PREMIER COURS - 1828.
Messieurs, J’ai essayé, dans notre dernière réunion, de déterminer le véritable caractère, le sens politique de la révolution d’Angleterre. Nous avons reconnu qu’elle était le premier choc des deux grands faits auxquels est venue aboutir, dans le cours du seizième siècle, toute la civilisation de l’Europe primitive, la monarchie pure d’un côté et le libre examen de l’autre. Ces deux puissances en sont venues aux mains pour la première fois en Angleterre. On a voulu en induire une différence radicale entre l’état social de l’Angleterre et celui du continent ; on a prétendu qu’aucune comparaison n’était possible entre des pays de destinée si diverse ; on a affirmé que le peuple anglais avait vécu dans une sorte d’isolement moral analogue à son isolement matériel. Il y a eu, il est vrai, entre la civilisation anglaise et la civilisation des états continentaux une différence grave et dont il importe de se bien rendre compte. Vous avez déjà pu l’entrevoir dans le cours de nos leçons. Le développement des différents principes, des différents éléments de la société, s’est fait en Angleterre en quelque sorte simultanément et de front, beaucoup plus du moins que sur le continent. Lorsque j’ai tenté de déterminer la physionomie propre de la civilisation européenne comparée aux civilisations anciennes et asiatiques, j’ai fait voir que la première était variée, riche, complexe ; qu’elle n’était jamais tombée sous la domination d’aucun principe exclusif ; que les divers éléments de l’état social s’y étaient combinés, combattus, modifiés, avaient été continuellement obligés de transiger et de vivre en commun. Ce fait, messieurs, caractère général de la civilisation européenne, a été surtout celui de la civilisation anglaise : c’est en Angleterre qu’il s’est produit avec le plus de suite et d’évidence ; c’est là que l’ordre civil et l’ordre religieux, l’aristocratie, la démocratie, la royauté, les institutions locales et centrales, le développement moral et politique ont marché et grandi ensemble, pêle-mêle pour ainsi dire, sinon avec une égale rapidité, du moins toujours à peu de distance les uns des autres. Sous le règne des Tudor, par exemple, au milieu des plus éclatants progrès de la monarchie pure, on voit le principe démocratique, le pouvoir populaire percer et se fortifier presque en même temps. La révolution du dix-septième siècle éclate ; elle est à la fois religieuse et politique. L’aristocratie féodale n’y paraît que fort affaiblie et avec tous les symptômes de la décadence : cependant elle est encore en état d’y conserver une place, d’y jouer un rôle important et de se faire sa part dans les résultats. Il en est de même dans tout le cours de l’histoire d’Angleterre ; jamais aucun élément ancien ne périt complètement, jamais aucun élément nouveau ne triomphe tout à fait ; jamais aucun principe spécial ne s’empare d’une domination exclusive. Il y a toujours développement simultané des différentes forces, transaction entre leurs prétentions et leurs intérêts. Sur le continent la marche de la civilisation a été beaucoup moins complexe et moins complète. Les divers éléments de la société, l’ordre religieux, l’ordre civil, la monarchie, l’aristocratie, la démocratie, se sont développés non pas ensemble et de front, mais successivement. Chaque principe, chaque système a eu en quelque sorte son tour. Il y a tel siècle qui appartient, je ne voudrais pas dire exclusivement, ce serait trop, mais avec une prédominance très marquée, à l’aristocratie féodale, par exemple ; tel autre au principe monarchique ; tel autre au principe démocratique. Comparez le moyen âge français avec le moyen âge anglais,
les onzième, douzième et treizième siècles de notre histoire, avec les
siècles correspondants au delà de À cette différence dans la marche des deux civilisations sont attachés des avantages et des inconvénients qui se manifestent en effet dans l’histoire des deux pays. Nul doute, par exemple, que ce développement simultané des divers éléments sociaux n’ait beaucoup contribué à faire arriver l’Angleterre, plus vite qu’aucun des états du continent, au but de toute société, c’est-à-dire à l’établissement d’un gouvernement à la fois régulier et libre. C’est précisément la nature d’un gouvernement de ménager tous les intérêts, toutes les forces, de les concilier, de les faire vivre et prospérer en commun : or, telle était d’avance, par le concours d’une multitude de causes, la disposition, la relation des divers éléments de la société anglaise : un gouvernement général et un peu régulier a donc eu là moins de peine à se constituer. De même l’essence de la liberté, c’est la manifestation et l’action simultanées de tous les intérêts, de tous les droits, de toutes les forces, de tous les éléments sociaux. L’Angleterre en était donc plus près que la plupart des autres états. Par les mêmes causes, le bon sens national, l’intelligence des affaires publiques ont dû s’y former plus vite ; le bon sens politique consiste à savoir tenir compte de tous les faits, les apprécier et faire à chacun sa part ; il a été en Angleterre une nécessité de l’état social, un résultat naturel du cours de la civilisation. Dans les états du continent, en revanche, chaque système, chaque principe ayant eu son tour, ayant dominé d’une façon plus complète, plus exclusive, le développement s’est fait sur une plus grande échelle, avec plus de grandeur et d’éclat. La royauté et l’aristocratie féodale, par exemple, se sont produites sur la scène continentale avec bien plus de hardiesse, d’étendue, de liberté. Toutes les expériences politiques, pour ainsi dire, ont été plus larges et plus achevées. Il en est résulté que les idées politiques, je parle des idées générales, et non du bon sens appliqué à la conduite des affaires ; que les idées, dis-je, les doctrines politiques se sont élevées bien plus haut et déployées avec bien plus de vigueur rationnelle. Chaque système s’étant en quelque sorte présenté seul, étant resté longtemps sur la scène, on a pu le considérer dans son ensemble, remonter à ses premiers principes, descendre à ses dernières conséquences, en démêler pleinement la théorie. Quiconque observera un peu attentivement le génie anglais sera frappé d’un double fait : d’une part, de la sûreté du bon sens, de l’habileté pratique ; d’autre part, de l’absence d’idées générales et de hauteur d’esprit dans les questions théoriques. Soit qu’on ouvre un ouvrage anglais d’histoire, ou de jurisprudence, ou sur toute autre matière, il est rare qu’on y trouve la grande raison des choses, la raison fondamentale. En toutes choses, et notamment dans les sciences politiques, la doctrine pure, la philosophie, la science proprement dite, ont beaucoup plus prospéré sur le continent qu’en Angleterre ; leurs élans du moins ont été beaucoup plus puissants et hardis. Et l’on ne peut douter que le caractère différent du développement de la civilisation dans les deux pays n’ait grandement contribué à ce résultat. Du reste, quoi qu’on puisse penser des inconvénients ou des avantages qu’a entraînés cette différence, elle est un fait réel, incontestable, et le fait qui distingue le plus profondément l’Angleterre du continent. Mais de ce que les divers principes, les divers éléments sociaux se sont développés là plus simultanément, ici plus successivement, il ne s’ensuit point qu’au fond la route et le but n’aient pas été les mêmes. Considérés dans leur ensemble, le continent et l’Angleterre ont parcouru les mêmes grandes phases de civilisation ; les évènements y ont suivi le même cours ; les mêmes causes y ont amené les mêmes effets. Vous avez pu vous en convaincre dans le tableau que j’ai mis sous vos yeux de la civilisation jusqu’au seizième siècle ; vous le reconnaîtrez également en étudiant les dix-septième et dix-huitième siècles. Le développement du libre examen et celui de la monarchie pure, presque simultanés en Angleterre, se sont accomplis sur le continent à d’assez longs intervalles ; mais ils se sont accomplis ; et les deux puissances, après avoir successivement dominé avec éclat, en sont également venues aux mains. La marche générale des sociétés a donc, à tout prendre, été la même ; et quoique les différences soient réelles, la ressemblance est encore plus profonde. Un rapide tableau des tems modernes ne vous laissera aucun doute à ce sujet. Dès qu’on jette un coup d’oeil sur l’histoire de l’Europe
dans les dix-septième et dix-huitième siècles, il est impossible de ne pas
reconnaître que Le principe de la monarchie pure, de la royauté absolue
avait dominé en Espagne sous Charles-Quint et Philippe II, avant de se
développer en France sous Louis XIV. De même le principe du libre examen
avait régné en Angleterre au dix-septième siècle, avant de se développer en
France au dix-huitième. Cependant la monarchie pure n’était pas partie
d’Espagne, ni le libre examen d’Angleterre pour envahir l’Europe. Les deux
principes, les deux systèmes demeuraient en quelque sorte confinés dans le
pays où ils avaient éclaté. Il a fallu qu’ils passassent par L’influence de Pour bien comprendre l’influence dominante dans le cours de la civilisation en France, et par conséquent en Europe, il faut donc étudier, au dix-septième siècle, le gouvernement français, au dix-huitième la société française. Il faut changer de terrain et de spectacle à mesure que le temps change la scène et les acteurs. Quand on s’occupe du gouvernement de Louis XIV, quand on essaie d’apprécier les causes de sa puissance, de son influence en Europe, on ne parle guère que de son éclat, de ses conquêtes, de sa magnificence de la gloire littéraire du temps. C’est aux causes extérieures qu’on s’adresse et qu’on attribue la prépondérance européenne du gouvernement français. Cette prépondérance a eu, je crois, des bases plus
profondes, des motifs plus sérieux. Il ne faut pas croire que ce soit
uniquement par des victoires, par des fêtes, ni même par les chefs-d’oeuvre
du génie, que Louis XIV et son gouvernement aient joué à cette époque le rôle
qu’on ne peut leur contester. Plusieurs d’entre vous peuvent se souvenir, et
vous avez tous entendu parler de l’effet que fit en France il y a vingt-neuf
ans le gouvernement consulaire, et de l’état où il avait trouvé notre pays.
Au dehors l’invasion étrangère imminente, de continuels désastres dans nos
armées ; au dedans la dissolution presque complète du pouvoir et du peuple ;
point de revenus, point d’ordre public ; en un mot, une société battue,
humiliée, désorganisée, telle était Eh bien ! Messieurs, le gouvernement de Louis XIV, quand
il a commencé, a fait pour Rappelez-vous l’état où C’est de cet état que le gouvernement de Louis XIV a tiré Parlons d’abord des guerres de Louis XIV. Les guerres de l’Europe ont été dans l’origine, vous le savez, et j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le rappeler, les guerres, dis-je, ont été de grands mouvements de peuples ; poussées par le besoin, la fantaisie ou toute autre cause, des populations entières, tantôt nombreuses, tantôt de simples bandes, se transportaient d’un territoire dans un autre. C’est là le caractère général des guerres européennes jusqu’après les croisades, à la fin du treizième siècle. Alors commence un autre genre de guerres presque aussi différentes des guerres modernes : ce sont des guerres lointaines, entreprises non plus par les peuples, mais par les gouvernements qui vont, à la tête de leurs armées, chercher au loin des états et des aventures. Ils quittent leur pays, ils abandonnent leur propre territoire, et s’enfoncent, les uns en Allemagne, les autres en Italie, d’autres en Afrique sans autres motifs que leur fantaisie personnelle. Presque toutes les guerres du quinzième et même d’une
partie du seizième siècle sont de cette nature. Quel intérêt, et je ne parle
pas d’un intérêt légitime, mais quel motif seulement avait Elles peuvent être justes ou injustes, elles peuvent avoir
coûté trop cher à Les résultats ont mis le fait en évidence. Si je passe des guerres de Louis XIV à ses relations avec les états étrangers, à sa diplomatie proprement dite, je trouve un résultat analogue. J’ai insisté, messieurs, sur la naissance de la diplomatie en Europe, à la fin du quinzième siècle. J’ai essayé de montrer comment les relations des gouvernements et des états entre eux, jusqu’alors accidentelles, rares, courtes, étaient devenues à cette époque plus régulières, plus longues ; comment elles avaient pris un caractère de grand intérêt public ; comment en un mot, à la fin du quinzième et dans la première moitié du seizième siècle, la diplomatie était venue jouer un rôle immense dans les évènements. Cependant, jusqu’au dix-septième siècle, elle n’avait pas été, à vrai dire, systématique ; elle n’avait pas amené de longues alliances, de grandes combinaisons, surtout des combinaisons durables, dirigées d’après des principes fixes, dans un but constant, avec cet esprit de suite enfin qui est le véritable caractère des gouvernements établis. Pendant le cours de la révolution religieuse, les relations extérieures des états avaient été presque complètement sous l’empire de l’intérêt religieux ; la ligue protestante et la ligue catholique s’étaient partagé l’Europe. C’est au dix-septième siècle, après le traité de Westphalie, sous l’influence du gouvernement de Louis XIV, que la diplomatie change de caractère. D’une part, elle échappe à l’influence exclusive du principe religieux ; les alliances, les combinaisons politiques se font par d’autres considérations. En même temps elle devient beaucoup plus systématique, plus régulière, et dirigée toujours vers un certain but, d’après des principes permanents. La naissance régulière du système de l’équilibre en Europe appartient à cette époque. C’est sous le gouvernement de Louis XIV que ce système, avec toutes les considérations qui s’y rattachent, a vraiment pris possession de la politique européenne. Quand on recherche quelle a été à ce sujet l’idée générale, le principe dominant de la politique de Louis XIV, voici, je crois, ce qu’on découvre. Je vous ai parlé de la grande lutte qui s’engagea en
Europe entre la monarchie pure de Louis XIV, prétendant à devenir la
monarchie universelle, et la liberté civile et religieuse, l’indépendance des
états, sous le commandement du prince d’Orange, de Guillaume III. Vous avez
vu que le grand fait de l’Europe, à cette époque, c’est le partage des
puissances sous ces deux bannières. Mais ce fait, messieurs, on ne s’en
rendait point compte alors comme je l’explique aujourd’hui ; il était caché,
ignoré, même de ceux qui l’accomplissaient ; le système de la monarchie pure
réprimé, la liberté civile et religieuse consacrée, tel devait être au fond
le résultat de la résistance de J’ai eu ce matin une conversation avec M De Sidney, gentilhomme anglais, qui m’a entretenu de la possibilité de ranimer le parti républicain en Angleterre. M. de Sidney m'a demandé pour cela 400 mille livres. Je lui ai dit que je ne pouvais en donner que 200 mille. Il m'a engagé à faire venir de Suisse un autre gentilhomme anglais, qui s'appelle M. de Ludlow, et à causer avec lui du même dessein. On trouve, en effet, dans les mémoires de Ludlow, vers la même date, un paragraphe dont le sens est : J’ai reçu du gouvernement français une invitation de me rendre à Paris, pour parler des affaires de mon pays ; mais je me défie de ce gouvernement. Et Ludlow, en effet, resta en Suisse. Vous voyez que l’affaiblissement du pouvoir royal en
Angleterre était à cette époque le but de Louis XIV. Il fomentait des
dissensions intérieures, il travaillait à ressusciter le parti républicain,
pour empêcher que Charles II ne devînt trop puissant dans son pays. Dans le
cours de l’ambassade de Barillon en Angleterre le même fait se reproduit sans
cesse. Toutes les fois que l’autorité de Charles II paraît prendre le dessus,
que le parti national est sur le point d’être écrasé, l’ambassadeur français
porte son influence de ce côté, donne de l’argent aux chefs de l’opposition,
lutte en un mot contre le pouvoir absolu, dès que c’est là le moyen
d’affaiblir une puissance rivale de Vous le serez aussi de la capacité, de l’habileté de la diplomatie française à cette époque. Les noms de Mm De Torcy, D’Avaux, de Bonrepaus sont connus de tous les hommes instruits. Quand on compare les dépêches, les mémoires, le savoir faire, la conduite de ces conseillers de Louis XIV, avec celle des négociateurs espagnols, portugais, allemands, on est frappé de la supériorité des ministres français ; non seulement de leur sérieuse activité, de leur application aux affaires, mais de leur liberté d’esprit ; ces courtisans d’un roi absolu jugent les évènements extérieurs, les partis, les besoins de la liberté, les révolutions populaires, beaucoup mieux que la plupart des anglais eux-mêmes de cette époque. Il n’y a de diplomatie en Europe au dix-septième siècle, qui paraisse égale à la diplomatie française, que la diplomatie hollandaise. Les ministres de Jean De Wytt et de Guillaume D’Orange, de ces illustres chefs du parti de la liberté civile et religieuse, sont les seuls qui paraissent en état de lutter contre les serviteurs du grand roi absolu. Vous le voyez, messieurs, soit qu’on considère les guerres de Louis XIV, ou ses relations diplomatiques, on arrive aux mêmes résultats. On conçoit comment un gouvernement qui conduisait de la sorte ses guerres et ses négociations, devait prendre en Europe une grande consistance, et s’y présenter non seulement comme redoutable, mais comme habile et imposant. Portons nos regards dans l’intérieur de Il est difficile de déterminer avec quelque précision ce qu’on doit entendre par l’administration dans le gouvernement d’un état. Cependant, quand on essaie de se rendre compte de ce fait, on reconnaît, je crois, que, sous le point de vue le plus général, l’administration consiste dans un ensemble de moyens destinés à faire arriver le plus promptement, le plus sûrement possible, la volonté du pouvoir central dans toutes les parties de la société, et à faire remonter vers le pouvoir central, sous les mêmes conditions, les forces de la société, soit en hommes, soit en argent. C’est là, si je ne me trompe, le véritable but, le caractère dominant de l’administration. On voit d’après cela que, dans les temps où il est surtout nécessaire d’établir de l’unité et de l’ordre dans la société, l’administration est le grand moyen d’y parvenir, de rapprocher, de cimenter, d’unir des éléments incohérents, épars. Telle a été l’œuvre en effet de l’administration de Louis XIV. Jusqu’à lui, il n’y avait rien eu de plus difficile, en France comme dans le reste de l’Europe, que de faire pénétrer l’action du pouvoir central dans toutes les parties de la société, et de recueillir dans le sein du pouvoir central les moyens de force de la société. C’est à cela que Louis XIV a travaillé et réussi jusqu’à un certain point, incomparablement mieux du moins que les gouvernements précédents. Je ne puis entrer dans aucun détail ; mais parcourez les services publics de tout genre, les impôts, les routes, l’industrie, l’administration militaire, tous les établissements qui appartiennent à une branche d’administration quelconque ; il n’y en a presque aucun dont vous ne trouviez soit l’origine, soit le développement, soit la grande amélioration sous le règne de Louis XIV. C’est comme administrateurs que les plus grands hommes de son temps, Colbert, Louvois, ont déployé leur génie et exercé leur ministère. Ce fut par là que son gouvernement acquit une généralité, un aplomb, une consistance qui manquaient autour de lui à tous les gouvernements européens. Sous le point de vue législatif, ce règne vous offrira le même fait. Je reviens à la comparaison dont j’ai parlé en commençant, à l’activité législative du gouvernement consulaire, à son prodigieux travail de révision, de refonte générale des lois. Un travail du même genre a eu lieu sous Louis XIV. Les grandes ordonnances qu’il promulgua, l’ordonnance criminelle, les ordonnances de procédure, du commerce, de la marine, des eaux et forêts, sont des codes véritables qui ont été faits de la même manière que nos codes, discutés dans l’intérieur du conseil d’état, quelques uns sous la présidence de Lamoignon. Il y a des hommes dont la gloire est d’avoir pris part à ce travail et à cette discussion, M Pussort par exemple. Si nous voulions la considérer en elle-même, nous aurions beaucoup à dire contre la législation de Louis XIV ; elle est pleine de vices qui éclatent aujourd’hui, et que personne ne peut contester ; elle n’a point été conçue dans l’intérêt de la vraie justice et de la liberté, mais dans un intérêt d’ordre public, pour donner aux lois plus de régularité, de fixité. Mais cela seul était alors un grand progrès ; et l’on ne peut douter que les ordonnances de Louis XIV, très supérieures à l’état antérieur, n’aient puissamment contribué à faire avancer la société française dans la carrière de la civilisation. Vous voyez, messieurs, que sous quelque point de vue que nous envisagions ce gouvernement, nous découvrons bientôt les sources de sa force et de son influence. C’est à vrai dire le premier gouvernement qui se soit présenté aux regards de l’Europe comme un pouvoir sûr de son fait, qui n’eût pas à disputer son existence à des ennemis intérieurs, tranquille sur son territoire, avec son peuple, et s’inquiétant uniquement de gouverner. Tous les gouvernements européens avaient été jusque là sans cesse jetés dans des guerres qui leur ôtaient toute sécurité comme tout loisir, ou tellement assiégés de partis et d’ennemis intérieurs, qu’ils passaient leur temps à combattre pour leur vie. Le gouvernement de Louis XIV a paru le premier uniquement appliqué à faire ses affaires, comme un pouvoir à la fois définitif et progressif, qui ne craint pas d’innover parce qu’il compte sur l’avenir. Il y a eu en effet très peu de gouvernements aussi novateurs que celui-là ; comparez-le à un gouvernement de même nature, à la monarchie pure de Philippe II en Espagne ; elle était plus absolue que celle de Louis XIV, et pourtant bien moins régulière et moins tranquille. Comment Philippe II était-il parvenu d’ailleurs à établir en Espagne le pouvoir absolu ? En étouffant toute activité du pays, en se refusant à toute espèce d’amélioration, en rendant l’état de l’Espagne complètement stationnaire. Le gouvernement de Louis XIV, au contraire, s’est montré actif dans toutes sortes d’innovations, favorable aux progrès des lettres, des arts, de la richesse, de la civilisation en un mot. Ce sont là les véritables causes de sa prépondérance en Europe ; prépondérance telle qu’il a été sur le continent, pendant tout le 17 e siècle, et non seulement pour les souverains, mais pour les peuples mêmes, le type des gouvernements. Maintenant on se demande, et il est impossible de ne pas se demander comment un pouvoir si éclatant, si bien établi, à en juger par ce que je viens de mettre sous vos yeux, on se demande, dis-je, comment ce pouvoir est tombé si vite dans une telle décadence ; comment après avoir joué un tel rôle en Europe, il est devenu dans le siècle suivant si inconsistant, si faible, si peu considéré. Le fait est incontestable. Dans le dix-septième siècle, le gouvernement français est à la tête de la civilisation européenne ; dans le dix-huitième siècle, il disparaît ; c’est la société française, séparée de son gouvernement, souvent même dressée contre lui, qui précède et guide dans ses progrès le monde européen. C’est ici que nous retrouvons le vice incorrigible et
l’effet infaillible du pouvoir absolu. Je n’entrerai dans aucun détail sur
les fautes du gouvernement de Louis XIV ; il en a commis de grandes ; je ne
parlerai ni de la guerre de la succession d’Espagne, ni de la révocation de
l’édit de Nantes, ni des dépenses excessives, ni de beaucoup d’autres mesures
fatales qui ont compromis sa fortune. J’accepterai les mérites de ce
gouvernement tels que je viens de les montrer. Je conviendrai qu’il n’y a
jamais eu peut-être de pouvoir absolu plus complètement avoué de son siècle
et de son peuple, ni qui ait rendu de plus réels services à la civilisation
de son pays, et de l’Europe en général. Eh bien, messieurs, par cela seul que
ce gouvernement n’avait pas d’autre principe que le pouvoir absolu, ne reposait
que sur cette base, sa décadence a été subite et méritée. Ce qui manquait
essentiellement à Ce n’est pas Louis XIV seul qui a vieilli, qui s’est trouvé faible à la fin de son règne, c’est le pouvoir absolu tout entier. La monarchie pure était aussi usée en 1712 que le monarque lui-même. Et le mal était d’autant plus grave que Louis XIV avait aboli les moeurs aussi bien que les institutions politiques. Il n’y a pas de moeurs politiques sans indépendance. Celui-là seul qui se sent fort par lui-même est toujours capable soit de servir le pouvoir, soit de le combattre. Les caractères énergiques disparaissent avec les situations indépendantes, et la fierté des âmes naît de la sécurité des droits. Voici donc, à vrai dire, l’état dans lequel Louis XIV a
laissé Que l’élan de l’esprit humain, que le libre examen soit le trait dominant, le fait essentiel du dix-huitième siècle, ce n’est pas la peine de le dire. Déjà, messieurs, vous en avez beaucoup entendu parler dans cette chaire ; déjà, par la voix d’un orateur philosophe et par celle d’un philosophe éloquent, vous avez entendu caractériser cette époque puissante. Je ne puis prétendre, dans le court espace de temps qui me reste, à suivre devant vous toutes les phases de la grande révolution morale qui s’est alors accomplie. Je ne voudrais pas cependant vous quitter sans avoir appelé votre attention sur quelques traits peut-être trop peu remarqués. Le premier, celui qui me frappe d’abord et que je viens déjà d’indiquer, c’est la disparition pour ainsi dire à peu près complète du gouvernement dans le cours du dix-huitième siècle, et l’apparition de l’esprit humain comme principal et presque seul acteur. Excepté en ce qui touche les relations extérieures, sous le ministère du duc de Choiseul, et dans quelques grandes concessions faites à la direction générale des esprits, par exemple dans la guerre d’Amérique ; excepté, dis-je, dans quelques évènements de ce genre, il n’y a jamais eu peut-être un gouvernement aussi inactif, aussi apathique, aussi inerte que le gouvernement français de ce temps. à la place de ce gouvernement si actif, si ambitieux, de Louis XIV, qui était partout, se mettait à la tête de tout, vous avez un pouvoir qui ne travaille qu’à s’effacer, à se tenir à l’écart, tant il se sent faible et compromis. L’activité, l’ambition a passé du côté du pays. C’est le pays qui, par son opinion, par son mouvement intellectuel, se mêle de tout, intervient dans tout, possède seul enfin l’autorité morale, qui est la véritable autorité. Un second caractère qui me frappe dans l’état de l’esprit humain au dix-huitième siècle, c’est l’universalité du libre examen. Jusque là, et particulièrement au seizième siècle, le libre examen s’était exercé dans un champ limité, spécial ; il avait eu pour objet tantôt les questions religieuses, quelquefois les questions religieuses et les questions politiques ensemble ; mais ses prétentions ne s’étendaient pas à tout. Dans le dix-huitième siècle au contraire, le caractère du libre examen, c’est l’universalité ; la religion, la politique, la pure philosophie, l’homme et la société, la nature morale et matérielle, tout devient à la fois un sujet d’étude, de doute, de système ; les anciennes sciences sont bouleversées ; des sciences nouvelles s’élèvent. C’est un mouvement qui se porte en tous sens, quoique émané d’une seule et même impulsion. Ce mouvement a de plus un caractère singulier et qui ne s’est peut-être pas rencontré une seconde fois dans l’histoire du monde, c’est d’être purement spéculatif. Jusque là dans toutes les grandes révolutions humaines, l’action s’était promptement mêlée à la spéculation. Ainsi, au seizième siècle, la révolution religieuse avait commencé par des idées, par des discussions purement intellectuelles ; mais elle avait presque aussitôt abouti à des évènements. Les chefs des partis intellectuels étaient très promptement devenus des chefs de partis politiques ; les réalités de la vie s’étaient mêlées aux travaux de l’intelligence. Il en était arrivé ainsi au dix-septième siècle dans la révolution d’Angleterre. En France, au dix-huitième siècle, vous voyez l’esprit humain s’exercer sur toutes choses, sur les idées qui, se rattachant aux intérêts réels de la vie, devaient avoir sur les faits la plus prompte et la plus puissante influence. Et cependant les meneurs, les acteurs de ces grands débats restent étrangers à toute espèce d’activité pratique, purs spéculateurs qui observent, jugent et parlent sans jamais intervenir dans les évènements. à aucune époque le gouvernement des faits, des réalités extérieures, n’a été aussi complètement distinct du gouvernement des esprits. La séparation de l’ordre spirituel et de l’ordre temporel n’a été réelle en Europe qu’au dix-huitième siècle. Pour la première fois peut-être l’ordre spirituel s’est développé tout à fait à part de l’ordre temporel. Fait très grave et qui a exercé une prodigieuse influence sur le cours des évènements. Il a donné aux idées du temps un singulier caractère d’ambition et d’inexpérience ; jamais la philosophie n’a plus aspiré à régir le monde et ne lui a été plus étrangère. Il a bien fallu un jour en venir au fait ; il a bien fallu que le mouvement intellectuel passât dans les évènements extérieurs ; et comme ils avaient été totalement séparés, la rencontre a été plus difficile, et le choc beaucoup plus violent. Comment s’étonner maintenant d’un autre caractère de l’état de l’esprit humain à cette époque, je veux dire sa prodigieuse hardiesse ? Jusque là, sa plus grande activité avait toujours été contenue par certaines barrières ; l’homme avait vécu au milieu de faits dont quelques uns lui inspiraient de la considération, réprimaient jusqu’à un certain point son mouvement. Au dix-huitième siècle, je serais en vérité embarrassé de dire quels étaient les faits extérieurs que respectait l’esprit humain, qui exerçaient sur lui quelque empire ; il avait l’état social tout entier en haine ou en mépris. Il en conclut qu’il était appelé à réformer toutes choses ; il en vint à se considérer lui-même comme une espèce de créateur : institutions, opinions, moeurs, la société et l’homme lui-même, tout parut à refaire, et la raison humaine se chargea de l’entreprise. Jamais pareille audace lui était-elle venue en pensée ? Voilà, messieurs, la puissance qui, dans le cours du dix-huitième siècle, s’est trouvée en face de ce qui restait du gouvernement de Louis XIV. Vous comprenez qu’il était impossible que le choc n’eût pas lieu entre ces deux forces si inégales. Le fait dominant de la révolution d’Angleterre, la lutte du libre examen et de la monarchie pure devait donc aussi éclater en France. Sans doute les différences étaient grandes, et devaient se perpétuer dans les résultats ; mais au fond la situation générale était pareille, et l’événement définitif a le même sens. Je n’ai garde, messieurs, de prétendre en exposer ici les infinies conséquences. Je touche au terme de ces réunions ; il faut que je m’arrête. Je veux seulement, avant de vous quitter, appeler votre attention sur le fait le plus grave et, à mon avis, le plus instructif qui se révèle à nous dans ce grand spectacle. C’est le péril, le mal, le vice insurmontable du pouvoir absolu, quel qu’il soit, quelque nom qu’il porte et dans quelque but qu’il s’exerce. Vous avez vu le gouvernement de Louis XIV, périr presque par cette seule cause. Eh bien, messieurs, la puissance qui lui a succédé, l’esprit humain, véritable souverain du dix-huitième siècle, l’esprit humain a subi le même sort ; à son tour il a possédé un pouvoir à peu près absolu ; à son tour il a pris en lui-même une confiance excessive. Son élan était très beau, très bon, très utile ; et s’il fallait se résumer, exprimer une opinion définitive, je me hâterais de dire que le dix-huitième siècle me paraît un des plus grands siècles de l’histoire, celui peut-être qui a rendu à l’humanité les plus grands services, qui lui a fait faire le plus de progrès et les progrès les plus généraux ; appelé à prononcer dans sa cause comme ministère public, si je puis me servir de cette expression, c’est en sa faveur que je donnerais mes conclusions. Il n’en est pas moins vrai que le pouvoir absolu, que l’esprit humain a exercé, à cette époque, l’a corrompu, qu’il a pris les faits contemporains, les opinions différentes de celles qui dominaient, dans un dédain, dans une aversion illégitime ; aversion qui l’a conduit à l’erreur et à la tyrannie. Le part d’erreur et de tyrannie en effet qui s’est mêlée au triomphe de la raison humaine à la fin du siècle, part si grande, on ne peut le dissimuler, et il faut le proclamer au lieu de le taire, cette part d’erreur et de tyrannie, dis-je, a été surtout le résultat de l’égarement où l’esprit de l’homme a été jeté à cette époque par l’étendue de son pouvoir. C’est le devoir, et ce sera, je crois, le mérite particulier de notre temps, de reconnaître que tout pouvoir, qu’il soit intellectuel ou temporel, qu’il appartienne à des gouvernements ou à des peuples, à des philosophes ou à des ministres, qu’il s’exerce dans une cause ou dans une autre, que tout pouvoir humain, dis-je, porte en lui-même un vice naturel, un principe de faiblesse et d’abus qui doit lui faire assigner une limite. Or il n’y a que la liberté générale de tous les droits, de tous les intérêts, de toutes les opinions, la libre manifestation de toutes ces forces, leur coexistence légale, il n’y a, dis-je, que ce système qui puisse restreindre chaque force, chaque puissance dans ses limites légitimes, l’empêcher d’empiéter sur les autres, faire en un mot que le libre examen subsiste réellement et au profit de tous. C’est là pour nous, messieurs, le grand résultat, la grande leçon de la lutte qui s’est engagée à la fin du dix-huitième siècle entre le pouvoir absolu temporel et le pouvoir absolu spirituel. Je suis arrivé au terme que je m’étais proposé. Vous vous rappelez que j’avais eu pour objet, en commençant ce cours, de vous présenter le tableau général du développement de la civilisation européenne, depuis la chute de l’empire romain jusqu’à nos jours. J’ai parcouru bien vite cette carrière, sans pouvoir, à beaucoup près, ni vous dire tout ce qu’il y avait d’important, ni apporter les preuves de tout ce que j’ai dit. J’ai été obligé de beaucoup omettre, et cependant de vous demander souvent de me croire sur parole. J’espère pourtant avoir atteint mon but, qui était de marquer les grandes crises du développement de la société moderne. Permettez-moi encore un mot. J’ai essayé en commençant de définir la civilisation, de décrire le fait qui porte ce nom. La civilisation m’a paru consister dans deux faits principaux : le développement de la société humaine et celui de l’homme lui-même ; d’une part, le développement politique et social, de l’autre, le développement intérieur, moral. Je me suis renfermé cette année dans l’histoire de la société. Je n’ai présenté la civilisation que sous son point de vue social. Je n’ai rien dit du développement de l’homme lui-même. Je n’ai point essayé de vous exposer l’histoire des opinions, du progrès moral de l’humanité. J’ai le projet, quand nous nous retrouverons dans cette enceinte l’année prochaine, de m’enfermer spécialement en France, d’étudier avec vous l’histoire de la civilisation française, mais de l’étudier avec détail, et sous ses faces diverses. J’essaierai de vous faire connaître non seulement l’histoire de la société en France, mais aussi celle de l’homme ; d’assister avec vous aux progrès des institutions, des opinions, des travaux intellectuels de toute sorte ; et d’arriver ainsi à comprendre quel a été dans son ensemble, et d’une manière complète le développement de notre glorieuse patrie. Elle a droit, messieurs, dans le passé comme dans l’avenir, à nos plus chères affections. (applaudissements prolongés.) Fin du Cours |