COURS D'HISTOIRE MODERNE

PREMIER COURS - 1828.

Histoire générale de la civilisation en Europe, depuis le chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française.

Neuvième leçon — 13 juin.

 

 

Messieurs,

J’ai essayé, dans notre dernière réunion, de déterminer le caractère essentiel et distinctif de la société moderne comparée à la société européenne primitive ; j’ai cru le reconnaître dans ce fait que tous les éléments de l’état social, d’abord nombreux et divers, se sont réduits à deux, le gouvernement d’une part, le peuple de l’autre. Au lieu de rencontrer comme forces dominantes, comme premiers acteurs de l’histoire, la noblesse féodale, le clergé, des rois, des bourgeois, des colons, des serfs, nous ne trouvons plus dans l’Europe moderne que deux grandes figures qui occupent seules la scène historique, le gouvernement et le pays.

Si tel est le fait auquel a abouti la civilisation européenne, tel est aussi le but vers lequel nous devons tendre, où nos recherches doivent nous conduire. Il faut que nous voyions naître, se développer, s’affermir progressivement ce grand résultat. Nous sommes entrés dans l’époque à laquelle on peut faire remonter son origine : c’est, vous l’avez vu, entre le douzième et le seizième siècle que s’est opéré en Europe le travail lent et caché qui a amené notre société à cette nouvelle forme, à cet état définitif. Nous avons également étudié le premier grand événement qui, à mon avis, ait poussé clairement et puissamment l’Europe dans cette voie, les croisades.

Vers la même époque, à peu près au moment où éclataient les croisades, commença à grandir l’institution qui a peut-être le plus contribué à la formation de la société moderne, à cette fusion de tous les éléments sociaux en deux forces, le gouvernement et le peuple ; c’est la royauté.

Il est évident que la royauté a joué un rôle immense dans l’histoire de la civilisation européenne ; un coup d’oeil sur les faits suffit pour s’en convaincre ; on voit le développement de la royauté marcher du même pas, pour ainsi dire, au moins pendant longtemps, que celui de la société elle-même : les progrès sont communs. Et non seulement les progrès sont communs ; mais toutes les fois que la société avance vers son caractère définitif et moderne, la royauté paraît grandir et prospérer ; si bien que, lorsque l’oeuvre est consommée, lorsqu’il ne reste plus, ou à peu près, dans les grands états de l’Europe, d’autre influence importante et décisive que celle du gouvernement et du public, c’est la royauté qui est le gouvernement.

Et il en est arrivé ainsi non seulement en France, où le fait est évident, mais dans la plupart des pays de l’Europe : un peu plus tôt ou un peu plus tard, sous des formes un peu différentes, l’histoire de la société en Angleterre, en Espagne, en Allemagne, nous offre le même résultat. En Angleterre, par exemple, c’est sous les Tudor que les anciens éléments particuliers et locaux de la société anglaise se dénaturent, se fondent, et cèdent la place au système des pouvoirs publics ; c’est aussi le moment de la plus grande influence de la royauté. Il en a été de même en Allemagne, en Espagne, dans tous les grands états européens.

Si nous sortons de l’Europe, si nous portons nos regards sur le reste du monde, nous serons frappés d’un fait analogue ; partout nous trouverons la royauté occupant une grande place apparaissant comme l’institution peut-être la plus générale, la plus permanente, comme la plus difficile à prévenir là où elle n’existe pas encore, à extirper là où elle a existé. De temps immémorial elle possède l’Asie. À la découverte de l’Amérique, on y a trouvé tous les grands états, avec des combinaisons différentes, soumis au régime monarchique. Quand on pénètre dans l’intérieur de l’Afrique, là où se rencontrent des nations un peu étendues, c’est ce régime qui prévaut. Et non seulement la royauté a pénétré partout, mais elle s’est accommodée aux situations les plus diverses, à la civilisation et à la barbarie, aux moeurs les plus pacifiques, en Chine, par exemple, et à celles où la guerre, où l’esprit militaire domine. Elle s’est établie tantôt au sein du régime des castes, dans les sociétés les plus rigoureusement classées, tantôt au milieu d’un régime d’égalité, dans les sociétés les plus étrangères à toute classification légale et permanente. Souvent despotique et oppressive, ailleurs favorable aux progrès de la civilisation et même de la liberté, il semble que ce soit une tête qui se puisse placer sur une multitude de corps différents, un fruit qui puisse naître des germes les plus divers.

Dans ce fait, messieurs, nous pourrions découvrir beaucoup de conséquences importantes et curieuses. Je n’en veux prendre que deux : la première, c’est qu’il est impossible qu’un tel résultat soit le fruit du pur hasard, de la force ou de l’usurpation seule ; il est impossible qu’il n’y ait pas entre la nature de la royauté considérée comme institution et la nature, soit de l’homme individuel, soit de la société humaine, une profonde et puissante analogie. Sans doute la force est mêlée à l’origine de l’institution ; sans doute elle a eu beaucoup de part à ses progrès ; mais toutes les fois que vous rencontrez un résultat comme celui-ci, toutes les fois que vous voyez un grand événement se développer ou se reproduire pendant une longue série de siècles, et au milieu de tant de situations différentes, ne l’attribuez jamais à la force. La force joue un grand rôle, un rôle de tous les jours dans les affaires humaines ; elle n’en est point le principe, le mobile supérieur : au dessus de la force et du rôle qu’elle joue plane toujours une cause morale qui décide de l’ensemble des choses. Il en est de la force dans l’histoire des sociétés comme du corps dans l’histoire de l’homme. Le corps tient à coup sûr une grande place dans la vie de l’homme, cependant il n’en est point le principe. La vie y circule et n’en émane point. Tel est aussi le jeu des sociétés humaines : quelque rôle qu’y joue la force, ce n’est pas la force qui les gouverne, qui préside souverainement à leur destinée ; ce sont des idées, des influences morales qui se cachent sous les accidents de la force, et règlent le cours des sociétés. À coup sûr c’est une cause de ce genre, et non la force, qui a fait la fortune de la royauté.

Un second fait qui n’est guère moins important à remarquer, c’est la flexibilité de l’institution, sa faculté de se modifier, de s’adapter à une multitude de circonstances diverses. Remarquez le contraste : sa forme est unique, permanente, simple ; elle n’offre point cette variété prodigieuse de combinaisons qui se rencontre dans d’autres institutions ; et cependant elle s’approprie aux sociétés qui se ressemblent le moins. Il faut évidemment qu’elle admette une grande diversité, qu’elle se rattache, soit dans l’homme, soit dans la société, à beaucoup d’éléments et de principes différents.

C’est pour n’avoir pas considéré l’institution de la royauté dans toute son étendue ; pour n’avoir pas, d’une part, pénétré jusqu’à son principe propre et constant, à ce qui fait son essence et subsiste quelles que soient les circonstances auxquelles elle s’applique ; et de l’autre, pour n’avoir pas tenu compte de toutes les variations auxquelles elle se prête, de tous les principes avec lesquels elle peut entrer en alliance ; c’est, dis-je, pour n’avoir pas considéré la royauté sous ce double et vaste point de vue, qu’on n’a pas toujours bien compris son rôle dans l’histoire du monde, qu’on s’est souvent trompé sur sa nature et ses effets.

C’est là le travail que je voudrais faire avec vous, et de manière à nous rendre un compte complet et précis des effets de cette institution dans l’Europe moderne, soit qu’ils aient découlé de son principe propre ou des modifications qu’elle a subies.

Nul doute, messieurs, que la force de la royauté, cette puissance morale qui est son vrai principe, ne réside point dans la volonté propre, personnelle, de l’homme momentanément roi ; nul doute que les peuples, en l’acceptant comme institution, les philosophes en la soutenant comme système, n’ont point cru, n’ont point voulu accepter l’empire de la volonté d’un homme, essentiellement étroite, arbitraire, capricieuse, ignorante.

La royauté est toute autre chose que la volonté d’un homme, quoiqu’elle se présente sous cette forme. Elle est la personnification de la souveraineté de droit, de cette volonté essentiellement raisonnable, éclairée, juste, impartiale, étrangère et supérieure à toutes les volontés individuelles, et qui, à ce titre, a droit de les gouverner. Tel est le sens de la royauté dans l’esprit des peuples, tel est le motif de leur adhésion.

Est-il vrai, messieurs, qu’il y ait une souveraineté de droit, une volonté qui ait droit de gouverner les hommes ? Il est certain qu’ils y croient ; car ils cherchent, et ils ont constamment cherché, et ils ne peuvent pas ne pas chercher à se placer sous son empire. Concevez je ne dis pas un peuple, mais la moindre réunion d’hommes ; concevez-la soumise à un souverain qui ne le soit que de fait, à une force qui n’ait aucun droit que celui de la force, qui ne gouverne pas à titre de raison, de justice, de vérité ; à l’instant la nature humaine se révolte contre une telle supposition : il faut qu’elle croie au droit. C’est le souverain de droit qu’elle cherche, c’est le seul auquel l’homme consente à obéir. Qu’est-ce que l’histoire sinon la démonstration de ce fait universel ? Que sont la plupart des luttes qui travaillent la vie des peuples sinon un ardent effort vers le souverain de droit, afin de se placer sous son empire ? Et non seulement les peuples, mais les philosophes croient fermement à son existence, et le cherchent incessamment. Que sont tous les systèmes de philosophie politique sinon la recherche du souverain de droit ? Que traitent-ils sinon la question de savoir qui a droit de gouverner la société ? Prenez les systèmes théocratique, monarchique, aristocratique, démocratique, tous se vantent d’avoir découvert en qui réside la souveraineté de droit ; tous promettent à la  société de la placer sous la loi de son maître légitime. Je le répète, c’est là le but de tous les travaux des philosophes, comme de tous les efforts des nations.

Comment les uns et les autres ne croiraient-ils pas au souverain de droit ? Comment ne le chercheraient-ils pas constamment ? Prenez les suppositions les plus simples ; qu’il y ait un acte quelconque à accomplir, une action quelconque à exercer soit sur la société dans son ensemble, soit sur quelques uns de ses membres, soit sur un seul ; il y a toujours évidemment une règle de cette action, une volonté légitime à suivre, à appliquer. Soit que vous pénétriez dans les moindres détails de la vie sociale, soit que vous vous éleviez à ses plus grands évènements, partout vous rencontrerez une vérité à découvrir, une loi rationnelle à faire passer dans les réalités. C’est là ce souverain de droit, vers lequel les philosophes et les peuples n’ont pas cessé et ne peuvent cesser d’aspirer.

Jusqu’à quel point le souverain de droit peut-il être représenté d’une façon générale et permanente par une force terrestre, par une volonté humaine ? Qu’y a-t-il de nécessairement faux et dangereux dans une telle supposition ? Que faut-il penser en particulier de la personnification de la souveraineté de droit sous l’image de la royauté ? à quelles conditions, dans quelles limites cette personnification est-elle admissible ? Grandes questions que je n’ai point à traiter ici, mais que je ne puis me dispenser d’indiquer, et sur lesquelles je dirai un mot en passant.

J’affirme, et le plus simple bon sens le reconnaît, que la souveraineté de droit, complète et permanente, ne peut appartenir à personne ; que toute attribution de la souveraineté de droit, à une force humaine quelconque, est radicalement fausse et dangereuse. De là vient la nécessité de la limitation de tous les pouvoirs, quels que soient leurs noms et leurs formes ; de là l’illégitimité radicale de tout pouvoir absolu quelle que soit son origine, conquête, hérédité ou élection. On peut différer sur les meilleurs moyens de chercher le souverain de droit ; ils varient selon les lieux et les temps ; mais en aucun lieu, en aucun temps, aucun pouvoir ne saurait légitimement être possesseur indépendant de cette souveraineté.

Ce principe posé, il n’en est pas moins certain que la royauté, dans quelque système qu’on la considère, se présente comme la personnification du souverain de droit. écoutez le système théocratique : il vous dira que les rois sont l’image de Dieu sur la terre, ce qui ne veut pas dire autre chose sinon qu’ils sont la personnification de la souveraine justice, vérité, bonté. Adressez-vous aux jurisconsultes : ils vous répondront que le roi, c’est la loi vivante ; ce qui veut dire encore que le roi est la personnification du souverain de droit, de la loi juste, qui a droit de gouverner la société. Interrogez la royauté elle-même dans le système de la monarchie pure : elle vous dira qu’elle est la personnification de l’état, de l’intérêt général. Dans quelque alliance, dans quelque situation que vous la considériez, vous la trouverez toujours se résumant dans la prétention de représenter, de reproduire ce souverain de droit, seul capable de gouverner légitimement la société.

Il n’y a pas lieu de s’en étonner. Quels sont les caractères du souverain de droit, les caractères qui dérivent de sa nature même ? D’abord il est unique ; puisqu’il n’y a qu’une vérité, une justice, il ne peut y avoir qu’un souverain de droit. Il est de plus permanent, toujours le même : la vérité ne change point. Il est placé dans une situation supérieure, étrangère à toutes les vicissitudes, à toutes les chances de ce monde ; il n’est du monde en quelque sorte que comme spectateur et comme juge : c’est là son rôle. Eh bien ! Messieurs, ces caractères rationnels, naturels du souverain de droit, c’est la royauté qui les reproduit extérieurement sous la forme la plus sensible, qui en paraît la plus fidèle image. Ouvrez l’ouvrage où M Benjamin Constant a si ingénieusement représenté la royauté comme un pouvoir neutre, un pouvoir modérateur, élevé au dessus des accidents, des luttes de la société, et n’intervenant que dans les grandes crises. N’est-ce pas là, pour ainsi dire, l’attitude du souverain de droit dans le gouvernement des choses humaines ? Il faut qu’il y ait dans cette idée quelque chose de très propre à frapper les esprits, car elle a passé avec une rapidité singulière des livres dans les faits. Un souverain en a fait, dans la constitution du Brésil, la base même de son trône ; la royauté y est représentée comme pouvoir modérateur, élevé au dessus des pouvoirs actifs, comme spectateur et juge.

Sous quelque point de vue que vous considériez l’institution, en la comparant au souverain de droit, vous trouverez que la ressemblance extérieure est grande, et qu’il est naturel qu’elle ait frappé l’esprit des hommes. Aussi toutes les fois que leur réflexion ou leur imagination se sont tournées de préférence vers la contemplation ou l’étude de la nature du souverain de droit, de ses caractères essentiels, ils ont incliné vers la royauté ; ainsi dans les temps de prépondérance des idées religieuses, la contemplation habituelle de la nature de Dieu a poussé les hommes vers le système monarchique. De même, quand les jurisconsultes ont dominé dans la société, l’habitude d’étudier, sous le nom de loi, la nature du souverain de droit, a été favorable au dogme de sa personnification dans la royauté. L’application attentive de l’esprit humain à contempler la nature et les qualités du souverain de droit, quand d’autres causes n’en sont pas venues détruire l’effet, a toujours donné force et crédit à la royauté qui en offrait l’image.

Il y a en outre des temps particulièrement favorables à cette personnification ; ce sont les temps où les forces individuelles se déploient dans le monde avec tous leurs hasards et leurs caprices, les temps où l’égoïsme domine dans les individus, soit par ignorance et brutalité, soit par corruption. Alors la société, livrée au combat des volontés personnelles, et ne pouvant s’élever par leur libre concours à une volonté commune, générale, qui les rallie et les soumette, aspire avec passion vers un souverain auquel tous les individus soient obligés de se soumettre ; et dès qu’il se présente quelque institution qui porte quelques uns des caractères du souverain de droit et promet à la société son empire, la société s’y rallie avec un avide empressement, comme des proscrits se réfugient dans l’asile d’une église. C’est là ce qui s’est vu dans les temps de jeunesse désordonnée des peuples, comme ceux que nous venons de parcourir. La royauté convient merveilleusement à ces époques d’anarchie forte et féconde, pour ainsi dire, où la société aspire à se former, à se régler, et n’y sait pas parvenir par l’accord libre des volontés individuelles. Il y a d’autres temps où, par une cause toute contraire, elle a le même mérite. Pourquoi le monde romain, si près de se dissoudre à la fin de la république, a-t-il subsisté encore près de quinze siècles, sous le nom de cet empire qui n’a été après tout qu’une continuelle décadence, une longue agonie ? La royauté seule a pu produire un tel effet ; seule elle pouvait contenir une société que l’égoïsme tendait sans cesse à détruire. Le pouvoir impérial a lutté pendant quinze siècles contre la ruine du monde romain.

Ainsi il y a des temps où la royauté peut seule retarder la dissolution de la société, des temps, où elle peut seule accélérer sa formation. Et dans les deux cas, c’est parce qu’elle représente plus clairement, plus puissamment que toute autre forme, le souverain de droit, qu’elle exerce sur les évènements ce pouvoir.

Sous quelque point de vue que vous considériez l’institution, à quelque époque que vous la preniez, vous reconnaîtrez donc, messieurs, que son caractère essentiel, son principe moral, son véritable sens, son sens intime, ce qui fait sa force, c’est, je le répète, d’être l’image, la personnification, l’interprète présumé de cette volonté unique, supérieure, essentiellement légitime, qui a seule droit de gouverner la société.

Considérons maintenant la royauté sous le second point de vue, c’est-à-dire dans sa flexibilité, dans la variété des rôles qu’elle a joués, et des effets qu’elle a produits ; il faut que nous en rendions raison, que nous en déterminions les causes.

Nous avons ici un avantage ; nous pouvons rentrer sur-le-champ dans l’histoire et dans notre histoire. Par un concours de circonstances singulières, il est arrivé que, dans l’Europe moderne, la royauté a revêtu tous les caractères sous lesquels elle s’était montrée dans l’histoire du monde. Si je puis me servir d’une expression géométrique, la royauté européenne a été en quelque sorte la résultante de toutes les espèces de royauté possibles. Je vais parcourir son histoire du cinquième au douzième siècle ; vous verrez sous combien d’aspects divers elle se présente, et à quel point nous retrouvons partout ce caractère de variété, de complication, de lutte, qui appartient à toute la civilisation européenne.

Au cinquième siècle, au moment de la grande invasion des germains, deux royautés sont en présence : la royauté barbare et la royauté impériale, celle de Clovis et celle de Constantin ; l’une et l’autre bien différentes de principes et d’effets.

La royauté barbare est essentiellement élective : les rois germains sont élus, quoique leur élection n’ait point lieu dans les formes auxquelles nous sommes habitués à attacher cette idée ; ce sont des chefs militaires, tenus de faire accepter librement leur pouvoir par un grand nombre de compagnons qui leur obéissent comme aux plus braves, aux plus habiles. L’élection est la vraie source de la royauté barbare, son caractère primitif, essentiel.

Ce n’est pas que ce caractère, au cinquième siècle, ne soit déjà un peu modifié, que des éléments différents ne se soient introduits dans la royauté. Les diverses peuplades avaient leurs chefs depuis un certain temps ; des familles s’étaient élevées plus accréditées, plus considérables, plus riches que les autres. De là un commencement d’hérédité ; le chef n’était guère élu hors de ces familles. Premier principe différent qui vient s’associer au principe dominant de l’élection.

Une autre idée, un autre élément a déjà pénétré aussi dans la royauté barbare, c’est l’élément religieux. On trouve chez quelques uns des peuples barbares, par exemple, chez les goths, la conviction que les familles de leurs rois descendent des familles de leurs dieux, ou des héros dont on a fait des dieux, d’Odin, par exemple. C’est la situation des rois d’Homère, issus des dieux ou des demi-dieux, et, à ce titre, objets d’une sorte de vénération religieuse, malgré les limites de leur pouvoir. Telle était, au cinquième siècle, la royauté barbare, déjà diverse et flottante quoique son principe primitif dominât encore.

Je prends la royauté romaine, impériale ; celle-ci est tout autre chose ; c’est la personnification de l’état, l’héritière de la souveraineté et de la majesté du peuple romain. Considérez la royauté d’Auguste, de Tibère ; l’empereur est le représentant du sénat, des comices, de la république tout entière ; il lui succède, elle est venue se résumer dans sa personne. Qui ne le reconnaîtrait à la modestie du langage des premiers empereurs, de ceux du moins qui étaient hommes de sens, et comprenaient leur situation ? Ils se sentent en présence du peuple souverain naguère et qui a abdiqué en leur faveur ; ils lui parlent comme ses représentants, comme ses ministres. Mais en fait, ils exercent tout le pouvoir du peuple, et avec la plus redoutable intensité. Une telle transformation, messieurs, nous est aisée à comprendre ; nous y avons assisté nous-mêmes ; nous avons vu la souveraineté passer du peuple dans un homme ; c’est l’histoire de Napoléon. Celui-là aussi a été une personnification du peuple souverain ; il le disait sans cesse ; il disait : qui a été élu comme moi par dix-huit millions d’hommes ? Qui est comme moi le représentant du peuple ? et quand sur ses monnaies on lisait d’un côté république française, de l’autre Napoléon, empereur,  qu’était-ce donc sinon le fait que je décris, le peuple devenu roi ?

Tel était, messieurs, le caractère fondamental de la royauté impériale ; elle l’a gardé pendant les trois premiers siècles de l’empire : c’est même sous Dioclétien seulement qu’elle a pris sa forme définitive et complète. Elle était cependant alors sur le point de subir un grand changement : une nouvelle royauté était près de paraître. Le christianisme travaillait depuis trois siècles à introduire dans l’empire l’élément religieux. Ce fut sous Constantin qu’il réussit, non à le faire prévaloir, mais à lui faire jouer un grand rôle. Ici la royauté se présente sous un tout autre aspect ; elle n’a point son origine sur la terre : le prince n’est pas le représentant de la souveraineté publique ; il est l’image de Dieu, son représentant, son délégué. Le pouvoir lui vient de haut en bas, tandis que, dans la royauté impériale, le pouvoir avait monté de bas en haut. Ce sont deux situations toutes différentes, et qui ont des résultats tous différents. Les droits de la liberté, les garanties politiques sont difficiles à combiner avec le principe de la royauté religieuse ; mais le principe lui-même est élevé, moral, salutaire. Voici l’idée qu’on se formait du prince au septième siècle, dans le système de la royauté religieuse. Je la puise dans les canons du concile de Tolède.

Le roi est dit roi (rex) de ce qu’il gouverne justement (rectè). S'il agit avec justice (rectè), il possède légitimement le nom de roi ; s'il agit avec injustice, il le perd misérablement. Nos pères disaient donc avec raison : rex ejus eris si recta facis ; si autem non facis, non eris. Les deux principales vertus royales son la justice et la vérité (la science de la vérité, la raison).

La puissance royale est tenue, comme la totalité des peuples, au respect des lois... Obéissant aux volontés du ciel, nous donnons, à nous comme à nos sujets, des lois sages auxquelles notre propre grandeur et celle de nos successeurs est tenue d'obéir, aussi bien que toute la population de notre royaume...

Dieu, le créateur de toutes choses, en disposant la structure du corps humain, a élevé la tête en haut, et a voulu que de là partissent les nerfs de tous les membres. Et il a placé dans la tête le flambeau des yeux afin que de là fussent vues toutes les choses qui pouvaient nuire. Et il a établi le pouvoir de l'intelligence, en le chargeant de gouverner tous les membres et de régler sagement leur action... Il faut donc régler d'abord ce qui regarde les princes, veiller à leur sûreté, protéger leur vie, et ordonner ensuite ce qui touche les peuples, de telle sorte qu'en garantissant, comme il convient, la sûreté des rois, on garantisse en même temps et d'autant mieux celle des peuples[1].

Mais, dans le système de la royauté religieuse, s’introduit presque toujours un autre élément que la royauté elle-même. Un pouvoir nouveau prend place à côté d’elle, un pouvoir plus rapproché de Dieu, de la source dont la royauté émane, que la royauté elle-même ; c’est le clergé, le pouvoir ecclésiastique qui vient s’interposer entre Dieu et les rois, entre les rois et les peuples ; en sorte que la royauté, image de la divinité, court la chance de tomber au rang d’instrument des interprètes humains de la volonté divine. Nouvelle cause de diversité dans les destinées et les effets de l’institution.

Voici donc quelles étaient, au cinquième siècle, les diverses royautés qui se manifestaient sur les ruines de l’empire romain : la royauté barbare, la royauté impériale, et la royauté religieuse naissante. Leurs fortunes furent diverses comme leurs principes.

En France, sous la première race, la royauté barbare prévaut ; il y a bien quelques tentatives du clergé pour lui imprimer le caractère impérial ou le caractère religieux ; mais l’élection, dans la famille royale, avec quelque mélange d’hérédité et d’idées religieuses, demeure dominante.

En Italie, parmi les Ostrogoths, la royauté impériale dompte les coutumes barbares. Théodoric se porte le successeur des empereurs. Il suffit de lire Cassiodore pour reconnaître ce caractère de son gouvernement.

En Espagne la royauté paraît plus religieuse qu’ailleurs ; comme les conciles de Tolède sont, je ne dirai pas les maîtres, mais le pouvoir influent, le caractère religieux domine, sinon dans le gouvernement proprement dit des rois Visigoths, du moins dans les lois que le clergé leur inspire, et le langage qu’il leur fait parler.

En Angleterre, parmi les saxons, les mœurs barbares subsistent presque entières. Les royaumes de l’heptarchie ne sont guère que les domaines de bandes diverses ayant chacune son chef. L’élection militaire est plus évidente là que partout ailleurs. La royauté anglo-saxonne est le type le plus fidèle de la royauté barbare.

Ainsi, du cinquième au septième siècle, en même temps que les trois sortes de royauté se manifestent dans les faits généraux, l’une ou l’autre prévaut, selon les circonstances, dans les différents états de l’Europe.

Le chaos était tel à cette époque que rien de général ni de permanent ne pouvait s’établir ; et de vicissitude en vicissitude nous arrivons au huitième siècle sans que la royauté ait pris nulle part un caractère définitif.

Vers le milieu du huitième siècle et avec le triomphe de la seconde race des rois francs, les évènements se généralisent, s’éclaircissent ; comme ils s’accomplissent sur une plus grande échelle ; on les comprend mieux, ils ont plus de résultat. Vous allez voir dans un court espace de temps les diverses royautés se succéder et se combiner avec éclat.

Au moment où les carlovingiens remplacent les mérovingiens, un retour de la royauté barbare est visible ; l’élection y reparaît. Pépin se fait élire à Soissons. Quand les premiers carlovingiens donnent des royaumes à leurs fils, ils ont soin de les faire accepter par les grands des états qu’ils leur assignent ; quand ils font un partage, ils veulent qu’il soit sanctionné dans les assemblées nationales. En un mot, le principe électif, sous la forme de l’acceptation populaire, reprend quelque réalité. Vous vous rappelez que ce changement de dynastie fut comme une nouvelle invasion des germains dans l’occident de l’Europe, et ramena quelque ombre de leurs anciennes institutions, de leurs anciennes moeurs.

En même temps nous voyons le principe religieux s’introduire plus clairement dans la royauté, et y jouer un plus grand rôle. Pépin est reconnu et sacré par le pape ; il a besoin de la sanction religieuse ; c’est déjà une grande force, il la recherche. Charlemagne a le même soin ; la royauté religieuse se développe. Cependant sous Charlemagne, ce n’est pas ce caractère qui y domine ; la royauté impériale est évidemment celle qu’il tente de ressusciter. Quoiqu’il s’allie étroitement avec le clergé, il s’en sert et n’en est point l’instrument. L’idée d’un grand état, d’une grande unité politique, la résurrection de l’empire romain est l’idée favorite, le rêve du règne de Charlemagne.

Il meurt, Louis Le Débonnaire lui succède ; il n’est personne qui ne sache quel caractère revêt momentanément le pouvoir royal ; le roi tombe entre les mains du clergé qui le censure, le dépose, le rétablit, le gouverne ; la royauté religieuse subordonnée semble près de s’établir.

Ainsi, du milieu du huitième au milieu du neuvième siècle, la diversité des trois sortes de royauté se manifeste dans des évènements considérables, rapprochés, clairs.

Après la mort de Louis Le Débonnaire, dans la dissolution où tombe l’Europe, les trois sortes de royauté disparaissent à peu près également : tout se confond. Au bout d’un certain temps, quand le régime féodal a prévalu, une quatrième royauté se présente, différente de toutes celles que nous avons vues jusqu’à présent, c’est la royauté féodale. Celle-ci est confuse, et très difficile à définir. On a dit que le roi, dans le régime féodal, était le suzerain des suzerains, le seigneur des seigneurs ; qu’il tenait par des liens assurés, de degrés en degrés, à la société tout entière, et qu’en appelant autour de lui ses vassaux, puis les vassaux de ses vassaux, et ainsi de suite, il appelait tout le peuple et se montrait vraiment roi. Je ne nie point que ce ne soit là la théorie de la royauté féodale ; mais c’est une pure théorie, qui n’a jamais gouverné les faits. Cette influence générale du roi par la voie d’une organisation hiérarchique, ces liens qui unissent la royauté à la société féodale tout entière, ce sont là des rêves de publicistes. En fait, la plupart des seigneurs féodaux étaient à cette époque complètement indépendants de la royauté ; un grand nombre la connaissaient à peine de nom, et n’avaient que peu ou point de relations avec elle : toutes les souverainetés étaient locales, indépendantes. Le nom du roi, porté par l’un des seigneurs féodaux, exprime moins un fait qu’un souvenir.

C’est dans cet état que la royauté se présente dans le cours du dixième et du onzième siècle. Au douzième, avec le règne de Louis Le Gros, les choses commencent à changer de face ; on entend parler plus souvent du roi : son influence pénètre dans des lieux où naguères elle n’intervenait jamais ; son rôle est plus actif dans la société. Si l’on cherche à quel titre, on ne reconnaît aucun des titres dont jusque-là la royauté avait coutume de se prévaloir. Ce n’est pas comme héritière des empereurs, à titre de royauté impériale, qu’elle s’agrandit et prend plus de consistance. Ce n’est pas non plus en vertu d’une élection, ni comme émanation de la puissance divine : toute apparence élective a disparu ; le principe de l’hérédité du trône prévaut définitivement ; et quoique la religion sanctionne l’avènement des rois, les esprits ne paraissent pas du tout préoccupés du caractère religieux de la royauté de Louis Le Gros.  Un élément nouveau, un caractère jusque-là inconnu se produit dans la royauté ; une royauté nouvelle commence.

La société, je n’ai pas besoin de le répéter, était à cette époque dans un désordre prodigieux, en proie à de continuelles violences. Pour lutter contre ce déplorable état, pour ressaisir quelque règle, quelque unité, la société n’avait en elle-même aucun moyen. Les institutions féodales, ces parlements de barons, ces cours seigneuriales, toutes ces formes sous lesquelles on a, dans les temps modernes, présenté la féodalité comme un régime systématique et ordonné, tout cela était sans réalité, sans puissance ; il n’y avait rien là qui parvînt à rétablir un peu d’ordre, de justice ; en sorte qu’au milieu de la désolation sociale, on ne savait à qui avoir recours pour faire réparer une grande injustice, remédier à un grand mal, constituer un peu l’état. Le nom de roi restait ; un seigneur le portait ; quelques uns s’adressèrent à lui. Les titres divers sous lesquels s’était présentée jusque-là la royauté, quoiqu’ils n’exerçassent pas un grand empire, étaient cependant présents à beaucoup d’esprits ; on les retrouvait dans quelques occasions. Il arriva que, pour réprimer une violence scandaleuse, pour rétablir un peu d’ordre dans un lieu voisin du séjour du roi, pour terminer un différent qui durait depuis longtemps, on eut recours à lui ; il fut appelé à intervenir dans des affaires qui n’étaient pas directement les siennes ; il intervint comme protecteur de l’ordre public, comme arbitre, comme redresseur des torts. L’autorité morale qui restait à son nom lui attira peu à peu ce pouvoir.

Tel est le caractère que la royauté commence à prendre sous Louis Le Gros et sous l’administration de Suger. Pour la première fois, on aperçoit très incomplète, très confuse, très faible, mais enfin on aperçoit dans les esprits l’idée d’un pouvoir public, étranger aux pouvoirs locaux qui possèdent la société, appelé à rendre justice à ceux qui ne peuvent l’obtenir par les moyens ordinaires, capable de mettre l’ordre, de le commander du moins ; l’idée d’une grande magistrature, dont le caractère essentiel est de maintenir ou de rétablir la paix, de protéger les faibles, de prononcer dans les différents que nul n’a pu vider. C’est là le caractère tout à fait nouveau sous lequel, à partir du douzième siècle, se présente la royauté en Europe et spécialement en France. Ce n’est ni comme royauté barbare, ni comme royauté religieuse, ni comme royauté impériale qu’elle exerce son empire ; elle ne possède qu’un pouvoir borné, incomplet, accidentel, le pouvoir en quelque sorte, je ne connais pas d’expression plus exacte, de grand juge de paix du pays.

C’est là la véritable origine de la royauté moderne ; c’est là son principe vital, pour ainsi parler, celui qui s’est développé dans le cours de sa carrière, et, je n’hésite pas à le dire, qui a fait sa fortune. On voit reparaître, aux différentes époques de l’histoire, les différents caractères de la royauté ; on voit les royautés diverses que j’ai décrites essayant tour à tour de reprendre la prépondérance. Ainsi le clergé a toujours prêché la royauté religieuse ; les jurisconsultes ont travaillé à ressusciter la royauté impériale ; les gentilshommes auraient quelquefois voulu renouveler la royauté élective, ou maintenir la royauté féodale. Et non seulement le clergé, les jurisconsultes, la noblesse ont tenté de faire dominer dans la royauté tel ou tel caractère ; elle-même les a tous fait servir à l’agrandissement de son pouvoir ; les rois se sont présentés tantôt comme les délégués de Dieu, tantôt comme les héritiers des empereurs, ou comme les premiers gentilshommes du pays, selon le besoin ou le penchant du moment ; ils se sont illégitimement prévalus de ces titres divers, mais ni l’un ni l’autre n’a été le titre véritable de la royauté moderne, la source de son influence prépondérante. C’est, je le répète, comme dépositaire et protectrice de l’ordre public, de la justice générale, de l’intérêt commun, c’est sous les traits d’une grande magistrature, centre et lien de la société, qu’elle s’est montrée aux yeux des peuples et s’est approprié leur force en obtenant leur adhésion.

Vous verrez, à mesure que nous avancerons, ce caractère de la royauté européenne moderne, qui commence, je le répète, au douzième siècle, sous le règne de Louis Le Gros, s’affermir, se développer et devenir enfin, pour ainsi dire, sa physionomie politique. C’est par là que la royauté a contribué à ce grand résultat qui caractérise aujourd’hui les sociétés européennes, à la réduction de tous les éléments sociaux à deux, le gouvernement et le pays.

Ainsi, messieurs, à l’explosion des croisades, l’Europe est entrée dans la voie qui devait la conduire à son état actuel ; vous venez de voir la royauté prendre le rôle qu’elle devait jouer dans cette grande transformation. Nous étudierons dans notre prochaine réunion les différents essais d’organisation politique tentés, du douzième au seizième siècle, pour maintenir, en le réglant, l’ordre de chose près de périr. Nous considérerons les efforts de la féodalité ; de l’église, des communes même, pour constituer la société d’après ses anciens principes, sous ses formes primitives, et se défendre ainsi elles-mêmes contre la métamorphose générale qui se préparait.

 

 

 



[1] Forum judicum, tit. I, l. 2 ; tit. I, l. 2 , l. 4.