officielle, fondée sur des actes officiels, et publiée en 1844 dans le Moniteur même où la confusion avait d’abord été commise, la même erreur a été reproduite, en 1847, dans l’Histoire des deux Restaurations, de M. Vaulabelle (2e édition, t. II, p. 276), et en 1831 dans l’Histoire de la Restauration, de M. de Lamartine (t. IV, p. 15).