PREMIER COURS - 1828.
Messieurs, Nous avons souvent déploré le désordre, le chaos de la société européenne ; nous nous sommes plaints de la difficulté de comprendre et de peindre une société ainsi éparse, incohérente, dissoute. Nous avons attendu, invoqué avec impatience le temps des intérêts généraux, de l’ordre, de l’unité sociale. Nous y arrivons, nous entrons dans l’époque où tout se résume en faits généraux, en idées générales, dans l’époque de l’ordre et de l’unité. Nous y rencontrerons une difficulté d’un autre genre. Jusqu’ici nous avons eu peine à lier entre eux les faits, à les coordonner, à saisir ce qu’ils avaient de commun, à y démêler quelque ensemble. Tout se tient au contraire dans l’Europe moderne ; tous les éléments, tous les incidents de la vie sociale se modifient, agissent et réagissent les uns sur les autres ; les relations des hommes entre eux sont beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus compliquées ; il en est de même de leurs relations avec le gouvernement de l’état, de même des relations des états entre eux, de même des idées et de tous les travaux de l’esprit humain. Dans les temps que nous avons parcourus, un grand nombre de faits se passaient isolés, étrangers, sans influence réciproque. Aujourd’hui il n’y a plus d’isolement ; toutes choses se touchent, se croisent, s’altèrent en se touchant. Est-il rien de plus difficile que de saisir l’unité véritable dans une telle diversité, de déterminer la direction d’un mouvement si étendu et si complexe, de résumer cette prodigieuse quantité d’éléments divers et étroitement liés entre eux, d’assigner enfin le fait général, dominant, qui résume une longue série de faits, qui caractérise une époque, qui est l’expression fidèle de son influence, de son rôle dans l’histoire de la civilisation ? Vous allez mesurer d’un coup d’œil l’étendue de cette difficulté dans le grand événement dont nous avons à nous occuper aujourd’hui. Nous avons rencontré, au douzième siècle, un événement religieux dans son origine s’il ne l’était pas dans sa nature, je veux dire les croisades. Malgré la grandeur de l’événement, malgré sa longue durée, malgré la variété des incidents qu’il a amenés, il nous a été assez facile de démêler son caractère général, de déterminer avec quelque précision son unité et son influence. Nous avons à considérer aujourd’hui la révolution religieuse du seizième siècle, celle qu’on appelle communément la réforme. Qu’il me soit permis de le dire en passant, je me servirai du mot réforme comme d’un mot simple et convenu, comme synonyme de révolution religieuse, et sans y attacher aucun jugement. Voyez d’avance, messieurs, combien il est difficile de reconnaître le véritable caractère de cette grande crise, de dire d’une manière générale ce qu’elle a été et ce qu’elle a fait. C’est entre le commencement du seizième et le milieu du dix-septième siècle qu’il le faut chercher, car c’est dans cette période que s’est renfermée pour ainsi dire la vie de l’événement, qu’il a pris naissance et fin. Tous les évènements historiques, messieurs, ont en quelque sorte une carrière déterminée ; leurs conséquences se prolongent à l’infini ; ils tiennent à tout le passé, à tout l’avenir ; mais il n’en est pas moins vrai qu’ils ont une existence propre et limitée, qu’ils naissent, grandissent, remplissent de leur développement une certaine portion de la durée, puis décroissent et se retirent de la scène pour faire place à quelque événement nouveau. Peu importe la date précise qu’on assigne à l’origine de la réforme ; on peut prendre l’année 1520, où Luther brûla publiquement à Wittenberg la bulle de Léon X qui le condamnait, et se sépara ainsi officiellement de l’église romaine. C’est entre cette époque et le milieu du dix-septième siècle, l’année 1648, date de la conclusion du traité de Westphalie, qu’est renfermée la vie de la réforme. En voici la preuve. Le premier et le plus grand effet de la révolution religieuse a été de créer en Europe deux classes d’états, les états catholiques et les états protestants, de les mettre en présence et d’engager entre eux la lutte. Avec beaucoup de vicissitudes, cette lutte a duré depuis le commencement du seizième siècle jusqu’au milieu du dix-septième. C’est par le traité de Westphalie, en 1648, que les états catholiques et les états protestants se sont enfin réciproquement reconnus, ont consenti leur existence mutuelle, et se sont promis de vivre en société et en paix, indépendamment de la diversité de religion. à partir de 1648 la diversité de religion a cessé d’être le principe dominant de la classification des états, de leur politique extérieure, de leurs relations, de leurs alliances. Jusqu’à cette époque, malgré de grandes variations, l’Europe était essentiellement divisée en ligue catholique et ligue protestante. Après le traité de Westphalie, cette distinction disparaît : les états s’allient ou se divisent par de tout autres considérations que les croyances religieuses. Là donc s’arrête la prépondérance, c’est-à-dire la carrière de la réforme, quoique ses conséquences n’aient pas cessé de se développer. Parcourons maintenant à grands pas cette carrière, et, sans rien faire de plus que nommer des évènements et des hommes, indiquons ce qu’elle contient. Vous verrez par cette seule indication, par cette sèche et incomplète nomenclature, quelle doit être la difficulté de résumer une série de faits si variés, si complexes, de les résumer, dis-je, en un fait général ; de déterminer quel est le véritable caractère de la révolution religieuse du seizième siècle, d’assigner son rôle dans l’histoire de notre civilisation. Au moment où la réforme éclate, elle tombe, pour ainsi
dire, au milieu d’un grand événement politique, de la lutte de François Ier
et de Charles le Quint, de Suivons le cours du seizième siècle en France. Il y est rempli par les grandes guerres religieuses des protestants et des catholiques ; elles deviennent le moyen, l’occasion d’une nouvelle tentative des grands seigneurs pour ressaisir le pouvoir qui leur échappait et dominer la royauté. C’est là le sens politique de nos guerres de religion, de la ligue, de la lutte des Guise contre les Valois, lutte qui finit par l’avènement de Henri IV. En Espagne, au milieu du règne de Philippe II, éclate la révolution des Provinces-Unies. L’inquisition et la liberté civile et religieuse se font la guerre là sous les noms du duc D’Albe et du prince d’Orange. Pendant que la liberté triomphe en Hollande à force de persévérance et de bon sens, elle périt dans l’intérieur de l’Espagne, où prévaut le pouvoir absolu, laïque et ecclésiastique. En Angleterre Ies règnes de Marie et d’Élisabeth ; la lutte d’Élisabeth, chef du protestantisme, contre Philippe II. Avènement de Jacques Stuart au trône d’Angleterre ; commencement des grandes querelles de la royauté avec le peuple anglais. Vers le même temps, dans le nord, création de nouvelles
puissances. Vous le voyez ; je ne prends que les plus gros évènements de l’histoire, les évènements dont tout le monde sait le nom ; vous voyez quel est leur nombre, leur variété, leur importance. Si nous cherchons des évènements d’une autre nature, des évènements moins apparents, qui se résument moins en noms propres, nous en trouverons cette époque également surchargée. C’est le temps des plus grands changements dans les institutions politiques de presque tous les peuples, le temps où la monarchie pure prévaut dans la plupart des grands états, tandis qu’en Hollande se crée la plus puissante république de l’Europe, et qu’en Angleterre la monarchie constitutionnelle triomphe définitivement, ou à peu près. Dans l’église, c’est le temps où les anciens ordres monastiques perdent presque tout pouvoir politique, et sont remplacés par un ordre nouveau d’un autre caractère, et dont l’importance, à tort peut-être, passe pour fort supérieure à la leur, les jésuites. à la même époque, le concile de Trente efface ce qui pouvait rester de l’influence des conciles de Constance et de Bâle, et assure le triomphe définitif de la cour de Rome dans l’ordre ecclésiastique. Sortez de l’église ; jetez un coup d’oeil sur la philosophie, sur la libre carrière de l’esprit humain ; deux hommes se présentent, Bacon et Descartes, les auteurs de la plus grande révolution philosophique qu’ait subie le monde moderne, les chefs des deux écoles qui s’en disputent l’empire. C’est aussi le temps de l’éclat de la littérature italienne ; le temps où commencent la littérature française et la littérature anglaise. Enfin c’est le temps de la fondation des grandes colonies, et des plus actifs développements du système commercial. Ainsi, messieurs, sous quelque point de vue que vous considériez cette époque, les évènements politiques, ecclésiastiques, philosophiques, littéraires, y sont en plus grand nombre, plus variés et plus importants que dans tous les siècles qui l’ont précédée. L’activité de l’esprit humain se manifeste dans tous les sens, dans les relations des hommes entre eux, dans leurs relations avec le pouvoir, dans les relations des états, dans le pur travail intellectuel ; en un mot, c’est un temps de grands hommes et de grandes choses. Et au milieu de ce temps, la révolution religieuse qui nous occupe est le plus grand de tous les évènements ; c’est le fait dominant de l’époque, c’est le fait qui lui donne son nom, qui en détermine le caractère. Parmi tant de causes si puissantes qui ont joué un si grand rôle, la réforme est la plus puissante, celle à laquelle toutes les autres ont abouti, qui les a toutes modifiées ou en a été modifiée elle-même. En sorte que ce que nous avons à faire aujourd’hui, c’est de caractériser avec vérité, de résumer avec précision l’événement qui a dominé tous les autres, dans le temps des plus grands évènements, la cause qui a fait plus que toutes les autres, dans le temps des plus grandes causes. Vous comprenez sans peine à quel point il est difficile de ramener des faits si divers, si immenses et si étroitement unis, de les ramener, dis-je, à une véritable unité historique. Il le faut cependant ; quand les évènements sont une fois consommés, quand ils sont devenus de l’histoire, ce qui importe, ce que l’homme cherche surtout, ce sont les faits généraux, l’enchaînement des causes et des effets. C’est là, pour ainsi dire, la portion immortelle de l’histoire, celle à laquelle toutes les générations ont besoin d’assister pour comprendre le passé, et pour se comprendre elles-mêmes. Ce besoin de généralité, de résultat rationnel, est le plus puissant et le plus glorieux de tous les besoins intellectuels ; mais il faut bien se garder de le satisfaire par des généralisations incomplètes et précipitées. Rien de plus tentant que de se laisser aller au plaisir d’assigner sur-le-champ, et à la première vue, le caractère général, les résultats permanents d’une époque, d’un événement. L’esprit humain est comme la volonté humaine, toujours pressé d’agir, impatient des obstacles, avide de liberté et de conclusion ; il oublie volontiers les faits qui le pressent et le gênent ; mais en les oubliant il ne les détruit pas ; et ils subsistent pour le convaincre un jour d’erreur et le condamner. Il n’y a pour l’esprit humain, messieurs, qu’un moyen d’échapper à ce péril, c’est d’épuiser courageusement, patiemment l’étude des faits, avant de généraliser et de conclure. Les faits sont pour la pensée ce que les règles de la morale sont pour la volonté. Elle est tenue de les connaître, d’en porter le poids ; et c’est seulement lorsqu’elle a satisfait à ce devoir, lorsqu’elle en a mesuré et parcouru toute l’étendue, c’est alors seulement qu’il lui est permis de déployer ses ailes et de prendre son vol vers la haute région d’où elle verra toutes choses dans leur ensemble et leurs résultats. Si elle y veut monter trop vite, et sans avoir pris connaissance de tout le territoire que de là elle aura à contempler, la chance d’erreur et de chute est incalculable. C’est comme dans un calcul de chiffres où une première erreur en entraîne d’autres à l’infini. De même en histoire, si dans le premier travail on n’a pas tenu compte de tous les faits, si on s’est laissé aller au goût de la généralisation précipitée, il est impossible de dire à quels égarements on sera conduit. Messieurs, je vous préviens en quelque sorte contre moi-même. Je n’ai guère fait et pu faire dans ce cours que des tentatives de généralisation, des résumés généraux de faits que nous n’avions pas étudiés de près et ensemble. Arrivés maintenant à une époque où cette entreprise est beaucoup plus difficile qu’à aucune autre, où les chances d’erreur sont plus grandes, j’ai cru devoir vous en avertir, et vous prémunir contre mon propre travail. Cela fait, je vais le poursuivre et tenter sur la réforme ce que j’ai fait sur d’autres évènements ; je vais essayer d’en reconnaître le fait dominant, d’en décrire le caractère général, de dire en un mot quels sont la place et le rôle de ce grand événement dans la civilisation européenne. Vous vous rappelez où nous avons laissé l’Europe à la fin du quinzième siècle. Nous avons vu, dans son cours, deux grandes tentatives de révolution ou de réforme religieuse : une tentative de réforme légale par les conciles, une tentative de réforme révolutionnaire en Bohême par les hussites ; nous les avons vues étouffées, échouant l’une et l’autre ; et cependant nous avons reconnu que l’événement était impossible à empêcher, qu’il devait se reproduire sous une forme ou sous une autre ; que ce que le quinzième siècle avait tenté, le seizième l’accomplirait inévitablement. Je ne raconterai en aucune façon les détails de la révolution religieuse du seizième siècle ; je les tiens pour connus à peu près de tout le monde ; je ne m’inquiète que de son influence générale sur les destinées de ’humanité. Quand on a cherché quelles causes avaient déterminé ce grand événement, les adversaires de la réforme l’ont imputée à des accidents, à des malheurs dans le cours de la civilisation, à ce que, par exemple, la vente des indulgences avait été confiée aux dominicains, ce qui avait rendu les augustins jaloux ; Luther était un augustin, donc c’était là le motif déterminant de la réforme. D’autres l’ont attribuée à l’ambition des souverains, à leur rivalité avec le pouvoir ecclésiastique, à l’avidité des nobles laïques qui voulaient s’emparer des biens de l’église. On a voulu ainsi expliquer la révolution religieuse uniquement par le mauvais côté des hommes et des affaires humaines, par les intérêts privés, les passions personnelles. D’un autre côté les partisans, les amis de la réforme ont essayé de l’expliquer par le seul besoin de réformer en effet les abus existant dans l’église ; ils l’ont présentée comme un redressement des griefs religieux, comme une tentative conçue et exécutée dans le seul dessein de reconstituer une église pure, l’église primitive. Ni l’une ni l’autre de ces explications ne me paraît fondée. La seconde a plus de vérité que la première ; au moins elle est plus grande, plus en rapport avec l’étendue et l’importance de l’événement ; cependant je ne la crois pas exacte non plus. à mon avis, la réforme n’a été ni un accident, le résultat de quelque grand hasard, de quelque intérêt personnel, ni une simple vue d’amélioration religieuse, le fruit d’une utopie d’humanité et de vérité. Elle a eu une cause plus puissante que tout cela, et qui domine toutes les causes particulières. Elle a été un grand élan de liberté de l’esprit humain, un besoin nouveau de penser, de juger librement, pour son compte, avec ses seules forces, des faits et des idées que jusque-là l’Europe recevait ou était tenue de recevoir des mains de l’autorité. C’est une grande tentative d’affranchissement de la pensée humaine ; et pour appeler les choses par leur nom, une insurrection de l’esprit humain contre le pouvoir absolu dans l’ordre spirituel. Tel est, selon moi, le véritable caractère, le caractère général et dominant de la réforme. Quand on considère quel était à cette époque d’un côté l’état de l’esprit humain, de l’autre celui du pouvoir spirituel, de l’église, qui avait le gouvernement de l’esprit humain, voici le double fait dont on est frappé. Du côté de l’esprit humain, une beaucoup plus grande activité, un beaucoup plus grand besoin de développement qu’il n’avait jamais senti. Cette activité nouvelle était le résultat de causes diverses, mais qui s’accumulaient depuis des siècles. Par exemple, il y avait des siècles que les hérésies naissaient, tenaient quelque place, tombaient remplacées par d’autres ; il y avait des siècles que les opinions philosophiques avaient le même cours que les hérésies. Le travail de l’esprit humain, soit dans la sphère religieuse, soit dans la sphère philosophique, s’était accumulé du onzième au seizième siècle ; enfin le moment était venu où il fallait qu’il eût un résultat. De plus, tous les moyens d’instruction, créés ou favorisés dans le sein de l’église elle-même, portaient leurs fruits. On avait institué des écoles ; de ces écoles étaient sortis des hommes qui savaient quelque chose ; leur nombre s’était accru de jour en jour. Ces hommes voulaient penser enfin par eux-mêmes, et pour leur compte, car ils se sentaient plus forts qu’ils n’avaient jamais été. Enfin était arrivé ce renouvellement, ce rajeunissement de l’esprit humain par la restauration de l’antiquité, dont je vous ai, dans notre dernière réunion, décrit la marche et les effets. Toutes ces causes réunies imprimaient à la pensée, au commencement du seizième siècle, un mouvement très énergique, un impérieux besoin de progrès. La situation du gouvernement de l’esprit humain, du pouvoir spirituel, était tout autre ; il était tombé au contraire dans un état d’inertie, dans un état stationnaire. Le crédit politique de l’église, de la cour de Rome, était fort diminué ; la société européenne ne lui appartenait plus ; elle avait passé sous la domination des gouvernements laïques. Cependant le pouvoir spirituel conservait toutes ses prétentions, tout son éclat, toute son importance extérieure. Il lui arrivait ce qui est arrivé plus d’une fois aux vieux gouvernements. La plupart des plaintes qu’on formait contre lui n’étaient presque plus fondées. Il n’est pas vrai qu’au seizième siècle la cour de Rome fût très tyrannique ; il n’est pas vrai que les abus proprement dits y fussent plus nombreux, plus criants qu’il n’avaient été dans d’autres temps. Jamais peut-être, au contraire, le gouvernement ecclésiastique n’avait été plus facile, plus tolérant, plus disposé à laisser aller toutes choses, pourvu qu’on ne le mît pas lui-même en question, pourvu qu’on lui reconnût à peu près, sauf à les laisser inactifs, les droits dont il avait joui jusque là, qu’on lui assurât la même existence, qu’on lui payât les mêmes tributs. Il aurait laissé volontiers l’esprit humain tranquille, si l’esprit humain avait voulu en faire autant à son égard. Mais c’est précisément quand les gouvernements sont moins considérés, moins forts, quand ils font moins de mal, c’est alors qu’ils sont attaqués, parce que c’est alors qu’on le peut ; auparavant on ne le pouvait pas. Il est donc évident, par le seul examen de l’état de l’esprit humain à cette époque et de celui de son gouvernement, il est évident que le caractère de la réforme a dû être, je le répète, un élan nouveau de liberté, une grande insurrection de l’intelligence humaine. C’est là, n’en doutez pas, la cause dominante, la cause qui plane au dessus de toutes les autres ; cause supérieure à tous les intérêts, soit des nations, soit des souverains, supérieure également au besoin de réforme proprement dite, au besoin de redressement des griefs dont on se plaignait à cette époque. Je suppose qu’après les premières années de la réforme, lorsqu’elle eut déployé toutes ses prétentions, articulé tous ses griefs, je suppose que tout d’un coup le pouvoir spirituel en fût tombé d’accord et eût dit : eh bien, soit, je réforme tout ; je reviens à un ordre plus légal, plus religieux. Je supprime les vexations, l’arbitraire, les tributs ; même en matière de croyances, je modifie, j’explique, je retourne au sens primitif. Mais tous les griefs ainsi redressés, je garderai ma position ; je serai comme jadis le gouvernement de l’esprit humain, avec la même puissance, avec les mêmes droits. Croit-on que la révolution religieuse se fût contentée à ce prix et arrêtée dans son cours ? Je ne le pense point ; je crois fermement qu’elle aurait continué sa carrière, et qu’après avoir demandé la réforme, elle aurait demandé la liberté. La crise du seizième siècle n’était pas simplement réformatrice ; elle était essentiellement révolutionnaire. Il est impossible de lui enlever ce caractère, ses mérites et ses vices ; elle en a eu tous les effets. Jetons un coup d’oeil sur les destinées de la réforme ; voyons ce qu’elle a fait surtout et avant tout dans les différents pays où elle s’est développée. Remarquez qu’elle s’est développée dans des situations très diverses, au milieu de chances très inégales ; si nous trouvons que, malgré la diversité des situations, malgré l’inégalité des chances, elle a partout poursuivi un certain but, obtenu un certain résultat, conservé un certain caractère, il sera évident que ce caractère qui aura surmonté toutes les diversités de situation, toutes les inégalités de chance, doit être le caractère fondamental de l’événement ; que ce résultat doit être celui qu’il poursuivait essentiellement. Eh bien, partout où la révolution religieuse du seizième siècle a prévalu, si elle n’a pas opéré l’affranchissement complet de l’esprit humain, elle lui a procuré un nouveau et très grand accroissement de liberté. Elle a laissé sans doute la pensée soumise à toutes les chances de liberté ou de servitude des institutions politiques ; mais elle a aboli ou désarmé le pouvoir spirituel, le gouvernement systématique et redoutable de la pensée. C’est là le résultat qu’a atteint la réforme au milieu des combinaisons les plus diverses. En Allemagne, il n’y avait point de liberté politique ; la réforme ne l’a point introduite ; elle a plutôt fortifié qu’affaibli le pouvoir des princes ; elle a été plus contraire aux institutions libres du moyen âge que favorable à leur développement. Cependant elle a suscité et entretenu en Allemagne une liberté de la pensée plus grande peut-être que partout ailleurs. En Danemark, dans un pays où domine le pouvoir absolu, où il pénètre dans les institutions municipales, aussi bien que dans les institutions générales de l’état, là aussi, par l’influence de la réforme, la pensée s’est affranchie et s’exerce librement dans toutes les carrières. En Hollande, au milieu d’une république ; en Angleterre, sous la monarchie constitutionnelle, et malgré une tyrannie religieuse longtemps très dure, l’émancipation de l’esprit humain s’est également accomplie. Enfin, en France, dans la situation qui semblait la moins favorable aux effets de la révolution religieuse, dans un pays où elle a été vaincue, là même elle a été un principe d’indépendance et de liberté intellectuelle. Jusqu’en 1685, c’est-à-dire jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, la réforme a obtenu en France une existence légale. Pendant ce long espace de temps elle a écrit, elle a discuté, elle a provoqué ses adversaires à écrire, à discuter avec elle. Ce seul fait, cette guerre de pamphlets, de conférences, entre les anciennes et les nouvelles opinions, a répandu en France une liberté beaucoup plus réelle, beaucoup plus active qu’on ne le croit communément ; liberté qui a tourné au profit de la science, de la moralité, de l’honneur du clergé français, aussi bien qu’au profit de la pensée en général. Jetez les yeux, messieurs, sur les conférences de Bossuet avec Claude, sur toute la polémique religieuse de cette époque, et demandez-vous si Louis XIV eût supporté, sur toute autre matière, un pareil degré de liberté. C’est entre la réforme et le parti opposé qu’il y a eu le plus de liberté en France dans le dix-septième siècle. La pensée religieuse a été alors bien plus hardie, elle a traité les questions avec plus de franchise que la pensée politique de Fénelon lui-même dans le télémaque. cet état n’a cessé qu’à la révocation de l’édit de Nantes. Or de 1685 à l’explosion de l’esprit humain au dix-huitième siècle, il n’y a pas quarante ans ; et l’influence de la révolution religieuse en faveur de la liberté intellectuelle venait à peine de cesser quand celle de la révolution philosophique a commencé. Vous le voyez, messieurs, partout où la réforme a pénétré, partout où elle a joué un grand rôle, victorieuse ou vaincue, elle a eu pour résultat général, dominant, constant, un immense progrès dans l’activité et la liberté de la pensée, vers l’émancipation de l’esprit humain. Et non seulement la réforme a eu ce résultat, mais elle s’en est contentée ; là où elle l’a obtenu, elle n’en a guère cherché d’autre, tant c’était là le fond même de l’événement, son caractère primitif et fondamental ! Ainsi en Allemagne, loin de demander la liberté politique, elle a accepté, je ne voudrais pas dire la servitude politique, mais l’absence de la liberté. En Angleterre, elle a consenti la constitution hiérarchique du clergé, et la présence d’une église aussi abusive que l’ait jamais été l’église romaine, et beaucoup plus servile. Pourquoi la réforme, si passionnée, si roide, à certains égards, s’est-elle montrée là si facile, si souple ? Parce qu’elle obtenait le fait général auquel elle tendait, l’abolition du pouvoir spirituel, l’affranchissement de l’esprit humain. Je le répète, là où elle a atteint ce but, elle s’est accommodée à tous les régimes, à toutes les situations. Faisons maintenant la contre-épreuve de cet examen ; voyons ce qui est arrivé dans les pays où la révolution religieuse n’a pas pénétré, où elle a été étouffée de très bonne heure, où elle n’a pu prendre aucun développement. L’histoire répond que là l’esprit humain n’a pas été affranchi : deux grands pays, l’Espagne et l’Italie, peuvent l’attester. Tandis que dans les parties de l’Europe où la réforme a tenu une grande place, l’esprit humain a pris, dans les trois derniers siècles, une activité, une liberté jusque là inconnues, là où elle n’a pas pénétré, il est tombé, à la même époque, dans la mollesse et l’inertie ; en sorte que l’épreuve et la contre-épreuve ont été faites pour ainsi dire simultanément et donné le même résultat. L’élan de la pensée, l’abolition du pouvoir absolu dans l’ordre spirituel, c’est donc bien là le caractère essentiel de la réforme, le résultat le plus général de son influence, le fait dominant de sa destinée. Je dis le fait, et je le dis à dessein. L’émancipation de l’esprit humain a été en effet, dans le cours de la réforme, un fait plutôt qu’un principe, un résultat plus qu’une intention. La réforme a, je crois, en ceci, exécuté plus qu’elle n’avait entrepris, plus même peut-être qu’elle ne souhaitait. Au contraire de beaucoup d’autres révolutions qui sont restées fort en arrière de ce qu’elles avaient voulu, où l’événement a été très inférieur à la pensée, les conséquences de la réforme ont dépassé ses vues ; elle est plus grande comme événement que comme système ; ce qu’elle a fait, elle ne l’a pas complètement connu ; elle ne l’eût pas complètement avoué. Quels reproches adressent constamment à la réforme ses adversaires ? Lesquels de ses résultats lui jettent-ils en quelque sorte à la tête pour la réduire au silence ? Deux principaux : 1) la multiplicité des sectes, la licence prodigieuse des esprits, la destruction de toute autorité spirituelle, la dissolution de la société religieuse dans son ensemble ; 2) la tyrannie, la persécution. Vous provoquez la licence, a-t-on dit aux réformateurs, vous la produisez ; et quand elle est là, vous voulez la contenir, la réprimer. Et comment la réprimez-vous ? Par les moyens les plus durs, les plus violents. Vous aussi vous persécutez l’hérésie, et en vertu d’une autorité illégitime. Parcourez, résumez toutes les grandes attaques dirigées contre la réforme, en écartant les questions purement dogmatiques ; ce sont là les deux reproches fondamentaux auxquels elles se réduisent toujours. Le parti réformé en était très embarrassé. Quand on lui imputait la multiplicité des sectes, au lieu de l’avouer, au lieu de soutenir la légitimité de leur libre développement, il anathématisait les sectes, il s’en désolait, il s’en excusait. Le taxait-on de persécution ? Il se défendait avec quelque embarras ; il alléguait la nécessité ; il avait, disait-il, le droit de réprimer et de punir l’erreur, car il était en possession de la vérité ; ses croyances, ses institutions étaient seules légitimes ; si l’église romaine n’avait pas le droit de punir les réformés, c’est qu’elle avait tort contre eux. Et quand le reproche de persécution était adressé au parti dominant dans la réforme, non par ses ennemis, mais par ses propres enfants ; quand les sectes qu’il anathématisait lui disaient : nous faisons ce que vous avez fait ; nous nous séparons comme vous vous êtes séparés, il était encore plus embarrassé pour répondre, et ne répondait bien souvent que par un redoublement de rigueur. C’est qu’en effet, en travaillant à la destruction du pouvoir absolu dans l’ordre spirituel, la révolution religieuse du seizième siècle n’a pas connu les vrais principes de la liberté intellectuelle : elle affranchissait l’esprit humain, et prétendait encore à le gouverner par la loi ; en fait elle faisait prévaloir le libre examen ; en principe elle croyait substituer un pouvoir légitime à un pouvoir illégitime. Elle ne s’était point élevée jusqu’à la première raison, elle n’était point descendue jusqu’aux dernières conséquences de son oeuvre. Aussi est-elle tombée dans une double faute : d’une part elle n’a pas connu ni respecté tous les droits de la pensée humaine ; au moment où elle les réclamait pour son propre compte, elle les violait ailleurs ; d’autre part, elle n’a pas su mesurer, dans l’ordre intellectuel, les droits de l’autorité ; je ne dis pas de l’autorité coactive qui n’en saurait posséder aucun en pareille matière, mais de l’autorité purement morale, agissant sur les esprits seuls et par la seule voie de l’influence. Quelque chose manque, dans la plupart des pays réformés, à la bonne organisation de la société intellectuelle, à l’action régulière des opinions anciennes, générales. On n’a pas su concilier les droits et les besoins de la tradition avec ceux de la liberté ; et la cause en a été sans aucun doute dans cette circonstance que la réforme n’a pleinement compris et accepté ni ses principes ni ses effets. De là aussi pour elle un certain air d’inconséquence et d’esprit étroit qui souvent a donné prise et avantage sur elle à ses adversaires. Ceux-là savaient très bien ce qu’ils faisaient et ce qu’ils voulaient ; ceux-là remontaient aux principes de leur conduite et en avouaient toutes les conséquences. Il n’y a jamais eu de gouvernement plus conséquent, plus systématique que celui de l’église romaine. En fait, la cour de Rome a beaucoup transigé, beaucoup cédé, bien plus que la réforme ; en principe, elle a bien plus complètement adopté son propre système, tenu une conduite bien plus cohérente. C’est une grande force, messieurs, que cette pleine connaissance de ce qu’on fait, de ce qu’on veut, cette adoption complète et rationnelle d’une doctrine et d’un dessein. La révolution religieuse du seizième siècle en a donné dans son cours un éclatant exemple. Personne n’ignore que la principale puissance instituée pour lutter contre elle a été l’ordre des jésuites. Jetez un coup d’oeil sur leur histoire ; ils ont échoué partout ; partout où ils sont intervenus avec quelque étendue, ils ont porté malheur à la cause dont ils se sont mêlés. En Angleterre, ils ont perdu des rois ; en Espagne, des peuples. Le cours général des évènements, le développement de la civilisation moderne, la liberté de l’esprit humain, toutes ces forces contre lesquelles les jésuites étaient appelés à lutter, se sont dressées contre eux et les ont vaincus. Et non seulement ils ont échoué, mais rappelez-vous quels moyens ils ont été contraints d’employer. Point d’éclat, point de grandeur ; ils n’ont pas fait de brillants évènements, ils n’ont pas mis en mouvement de puissantes masses d’hommes ; ils ont agi par des voies souterraines, obscures, subalternes, par des voies qui n’étaient nullement propres à frapper l’imagination, à leur concilier cet intérêt public qui s’attache aux grandes choses, quels qu’en soient le principe et le but. Le parti contre lequel ils luttaient, au contraire, non seulement a vaincu, mais il a vaincu avec éclat ; il a fait de grandes choses, et par de grands moyens ; il a soulevé les peuples ; il a semé en Europe de grands hommes ; il a changé, à la face du soleil, le sort et la forme des états. Tout en un mot a été contre les jésuites, et la fortune et les apparences ; ni le bon sens qui veut le succès, ni l’imagination qui a besoin d’éclat, n’ont été satisfaites par leur destinée. Et pourtant, rien n’est plus certain, ils ont eu de la grandeur ; une grande idée s’attache à leur nom, à leur influence, à leur histoire. C’est qu’ils ont su ce qu’ils faisaient, ce qu’ils voulaient ; c’est qu’ils ont eu pleine et claire connaissance des principes d’après lesquels ils agissaient, du but auquel ils tendaient ; c’est-à-dire qu’ils ont eu la grandeur de la pensée, la grandeur de la volonté ; et elle les a sauvés du ridicule qui s’attache à des revers obstinés et à de misérables moyens. Là, au contraire, où l’événement a été plus grand que la pensée, là où paraît manquer la connaissance des premiers principes et des derniers résultats de l’action, il est resté quelque chose d’incomplet, d’inconséquent, d’étroit, qui a placé les vainqueurs mêmes dans une sorte d’infériorité rationnelle, philosophique, dont l’influence s’est quelquefois fait sentir dans les évènements. C’est là, je pense, dans la lutte de l’ancien ordre spirituel contre l’ordre nouveau, le côté faible de la réforme, ce qui a souvent embarrassé sa situation, ce qui l’a empêchée de se défendre aussi bien qu’elle en avait le droit. Je pourrais, messieurs, considérer avec vous la révolution religieuse du seizième siècle sous beaucoup d’autres aspects. Je n’ai rien dit et n’ai rien à dire de son côté purement dogmatique, de ce qu’elle a fait dans la religion proprement dite, et quant aux rapports de l’âme humaine avec Dieu et l’éternel avenir ; mais je pourrais vous la montrer dans la variété de ses rapports avec l’ordre social, amenant partout des résultats d’une importance immense. Par exemple elle a rappelé la religion au milieu des laïques, dans le monde des fidèles ; jusque là la religion était, pour ainsi dire, le domaine exclusif du clergé, de l’ordre ecclésiastique ; il en distribuait les fruits, mais disposait seul du fond, avait presque seul le droit d’en parler. La réforme a fait rentrer les croyances religieuses dans la circulation générale ; elle a rouvert aux fidèles le champ de la foi, où ils n’avaient plus droit d’entrer. Elle a eu en même temps un second résultat ; elle a banni, ou à peu près, la religion de la politique ; elle a rendu l’indépendance au pouvoir temporel. Au même moment où elle rentrait, pour ainsi dire, dans la possession des fidèles, la religion est sortie du gouvernement de la société. Dans les pays réformés, malgré la diversité des constitutions ecclésiastiques, en Angleterre même, où cette constitution est plus voisine de l’ancien ordre de choses, le pouvoir spirituel n’a plus aucune prétention sérieuse de diriger le pouvoir temporel. Je pourrais énumérer beaucoup d’autres conséquences de la réforme, mais il faut se borner, et je me contente d’avoir mis sous vos yeux son principal caractère, l’émancipation de l’esprit humain, l’abolition du pouvoir absolu dans l’ordre spirituel ; abolition qui n’a pas été complète, sans doute, le plus grand pas pourtant qui, jusqu’à nos jours, eût été fait dans cette voie. Avant de finir, je vous prie de remarquer quelle frappante similitude de destinée se rencontre, dans l’histoire de l’Europe moderne, entre la société religieuse et la société civile, dans les révolutions qu’elles ont eu à subir. La société chrétienne a commencé, nous l’avons vu quand j’ai parlé de l’église, par être une société parfaitement libre, formée uniquement au nom d’une croyance commune, sans institutions, sans gouvernement proprement dit, réglée seulement par des pouvoirs moraux et mobiles, selon les besoins du moment. La société civile a commencé pareillement en Europe, en partie du moins, par des bandes de barbares ; société parfaitement libre, où chacun restait, parce qu’il le voulait, sans lois ni pouvoirs institués. Au sortir de cet état, qui ne pouvait se concilier avec un grand développement social, la société religieuse se place sous un gouvernement essentiellement aristocratique ; c’est le corps du clergé, ce sont les évêques, les conciles, l’aristocratie ecclésiastique qui la gouvernent. Un fait de même nature arrive dans la société civile, au sortir de la barbarie ; c’est également l’aristocratie, la féodalité laïque qui s’empare de la domination. La société religieuse sort de la forme aristocratique pour entrer dans celle de la monarchie pure : c’est le sens du triomphe de la cour de Rome sur les conciles et sur l’aristocratie ecclésiastique européenne. La même révolution s’accomplit dans la société civile ; c’est également par la destruction du pouvoir aristocratique que la royauté prévaut et prend possession du monde européen. Au seizième siècle, dans le sein de la société religieuse, une insurrection éclate contre le système de la monarchie pure, contre le pouvoir absolu dans l’ordre spirituel. Cette révolution amène, consacre, établit en Europe le libre examen. De nos jours nous avons vu, dans l’ordre civil, un même événement. Le pouvoir absolu temporel est également attaqué, vaincu. Vous le voyez ; les deux sociétés ont traversé les mêmes vicissitudes, ont subi les mêmes révolutions ; seulement la société religieuse a toujours été en avant dans cette carrière. Nous voilà, messieurs, en possession d’un des grands faits de la société moderne, le libre examen, la liberté de l’esprit humain. Nous voyons en même temps prévaloir à peu près partout la centralisation politique. Je traiterai dans ma prochaine leçon de la révolution d’Angleterre, c’est-à-dire de l’événement où le libre examen et la monarchie pure, résultats l’un et l’autre du progrès de la civilisation, se sont trouvés pour la première fois en présence. |