MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME PREMIER — 1807-1830.

CHAPITRE II. — LA RESTAURATION (1814-1815).

 

 

Je n’hésitai point à entrer, sous de tels auspices, dans les affaires. Aucun engagement antérieur, aucun motif personnel ne me portaient vers la Restauration. Je suis de ceux que l’élan de 1789 a élevés et qui ne consentiront point à descendre. Mais si je ne tiens à l’ancien régime par aucun intérêt, je n’ai jamais ressenti contre l’ancienne France aucune amertume. Né bourgeois et protestant, je suis profondément dévoué à la liberté de conscience, à l’égalité devant la loi, à toutes les grandes conquêtes de notre ordre social. Mais ma confiance dans ces conquêtes est pleine et tranquille, et je ne me crois point obligé, pour servir leur cause, de considérer la maison de Bourbon, la noblesse française et le clergé catholique comme des ennemis. Il n’y a plus maintenant que des forcenés qui crient : A bas les nobles ! à bas les prêtres ! Pourtant bien des gens honnêtes et sensés, et qui désirent ardemment que les révolutions finissent, ont encore au fond du cœur quelques restes des sentiments auxquels ce cri répond. Qu’ils y prennent garde : ces sentiments sont essentiellement révolutionnaires et antisociaux ; l’ordre ne se rétablira point tant que les honnêtes gens les laisseront passer avec une secrète complaisance. J’entends cet ordre vrai et durable dont, pour durer elle-même et prospérer, toute grande société a besoin. Les intérêts et les droits conquis de nos jours ont pris rang dans la France, dont ils font désormais la vie et la force ; mais parce qu’elle est pleine d’éléments nouveaux, la société française n’est pas nouvelle ; elle ne peut pas plus renier ce qu’elle a été jadis que renoncer à ce qu’elle est aujourd’hui ; elle établirait dans son sein le trouble et l’abaissement continus si elle demeurait hostile à sa propre histoire. L’histoire, c’est la nation, c’est la patrie à travers les siècles. Pour moi, j’ai toujours porté, aux faits et aux noms qui ont tenu une grande place dans notre destinée, un respect affectueux ; et tout homme nouveau que je suis, quand le roi Louis XVIII est rentré la Charte à la main, je ne me suis point senti irrité ni humilié d’avoir à jouir de nos libertés, ou à les défendre, sous l’ancienne race des rois de France, et en commun avec tous les Français, nobles ou bourgeois, dussent leurs anciennes rivalités être encore quelque temps une source de méfiance et d’agitation.

Les étrangers ! leur souvenir a été la plaie de la Restauration et le cauchemar de la France sous son empire. Sentiment bien légitime en soi ! La passion jalouse de l’indépendance et de la gloire nationales double la force des peuples dans les jours prospères et sauve leur dignité dans les revers. S’il avait plu à Dieu de me jeter dans les rangs des soldats de Napoléon, peut-être cette passion aurait, seule aussi, dominé mon âme. Placé dans la vie civile, d’autres idées, d’autres instincts m’ont fait chercher ailleurs que dans la prépotence par la guerre la grandeur et la force de mon pays. J’ai aimé et j’aime surtout la politique juste et la liberté sous la loi. J’en désespérais avec l’Empire ; je les espérai de la Restauration. On m’a quelquefois reproché de ne pas m’associer assez vivement aux impressions publiques. Partout où je les rencontre sincères et fortes, je les respecte et j’en tiens grand compte ; mais je ne me crois point tenu d’abdiquer ma raison pour les partager, ni de déserter, pour leur plaire, l’intérêt réel et permanent du pays. C’était vraiment une absurde injustice de s’en prendre à la Restauration de la présence de ces étrangers que l’ambition insensée de Napoléon avait seule amenés sur notre sol et que les Bourbons pouvaient seuls en éloigner par une prompte et sûre paix. Les ennemis de la Restauration se sont jetés, pour la condamner dès son premier jour, dans des contradictions étranges : à les en croire, tantôt elle a été imposée à la France par les baïonnettes ennemies ; tantôt personne, en 1814, ne se souciait d’elle, pas plus l’Europe que la France ; quelques vieilles fidélités, quelques défections soudaines, quelques intrigues égoïstes la firent seules prévaloir. Puéril aveuglement de l’esprit de parti ! Plus on prouvera qu’aucune volonté générale, aucune grande force, intérieure ou extérieure, n’appelait et n’a fait la Restauration, plus on mettra en lumière sa force propre et intime et cette nécessité supérieure qui détermina l’événement. Je m’étonne toujours que des esprits libres et distingués s’emprisonnent ainsi dans les subtilités ou les crédulités de la passion, et n’éprouvent pas le besoin de regarder les choses en face et de les voir telles qu’elles sont réellement. Dans la redoutable crise de 1814, le rétablissement de la maison de Bourbon était la seule solution naturelle et sérieuse, la seule qui se rattachât à des principes indépendants des coups de la force comme des caprices de la volonté humaine. On pouvait en concevoir des alarmes pour les intérêts nouveaux de la société française ; mais, sous l’égide d’institutions mutuellement acceptées, on pouvait aussi en attendre les deux biens dont la France avait le plus pressant besoin et qui lui manquaient le plus depuis vingt-cinq ans, la paix et la liberté. Grâce à ce double espoir, non seulement la Restauration s’accomplit sans effort ; mais, en dépit des souvenirs révolutionnaires, elle fut promptement et facilement accueillie de la France. Et la France eut raison, car la Restauration lui donna en effet la paix et la liberté.

Jamais on n’avait plus parlé de paix en France que depuis vingt-cinq ans ; l’Assemblée constituante avait proclamé : Plus de conquêtes ; la Convention nationale célébrait l’union des peuples ; l’empereur Napoléon avait conclu, en quinze ans, plus de traités de paix qu’aucun autre roi. Jamais la guerre n’avait si souvent éclaté et recommencé ; jamais la paix n’avait été un mensonge si court ; les traités n’étaient que des trêves pendant lesquelles on préparait de nouveaux combats.

Il en était de la liberté comme de la paix : célébrée et promise d’abord avec enthousiasme, elle avait promptement disparu devant la discorde civile, sans qu’on cessât de la célébrer et de la promettre ; puis, pour mettre fin à la discorde, on avait mis fin aussi à la liberté. Tantôt on s’était enivré du mot sans se soucier de la réalité du fait ; tantôt, pour échapper à une fatale ivresse, le fait et le mot avaient été presque également proscrits et oubliés.

La paix et la liberté réelles revenaient avec la Restauration. La guerre n’était, pour les Bourbons, ni une nécessité, ni une passion ; ils pouvaient régner sans recourir chaque jour à quelque nouveau déploiement de forces, à quelque nouvel ébranlement de l’imagination des peuples. Avec eux, les gouvernements étrangers pouvaient croire et croyaient en effet à la paix sincère et durable. De même la liberté que la France recouvrait en 1814 n’était le triomphe ni d’une école philosophique,ni d’un parti politique ; les passions turbulentes, les entêtements théoriques, les imaginations à la fois ardentes et oisives n’y trouvaient point la satisfaction de leurs appétits sans règle et sans frein ; c’était vraiment la liberté sociale, c’est-à-dire la jouissance pratique et légale des droits essentiels à la vie active des citoyens comme à la dignité morale de la nation.

Quelles seraient les garanties de la liberté et par conséquent de tous les intérêts que la liberté devait elle-même garantir ? Par quelles institutions s’exerceraient le contrôle et l’influence du pays dans son gouvernement ? C’était là le problème souverain que, le 6 avril 1814, le Sénat impérial tenta, sans succès, de résoudre par son projet de constitution, et que, le 4 juin, le roi Louis XVIII résolut effectivement par la Charte.

On a beaucoup et justement reproché aux sénateurs de 1814 l’égoïsme avec lequel, en renversant l’Empire, ils s’attribuèrent à eux-mêmes non seulement l’intégrité, mais la perpétuité des avantages matériels dont l’Empire les avait fait jouir. Faute cynique en effet, et de celles qui décrient le plus les pouvoirs dans l’esprit des peuples, car elles blessent à la fois les sentiments honnêtes et les passions envieuses. Le Sénat en commit une autre, moins palpable et plus conforme aux préjugés du pays, mais encore plus grave à mon sens, et comme méprise politique, et par ses conséquences. Au même moment où il proclamait le retour de l’ancienne maison royale, il étala la prétention d’élire le Roi, méconnaissant ainsi le droit monarchique dont il acceptait l’empire, et pratiquant le droit républicain en rétablissant la monarchie. Contradiction choquante entre les principes et les actes, puérile bravade envers le grand fait auquel on rendait hommage, et déplorable confusion des droits comme des idées. Évidemment c’était par nécessité, non par choix, et à raison de son titre héréditaire, non comme l’élu du jour, qu’on rappelait Louis XVIII au trône de France. Il n’y avait de vérité, de dignité et de prudence que dans une seule conduite : reconnaître hautement le droit monarchique dans la maison de Bourbon, et lui demander de reconnaître hautement à son tour les droits nationaux, tels que les proclamaient l’état du pays et l’esprit du temps. Cet aveu et ce respect mutuels des droits mutuels sont l’essence même du gouvernement libre ; c’est en s’y attachant fermement qu’ailleurs la monarchie et la liberté se sont développées ensemble, et c’est en y revenant franchement que les rois et les peuples out mis fin à ces guerres intérieures qu’on appelle des révolutions. Au lieu de cela, le Sénat, à la fois obstiné et timide, en voulant placer sous le drapeau de l’élection républicaine la monarchie restaurée, ne fit qu’évoquer le principe despotique en face du principe révolutionnaire, et susciter pour rival au droit absolu du peuple le droit absolu du Roi.

La Charte se ressentit de cette impolitique conduite ; obstinée et timide à son tour, et voulant couvrir la retraite de la royauté comme la révolution avait voulu couvrir la sienne, elle répondit aux prétentions du régime révolutionnaire par les prétentions de l’ancien régime, et se présenta comme une pure concession royale, au lieu de se proclamer ce qu’elle était réellement, un traité de paix après une longue guerre, une série d’articles nouveaux ajoutés, d’un commun accord, au pacte d’ancienne union entre la nation et le roi.

Ce fut là contre la Charte, dès qu’elle parut, le grief des libéraux de la Révolution : leurs adversaires, les hommes de l’ancien régime, lui adressaient d’autres reproches ; les plus fougueux, comme les disciples de M. de Maistre, ne lui pardonnaient pas son existence même ; selon eux, le pouvoir absolu, seul légitime en soi, convenait seul à la France ; les modérés, comme M. de Villèle dans l’écrit qu’il publia à Toulouse contre la déclaration de Saint-Ouen, accusaient ce plan de constitution, qui devint la Charte, d’être une machine d’importation anglaise, étrangère à l’histoire, aux idées, aux mœurs de la France, et qui coûterait plus à établir, disaient-ils, que notre ancienne organisation ne coûterait à réparer.

Je ne songe pas à entrer ici, avec les apôtres du pouvoir absolu, dans une discussion de principes ; en ce qui touche la France et notre temps, l’expérience, une expérience foudroyante leur a répondu. Le pouvoir absolu ne peut appartenir, parmi nous, qu’à la révolution et à ses descendants, car eux seuls peuvent, je ne sais pour combien d’années, rassurer les masses sur leurs intérêts en leur refusant les garanties de la liberté. Pour la maison de Bourbon et ses partisans, le pouvoir absolu est impossible ; avec eux, la France a besoin d’être libre ; elle n’accepte leur gouvernement qu’en y portant elle-même l’œil et la main.

Les objections des modérés étaient plus spécieuses. Le gouvernement établi par la Charte avait, dans ses formes du moins, une physionomie un peu étrangère. Peut-être aussi pouvait-on dire qu’il supposait dans le pays un élément aristocratique plus fort et un esprit politique plus exercé qu’on n’en devait présumer en France. Une autre difficulté plus cachée, mais réelle, l’attendait ; la Charte n’était pas seulement le triomphe de 1789 sur l’ancien régime ; c’était la victoire de l’un des partis libéraux de 1789 sur ses rivaux comme sur ses ennemis, la victoire des partisans d’une constitution analogue à la Constitution anglaise sur les auteurs de la Constitution de 1791 et sur les républicains aussi bien que sur les défenseurs de l’ancienne monarchie. Source féconde en hostilités d’amour-propre ; base un peu étroite pour un établissement nouveau dans un grand et vieil État.

Mais toutes ces objections étaient en 1814 de nul poids ; la situation était impérieuse et urgente ; il s’agissait de réformer l’ancienne monarchie en la rétablissant. De tous les systèmes de réforme proposés ou tentés depuis 1789, celui que la Charte fit prévaloir était le plus généralement accrédité dans le public comme parmi les politiques de profession. La controverse n’est pas de mise en de tels moments ; les résolutions qu’adoptent les hommes d’action sont le résumé des idées communes à la plupart des hommes de sens. La république, c’était la révolution ; la Constitution de 1791, c’était l’impuissance dans le gouvernement ; l’ancienne Constitution française, si on pouvait lui donner ce nom, avait été trouvée vaine en 1789, également hors d’état de se maintenir et de se réformer ; ce qu’elle avait eu jadis de grand, les Parlements, les Ordres, les diverses institutions locales étaient si évidemment impossibles à rétablir, que nul homme sérieux ne songea à le proposer. La Charte était écrite d’avance dans l’expérience et la pensée du pays ; elle sortit naturellement de l’esprit de Louis XVIII revenant d’Angleterre comme des délibérations du Sénat secouant le joug de l’Empire ; elle fut l’œuvre de la nécessité et de la raison du temps.

Prise en elle-même, et en dépit de ses imperfections propres comme des objections de ses adversaires, la Charte était une machine politique très praticable ; le pouvoir et la liberté y trouvaient de quoi s’exercer ou se défendre efficacement, et les ouvriers ont bien plus manqué à l’instrument que l’instrument aux ouvriers.

Très divers de caractère et très inégaux d’esprit et de mérite, les trois principaux ministres de Louis XVIII à cette époque, M. de Talleyrand, l’abbé de Montesquiou et M. de Blacas, étaient tous trois presque également impropres au gouvernement qu’ils étaient chargés de fonder.

Je ne dis que ce que je pense ; mais je ne me tiens point pour obligé de dire, sur les hommes que je rencontre en passant, tout ce que je pense. Je ne dois rien à M. de Talleyrand ; dans ma vie publique, il m’a même plutôt desservi que secondé ; mais quand on a beaucoup connu un homme considérable et accepté longtemps avec lui de bons rapports, on se doit à soi-même, sur son compte, quelque réserve. M. de Talleyrand venait de déployer dans la crise de la Restauration une sagacité hardie et de sang-froid, un grand art de prépondérance, et il devait bientôt déployer à Vienne, dans les affaires de la maison de Bourbon et de la France en Europe, les mêmes qualités et d’autres encore aussi peu communes et aussi efficaces. Mais hors d’une crise ou d’un congrès, il n’était ni habile, ni puissant. Homme de cour et de diplomatie, non de gouvernement, et moins de gouvernement libre que de tout autre, il excellait à traiter par la conversation, par l’agrément et l’habile emploi des relations sociales, avec les individus isolés ; mais l’autorité du caractère, la fécondité de l’esprit, la promptitude de résolution, la puissance de la parole, l’intelligence sympathique des idées générales et des passions publiques, tous ces grands moyens d’action sur les hommes réunis lui manquaient absolument. Il n’avait pas davantage le goût ni l’habitude du travail régulier et soutenu, autre condition du gouvernement intérieur. Ambitieux et indolent, flatteur et dédaigneux, c’était un courtisan consommé dans l’art de plaire et de servir sans servilité, prêt à tout et capable de toutes les souplesses utiles à sa fortune en conservant toujours des airs et reprenant au besoin des allures d’indépendance ; politique sans scrupules, indifférent aux moyens et presque aussi au but pourvu qu’il y trouvât son succès personnel, plus hardi que profond dans ses vues, froidement courageux dans le péril, propre aux grandes affaires du gouvernement absolu, mais à qui le grand air et le grand jour de la liberté ne convenaient point ; il s’y sentait dépaysé et n’y savait pas agir. Il se hâta de sortir des Chambres et de France pour aller retrouver à Vienne sa société et sa sphère.

Homme de cour autant que M. de Talleyrand et d’ancien régime bien plus purement que lui, l’abbé de Montesquiou était plus capable de tenir sa place dans le régime constitutionnel. Pour le pratiquer à cette époque d’incertitude, il était en meilleure position. Auprès du Roi et des royalistes, il se sentait fort ; il avait été inébranlablement fidèle à sa cause, à sa classe, à ses amis, à son maître ; il ne craignait pas qu’on le taxât de révolutionnaire, ni qu’on lui jetât à la tête de fâcheux souvenirs. Par son désintéressement bien connu et la simplicité de sa vie, il avait la confiance des honnêtes gens. Il était d’un caractère ouvert, d’un esprit agréable et abondant, prompt à la conversation, sans se montrer difficile en interlocuteurs. Il savait traiter avec les hommes de condition moyenne, quoiqu’un fond de hauteur et quelquefois même d’impertinence aristocratique perçât dans ses manières et dans ses paroles ; mais les esprits fins s’en apercevaient seuls ; la plupart le trouvaient bon homme et sans prétentions.

Dans les Chambres, il parlait sinon éloquemment, du moins facilement, spirituellement, et souvent avec une verve agréable. Il aurait pu bien servir le gouvernement constitutionnel s’il y avait cru et s’il l’avait aimé ; mais il l’acceptait sans foi et sans goût, comme une nécessité qu’il fallait éluder et amoindrir de son mieux en la subissant. Par habitude, par déférence pour son parti, ou plutôt pour sa propre coterie, il revenait sans cesse aux traditions et aux tendances de l’ancien régime, et il essayait d’y ramener ses auditeurs par des

habiletés superficielles ou par d’assez mauvaises raisons dont il se payait quelquefois lui-même. Un peu en plaisantant, un peu sérieusement, il offrit un jour à M. Royer-Collard de lui faire donner par le Roi le titre de comte : Comte ? lui répondit sur le même ton M. Royer-Collard, comte vous-même. L’abbé de Montesquiou sourit un peu tristement à cette boutade de fierté bourgeoise. Il croyait l’ancien régime vaincu ; mais il eût voulu le faire rajeunir et ressusciter par la société nouvelle. Il s’y prenait mal en se figurant qu’on pouvait impunément choquer ses instincts pourvu qu’on ménageât ses intérêts, et qu’elle se laisserait gagner par des caresses sans sympathie. Homme parfaitement honorable, d’un cœur plus libéral que ses idées, d’un esprit distingué, éclairé, naturel avec élégance, mais léger, inconséquent, distrait, peu propre aux luttes âpres et longues, fait pour plaire, non pour dominer, hors d’état de conduire son parti et de se conduire lui-même dans les voies où sa raison lui disait de marcher.

M. de Blacas n’avait point de perplexité semblable. Non que ce fût un homme violent, ni un partisan décidé de la réaction contre-révolutionnaire ; il était modéré par froideur d’esprit et par crainte de compromettre le Roi, auquel il était sincèrement dévoué, plutôt que par clairvoyance ; mais ni sa modération ni son dévouement ne lui donnaient aucune intelligence du véritable état du pays, ni presque aucun désir de s’en préoccuper. Il resta aux Tuileries ce qu’il était à Hartwell, un gentilhomme de province, un émigré, un courtisan et un favori, fidèle, courageux, ne manquant point de dignité personnelle ni de savoir-faire domestique, mais sans esprit politique, sans ambition ni activité d’homme d’État, à peu près aussi étranger à la France qu’il l’était avant d’y rentrer. Il faisait obstacle au gouvernement plus qu’il ne prétendait à gouverner lui-même, prenait plus de part aux querelles ou aux intrigues du palais qu’aux délibérations du Conseil, et nuisait bien plus aux affaires publiques en n’en tenant nul compte qu’en s’en mêlant.

Je ne crois pas qu’il eût été impossible à un roi actif et ferme dans ses desseins d’employer utilement et à la fois ces trois hommes, quelque divers et incohérents qu’ils fussent entre eux : aucun d’eux n’aspirait à gouverner l’État, et, chacun dans sa sphère, ils pouvaient bien servir. M. de Talleyrand ne demandait pas mieux que de ne traiter qu’avec l’Europe ; l’abbé de Montesquiou n’avait nulle envie de dominer à la cour ; et M. de Blacas, froid, prudent et fidèle, pouvait être, contre les prétentions et les menées des princes et des courtisans, un utile favori. Mais Louis XVIII n’était nullement propre à gouverner ses ministres ; il avait, comme roi, de grandes qualités négatives ou expectantes, peu de qualités actives et efficaces ; imposant d’apparence, judicieux, fin, mesuré, il savait contenir, arrêter, déjouer ; il était hors d’état d’inspirer, de diriger, de donner l’impulsion en tenant les rênes. Il avait peu d’idées et point de passion ; la forte application au travail ne lui convenait guère mieux que le mouvement. Il maintenait bien son rang, son droit, son pouvoir, et se défendait assez bien des fautes ; mais sa dignité et sa prudence une fois rassurées, il laissait aller et faire, trop peu énergique d’âme et de corps pour dominer les hommes et les faire concourir à l’accomplissement de ses volontés.

Dans mon inexpérience et à mon poste secondaire dans un département spécial, j’étais loin de sentir tout le vice de cette absence d’unité et de direction efficace dans le gouvernement. L’abbé de Montesquiou m’en parlait quelquefois avec impatience et chagrin ; il était de ceux qui ont assez d’esprit et de probité pour ne pas se faire illusion sur leurs propres fautes. Il avait pris grande confiance en moi : non qu’il ne se fût fait autour de lui, et jusque dans sa coterie intime, des efforts pour l’en empêcher ; mais avec une ironie libérale, il répondait à ceux qui lui reprochaient ma qualité de protestant : Croyez-vous que je veux le faire pape ? Expansif et causeur, il me racontait ses ennuis à la cour, son humeur contre M. de Blacas, son impuissance tantôt à faire faire ce qu’il jugeait bon, tantôt à empêcher ce qui devait nuire. Il allait bien au delà de ce laisser-aller de conversation ; il me chargeait, dans son département, de beaucoup d’affaires étrangères à mes attributions naturelles, et m’eût volontiers laissé prendre une bonne part de son pouvoir[1]. J’intervins ainsi, durant son ministère, dans trois circonstances importantes, les seules auxquelles je veuille m’arrêter, car je n’écris point l’histoire de ce temps ; je ne retrace que ce que j’ai moi-même fait, vu ou pensé dans le cours général des événements.

La Charte promulguée et le gouvernement établi, je demandai à l’abbé de Montesquiou s’il ne serait pas bon que le Roi fît mettre sous les yeux des Chambres un exposé de la situation dans laquelle, à l’intérieur, il avait trouvé la France, constatant ainsi les résultats du régime qui l’avait précédé, et faisant pressentir l’esprit de celui qu’il voulait fonder. L’idée plut au ministre ; le Roi l’agréa ; je me mis aussitôt à l’œuvre ; l’abbé de Montesquiou travailla de son côté, car il écrivait bien et y prenait plaisir ; et le 12 juillet, l’Exposé fut présenté aux deux Chambres qui en remercièrent le roi par des adresses. C’était, sans violence comme sans ménagement, le tableau des souffrances que la guerre illimitée et continue avait infligées à la France, et des plaies matérielles et morales qu’elle laissait à guérir. Étrange tableau à mettre en regard de ceux que Napoléon, sous le Consulat et l’Empire naissant, avait fait publier aussi, et qui célébraient, à bon droit alors, l’ordre rétabli, l’administration créée, la prospérité ranimée, tous les excellents effets d’un pouvoir fort, capable et encore sensé. Les deux tableaux étaient parfaitement vrais l’un et l’autre quoique immensément contraires, et c’était précisément dans leur contraste que résidait l’éclatante moralité à laquelle l’histoire du despotisme impérial venait d’aboutir. L’abbé de Montesquiou aurait dû placer les glorieuses constructions du Consulat à côté des ruines méritées de l’Empire ; loin d’y rien perdre, l’impression que son travail était destiné à produire y aurait gagné ; mais les hommes ne se décident guère à louer leurs ennemis, même pour leur nuire : en ne retraçant que les désastres de Napoléon, l’Exposé de l’état du royaume en 1814 manquait de grandeur et semblait manquer d’équité. Par où cet Exposé faisait honneur au pouvoir qui le présentait, c’était par le sentiment moral, l’esprit libéral et l’absence de toute charlatanerie qui s’y faisaient remarquer : mérites dont les gens de bien et de sens étaient touchés, mais qui ne frappaient guère un public accoutumé au fracas éblouissant du pouvoir qui venait de tomber.

Un autre exposé, plus spécial mais d’un intérêt plus pressant, fut présenté, peu de jours après, par le ministre des finances à la Chambre des députés : c’était l’état des dettes que l’Empire léguait à la Restauration, et le plan du ministre pour faire face soit à cet arriéré, soit au service des années 1814 et 1815. De tous les hommes de gouvernement de mon temps, je n’en ai connu aucun qui fût plus véritablement que le baron Louis un homme public, passionné pour l’intérêt public, ferme à écarter toute autre considération et à s’imposer à lui-même tous les risques comme tous les efforts pour faire réussir ce que l’intérêt public commandait. Et ce n’était pas seulement le succès de ses mesures financières qu’il poursuivait avec ardeur ; c’était celui de la politique générale dont elles faisaient partie et à laquelle il savait les subordonner. En 1830, au milieu de la perturbation qu’avait causée la Révolution de juillet, je vins un jour, comme ministre de l’intérieur, demander au Conseil, où le baron Louis siégeait aussi comme ministre des finances, de fortes allocations ; quelques-uns de nos collègues faisaient des objections à cause des embarras du trésor : «Gouvernez bien, me dit le baron Louis, vous ne dépenserez jamais autant d’argent que je pourrai vous en donner.» Judicieuse parole, digne d’un caractère franc et rude, au service d’un esprit ferme et conséquent. Le plan de finances du baron Louis reposait sur deux bases, l’ordre constitutionnel dans l’État et la probité dans le gouvernement : à ces deux conditions, il comptait sur la prospérité publique et sur le crédit public, et ne s’effrayait ni des dettes à payer, ni des dépenses à faire. Quelques-unes de ses assertions sur le dernier état des finances de l’Empire suscitèrent, de la part du dernier ministre du trésor de l’Empereur, le comte Mollien, administrateur aussi intègre qu’habile, quelques réclamations fondées, et ses mesures rencontrèrent dans les Chambres de vives résistances ; elles avaient pour adversaires les traditions malhonnêtes en matière de finances, les passions de l’ancien régime et les courtes vues des petits esprits. Le baron Louis soutint la lutte avec autant de verve que de persévérance ; il avait cette bonne fortune que M. de Talleyrand et l’abbé de Montesquiou avaient été, dans l’Église, ses compagnons de jeunesse et étaient restés avec lui en relation intime. Très éclairés tous deux en économie politique, ils l’appuyèrent fortement dans le Conseil et dans les Chambres. Le prince de Talleyrand se chargea même de présenter son projet de loi à la Chambre des pairs, en en acceptant hautement la responsabilité comme les principes. Ce fut de la bonne politique bien conduite par le cabinet tout entier, et qui, malgré les résistances passionnées ou ignorantes, obtint justement un plein succès.

Il n’en fut pas de même d’une autre mesure à laquelle je pris une part plus active, le projet de loi sur la presse présenté le 5 juillet 1814 à la Chambre des députés par l’abbé de Montesquiou, et converti en loi le 21 octobre suivant, après avoir subi, dans l’une et l’autre Chambres, de vifs débats et d’importants amendements.

Dans sa pensée première et fondamentale, ce projet était sensé et sincère ; il avait pour but de consacrer législativement la liberté de la presse comme droit général et permanent du pays, et en même temps de lui imposer, au lendemain d’une grande révolution et d’un long despotisme et au début du gouvernement libre, quelques restrictions limitées et temporaires. Les deux personnes qui avaient pris le plus de part à la rédaction du projet, M. Royer-Collard et moi, nous avions ce double but, rien de moins, rien de plus. On peut se reporter à un court écrit que je publiai alors[2], peu avant la présentation du projet ; c’est là l’esprit et le dessein qu’on y trouvera hautement proclamés.

Que le Roi et les deux Chambres eussent le droit d’ordonner de concert, temporairement et à raison des circonstances, de telles limitations à l’une des libertés reconnues par la Charte, cela est évident ; on ne saurait le nier sans nier le gouvernement constitutionnel lui-même et ses fréquentes pratiques dans les pays où il s’est déployé avec le plus de vigueur. Des lois transitoires out plusieurs fois modifié ou suspendu en Angleterre les principales libertés constitutionnelles, et quant à la liberté de la presse, ce fut cinq ans seulement après la révolution de 1688, que, sous le règne de Guillaume III, en 1693, elle fut affranchie de la censure.

Je ne connais, pour les institutions libres, point de plus grand danger que la tyrannie aveugle que prétend exercer, au nom des idées libérales, le fanatisme routinier de l’esprit de secte, ou de coterie, ou de faction. Vous êtes ami décidé du régime constitutionnel et des garanties politiques ; vous voulez vivre et agir de concert avec le parti qui porte leur drapeau : renoncez à votre jugement et à votre indépendance ; il y a dans le parti, sur toutes les questions et quelles que soient les circonstances, des opinions toutes faites, des résolutions arrêtées d’avance, qui se croient en droit de vous gouverner absolument. Des faits évidents sont en désaccord avec ces opinions ; il vous est interdit de les voir : des obstacles puissants s’opposent à ces résolutions ; vous n’en devez tenir nul compte ; des ménagements sont conseillés par l’équité ou la prudence ; on ne souffrira pas que vous les gardiez. Vous êtes en présence d’un Credo superstitieux et de la passion populaire ; ne discutez pas, vous ne seriez plus un libéral ; ne résistez pas, vous seriez un révolté : obéissez, marchez, n’importe à quel pas on vous pousse et par quel chemin ; si vous cessez d’être un esclave, à l’instant vous devenez un déserteur.

Mon bon sens et un peu de fierté naturelle répugnaient invinciblement à un tel joug. Je n’avais jamais imaginé que le plus excellent système d’institutions dût être imposé tout à coup et tout entier à un pays, sans aucun souci ni des événements récents et des faits actuels, ni des dispositions d’une grande partie du pays lui-même et de ses gouvernants nécessaires. Je voyais non seulement le Roi, sa famille et la plupart des anciens royalistes, mais aussi dans la France nouvelle une foule de bons citoyens, d’esprits éclairés, probablement la majorité des hommes de sens et de bien, très inquiets de l’entière liberté de la presse et des périls qu’elle pouvait faire courir à la paix publique, à l’ordre politique, à l’ordre moral. Sans partager au même degré leurs inquiétudes, j’étais moi-même frappé des excès où tombait déjà la presse, de ce déluge de récriminations, d’accusations, de suppositions, de prédictions, d’invectives ardentes ou de sarcasmes frivoles qui menaçaient de remettre aux prises tous les partis avec toutes leurs erreurs et tous leurs mensonges, toutes leurs alarmes et toutes leurs haines. En présence de tels sentiments et de tels faits, je me serais pris pour un insensé de n’y avoir aucun égard, et je n’hésitai pas à penser qu’une limitation temporaire de la liberté, pour les journaux et les pamphlets seulement, n’était pas un trop grand sacrifice pour écarter de tels dangers ou de telles craintes, pour donner du moins au pays le temps de les surmonter lui-même en s’y accoutumant.

Mais pour le succès du bon sens une franchise hardie est indispensable ; il fallait que, soit dans le projet, soit dans le débat, le gouvernement proclamât lui-même d’abord le droit général, puis les limites comme les motifs de la restriction partielle qu’il y proposait ; il ne fallait éluder ni le principe de la liberté, ni le caractère de la loi d’exception. Il n’en fut point ainsi : ni le Roi ni ses conseillers ne formaient, contre la liberté de la presse, aucun dessein arrêté ; mais il leur en coûtait de la reconnaître en droit, bien plus que de la subir en fait, et ils auraient souhaité que la loi nouvelle, au lieu de donner au principe écrit dans la Charte une nouvelle sanction, le laissât dans un état un peu vague qui permît encore le doute et l’hésitation. On ne marqua point, en présentant le projet, son vrai sens ni sa juste portée. Faible lui-même et cédant encore plus aux faiblesses d’autrui, l’abbé de Montesquiou essaya de donner à la discussion un tour plus moral et littéraire que politique ; à l’en croire, c’était de la protection des lettres et des sciences, du bon goût et des bonnes mœurs, non de l’exercice et de la garantie d’un droit public qu’il s’agissait. Il fallut un amendement de la Chambre des pairs pour donner à la mesure le caractère politique et temporaire qu’elle aurait dû porter dès l’origine, et qui seul la ramenait à ses motifs sérieux comme dans ses limites légitimes. Le gouvernement accepta sans hésiter l’amendement ; mais son attitude avait été embarrassée ; la méfiance est, de toutes les passions, la plus crédule ; elle se répandit rapidement parmi les libéraux ; ceux-là même qui n’étaient point ennemis de la Restauration avaient, comme elle, leurs faiblesses ; le goût de la popularité leur venait et ils n’avaient pas encore appris la prévoyance ; ils saisirent volontiers cette occasion de se faire avec quelque éclat les défenseurs d’un principe constitutionnel et d’un droit public qui, en fait, ne couraient aucun péril, mais que le pouvoir avait l’air de méconnaître ou d’éluder. Trois des cinq honorables membres qui avaient, les premiers, tenté de contenir le despotisme impérial, MM. Raynouard, Gallois et Flaugergues, furent les adversaires déclarés du projet de loi ; et faute d’avoir été, dès le premier moment, hardiment présentée sous son aspect sérieux et légitime, la mesure causa au gouvernement plus de discrédit qu’elle ne lui valut de sécurité.

La liberté de la presse, cette orageuse garantie de la civilisation moderne, a déjà été, est et sera la plus rude épreuve des gouvernements libres, et par conséquent des peuples libres eux-mêmes qui sont grandement compromis dans les épreuves de leur gouvernement, puisqu’elles ont pour conclusion dernière, s’ils y succombent, l’anarchie ou la tyrannie. Gouvernements et peuples libres n’ont qu’une façon honorable et efficace de vivre avec la liberté de la presse ; c’est de l’accepter franchement sans la traiter complaisamment. Qu’ils n’en fassent ni un martyr, ni une idole ; qu’ils lui laissent sa place sans l’élever au-dessus de son rang. La liberté de la presse n’est ni un pouvoir dans l’État, ni le représentant de la raison publique, ni le juge suprême des pouvoirs de l’État ; c’est simplement le droit, pour les citoyens, de dire leur avis sur les affaires de l’État et sur la conduite du gouvernement : droit puissant et respectable, mais naturellement arrogant et qui a besoin, pour rester salutaire, que les pouvoirs publics ne s’abaissent point devant lui, et qu’ils lui imposent cette sérieuse et constante responsabilité qui doit peser sur tous les droits pour qu’ils ne deviennent pas d’abord séditieux, puis tyranniques.

La troisième mesure considérable à laquelle je concourus à cette époque, la réforme du système général de l’instruction publique par l’ordonnance du Roi du 17 février 1815, fit beaucoup moins de bruit que la loi de la presse, et encore moins d’effet que de bruit, car la catastrophe du 20 mars en arrêta complètement l’exécution qui ne fut point reprise après les Cent-Jours. On eut alors de bien plus pressantes pensées. C’était ce qu’on appellerait aujourd’hui la décentralisation de l’Université[3]. Dix-sept Universités, établies dans les principales villes du royaume, devaient être substituées à l’Université unique et générale de l’Empire. Chacune de ces Universités locales avait son organisation séparée et complète, soit pour les divers degrés d’enseignement, soit pour les divers établissements d’instruction situés dans son ressort. Au-dessus des dix-sept Universités, un Conseil royal et une grande École normale étaient chargés, l’un de présider à la direction générale de l’instruction publique, l’autre de former comme professeurs les élèves d’élite qui se destineraient à cette carrière et que les Universités locales devaient lui envoyer. Deux idées avaient inspiré cette réforme : la première, le désir de créer hors de Paris, dans les départements, de grands foyers d’étude et d’activité intellectuelle ; la seconde, le dessein d’abolir le pouvoir absolu qui, dans l’Université impériale, disposait seul soit de l’administration des établissements, soit du sort des maîtres, et de placer les établissements sous une autorité plus rapprochée et plus contrôlée, en assurant aux maîtres plus de fixité, d’indépendance et de dignité dans leur situation. Idées justes, dont l’ordonnance du 17 février 1815 était un essai timide plutôt qu’une large et puissante application. Le nombre des Universités locales y était trop considérable ; il n’y a pas en France dix-sept foyers naturels de hautes et complètes études ; quatre ou cinq suffiraient et pourraient seuls devenir grands et féconds. La réforme oubliée que je rappelle ici avait un autre tort ; elle venait trop tôt ; c’était le résultat à la fois systématique et incomplet des méditations de quelques hommes depuis longtemps préoccupés des défauts du régime universitaire, non pas le fruit d’une impulsion et d’une opinion vraiment publiques. Une autre influence y apparaissait aussi, celle du Clergé, qui commençait alors sans bruit sa lutte contre l’Université, et cherchait habilement sa propre puissance dans le progrès de la liberté commune. L’ordonnance du 17 février 1815 ouvrit cette arène qui a été depuis si agitée. L’abbé de Montesquiou s’empressa de donner au clergé une première satisfaction, celle de voir un de ses membres, justement honoré, M. de Beausset, ancien évêque d’Alais, à la tête du Conseil royal ; les libéraux de l’Université saisirent volontiers cette occasion d’y introduire plus de mouvement et d’indépendance ; et le roi Louis XVIII se prêta de bonne grâce à donner sur sa liste civile un million pour abolir immédiatement la taxe universitaire, en attendant qu’une loi nouvelle, promise dans le préambule de l’ordonnance, vînt compléter la réforme et pourvoir, sur les fonds de l’État, à tous les besoins du nouveau système.

Je me fais un devoir d’exprimer ici un regret né d’une faute que j’aurais dû, pour ma part, m’appliquer plus vivement à prévenir : on ne tint pas, dans cette réforme, assez de compte de l’avis et de la situation de M. de Fontanes. Comme grand maître de l’Université impériale, il avait rendu à l’instruction publique trop et de trop éminents services pour que le titre de grand officier de la Légion d’honneur fût une compensation suffisante à la retraite dont le nouveau système faisait, pour lui, une convenance et presque une nécessité.

Mais ni la réforme de l’instruction publique, ni aucune autre réforme n’inspiraient alors grand intérêt à la France ; elle était en proie à de bien autres préoccupations. A peine entrée dans son nouveau régime, une impression soudaine d’alarme et de méfiance l’avait saisie et s’aggravait de jour en jour. Ce régime, c’était la liberté avec ses incertitudes, ses luttes et ses périls. Personne n’était accoutumé à la liberté, et elle ne contentait personne. De la Restauration, les hommes de l’ancienne France s’étaient promis la victoire ; de la Charte, la France nouvelle attendait la sécurité ; ni les uns ni les autres n’obtenaient satisfaction ; ils se retrouvaient au contraire en présence, avec leurs prétentions et leurs passions mutuelles. Triste mécompte pour les royalistes de voir le Roi vainqueur sans l’être eux-mêmes ; dure nécessité pour les hommes de la Révolution d’avoir à se défendre, eux qui dominaient depuis si longtemps. Les uns et les autres étaient étonnés et irrités de cette situation, comme d’une offense à leur dignité et d’une atteinte à leurs droits. Dans leur irritation, les uns et les autres se livraient, en projet et en paroles, à toutes les fantaisies, à tous les emportements de leurs désirs ou de leurs alarmes. Parmi les puissants et les riches de l’ancien régime, beaucoup ne se refusaient, envers les riches et les puissants nouveaux, ni impertinences, ni menaces. A la cour, dans les salons de Paris, et bien plus encore au fond des départements, par les journaux, par les pamphlets, par les conversations, par les incidents journaliers de la vie privée, les nobles et les bourgeois, les ecclésiastiques et les laïques, les émigrés et les acquéreurs de biens nationaux laissaient percer ou éclater leurs rivalités, leurs humeurs, leurs rêves d’espérance ou de crainte. Ce n’était là que la conséquence naturelle et inévitable de l’état très nouveau que la Charte mise en pratique inaugurait brusquement en France : pendant la Révolution, on se battait ; sous l’Empire, on se taisait ; la Restauration avait jeté la liberté au sein de la paix. Dans l’inexpérience et la susceptibilité générales, le mouvement et le bruit de la liberté, c’était la guerre civile près de recommencer.

Pour suffire à une telle situation, pour maintenir à la fois la paix et la liberté, pour guérir les blessures sans supprimer les coups, nul gouvernement n’eût été trop fort ni trop habile. Louis XVIII et ses conseillers n’y réussissaient pas. Ils n’étaient pas, en fait de régime libre, plus expérimentés ni plus aguerris que la France elle-même. Par leurs actes, ils ne donnaient à ses inquiétudes aucun motif sérieux ; ils avaient cru que la Charte empêcherait les inquiétudes de naître ; dès qu’elles se manifestaient un peu vivement, ils s’efforçaient de les calmer en abandonnant ou en atténuant les mesures qui les avaient suscitées. La fameuse ordonnance du comte Beugnot[4] sur l’observation des dimanches et fêtes n’aboutit qu’à une loi inefficace, qui ne fut pas même appliquée. Les paroles blessantes du comte Ferrand, en présentant à la Chambre des députés le projet de loi pour la restitution des biens non vendus à leurs anciens propriétaires[5], furent hautement désavouées, non seulement par les discours, mais par les résolutions et la conduite du gouvernement en cette matière. Au fond, les intérêts qui se croyaient menacés ne couraient aucun vrai péril ; en présence des alarmes de la France nouvelle, le Roi et ses principaux conseillers étaient bien plus disposés à céder qu’à engager la lutte ; mais, après avoir fait acte de sagesse constitutionnelle, ils se croyaient quittes de tout souci, et rentraient dans leurs habitudes et leurs goûts d’ancien régime, voulant aussi vivre en paix avec leurs vieux et familiers amis. C’était un pouvoir modéré, qui faisait cas de ses serments et ne formait, contre les intérêts et les droits nouveaux du pays, point de redoutables desseins, mais sans initiative et sans vigueur, dépaysé et isolé dans son royaume, divisé et entravé dans son intérieur, faible avec ses ennemis, faible avec ses amis, n’aspirant pour lui-même qu’à la sécurité dans le repos, et appelé à traiter chaque jour avec un peuple remuant et hardi, qui passait soudainement des rudes secousses de la révolution et de la guerre aux difficiles travaux de la liberté.

Sous l’influence prolongée de cette liberté, un tel gouvernement, sans passions obstinées et docile au vœu public quand l’expression en devenait claire, eût pu se redresser en s’affermissant et suffire mieux à sa tâche. Mais il lui fallait du temps et le concours du pays. Le pays mécontent et inquiet ne sut ni attendre, ni aider. De toutes les sagesses nécessaires aux peuples libres, la plus difficile est de savoir supporter ce qui leur déplaît pour conserver les biens qu’ils possèdent et acquérir ceux qu’ils désirent.

On a beaucoup agité la question de savoir quels complots et quels conspirateurs avaient, le 20 mars 1815, renversé les Bourbons et ramené Napoléon. Débat subalterne et qui n’a qu’un intérêt de curiosité historique. A coup sûr, il y eut de 1814 à 1815, et dans l’armée et dans la Révolution, parmi les généraux et parmi les conventionnels, bien des plans et bien des menées contre la Restauration et pour un gouvernement nouveau, l’Empire, la Régence, le duc d’Orléans, la République. Le maréchal Davoust promettait au parti impérial son concours et Fouchéoffrait à tous le sien. Mais si Napoléon fût resté immobile à l’île d’Elbe, tous ces projets de révolution auraient probablement avorté ou échoué bien des fois, comme échoua celui des généraux d’Erlon, Lallemand et Lefèvre Desnouettes, à l’entrée même du mois de mars. La fatuité des faiseurs de conspirations est infinie, et quand l’événement semble leur avoir donné raison, ils s’attribuent à eux-mêmes ce qui a été le résultat de causes bien plus grandes et bien plus complexes que leurs machinations. Ce fut Napoléon seul qui renversa en 1815 les Bourbons en évoquant, de sa personne, le dévouement fanatique de l’armée et les instincts révolutionnaires des masses populaires. Quelque chancelante que fût la monarchie naguère restaurée, il fallait ce grand homme et ces grandes forces sociales pour l’abattre. Stupéfaite, la France laissa, sans résistance comme sans confiance, l’événement s’accomplir. Napoléon en jugea lui-même ainsi avec un bon sens admirable : Ils m’ont laissé arriver, dit-il au comte Mollien, comme ils les ont laissé partir.

Quatre fois en moins d’un demi-siècle, nous avons vu les rois partir et traverser en fugitifs leur royaume. Leurs ennemis divers ont peint avec complaisance leur inertie et leur délaissement dans leur fuite. Basse et imprudente satisfaction que personne de nos jours n’a droit de se donner. La retraite de Napoléon, en 1814 et en 1815, n’a pas été plus brillante ni moins amère que celle de Louis XVIII au 20 mars, de Charles X en 1830, et de Louis-Philippe en 1848. La détresse a été égale pour toutes les grandeurs. Tous les partis ont le même besoin de modestie et de respect mutuel. Autant que personne, je fus frappé, au 20 mars 1815, des aveuglements, des hésitations, des impuissances, des misères de toute sorte que cette terrible épreuve fit éclater. Je ne prendrais nul plaisir et je ne vois nulle utilité à les redire ; les peuples ne sont maintenant que trop enclins à cacher leurs propres faiblesses sous l’étalage des faiblesses royales. J’aime mieux rappeler que ni la dignité de la royauté, ni celle du pays ne manquèrent, à cette triste époque, de nobles représentants. Madame la duchesse d’Angoulême, à Bordeaux, éleva son courage au niveau de son malheur ; et M. Laîné, comme président de la Chambre des députés, protesta avec éclat, le 28 mars, au nom du droit et de la liberté, contre l’événement alors accompli, qui ne rencontrait plus en France d’autre résistance que ces solitaires accents de sa voix.

 

 

 



[1] Je joins aux Pièces historiques, deux lettres que l’abbé de Montesquiou m’écrivit en 1815 et 1816, et qui donnent une idée de mes rapports avec lui et du tour naturel et aimable de son esprit. (Pièces historiques, n° IV.)

[2] Quelques Idées sur la liberté de la presse, 52 pages in-8. Paris, 1814. — J’insère, dans les Pièces historiques placées à la fin de ce volume quelques passages de cette brochure, qui en marquent clairement l’intention et le caractère. (Pièces historiques, n° V.)

[3] Je joins aux Pièces historiques placées à la fin de ce volume le texte même de cette ordonnance et le Rapport au Roi qui en explique la pensée et les motifs. (Pièces historiques, n° VI.)

[4] 7 juin 1814.

[5] 13 septembre 1814.