MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME PREMIER — 1807-1830.

CHAPITRE I. — LA FRANCE AVANT LA RESTAURATION (1807-1814).

 

 

J’agis autrement que n’ont fait naguère plusieurs de mes contemporains ; je publie mes Mémoires pendant que je suis encore là pour en répondre. Ce n’est point par lassitude du repos, ni pour rouvrir à d’anciennes luttes une petite arène, à défaut de la grande, maintenant fermée. J’ai beaucoup lutté dans ma vie, et avec ardeur. L’âge et la retraite ont répandu, pour moi, leur paix sur le passé. C’est d’un ciel profondément serein que je reporte aujourd’hui mes regards vers cet horizon chargé de tant d’orages. Je sonde attentivement mon âme, et je n’y découvre aucun sentiment qui envenime mes souvenirs. Point de fiel permet beaucoup de franchise. C’est la personnalité qui altère ou décrie la vérité. Voulant parler de mon temps et de ma propre vie j’aime mieux le faire du bord que du fond de la tombe. Pour moi-même, j’y trouve plus de dignité, et pour les autres j’en apporterai, dans mes jugements et dans mes paroles, plus de scrupule. Si des plaintes s’élèvent, ce que je ne me flatte guère d’éviter, on ne dira pas du moins que je n’ai pas voulu les entendre, et que je me suis soustrait au fardeau de mes œuvres.

D’autres raisons encore me décident. La plupart des Mémoires sont publiés ou trop tôt ou trop tard. Trop tôt, ils sont indiscrets ou insignifiants ; on dit ce qu’il conviendrait encore de taire, ou bien on tait ce qui serait curieux et utile à dire. Trop tard, les Mémoires ont perdu beaucoup de leur opportunité et de leur intérêt ; les contemporains ne sont plus là pour mettre à profit les vérités qui s’y révèlent et pour prendre à leurs récits un plaisir presque personnel. Ils n’ont plus qu’une valeur morale ou littéraire, et n’excitent plus qu’une curiosité oisive. Quoique je sache combien l’expérience s’évanouit en passant d’une génération à l’autre, je ne crois pas qu’il n’en reste absolument rien, ni que la connaissance précise des fautes des pères et des raisons de leurs échecs demeure tout à fait sans fruit pour les enfants. Je voudrais transmettre à ceux qui viendront après moi, et qui auront aussi leurs épreuves, un peu de la lumière qui s’est faite, pour moi, à travers les miennes. J’ai défendu tour à tour la liberté contre le pouvoir absolu et l’ordre contre l’esprit révolutionnaire ; deux grandes causes qui, à bien dire, n’en font qu’une, car c’est leur séparation qui les perd tour à tour l’une et l’autre. Tant que la liberté n’aura pas hautement rompu avec l’esprit révolutionnaire et l’ordre avec le pouvoir absolu, la France sera ballottée de crise en crise et de mécompte en mécompte. C’est ici vraiment la cause nationale. Je suis attristé, mais point troublé de ses revers ; je ne renonce ni à son service ni à son triomphe. Dans les épreuves suprêmes, c’est mon naturel, et j’en remercie Dieu comme d’une faveur, de conserver les grands désirs, quelque incertaines ou lointaines que soient les espérances.

Dans les temps anciens et modernes, de grands historiens, les plus grands, Thucydide, Xénophon, Salluste, César, Tacite, Machiavel, Clarendon, ont écrit et quelques-uns ont eux-mêmes publié l’histoire de leur temps et des événements auxquels ils avaient pris part Je n’entreprends point une telle œuvre ; le jour de l’histoire n’est pas venu pour nous, de l’histoire complète et libre, sans réticence ni sur les faits ni sur les hommes. Mais mon histoire propre et intime, ce que j’ai pensé, senti et voulu dans mon concours aux affaires de mon pays, ce qu’ont pensé, senti et voulu avec moi les amis politiques auxquels j’ai été associé, la vie de nos âmes dans nos actions, je puis dire cela librement, et c’est là surtout ce que j’ai à cœur de dire, pour être, sinon toujours approuvé, du moins toujours connu et compris. A cette condition, d’autres marqueront un jour avec justice notre place dans l’histoire de notre temps.

Je ne suis entré qu’en 1814 dans la vie publique ; je n’avais servi ni la Révolution ni l’Empire. Étranger par mon âge à la Révolution, je suis resté étranger à l’Empire par mes idées. Depuis que j’ai pris quelque part au gouvernement des hommes, j’ai appris à être juste envers l’empereur Napoléon : génie incomparablement actif et puissant, admirable par son horreur du désordre, par ses profonds instincts de gouvernement, et par son énergique et efficace rapidité dans la reconstruction de la charpente sociale. Mais génie sans mesure et sans frein, qui n’acceptait ni de Dieu, ni des hommes, aucune limite à ses désirs ni à ses volontés, et qui par là demeurait révolutionnaire en combattant la révolution ; supérieur dans l’intelligence des conditions générales de la société, mais ne comprenant qu’imparfaitement, dirai-je grossièrement, les besoins moraux de la nature humaine, et tantôt leur donnant satisfaction avec un bon sens sublime, tantôt les méconnaissant et les offensant avec un orgueil impie. Qui eût pu croire que le même homme qui avait fait le Concordat et rouvert en France les églises enlèverait le pape de Rome et le retiendrait prisonnier à Fontainebleau ? C’est trop de maltraiter également les philosophes et les chrétiens, la raison et la foi. Entre les grands hommes ses pareils, Napoléon a été le plus nécessaire à son temps, car nul n’a fait si promptement ni avec tant d’éclat succéder l’ordre à l’anarchie, mais aussi le plus chimérique en vue de l’avenir, car après avoir possédé la France et l’Europe, il a vu l’Europe le chasser, même de la France, et son nom demeurera plus grand que ses œuvres, dont les plus brillantes, ses conquêtes, ont tout à coup et entièrement disparu avec lui. En rendant hommage à sa grandeur, je ne regrette pas de ne l’avoir appréciée que tard et quand il n’était plus ; il y avait pour moi, sous l’Empire, trop d’arrogance dans la force et trop de dédain du droit, trop de révolution et trop peu de liberté.

Ce n’est pas que je fusse, à cette époque, très préoccupé de la politique, ni très impatient que la liberté m’en ouvrît l’accès. Je vivais dans la société de l’opposition, mais d’une opposition qui ne ressemblait guère à celle que nous avons vue et faite pendant trente ans. C’étaient les débris du monde philosophique et de l’aristocratie libérale du XVIIIe siècle, les derniers représentants de ces salons qui avaient librement pensé à tout, parlé de tout, mis tout en question, tout espéré et tout promis, par mouvement et plaisir d’esprit plutôt que par aucun dessein d’intérêt et d’ambition. Les mécomptes et les désastres de la Révolution n’avaient point fait abjurer aux survivants de cette brillante génération leurs idées et leurs désirs ; ils restaient sincèrement libéraux, mais sans prétentions pressantes, et avec la réserve de gens qui ont peu réussi et beaucoup souffert dans leurs tentatives de réforme et de gouvernement. Ils tenaient à la liberté de la pensée et de la parole, mais n’aspiraient point à la puissance ; ils détestaient et critiquaient vivement le despotisme, mais sans rien faire pour le réprimer ou le renverser. C’était une opposition de spectateurs éclairés et indépendants qui n’avaient aucune chance ni aucune envie d’intervenir comme acteurs.

Société charmante, dont, après une longue vie de rudes combats, je me plais à retrouver les souvenirs. M. de Talleyrand me disait un jour : Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. Quel puissant plaisir en effet que celui d’un grand mouvement intellectuel et social qui, loin de suspendre et de troubler à cette époque la vie mondaine, l’animait et l’ennoblissait en mêlant de sérieuses préoccupations à ses frivoles passe-temps, qui n’imposait encore aux hommes aucune souffrance, aucun sacrifice, et leur ouvrait pourtant les plus brillantes perspectives ! Le XVIIIe siècle a été certainement le plus tentateur et le plus séducteur des siècles, car il a promis à la fois satisfaction à toutes les grandeurs et à toutes les faiblesses de l’humanité ; il l’a en même temps élevée et énervée, flattant tour à tour ses plus nobles sentiments et ses plus terrestres penchants, l’enivrant d’espérances sublimes et la berçant de molles complaisances. Aussi a-t-il fait pêle-mêle des utopistes et des égoïstes, des fanatiques et des sceptiques, des enthousiastes et des incrédules moqueurs, enfants très divers du même temps, mais tous charmés de leur temps et d’eux-mêmes, et jouissant ensemble de leur commune ivresse à la veille du chaos. Quand j’entrai dans le monde en 1807, le chaos avait depuis longtemps éclaté ; l’enivrement de 1789 avait bien complètement disparu ; la société, tout occupée de se rasseoir, ne songeait plus à s’élever en s’amusant ; les spectacles de la force avaient remplacé pour elle les élans vers la liberté. La sécheresse, la froideur, l’isolement des sentiments et des intérêts personnels, c’est le train et l’ennui ordinaires du monde ; la France, lasse d’erreurs et d’excès étranges, avide d’ordre et de bon sens commun, retombait dans cette ornière. Au milieu de la réaction générale, les fidèles héritiers des salons lettrés du XVIIIe siècle y demeuraient seuls étrangers ; seuls ils conservaient deux des plus nobles et plus aimables dispositions de leur temps, le goût désintéressé des plaisirs de l’esprit et cette promptitude à la sympathie, cette curiosité bienveillante et empressée, ce besoin de mouvement moral et de libre entretien, qui répandent sur les relations sociales tant de fécondité et de douceur.

J’en fis, pour mon propre compte, une heureuse épreuve. Amené dans cette société par un incident de ma vie privée, j’y arrivais très jeune, parfaitement obscur, sans autre titre qu’un peu d’esprit présumé, quelque instruction et un goût très vif pour les plaisirs nobles, les lettres et la bonne compagnie. Je n’y apportais pas des idées en harmonie avec celles que j’y trouvais ; j’avais été élevé à Genève, dans des sentiments très libéraux, mais dans des habitudes austères et des croyances pieuses, en réaction contre la philosophie du XVIIIe siècle plutôt qu’en admiration de ses œuvres et de son influence. Depuis que je vivais à Paris, la philosophie et la littérature allemandes étaient mon étude favorite ; je lisais Kant et Klopstock, Herder et Schiller, beaucoup plus que Condillac et Voltaire. M. Suard, l’abbé Morellet, le marquis de Boufflers, les habitués des salons de Mme d’Houdetot et de Mme de Rumford, qui m’accueillaient avec une extrême bonté, souriaient et s’impatientaient quelquefois de mes traditions chrétiennes et de mon enthousiasme germanique ; mais au fond cette diversité de nos idées et de nos habitudes était pour moi, dans leur société, une cause d’intérêt et de faveur plutôt que de mauvais vouloir ou seulement d’indifférence. Ils me savaient aussi sincèrement attaché qu’eux-mêmes à la liberté et à l’honneur de l’intelligence humaine, et j’avais pour eux quelque chose de nouveau et d’indépendant qui leur inspirait de l’estime et de l’attrait. Ils m’ont, à cette époque, constamment soutenu de leur amitié et de leur influence, sans jamais prétendre à me gêner dans nos dissentiments. J’ai appris d’eux plus que de personne à porter dans la pratique de la vie cette large équité et ce respect de la liberté d’autrui qui sont le devoir et le caractère de l’esprit vraiment libéral.

En toute occasion, cette généreuse disposition se déployait. En 1809, M. de Chateaubriand publia les Martyrs. Le succès en fut d’abord pénible et très contesté. Parmi les disciples du XVIIIe siècle et de Voltaire, la plupart traitaient M. de Chateaubriand en ennemi, et les plus modérés lui portaient peu de faveur. Ils ne goûtaient pas ses idées, même quand ils ne croyaient pas devoir les combattre, et sa façon d’écrire choquait leur goût dénué d’imagination et plus fin que grand. Ma disposition était toute contraire ; j’admirais passionnément M. de Chateaubriand, idées et langage ; ce beau mélange de sentiment religieux et d’esprit romanesque, de poésie et de polémique morale, m’avait si puissamment ému et conquis que, peu après mon arrivée à Paris, en 1806, une de mes premières fantaisies littéraires avait été d’adresser à M. de Chateaubriand une très médiocre épître en vers dont il s’empressa de me remercier en prose artistement modeste et polie. Sa lettre flatta ma jeunesse, et les Martyrs redoublèrent mon zèle. Les voyant si violemment attaqués, je résolus de les défendre dans le Publiciste, où j’écrivais quelquefois ; et quoique fort éloigné d’approuver tout ce que j’en pensais, M. Suard, qui dirigeait ce journal, se prêta complaisamment à mon désir. J’ai connu très peu d’hommes d’un naturel aussi libéral et aussi doux, quoique d’un esprit minutieusement délicat et difficile. Il trouvait dans le talent de M. de Chateaubriand plus à critiquer qu’à louer ; mais c’était du talent, un grand talent, et à ce titre il restait pour lui bienveillant, quoique toujours et finement moqueur. C’était de plus un talent plein d’indépendance, engagé dans l’opposition et en butte à la redoutable humeur du pouvoir impérial : autres mérites auxquels M. Suard portait beaucoup d’estime. Il me laissa donc, dans le Publiciste, libre carrière, et j’y pris parti pour les Martyrs contre leurs détracteurs.

M. de Chateaubriand en fut très touché et s’empressa de me le témoigner. Mes articles devinrent entre nous l’objet d’une correspondance qu’aujourd’hui encore je ne relis pas sans plaisir[1]. Il m’expliquait ses intentions et ses raisons dans la composition de son poème, discutait avec quelque susceptibilité, et même avec un peu d’humeur cachée sous sa reconnaissance, les critiques mêlées à mes éloges, et finissait par me dire : Au reste, monsieur, vous connaissez les tempêtes élevées contre mon ouvrage et d’où elles partent. Il y a une autre plaie qu’on ne montre pas et qui, au fond, est la source de la colère ; c’est ce Hiéroclès qui égorge les chrétiens au nom de la philosophie et de la liberté. Le temps fera justice si mon livre en vaut la peine, et vous hâterez beaucoup cette justice en publiant vos articles, dussiez-vous les changer et les mutiler jusqu’à un certain point. Montrez-moi mes fautes, monsieur ; je les corrigerai. Je ne méprise que les critiques aussi bas dans leur langage que dans les raisons secrètes qui les font parler. Je ne puis trouver la raison et l’honneur dans la bouche de ces saltimbanques littéraires aux gages de la police, qui dansent dans le ruisseau pour amuser les laquais... Je ne renonce point à l’espoir d’aller vous chercher, ni à vous recevoir dans mon ermitage : les honnêtes gens doivent, surtout à présent, se réunir pour se consoler ; les idées généreuses et les sentiments élevés deviennent tous les jours si rares qu’on est trop heureux quand on les retrouve... Agréez de nouveau, je vous en prie, l’assurance de ma haute considération, de mon dévouement sincère, et, si vous le permettez, d’une amitié que nous commençons sous les auspices de la franchise et de l’honneur.

Entre M. de Chateaubriand et moi, la franchise et l’honneur ont persisté, à coup sûr, à travers nos luttes politiques ; mais l’amitié n’y a pas survécu. Lien trop beau pour ne pas être rare, et dont il ne faut pas prononcer si vite le nom.

Quand on a vécu sous un régime de vraie et sérieuse liberté, on a quelque envie et quelque droit de sourire en voyant ce qui, dans d’autres temps, a pu passer pour des actes d’opposition factieuse selon les uns, courageuse selon les autres. En août 1807, dix-huit mois avant la publication des Martyrs, je m’arrêtai quelques jours en Suisse en allant voir ma mère à Nîmes, et dans le confiant empressement de ma jeunesse, aussi curieux des grandes renommées qu’encore inconnu moi-même, j’écrivis à madame de Staël pour lui demander l’honneur de la voir. Elle m’invita à dîner à Ouchy, près de Lausanne, où elle se trouvait alors. J’étais assis à côté d’elle ; je venais de Paris ; elle me questionna sur ce qui s’y passait, ce qu’on y disait, ce qui occupait le public et les salons. Je parlai d’un article de M. de Chateaubriand dans le Mercure qui faisait du bruit au moment de mon départ. Une phrase surtout m’avait frappé, et je la citai textuellement, car elle s’était gravée dans ma mémoire : Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère ; Tacite est déjà né dans l’Empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Mon accent était sans doute ému et saisissant, comme j’étais ému et saisi moi-même ; madame de Staël me prit vivement par le bras en me disant : Je suis sûre que vous joueriez très bien la tragédie ; restez avec nous et prenez place dans Andromaque. C’était là, chez elle, le goût et l’amusement du moment. Je me défendis de sa bienveillante conjecture, et la conversation revint à M. de Chateaubriand et à son article, qu’on admira beaucoup en s’en inquiétant un peu. On avait raison d’admirer, car la phrase était vraiment éloquente, et aussi de s’inquiéter, car le Mercure fut supprimé précisément à cause de cette phrase. Ainsi l’empereur Napoléon, vainqueur de l’Europe et maître absolu de la France, ne croyait pas pouvoir souffrir qu’on dît que son historien futur naîtrait peut-être sous son règne, et se tenait pour obligé de prendre l’honneur de Néron sous sa garde. C’était bien la peine d’être un si grand homme pour avoir de telles craintes à témoigner et de tels clients à protéger !

Les esprits élevés et un peu susceptibles pour le compte de la dignité humaine avaient bien raison de ne pas goûter ce régime, et de prévoir qu’il ne fonderait ni le bonheur, ni la grandeur durable de la France ; mais il paraissait, à cette époque, si bien établi dans le sentiment général du pays, on était si convaincu de sa force, on pensait si peu à toute autre chance d’avenir, que, même dans cette région haute et étroite où l’esprit d’opposition dominait, on trouvait parfaitement simple que les jeunes gens entrassent à son service, seule carrière publique qui leur fût ouverte. Une femme d’un esprit très distingué et d’un noble cœur, qui me portait quelque amitié, madame de Rémusat se prit du désir de me faire nommer auditeur au Conseil d’État ; son cousin, M. Pasquier, alors préfet de police et que je rencontrais quelquefois chez elle, s’y employa de très bonne grâce ; et, de l’avis de mes plus intimes amis, je ne repoussai point cette proposition, quoique, au fond de l’âme, elle me causât quelque trouble. C’était au ministère des affaires étrangères qu’on avait le projet de me faire attacher. M. Pasquier parla de moi au duc de Bassano, alors ministre de ce département, et au comte d’Hauterive, directeur des Archives. Le duc de Bassano me fit appeler. Je vis aussi M. d’Hauterive, esprit fécond, ingénieux et bienveillant pour les jeunes gens disposés aux fortes études. Pour m’essayer, ils me chargèrent de rédiger un mémoire sur une question dont l’Empereur était ou voulait paraître préoccupé, l’échange des prisonniers français détenus en Angleterre contre les prisonniers anglais retenus en France. De nombreux documents me furent remis à ce sujet. Je fis le mémoire, et ne doutant pas que l’Empereur ne voulût sérieusement l’échange, je mis soigneusement en lumière les principes du droit des gens qui le commandaient et les concessions mutuelles qui devaient le faire réussir. Je portai mon travail au duc de Bassano. J’ai lieu de présumer que je m’étais mépris sur son véritable objet, et que l’empereur Napoléon, regardant les prisonniers anglais qu’il avait en France comme plus considérables que les Français détenus en Angleterre, et croyant que le nombre de ces derniers était pour le gouvernement anglais une charge incommode, n’avait au fond nulle intention d’accomplir l’échange. Quoi qu’il en soit, je n’entendis plus parler de mon mémoire ni de ma nomination. Je me permets de dire que j’en eus peu de regret.

Une autre carrière s’ouvrit bientôt pour moi qui me convenait mieux, car elle était plus étrangère au gouvernement. Mes premiers travaux, surtout mes Notes critiques sur l’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, de Gibbon, et les Annales de l’éducation, recueil périodique où j’avais abordé quelques-unes des grandes questions d’éducation publique et privée, avaient obtenu, de la part des hommes sérieux, quelque attention[2]. Avec une bienveillance toute spontanée, M. de Fontanes, alors grand maître de l’Université, me nomma professeur adjoint à la chaire d’histoire qu’occupait M. de Lacretelle dans la Faculté des lettres de l’académie de Paris ; et peu après, avant que j’eusse commencé mon enseignement, et comme s’il eût cru n’avoir pas assez fait pour m’attacher fortement à l’Université, il divisa la chaire en deux et me nomma professeur titulaire d’histoire moderne, avec dispense d’âge, car je n’avais pas encore vingt-cinq ans. J’ouvris mon cours au collège du Plessis, en présence des élèves de l’École normale et d’un public peu nombreux, mais avide d’étude, de mouvement intellectuel, et pour qui l’histoire moderne, même remontant à ses plus lointaines sources, aux Barbares conquérants de l’empire romain, semblait avoir un intérêt pressant et presque contemporain.

Ce n’était point là, de la part de M. de Fontanes, simplement un acte de bienveillance attirée sur moi par quelques pages de moi qu’il avait lues, ou quelques propos favorables qu’il avait entendus à mon sujet. Ce lettré épicurien, devenu puissant et le favori intellectuel du plus puissant souverain de l’Europe, aimait toujours les lettres pour elles-mêmes et d’un sentiment aussi désintéressé que sincère ; le beau le touchait comme aux jours de sa jeunesse et de ses poétiques travaux. Et ce qui est plus rare encore, ce courtisan raffiné, d’un despote glorieux, cet orateur officiel qui se tenait pour satisfait quand il avait prêté à la flatterie un noble langage, honorait, quand il la rencontrait, une indépendance plus sérieuse et prenait plaisir à le lui témoigner. Peu après m’avoir nommé, il m’invita à dîner à sa maison de campagne, à Courbevoie ; assis près de lui à table, nous causâmes des études, des méthodes d’enseignement, des lettres classiques et modernes, vivement, librement, comme d’anciennes connaissances et presque comme des compagnons de travail. La conversation tomba sur les poètes latins et leurs commentateurs ; je parlai avec éloge de la grande édition de Virgile par Heyne, le célèbre professeur de l’Université de Gœttingue, et du mérite de ses dissertations. M. de Fontanes attaqua brusquement les savants allemands ; selon lui, ils n’avaient rien découvert, rien ajouté aux anciens commentaires, et Heyne n’en savait pas plus, sur Virgile et sur l’antiquité, que le père La Rue. Il était plein d’humeur contre la littérature allemande en général, philosophes, poètes, historiens ou philologues, et décidé à ne pas les croire dignes de son attention. Je les défendis avec la confiance de ma conviction et de ma jeunesse, et M. de Fontanes, se tournant vers son autre voisin, lui dit en souriant : Ces protestants, on ne les fait jamais céder. Mais loin de m’en vouloir de mon obstination, il se plaisait évidemment au contraire dans la franchise de ce petit débat. Sa tolérance pour mon indépendance fut mise un peu plus tard à une plus délicate épreuve. Quand j’eus à commencer mon cours, en décembre 1812, il me parla de mon discours d’ouverture et m’insinua que j’y devrais mettre une ou deux phrases à l’éloge de l’Empereur ; c’était l’usage, me dit-il, surtout à la création d’une chaire nouvelle, et l’Empereur se faisait quelquefois rendre compte par lui de ces séances. Je m’en défendis ; je ne voyais à cela, lui dis-je, point de convenance générale ; j’avais à faire uniquement de la science devant un public d’étudiants ; je ne pouvais être obligé d’y mêler de la politique, et de la politique contre mon opinion : Faites comme vous voudrez, me dit M. de Fontanes, avec un mélange visible d’estime et d’embarras ; si on se plaint de vous, on s’en prendra à moi ; je nous défendrai, vous et moi, comme je pourrai[3].

Il faisait acte de clairvoyance et de bon sens autant que d’esprit généreux en renonçant si vite et de si bonne grâce à l’exigence qu’il m’avait témoignée. Pour le maître qu’il servait, l’opposition de la société où je vivais n’avait point d’importance pratique ni prochaine ; c’était une pure opposition de pensée et de conversation, sans dessein précis, sans passion efficace, grave pour la longue vue du philosophe, mais indifférente à l’action du politique, et disposée à se contenter longtemps de l’indépendance des idées et des paroles dans l’inaction de la vie.

En entrant dans l’Université, je me trouvai en contact avec une autre opposition, moins apparente, mais plus sérieuse sans être, pour le moment, plus active. M. Royer-Collard, alors professeur d’histoire de la philosophie et doyen de la Faculté des lettres, me prit en prompte et vive amitié. Nous ne nous connaissions pas auparavant ; j’étais beaucoup plus jeune que lui ; il vivait loin du monde, n’entretenant qu’un petit nombre de relations intimes ; nous fûmes nouveaux et attrayants l’un pour l’autre. C’était un homme, non pas de l’ancien régime, mais de l’ancien temps, que la Révolution avait développé sans le dominer, et qui la jugeait avec une sévère indépendance, principes, actes et personnes, sans déserter sa cause primitive et nationale. Esprit admirablement libre et élevé avec un ferme bon sens, plus original qu’inventif, plus profond qu’étendu, plus capable de mener loin une idée que d’en combiner plusieurs, trop préoccupé de lui-même, mais singulièrement puissant sur les autres par la gravité impérieuse de sa raison et par son habileté à répandre, sur des formes un peu solennelles, l’éclat imprévu d’une imagination forte excitée par des impressions très vives. Avant d’être appelé à enseigner la philosophie, il n’en avait pas fait une étude spéciale, ni le but principal de ses travaux, et dans nos vicissitudes politiques de 1789 à 1814, il n’avait jamais joué un rôle important, ni hautement épousé aucun parti. Mais il avait reçu dans sa jeunesse, sous l’influence des traditions de Port-Royal, une forte éducation classique et chrétienne ; et après la Terreur, sous le régime du Directoire, il était entré dans le petit comité royaliste qui correspondait avec Louis XVIII, non pour conspirer, mais pour éclairer ce prince sur le véritable état du pays, et lui donner des conseils aussi bons pour la France que pour la maison de Bourbon, si la maison de Bourbon et la France devaient se retrouver un jour. Il était donc décidément spiritualiste en philosophie et royaliste en politique ; restaurer l’âme dans l’homme et le droit dans le gouvernement, telle était, dans sa modeste vie, sa grande pensée : Vous ne pouvez pas croire, m’écrivait-il en 1823, que j’aie jamais pris le mot Restauration dans le sens étroit et borné d’un fait particulier ; mais j’ai regardé et je regarde encore ce fait comme l’expression d’un certain système de société et de gouvernement, et comme la condition, dans les circonstances de la France, de l’ordre, de la justice et de la liberté ; tandis que, sans cette condition, le désordre, la violence, et un despotisme irrémédiable, né des choses et non des hommes, sont la conséquence nécessaire de l’esprit et des doctrines politiques de la révolution. Passionnément pénétré de cette idée, philosophe agressif et politique expectant, il luttait avec succès, dans sa chaire, contre l’école matérialiste du XVIIIe siècle, et suivait du fond de son cabinet, avec anxiété mais non sans espoir, les chances du jeu terrible où Napoléon jouait tous les jours son empire.

Par ses grands instincts, Napoléon était spiritualiste ; les hommes de son ordre ont des éclairs de lumière et des élans de pensée qui leur entrouvrent la sphère des hautes vérités. Dans ses bons moments, le spiritualisme renaissant sous son règne, et sapant le matérialisme du dernier siècle, lui était sympathique et agréable. Mais le despote avait de prompts retours qui l’avertissaient qu’on n’élève pas les âmes sans les affranchir, et la philosophie spiritualiste de M. Royer-Collard l’offusquait alors autant que l’idéologie sensualiste de M. de Tracy. C’était de plus un des traits de génie de Napoléon qu’il se souvenait constamment de ces Bourbons si oubliés, et savait bien que là étaient ses seuls concurrents au trône de France. Au plus fort de ses grandeurs, il avait plus d’une fois exprimé cette idée, et elle lui revenait plus claire et plus pressante quand il sentait approcher le péril. A ce titre encore, M. Royer-Collard et ses amis, dont il connaissait bien les sentiments et les relations, lui étaient profondément suspects et importuns. Non que leur opposition, Napoléon le savait bien aussi, fût active ni puissante ; les événements ne se décidaient pas dans ce petit cercle ; mais là étaient les plus justes pressentiments de l’avenir et les plus sensés amis du gouvernement futur.

Ils n’avaient entre eux que des conversations bien vagues et à voix bien basse quand l’Empereur vint donner lui-même à leurs idées une consistance et une publicité qu’ils étaient loin de prétendre. Lorsqu’il fit remettre au Sénat et au Corps législatif, réunis le 19 décembre 1813, quelques-unes des pièces de ses négociations avec les puissances coalisées, en provoquant la manifestation de leurs sentiments à ce sujet, s’il avait eu le sincère dessein de faire la paix, ou de convaincre sérieusement la France que, si la paix ne se faisait pas, ce n’était point par l’obstination de sa volonté conquérante, il eût trouvé, à coup sûr, dans ces deux corps, quelque énervés qu’ils fussent, un énergique et populaire appui. Je voyais souvent, et assez intimement, trois des cinq membres de la commission du Corps législatif, MM. Maine-Biran, Gallois et Raynouard, et par eux je connaissais bien les dispositions des deux autres, MM. Laîné et Flaugergues. M. Maine-Biran, qui faisait partie, avec M. Royer-Collard et moi, d’une petite réunion philosophique où nous causions librement de toutes choses, nous tenait au courant de ce qui se passait dans la commission et dans le Corps législatif lui-même. Quoique royaliste d’origine (il avait été dans sa jeunesse garde du corps de Louis XVI), il était étranger à tout parti et à toute intrigue, consciencieux jusqu’au scrupule, timide même quand sa conscience ne lui commandait pas absolument le courage, peu politique par goût, et en tout cas fort éloigné de prendre jamais une résolution extrême, ni aucune initiative d’action. M. Gallois, homme du monde et d’étude, libéral modéré de l’école philosophique du XVIIIe siècle, s’occupait plus de soigner sa bibliothèque que de rechercher une importance publique, et voulait s’acquitter dignement envers son pays sans troubler les sereines habitudes de sa vie. Plus vif de manières et de langage, comme Provençal et comme poète, M. Raynouard n’était cependant pas d’humeur aventureuse, et ses plaintes rudes disait-on, contre les abus tyranniques de l’administration impériale, n’auraient pas empêché qu’il ne se contentât de ces satisfactions tempérées qui, dans le présent, sauvent l’honneur et donnent l’espoir pour l’avenir. M. Flaugergues, honnête républicain qui avait pris le deuil à la mort de Louis XVI, roide d’esprit et de caractère, était capable de résolutions énergiques, mais solitaires, et influait peu sur ses collègues, quoiqu’il parlât beaucoup. M. Laîné, au contraire, avait le cœur chaud et sympathique sous des formes tristes, et l’esprit élevé sans beaucoup d’originalité ni de force ; sa parole était pénétrante et saisissante quand il était lui-même vivement ému ; républicain jadis, mais resté simplement partisan généreux des idées et des sentiments de liberté, il fut promptement adopté comme le premier homme de la commission et accepta sans hésiter d’être son organe. Mais il n’avait, comme ses collègues, point d’hostilité préméditée, ni d’engagement secret contre l’Empereur ; ils ne voulaient tous que lui porter l’expression sérieuse du vœu de la France, au dehors pour une politique sincèrement pacifique, au dedans pour le respect des droits publics et l’exercice légal du pouvoir. Leur rapport ne fut que l’expression modérée de ces modestes sentiments. Avec de tels hommes, animés de telles vues, il était aisé de s’entendre ; Napoléon ne voulut pas même écouter. On sait comment il fit tout à coup supprimer le rapport, ajourna le Corps législatif, et avec quel emportement à la fois calculé et brutal il traita, en les recevant le 1er janvier 1814, les députés et leurs commissaires : Qui êtes-vous pour m’attaquer ? C’est moi qui suis le représentant de la nation. S’en prendre à moi, c’est s’en prendre à elle. J’ai un titre et vous n’en avez pas... M. Laîné, votre rapporteur, est un méchant homme, qui correspond avec l’Angleterre par l’entremise de l’avocat Desèze. Je le suivrai de l’œil. M. Raynouard est un menteur. En faisant communiquer à la commission les pièces de la négociation, Napoléon avait interdit à son ministre des affaires étrangères, le duc de Vicence, d’y placer celle qui faisait connaître à quelles conditions les puissances alliées étaient prêtes à traiter, ne voulant, lui, s’engager à aucune base de paix. Son ministre de la police, le duc de Rovigo, se chargea de pousser jusqu’au bout l’indiscrétion de sa colère : «Vos paroles sont bien imprudentes, dit-il aux membres de la commission, quand il y a un Bourbon à cheval.» Ainsi, dans la situation la plus extrême, sous le coup des plus éclatants avertissements de Dieu et des hommes, le despote aux abois faisait parade de pouvoir absolu ; le conquérant vaincu laissait voir que les négociations n’étaient pour lui qu’un moyen d’attendre les retours des chances de la guerre ; et le chef ébranlé de la dynastie nouvelle proclamait lui-même que l’ancienne dynastie était là, prête à lui succéder.

Le jour était venu où la gloire même ne répare plus les fautes qu’elle couvre encore. La campagne de 1814, ce chef-d’œuvre continu d’habileté et d’héroïsme du chef comme des soldats, n’en porta pas moins l’empreinte de la fausse pensée et de la fausse situation de l’Empereur. Il flotta constamment entre la nécessité de couvrir Paris et sa passion de reconquérir l’Europe, voulant sauver à la fois son trône et son ambition, et changeant à chaque instant de tactique, selon que le péril fatal ou la chance favorable lui semblait l’emporter. Dieu vengeait la justice et le bon sens en condamnant le génie qui les avait tant bravés à succomber dans l’hésitation et le tâtonnement, sous le poids de ses inconciliables désirs et de ses impossibles volontés.

Pendant que Napoléon usait dans cette lutte suprême les restes de sa fortune et de sa puissance, il ne lui vint d’aucun point de la France, ni de Paris, ni des départements, et pas plus de l’opposition que du public, aucune traverse, aucun obstacle. Il n’y avait point d’enthousiasme pour sa défense et peu de confiance dans son succès ; mais personne ne tentait rien contre lui ; des conversations malveillantes, quelques avertissements préparatoires, quelques allées et venues à raison de l’issue qu’on entrevoyait, c’était là tout. L’Empereur agissait en pleine liberté et avec toute la force que comportaient son isolement et l’épuisement moral et matériel du pays. On n’a jamais vu une telle inertie publique au milieu de tant d’anxiété nationale, ni des mécontents s’abstenant à ce point de toute action, ni des agents si empressés à désavouer leur maître en restant si dociles à le servir. C’était une nation de spectateurs harassés, qui avaient perdu toute habitude d’intervenir eux-mêmes dans leur propre sort, et qui ne savaient quel dénouement ils devaient désirer ou craindre à ce drame terrible dont ils étaient l’enjeu.

Je me lassai de rester immobile à ma place devant ce spectacle, et ne prévoyant pas quand ni comment il finirait, je résolus, vers le milieu de mars, d’aller à Nîmes passer quelques semaines auprès de ma mère que je n’avais pas vue depuis longtemps. J’ai encore devant les yeux l’aspect de Paris, entre autres de la rue de Rivoli que l’on commençait alors à construire, quand je la traversai le matin de mon départ : point d’ouvriers, point de mouvement, des matériaux entassés sans emploi, des échafaudages déserts, des constructions abandonnées faute d’argent, de bras et de confiance, des ruines neuves. Partout, dans la population, un air de malaise et d’oisiveté inquiète, comme de gens à qui manquent également le travail et le repos. Pendant mon voyage, sur les routes, dans les villes et dans les campagnes, même apparence d’inaction et d’agitation, même appauvrissement visible du pays ; beaucoup plus de femmes et d’enfants que d’hommes ; de jeunes conscrits tristement en marche pour leur corps ; des malades et des blessés refluant à l’intérieur ; une nation mutilée et exténuée. Et à côté de cette détresse matérielle, une grande perplexité morale, le trouble de sentiments contraires, le désir ardent de la paix et la haine violente de l’étranger ; des alternatives, envers Napoléon, d’irritation et de sympathie, tantôt maudit comme l’auteur de tant de souffrances, tantôt célébré comme le défenseur de la patrie et le vengeur de ses injures. Et ce qui me frappait comme un mal bien grave, quoique je fusse loin d’en mesurer dès lors toute la portée, c’était la profonde inégalité de ces sentiments divers dans les diverses classes de la population. Au sein des classes aisées et éclairées, le désir de la paix, le dégoût des exigences et des aventures du despotisme impérial, la prévoyance raisonnée de sa chute et les perspectives d’un autre régime politique dominaient évidemment. Le peuple, au contraire, ne sortait par moments de sa lassitude que pour se livrer à ses colères patriotiques et à ses souvenirs révolutionnaires ; le régime impérial l’avait discipliné sans le réformer ; les apparences étaient calmes, mais au fond on eût pu dire des masses populaires, comme des émigrés, qu’elles n’avaient rien oublié ni rien appris. Point d’unité morale dans le pays ; point de pensée ni de passion commune, malgré l’expérience et le malheur communs. La nation était presque aussi aveuglément et aussi profondément divisée dans sa langueur qu’elle l’avait été naguère dans ses emportements.

J’entrevoyais ces mauvais symptômes ; mais j’étais jeune et bien plus préoccupé des espérances de l’avenir que de ses périls. J’appris bientôt à Nîmes les événements accomplis à Paris ; M. Royer-Collard m’écrivit pour me presser de revenir ; je partis sur-le-champ, et peu de jours après mon arrivée, je fus nommé secrétaire général du ministère de l’intérieur, que le Roi venait de confier à l’abbé de Montesquiou.

 

 

 



[1] J’insère dans les Pièces historiques, placées à la fin de ce volume, trois des lettres que M. de Chateaubriand m’écrivit à cette époque et à ce sujet. (Pièces historiques, n° I.)

[2] Je publie, dans les Pièces historiques placées à la fin de ce volume, une lettre que le comte de Lally-Tollendal m’écrivit de Bruxelles à propos des Annales de l’éducation, et dans laquelle le caractère et de l’homme et du temps se montre avec un aimable abandon. (Pièces historiques, n° II.)

[3] Malgré ses imperfections, que personne ne sentira plus que moi, on ne lira peut-être pas sans quelque intérêt ce discours, ma première leçon d’histoire et ma première parole publique, et qui est resté enfoui dans les archives de la Faculté des lettres, depuis le jour où il y fut prononcé, il y a quarante-cinq ans. Je le joins aux Pièces historiques (n° III).