COURS D'HISTOIRE MODERNE

PREMIER COURS - 1828.

Histoire générale de la civilisation en Europe, depuis le chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française.

Quatrième leçon — 9 mai.

 

 

Messieurs,

Nous avons étudié l’état de l’Europe après la chute de l’empire romain, dans la première époque de l’histoire moderne, dans l’époque barbare. Nous avons reconnu qu’à la fin de cette époque, au commencement du dixième siècle, le premier principe, le premier système qui se développa et prit possession de la société européenne, ce fut le système féodal, que du sein de la barbarie naquit d’abord la féodalité. C’est donc le régime féodal qui doit être aujourd’hui l’objet de notre étude.

Je ne crois pas avoir besoin de vous rappeler que ce n’est pas l’histoire des événements proprement dits que nous considérons. Je n’ai point à vous raconter les destinées de la féodalité. Ce qui nous occupe, c’est l’histoire de la civilisation ; c’est là le fait général, caché, que nous cherchons sous tous les faits extérieurs qui l’enveloppent. Ainsi, les événements, les crises sociales, les divers états par lesquels a passé la société, ne nous intéressent que dans leurs rapports avec le développement de la civilisation ; nous avons à leur demander en quoi ils l’ont combattue ou servie, ce qu’ils lui ont donné, ce qu’ils lui ont refusé. C’est uniquement sous ce point de vue que nous considérerons le régime féodal.

Nous avons, en commençant ce cours, déterminé ce que c’était que la civilisation ; nous avons tenté d’en reconnaître les éléments ; nous avons vu qu’elle consistait, d’une part, dans le développement de l’homme lui-même, de l’individu, de l’humanité ; de l’autre, dans celui de sa condition visible, de la société. Toutes les fois que nous nous trouvons en présence d’un événement, d’un système, d’un état général du monde, nous avons donc cette double question à lui adresser : qu’a-t-il fait pour ou contre le développement de l’homme, pour ou contre le développement de la société ?

Vous comprenez d’avance, messieurs, que, dans cette recherche, il est impossible que nous ne rencontrions pas sur notre chemin les plus grandes questions de la philosophie morale. Quand nous voudrons savoir en quoi un événement, un système, a contribué au développement de l’homme et de la société, il faudra bien que nous sachions quel est le vrai développement de la société et de l’homme, quels développements seraient trompeurs, illégitimes, pervertiraient au lieu d’améliorer, entraîneraient un mouvement rétrograde au lieu d’un progrès.

Nous ne chercherons point à éluder, messieurs, cette nécessité de notre travail. Non seulement nous ne réussirions qu’à mutiler, à abaisser nos idées et les faits ; mais l’état actuel du monde nous impose la loi d’accepter franchement cette inévitable alliance de la philosophie et de l’histoire. Elle est précisément l’un des caractères, peut-être le caractère essentiel de notre époque. Nous sommes appelés à considérer, à faire marcher ensemble la science et la réalité, la théorie et la pratique, le droit et le fait. Jusqu’à notre temps, ces deux puissances ont vécu séparées ; le monde a été accoutumé à voir la science et la pratique suivre des routes diverses, sans se connaître, sans se rencontrer du moins. Et quand les doctrines, quand les idées générales ont voulu entrer dans les événements, agir sur le monde, elles n’y sont parvenues que sous la forme et par le bras du fanatisme. L’empire des sociétés humaines, la direction de leurs affaires, ont été jusqu’ici partagés entre deux sortes d’influences : d’une part, les croyants, les hommes à idées générales, à principes, les fanatiques ; de l’autre, les hommes étrangers à tout principe rationnel, qui se gouvernent uniquement en raison des circonstances, les praticiens, les libertins, comme les appelait le dix-septième siècle. C’est là, messieurs, l’état qui cesse aujourd’hui ; ni les fanatiques ni les libertins ne sauraient plus dominer.

Pour gouverner, pour prévaloir parmi les hommes, il faut maintenant connaître, comprendre et les idées générales et les circonstances ; il faut savoir tenir compte des principes et des faits, respecter la vérité et la nécessité, se préserver de l’aveugle orgueil des fanatiques, et du dédain non moins aveugle des libertins. Là nous a conduits le développement de l’esprit humain et de l’état social : d’une part, l’esprit humain, élevé et affranchi, comprend mieux l’ensemble des choses, sait porter de tous côtés ses regards, et faire entrer dans ses combinaisons tout ce qui est ; d’autre part, la société s’est perfectionnée à ce point qu’elle peut être mise en regard de la vérité, que les faits peuvent être rapprochés des principes, et, malgré leur immense imperfection, ne pas inspirer, par cette comparaison, un découragement ou un dégoût invincible. J’obéirai donc à la tendance naturelle, à la convenance, à la nécessité de notre temps, en passant sans cesse de l’examen des circonstances à celui des idées, d’une exposition de faits à une question de doctrines.

Peut-être même y a-t-il, dans la disposition actuelle et momentanée des esprits, une raison de plus en faveur de cette méthode. Depuis quelque temps se manifeste parmi nous un goût déclaré, je dirai même une sorte de prédilection pour les faits, pour le point de vue pratique, pour le côté positif des choses humaines. Nous avons été tellement en proie au despotisme des idées générales, des théories, il nous en a, à quelques égards, coûté si cher, qu’elles sont devenues l’objet d’une certaine méfiance. On aime mieux se reporter aux faits, aux circonstances spéciales, aux applications. Ne nous en plaignons pas, messieurs ; c’est un progrès nouveau, c’est un grand pas dans la connaissance et vers l’empire de la vérité ; pourvu toutefois que nous ne nous laissions pas envahir, entraîner par cette disposition ; pourvu que nous n’oubliions pas que la vérité seule a droit de régner sur le monde ; que les faits n’ont de mérite qu’autant qu’ils l’expriment et tendent à s’y assimiler de plus en plus ; que toute vraie grandeur vient de la pensée ; que toute fécondité lui appartient.

La civilisation de notre patrie, messieurs, a ce caractère particulier, qu’elle n’a jamais manqué de grandeur intellectuelle ; elle a toujours été riche en idées ; la puissance de l’esprit humain a été grande dans la société française, plus grande peut-être que partout ailleurs. Il ne faut pas qu’elle perde ce beau privilège ; il ne faut pas qu’elle tombe dans cet état un peu subalterne, un peu matériel, qui caractérise d’autres sociétés. Il faut que l’intelligence, les doctrines, tiennent aujourd’hui en France au moins la place qu’elles y ont occupée jusqu’à présent.

Nous n’éviterons donc nullement les questions générales et philosophiques ; nous n’irons pas les chercher, mais quand les faits nous y amèneront, nous les aborderons sans hésitation, sans embarras. L’occasion s’en présentera plus d’une fois, en considérant le régime féodal dans ses rapports avec l’histoire de la civilisation européenne.

Une bonne preuve, messieurs, qu’au dixième siècle, le régime féodal était nécessaire, et le seul état social possible, c’est l’universalité de son établissement. Partout où cessa la barbarie, tout prit la forme féodale. Au premier moment, les hommes n’y virent que le triomphe du chaos.

Toute unité, toute civilisation générale disparaissait ; on voyait de tous côtés la société se démembrer ; on voyait s’élever une multitude de petites sociétés obscures, isolées, incohérentes. Cela parut aux contemporains la dissolution de toutes choses, l’anarchie universelle. Consultez soit les poètes du temps, soit les chroniqueurs ; ils se croient tous à la fin du monde. C’était cependant une société nouvelle et réelle qui commençait, la société féodale, si nécessaire, si inévitable, si bien la seule conséquence possible de l’état antérieur, que tout y entra, tout adopta sa forme. Les éléments mêmes les plus étrangers à ce système, l’église, les communes, la royauté, furent contraints de s’y accommoder ; les églises devinrent suzeraines et vassales, les villes eurent des seigneurs et des vassaux, la royauté se cacha sous la suzeraineté. Toutes choses furent données en fief ; non seulement les terres, mais certains droits, le droit de coupe dans les forêts, le droit de pêche ; les églises donnèrent en fief leur casuel, les revenus des baptêmes, des relevailles des femmes en couche. On donna en fief de l’eau, de l’argent. De même que tous les éléments généraux de la société entraient dans le cadre féodal, de même les moindres détails, les moindres faits de la vie commune devenaient matière de féodalité.

En voyant la forme féodale prendre ainsi possession de toutes choses, on est tenté de croire au premier moment que le principe essentiel, vital, de la féodalité, prévaut aussi partout. Ce serait, messieurs, une grande erreur. Tout en empruntant la forme féodale, les institutions, les éléments de la société qui n’étaient pas analogues au régime féodal, ne renonçaient pas à leur nature, à leur principe propre. L’église féodale ne cessa pas d’être animée, gouvernée au fond par le principe théocratique ; et pour le faire prévaloir, elle essayait sans cesse, de concert tantôt avec le pouvoir royal, tantôt avec le pape, tantôt avec le peuple, de détruire ce régime, dont elle portait pour ainsi dire la livrée. Il en fut de même de la royauté et des communes : dans l’une, le principe monarchique ; dans les autres, le principe démocratique continuèrent au fond de dominer. Malgré leur accoutrement féodal, ces éléments divers de la société européenne travaillaient constamment à se délivrer d’une forme étrangère à leur vraie nature, et à prendre celle qui correspondait à leur principe propre et vital.

Après avoir constaté l’universalité de la forme féodale, il faut donc se bien garder d’en conclure l’universalité du principe féodal, et d’étudier indifféremment la féodalité partout où on en rencontre la physionomie. Pour bien connaître et comprendre ce régime, pour démêler et juger ses effets quant à la civilisation moderne, il faut le chercher là où le principe et la forme sont en harmonie ; il faut l’étudier dans la hiérarchie des possesseurs laïques de fiefs, dans l’association des conquérants du territoire européen. Là réside vraiment la société féodale ; c’est là que nous allons entrer.

Je parlais tout à l’heure de l’importance des questions morales, et de la nécessité de n’en éluder aucune. Il y a un autre ordre de considérations, tout opposé à celui-là, et qu’on a en général trop négligé ; je veux parler de la condition matérielle de la société, des changements matériels introduits dans la manière d’être et de vivre des hommes, par un fait nouveau, par une révolution, par un nouvel état social. On n’en a pas toujours assez tenu compte ; on ne s’est pas assez demandé quelles modifications ces grandes crises du monde apportaient dans l’existence matérielle des hommes, dans le côté matériel de leurs relations. Ces modifications ont, sur l’ensemble de la société, plus d’influence qu’on ne le croit. Qui ne sait combien on a étudié la question de l’influence des climats, et toute l’importance qu’y a attachée Montesquieu ? Si l’on considère l’influence directe du climat sur les hommes, peut-être n’est-elle pas aussi étendue qu’on l’a supposé ; elle est du moins d’une appréciation vague et difficile. Mais l’influence indirecte du climat, ce qui résulte, par exemple, de ce fait que, dans un pays chaud, les hommes vivent en plein air, tandis que, dans les pays froids, ils s’enferment dans l’intérieur des habitations, qu’ils se nourrissent ici d’une manière, là d’une autre, ce sont là des faits d’une extrême importance, et qui, par le simple changement de la vie matérielle, agissent puissamment sur la civilisation. Toute grande révolution amène dans l’état social des modifications de ce genre, et dont il faut tenir grand compte.

L’établissement du régime féodal en produisit une dont la gravité ne saurait être méconnue ; il changea la distribution de la population sur la face du territoire. Jusque-là les maîtres du territoire, la population souveraine, vivaient réunis en masses d’hommes plus ou moins nombreuses, soit sédentaires dans l’intérieur des villes, soit errant par bandes dans le pays. Par la féodalité, ces mêmes hommes vécurent isolés, chacun dans son habitation, à de grandes distances les uns des autres. Vous entrevoyez à l’instant quelle influence ce changement dut exercer sur le caractère et le cours de la civilisation. La prépondérance sociale, le gouvernement de la société passa tout à coup des villes aux campagnes ; la propriété privée dut prendre le pas sur la propriété publique, la vie privée sur la vie publique. Tel fut le premier effet, un effet purement matériel, du triomphe de la société féodale. Plus nous y pénétrerons, plus les conséquences de ce seul fait se dévoileront à nos yeux.

Examinons cette société en elle-même, et voyons quel rôle elle a dû jouer dans l’histoire de la civilisation. Prenons d’abord la féodalité dans son élément le plus simple, dans son élément primitif, fondamental ; considérons un seul possesseur de fief dans son domaine ; voyons ce que sera, ce que doit faire, de tous ceux qui la composent, la petite société qui se forme autour de lui.

Il s’établit dans un lieu isolé, élevé, qu’il prend soin de rendre sûr, fort ; il y construit ce qu’il appellera son château. Avec qui s’y établit-il ? Avec sa femme, ses enfants ; peut-être quelques hommes libres qui ne sont pas devenus propriétaires, se sont attachés à sa personne, et continuent à vivre avec lui, à sa table. C’est là ce qui habite dans l’intérieur du château. Tout autour, au pied, se groupe une petite population de colons, de serfs qui cultivent les domaines du possesseur du fief. Au milieu de cette population inférieure, la religion vient planter une église ; elle y amène un prêtre. D’ordinaire, dans les premiers temps du régime féodal, ce prêtre est à la fois le chapelain du château et le curé du village ; un jour les deux caractères se sépareront ; le village aura son curé qui y habitera, à côté de son église. Voilà la société féodale élémentaire, la molécule féodale, pour ainsi dire. C’est cet élément que nous avons d’abord à examiner ; nous lui ferons la double question qu’il faut adresser à tous les faits : qu’en a-t-il dû résulter pour le développement 1) de l’homme même 2) de la société ?

Nous avons bien le droit d’adresser, à la petite société que je viens de décrire, cette double question, et d’ajouter foi à ses réponses, car elle est le type, l’image fidèle de la société féodale dans son ensemble. Le seigneur, le peuple de ses domaines, et le prêtre, telle est, en grand comme en petit, la féodalité, quand on en a séparé la royauté et les villes, éléments distincts et étrangers.

Le premier fait qui me frappe en considérant cette petite société, c’est la prodigieuse importance que doit prendre le possesseur du fief, à ses propres yeux et aux yeux de ceux qui l’entourent. Le sentiment de la personnalité, de la liberté individuelle, était le sentiment dominant dans la vie barbare. Il s’agit ici de tout autre chose ; ce n’est plus seulement la liberté de l’homme, du guerrier ; c’est l’importance du propriétaire, du chef de famille, du maître. De cette situation doit naître une impression de supériorité immense ; supériorité toute particulière, et bien différente de ce qui se rencontre dans le cours des autres civilisations. J’en vais donner la preuve. Je prends dans le monde ancien une grande situation aristocratique, un patricien romain, par exemple : comme le seigneur féodal, le patricien romain était chef de famille, maître, supérieur. Il était de plus magistrat religieux, pontife dans l’intérieur de sa famille. Or, l’importance du magistrat religieux lui vient du dehors ; ce n’est pas une importance purement personnelle, individuelle ; il la reçoit d’en haut ; il est le délégué de la divinité, l’interprète des croyances religieuses qui s’y rattachent. Le patricien romain était en outre membre d’une corporation qui vivait réunie dans un même lieu, membre du sénat ; encore une importance qui lui venait du dehors, de sa corporation, une importance reçue, empruntée.

La grandeur des aristocrates anciens, associée à un caractère religieux et politique, appartenait à la situation, à la corporation en général, plutôt qu’à l’individu. Celle du possesseur de fief est purement individuelle ; il ne tient rien de personne ; tous ses droits, tout son pouvoir lui viennent de lui seul. Il n’est point magistrat religieux ; il ne fait point partie d’un sénat ; c’est dans sa personne, dans son individu que toute son importance réside ; tout ce qu’il est, il l’est par lui-même, en son propre nom. Quelle influence ne doit pas exercer une telle situation sur celui qui l’occupe ! Quelle fierté individuelle, quel prodigieux orgueil, tranchons le mot, quelle insolence, doivent naître dans son âme ! Au-dessus de lui, point de supérieur dont il soit le représentant et l’interprète ; auprès de lui, point d’égaux ; nulle loi puissante et commune qui pèse sur lui ; nul empire extérieur qui ait action sur sa volonté ; il ne connaît de frein que les limites de sa force et la présence du danger. Tel est, sur le caractère de l’homme, le résultat moral de la situation.

Je passe à une seconde conséquence, grave aussi, et trop peu remarquée, le tour particulier de l’esprit de famille féodal.

Jetons un coup d’oeil sur les divers systèmes de famille ; prenons d’abord la famille patriarcale, dont la bible et les monuments orientaux offrent le modèle. Elle est très nombreuse ; c’est la tribu. Le chef, le patriarche, y vit en commun avec ses enfants, ses proches, les diverses générations qui se sont réunies autour de lui, toute sa parenté, ses serviteurs ; et non seulement il vit avec eux tous, mais il a les mêmes intérêts, les mêmes occupations ; il mène la même vie. N’est-ce pas là la situation d’Abraham, des patriarches, des chefs de tribus arabes qui reproduisent encore l’image de la vie patriarcale ?

Un autre système de famille se présente, le clan, petite société dont il faut chercher le type en écosse, en Irlande, et par laquelle probablement une grande portion du monde européen a passé. Ceci n’est plus la famille patriarcale. Il y a une grande diversité de situation entre le chef et le reste de la population ; il ne mène point la même vie ; la plupart cultivent et servent ; lui, il est oisif et guerrier. Mais leur origine est commune ; ils portent tous le même nom ; des rapports de parenté, d’anciennes traditions, les mêmes souvenirs, des affections pareilles établissent entre tous les membres du clan un lien moral, une sorte d’égalité.

Voilà les deux principaux types de la société de famille que présente l’histoire. Est-ce là, je vous le demande, la famille féodale ? évidemment non. Il semble, au premier moment, qu’elle ait quelque rapport avec le clan ; mais la différence est bien plus grande. La population qui entoure le possesseur de fief lui est parfaitement étrangère ; elle ne porte pas son nom ; il n’y a, entre elle et lui, point de parenté, point de lien historique ni moral. Ce n’est pas non plus la famille patriarcale. Le possesseur de fief ne mène pas la même vie, ne se livre point aux mêmes travaux que ceux qui l’entourent ; il est oisif et guerrier, tandis que les autres sont laboureurs. La famille féodale n’est pas nombreuse ; ce n’est point la tribu ; elle se réduit à la famille proprement dite, à la femme, aux enfants ; elle vit séparée du reste de la population, dans l’intérieur du château.

Les colons, les serfs, n’en font point partie ; l’origine est diverse, l’inégalité de condition prodigieuse. Cinq ou six individus, dans une situation à la fois supérieure et étrangère, voilà la famille féodale. Elle doit évidemment revêtir un caractère particulier. Elle est étroite, concentrée, sans cesse appelée à se défendre, à se méfier, à s’isoler du moins, même de ses serviteurs.

La vie intérieure, les moeurs domestiques y prendront, à coup sûr, une grande prépondérance. Je sais que la brutalité des passions, l’habitude du chef de passer son temps, à la guerre ou à la chasse, apporteront au développement des mœurs domestiques un assez grand obstacle. Mais cet obstacle sera vaincu ; il faudra bien que le chef revienne habituellement chez lui ; il y retrouvera toujours sa femme, ses enfants et eux presque seuls ; seuls, ils seront sa société permanente ; seuls, ils partageront toujours ses intérêts, sa destinée. Il est impossible que l’existence domestique n’acquière pas un grand empire. Les preuves abondent. N’est-ce pas dans le sein de la famille féodale que l’importance des femmes s’est enfin développée ? Dans toutes les sociétés anciennes, je ne parle pas de celles où l’esprit de famille n’existait pas, mais dans celles-là même où il était puissant, dans la vie patriarcale, par exemple, les femmes ne tenaient pas à beaucoup près la place qu’elles ont acquise en Europe sous le régime féodal. C’est au développement, à la prépondérance nécessaire des moeurs domestiques dans la féodalité, qu’elles ont dû surtout ce changement, ce progrès de leur situation. On en a voulu chercher la cause dans les mœurs particulières des anciens germains, dans un respect national qu’au milieu des forêts, ils portaient, a-t-on dit, aux femmes. Sur une phrase de Tacite, le patriotisme germanique a élevé je ne sais quelle supériorité, quelle pureté primitive et ineffaçable des moeurs germaines dans les rapports des deux sexes. Pures chimères ! Des phrases pareilles à celles de Tacite, des sentiments, des usages analogues à ceux des anciens germains, se rencontrent dans les récits d’une foule d’observateurs des peuples sauvages ou barbares. Il n’y a rien là de primitif, rien de propre à une certaine race. C’est dans les effets d’une situation sociale fortement déterminée, c’est dans les progrès, dans la prépondérance des mœurs domestiques que l’importance des femmes en Europe a pris sa source, et la prépondérance des mœurs domestiques est devenue, de très bonne heure, un caractère essentiel du régime féodal.

Un second fait, nouvelle preuve de l’empire de l’existence domestique, caractérise également la famille féodale, c’est l’esprit d’hérédité, de perpétuité qui y domine évidemment. L’esprit d’hérédité est inhérent à l’esprit de famille ; mais il n’a pris nulle part un aussi grand développement que dans la féodalité. Cela tient à la nature de la propriété à laquelle la famille était incorporée. Le fief n’était pas une propriété comme une autre ; il avait constamment besoin d’un possesseur qui le défendît, qui le servît, qui s’acquittât des obligations inhérentes au domaine, et le maintînt ainsi à son rang dans l’association générale des maîtres du pays. De là, une sorte d’identification entre le possesseur actuel du fief et le fief même, et toute la série de ses possesseurs futurs.

Cette circonstance a beaucoup contribué à fortifier, à resserrer les liens de famille, déjà si puissants par la nature de la famille féodale.

Je sors maintenant de la demeure seigneuriale ; je descends au milieu de cette petite population qui l’entoure. Ici toutes choses ont un autre aspect. La nature de l’homme est si bonne, si féconde, que, lorsqu’une situation sociale dure quelque temps, il s’établit inévitablement entre ceux qu’elle rapproche, et quelles que soient les conditions du rapprochement, un certain lien moral, des sentiments de protection, de bienveillance, d’affection. Ainsi il est arrivé dans la féodalité. Nul doute qu’au bout d’un certain temps, ne se soient formées, entre les colons et le possesseur de fief, quelques relations morales, quelques habitudes affectueuses. Mais cela est arrivé en dépit de leur situation réciproque, et nullement par son influence. Considérée en elle-même, la situation était radicalement vicieuse. Rien de moralement commun entre le possesseur du fief et les colons ; ils font partie de son domaine ; ils sont sa propriété ; et sous ce mot de propriété sont compris tous les droits que nous appelons aujourd’hui droits de souveraineté publique, aussi bien que les droits de propriété privée, le droit de donner des lois, de taxer, de punir, comme celui de disposer et de vendre. Il n’y a, entre le seigneur et les cultivateurs de ses domaines, autant du moins que cela peut se dire toutes les fois que des hommes sont en présence, point de droits, point de garanties, point de société.

De là, je crois, cette haine vraiment prodigieuse, invincible, que le peuple des campagnes a portée de tout temps au régime féodal, à ses souvenirs, à son nom. Il n’est pas sans exemple que les hommes aient subi de pesants despotismes et s’y soient accoutumés, bien plus, qu’ils les aient acceptés. Le despotisme théocratique, le despotisme monarchique ont plus d’une fois obtenu l’aveu, presque l’affection de la population qui les subissait. Le despotisme féodal a toujours été repoussé, odieux ; il a pesé sur les destinées, sans jamais régner sur les âmes. C’est que, dans la théocratie, dans la monarchie, le pouvoir s’exerce en vertu de certaines croyances communes au maître et aux sujets ; il est le représentant, le ministre d’un autre pouvoir, supérieur à tous les pouvoirs humains ; il parle et agit au nom de la divinité ou d’une idée générale, point au nom de l’homme lui-même, de l’homme seul. Le despotisme féodal est tout autre ; c’est le pouvoir de l’individu sur l’individu, la domination de la volonté personnelle et capricieuse d’un homme. C’est là peut-être la seule tyrannie qu’à son éternel honneur, l’homme ne veuille jamais accepter.

Partout où, dans un maître, il ne voit qu’un homme, dès que la volonté qui pèse sur lui n’est qu’une volonté humaine, individuelle comme la sienne, il s’indigne et ne supporte le joug qu’avec courroux. Tel était le véritable caractère, caractère distinctif du pouvoir féodal ; et telle est aussi l’origine de l’antipathie qu’il n’a cessé d’inspirer.

L’élément religieux qui s’y associait était peu propre à en adoucir le poids. Je ne crois pas que l’influence du prêtre, dans la petite société que je viens de décrire, fût grande, ni qu’il réussît beaucoup à légitimer les rapports de la population inférieure avec le seigneur. L’église a exercé sur la civilisation européenne une très grande action, mais en procédant d’une manière générale, en changeant les dispositions générales des hommes. Quand on entre de près dans la petite société féodale proprement dite, l’influence du prêtre, entre le seigneur et les colons, est presque nulle. Le plus souvent, il était lui-même grossier et subalterne comme un serf, et très peu en état ou en disposition de lutter contre l’arrogance du seigneur. Sans doute, appelé seul à entretenir, à développer dans la population inférieure quelque vie morale, il lui était cher et utile à ce titre ; il y répandait quelque consolation et quelque lumière ; mais il pouvait et faisait, je crois, très peu de chose pour sa destinée.

J’ai examiné la société féodale élémentaire ; j’ai mis sous vos yeux les principales conséquences qui en devaient découler, soit pour le possesseur du fief lui-même, soit pour sa famille, soit pour la population agglomérée autour de lui. Sortons à présent de cette étroite enceinte. La population du fief n’est pas seule sur le territoire ; il y a d’autres sociétés, analogues ou différentes, avec lesquelles elle est en relation. Que devient-elle alors ? Quelle influence doit exercer sur la civilisation cette société générale à laquelle elle appartient ?

Une courte observation avant de répondre : il est vrai, le possesseur de fief et le prêtre appartenaient l’un et l’autre à une société générale ; ils avaient au loin de nombreuses et fréquentes relations. Il n’en était pas de même des colons, des serfs : toutes les fois que pour désigner la population des campagnes, à cette époque, on se sert d’un mot général et qui semble impliquer une seule et même société, du mot peuple par exemple, on parle sans vérité. Il n’y avait pour cette population point de société générale ; son existence était purement locale. Hors du territoire qu’ils habitaient, les colons n’avaient à faire à personne, ne tenaient à personne et à rien. Il n’y avait pour eux point de destinée commune, point de patrie commune ; ils ne formaient point un peuple. Quand on parle de l’association féodale dans son ensemble, c’est des seuls possesseurs de fiefs qu’il s’agit.

Voyons quels étaient les rapports de la petite société féodale avec la société générale dans laquelle elle était engagée, et quelles conséquences ces rapports ont dû amener dans le développement de la civilisation.

Vous savez tous, messieurs, quels liens unissaient entre eux les possesseurs de fiefs, quelles relations étaient attachées à leurs propriétés, quelles étaient les obligations de service d’une part, de protection de l’autre. Je n’entrerai pas dans le détail de ces obligations, il me suffit que vous en ayez une idée générale. De là devaient nécessairement découler, dans l’âme de chaque possesseur de fief, un certain nombre d’idées et de sentiments moraux, des idées de devoir, des sentiments d’affection. Que le principe de la fidélité, du dévouement, de la loyauté aux engagements, et tous les sentiments qui s’y peuvent joindre, aient été développés, entretenus par les relations des possesseurs de fiefs entre eux, le fait est évident.

Ces obligations, ces devoirs, ces sentiments ont tenté de se convertir en droits et en institutions. Il n’y a personne qui ne sache que la féodalité a voulu régler légalement quels étaient les services que le possesseur de fief devait à son suzerain ; quels services réciproques il en pouvait attendre ; dans quels cas le vassal devait à son suzerain une aide militaire ou une aide d’argent ; dans quelles formes le suzerain devait obtenir le consentement de ses vassaux, pour les services auxquels ils n’étaient pas tenus envers lui par la seule possession de leurs fiefs. On essaya de mettre tous ces droits sous la garantie d’institutions qui avaient pour but d’en assurer le respect. Ainsi, les juridictions seigneuriales étaient destinées à rendre la justice entre les possesseurs de fiefs, sur les réclamations portées devant leur suzerain commun. Ainsi tout seigneur un peu considérable réunissait ses vassaux en parlement, pour traiter avec eux des affaires qui exigeaient leur consentement ou leur concours. Il y avait, en un mot, un ensemble de moyens politiques, judiciaires, militaires, par lesquels on tentait d’organiser le régime féodal, de convertir les relations des possesseurs de fiefs en droits et en institutions.

Mais à ces droits, à ces institutions, nulle réalité, nulle garantie.

Quand on se demande ce que c’est qu’une garantie, une garantie politique, on est amené à reconnaître que son caractère fondamental, c’est la présence constante, au milieu de la société, d’une volonté, d’une force en disposition et en état d’imposer une loi aux volontés et aux forces particulières, de leur faire observer la règle commune, respecter le droit général.

Il n’y a que deux systèmes possibles de garanties politiques : il faut ou une volonté, une force particulière tellement supérieure à toutes les autres, qu’aucune ne puisse lui résister, et qu’elles soient toutes obligées de se soumettre dès qu’elle intervient ; ou une force, une volonté publique, qui soit le résultat du concours, du développement des volontés particulières, et se trouve également en état, quand une fois elle est sortie de leur sein, de s’imposer à tous, de se faire respecter de tous.

Tels sont les deux seuls systèmes de garanties politiques possibles ; le despotisme d’un seul ou d’un corps, ou le gouvernement libre. Quand on passe les systèmes en revue, on trouve qu’ils rentrent tous sous l’un ou l’autre de ceux-là.

Eh bien ! Messieurs, ni l’un ni l’autre n’existait, ne pouvait exister dans le régime féodal.

Sans doute, les possesseurs de fiefs n’étaient pas tous égaux entre eux ; il y en avait de beaucoup plus puissants, et beaucoup d’assez puissants pour opprimer les plus faibles. Il n’y en avait aucun, à commencer par le premier des suzerains, par le roi, qui fût en état d’imposer la loi à tous les autres, en état de se faire obéir. Remarquez que tous les moyens permanents de pouvoir et d’action manquaient ; point de troupes permanentes, point d’impôts permanents, point de tribunaux permanents. Les forces, les institutions sociales étaient, en quelque sorte, obligées de recommencer, de se recréer chaque fois qu’on en avait besoin. Il fallait créer des tribunaux pour chaque procès, créer une armée quand on avait une guerre à faire, se créer un revenu au moment où on avait besoin d’argent ; tout était occasionnel, accidentel, spécial ; il n’y avait aucun moyen de gouvernement central, permanent, indépendant. Il est clair que, dans un tel système, aucun individu n’était en mesure d’imposer aux autres sa volonté, de faire respecter de tous le droit général.

D’un autre côté, la résistance était aussi facile que la répression était difficile. Enfermé dans son habitation, ayant à faire à un petit nombre d’ennemis, trouvant facilement, chez les vassaux de même situation que lui, des moyens de coalition, des secours, le possesseur de fief se défendait très aisément.

Voilà donc le premier système des garanties politiques, le système qui les place dans l’intervention du plus fort, le voilà démontré impossible sous le régime féodal.

L’autre système, celui du gouvernement libre, d’un pouvoir public, d’une force publique, était également impraticable ; il n’a jamais pu naître au sein de la féodalité. La cause en est simple.

Quand nous parlons aujourd’hui d’un pouvoir public, de ce que nous appelons les droits de la souveraineté, le droit de donner des lois, de taxer, de punir, nous savons, nous pensons tous que ces droits n’appartiennent à personne, que personne n’a, pour son propre compte, le droit de punir les autres, de leur imposer une charge, une loi. Ce sont là des droits qui n’appartiennent qu’à la société en masse, qui sont exercés en son nom, qu’elle ne tient pas d’elle-même, qu’elle reçoit de plus haut. Ainsi, quand un individu arrive devant la force investie de ces droits, le sentiment qui domine en lui, peut-être à son insu, c’est qu’il est en présence d’un pouvoir public, légitime, qui a mission pour lui commander, et il est en quelque sorte soumis d’avance et intérieurement. Il en était tout autrement sous la féodalité. Le possesseur du fief, dans son domaine, sur les hommes qui l’habitaient, était investi de tous les droits de la souveraineté ; ils étaient inhérents au domaine, matière de propriété privée. Ce que nous appelons aujourd’hui les droits publics, c’était des droits privés ; ce que nous appelons des pouvoirs publics, c’était des pouvoirs privés.

Quand un possesseur de fief, après avoir exercé la souveraineté en son nom, comme propriétaire, sur toute la population au milieu de laquelle il vivait, se rendait à une assemblée, à un parlement tenu auprès de son suzerain, parlement peu nombreux, en général, et composé de ses pareils ou à peu près, il n’apportait pas là, il n’en remportait pas l’idée d’un pouvoir public. Cette idée était en contradiction avec toute son existence, avec tout ce qu’il avait fait dans l’intérieur de ses domaines. Il ne voyait là que des hommes investis des mêmes droits que lui, dans la même situation que lui, agissant comme lui au nom de leur volonté personnelle. Rien ne le portait, ne le forçait à reconnaître, dans la portion la plus élevée du gouvernement, dans les institutions que nous appelons publiques, ce caractère de supériorité, de généralité, inhérent à l’idée que nous nous formons des pouvoirs politiques. Et s’il était mécontent de la décision, il refusait d’y concourir, ou en appelait à la force pour y résister.

La force, telle était, sous le régime féodal, la garantie véritable et habituelle du droit, si on peut appeler la force une garantie. Tous les droits recouraient sans cesse à la force pour se faire reconnaître ou respecter. Nulle institution n’y réussissait. On le sentait si bien, qu’on ne s’adressait guère aux institutions. Si les cours seigneuriales et les parlements de vassaux avaient été en état d’agir, on les rencontrerait bien plus actifs, bien plus fréquents que ne les montre l’histoire ; leur rareté prouve leur nullité.

Il ne faut pas s’en étonner ; il y en a une raison plus décisive et plus profonde que celles que je viens d’indiquer.

De tous les systèmes de gouvernement et de garantie politique, à coup sûr le plus difficile à établir, à faire prévaloir, c’est le système fédératif ; ce système, qui consiste à laisser dans chaque localité, dans chaque société particulière, toute la portion de gouvernement qui peut y rester, et à ne lui enlever que la portion indispensable au maintien de la société générale, pour la porter au centre de cette même société, et l’y constituer sous la forme de gouvernement central. Le système fédératif, logiquement le plus simple, est en fait le plus complexe ; pour concilier le degré d’indépendance, de liberté locale qu’il laisse subsister, avec le degré d’ordre général, de soumission générale qu’il exige et suppose dans certains cas, il faut évidemment une civilisation très avancée ; il faut que la volonté de l’homme, la liberté individuelle concoure à l’établissement et au maintien du système, bien plus que dans aucun autre, car les moyens coercitifs y sont bien moindres que partout ailleurs.

Le système fédératif est donc celui qui exige évidemment le plus grand développement de raison, de moralité, de civilisation, dans la société à laquelle il s’applique. Eh bien ! C’était cependant ce système que le régime féodal essayait d’établir ; la féodalité générale était une véritable fédération. Elle reposait sur les mêmes principes qui fondent aujourd’hui, par exemple, la fédération des États-Unis d’Amérique. Elle prétendait laisser, entre les mains de chaque seigneur, toute la portion de gouvernement, de souveraineté qui pouvait y rester, et ne porter au suzerain ou à l’assemblée générale des barons, que la moindre portion possible de pouvoir, et uniquement dans les cas où cela était absolument nécessaire. Vous comprenez l’impossibilité d’établir un système pareil au milieu de l’ignorance, des passions brutales, en un mot, de l’état moral si imparfait de l’homme sous la féodalité. La nature même du gouvernement était en contradiction avec les idées, les moeurs des hommes mêmes auxquels on voulait l’appliquer. Qui s’étonnerait du mauvais succès de ces tentatives d’organisation ?

Nous avons considéré la société féodale, d’abord dans son élément le plus simple, dans son élément fondamental, puis dans son ensemble. Nous avons cherché, sous ces deux points de vue, ce qu’elle avait fait, ce qu’elle avait dû faire, ce qui avait découlé de sa nature quant à son influence sur le cours de la civilisation. Nous sommes, je crois, conduits à ce double résultat :

1. La féodalité a dû exercer une assez grande influence, et, à tout prendre, une influence salutaire sur le développement intérieur de l’individu ; elle a suscité dans les âmes des idées, des sentiments énergiques, des besoins moraux, de beaux développements de caractère, de passion.

2. Sous le point de vue social, elle n’a pu fonder ni ordre légal, ni garanties politiques ; elle était indispensable pour recommencer en Europe la société tellement dissoute par la barbarie, qu’elle n’était pas capable d’une forme plus régulière ni plus étendue ; mais la forme féodale, radicalement mauvaise en soi, ne pouvait ni se régulariser, ni s’étendre. Le seul droit politique que le régime féodal ait su faire valoir dans la société européenne, c’est le droit de résistance : je ne dis pas de la résistance légale ; il ne pouvait être question de résistance légale dans une société si peu avancée. Le progrès de la société est précisément de substituer, d’une part, les pouvoirs publics aux volontés particulières ; de l’autre, la résistance légale à la résistance individuelle.

C’est là le grand but, le principal perfectionnement de l’ordre social ; on laisse à la liberté personnelle une grande latitude ; puis, quand la liberté personnelle vient à faillir, quand il faut lui demander compte d’elle-même, on s’adresse uniquement à la raison publique ; on appelle la raison publique à vider le procès qu’on fait à la liberté de l’individu. Tel est le système de l’ordre légal et de la résistance légale. Vous comprenez sans peine que, sous la féodalité, il n’y avait lieu à rien de semblable. Le droit de résistance qu’a soutenu et pratiqué le régime féodal, c’est le droit de résistance personnelle ; droit terrible, insociable, puisqu’il en appelle à la force, à la guerre, ce qui est la destruction de la société même ; droit qui cependant ne doit jamais être aboli au fond du coeur des hommes, car, son abolition, c’est l’acceptation de la servitude. Le sentiment du droit de résistance avait péri dans l’opprobre de la société romaine, et ne pouvait renaître de ses débris ; il ne sortait pas non plus naturellement, à mon avis, des principes de la société chrétienne. La féodalité l’a fait rentrer dans les moeurs de l’Europe. C’est l’honneur de la civilisation de le rendre à jamais inactif et inutile ; c’est l’honneur du régime féodal de l’avoir constamment professé et défendu.

Tel est, messieurs, si je ne m’abuse, le résultat de l’examen de la société féodale considérée en elle-même, dans ses éléments généraux, et indépendamment du développement historique. Si nous passons aux faits, à l’histoire, nous verrons qu’il est arrivé ce qui devait arriver, que le régime féodal a fait ce qu’il devait faire, que sa destinée a été conforme à sa nature. Les événements peuvent être apportés en preuve de toutes les conjectures, de toutes les inductions que je viens de tirer de la nature même de ce régime.

Jetons un coup d’oeil sur l’histoire générale de la féodalité du dixième au treizième siècle : il est impossible de méconnaître qu’elle a exercé sur le développement individuel de l’homme, sur le développement des sentiments, des caractères, des idées, une grande et salutaire influence. On ne peut ouvrir l’histoire de ce temps sans rencontrer une foule de sentiments nobles, de grandes actions, de beaux développements de l’humanité, nés évidemment du sein des mœurs féodales. La chevalerie ne ressemble guère, en fait, à la féodalité, cependant elle en est la fille ; c’est de la féodalité qu’est sorti cet idéal des sentiments élevés, généreux, fidèles. Il dépose en faveur de son berceau.

Portez d’un autre côté votre vue : les premiers élans de l’imagination européenne, les premiers essais de poésie, de littérature, les premiers plaisirs intellectuels que l’Europe ait goûtés au sortir de la barbarie, c’est à l’abri, sous les ailes de la féodalité, c’est dans l’intérieur des châteaux que vous les voyez naître. Pour ce genre de développement de l’humanité, il faut du mouvement dans l’âme, dans la vie, du loisir, mille conditions qui ne pouvaient se rencontrer dans l’existence pénible, triste, grossière, dure, du commun peuple. En France, en Angleterre, en Allemagne, c’est aux temps féodaux que se rattachent les premiers souvenirs littéraires, les premières jouissances intellectuelles de l’Europe.

En revanche, si nous consultons l’histoire sur l’influence sociale de la féodalité, elle nous répondra, toujours d’accord avec nos conjectures, que partout le régime féodal a été opposé tant à l’établissement de l’ordre général qu’à l’extension de la liberté générale. Sous quelque point de vue que vous considériez le progrès de la société, vous rencontrez le régime féodal comme obstacle. Aussi, dès que la société féodale existe, les deux forces qui ont été les grands mobiles du développement de l’ordre et de la liberté, d’une part le pouvoir monarchique, de l’autre le pouvoir populaire, la royauté et le peuple, l’attaquent et luttent sans relâche contre elle. Quelques tentatives ont été faites à diverses époques pour la régulariser, pour en faire un état un peu légal, un peu général : en Angleterre, par Guillaume le Conquérant et ses fils, en France par Saint-Louis, en Allemagne par plusieurs des empereurs. Tous les essais, tous les efforts ont échoué. La nature même de la société féodale repoussait l’ordre et la légalité.

Dans les siècles modernes, quelques hommes d’esprit ont tenté de réhabiliter la féodalité comme système social ; ils ont voulu y voir un état légal, réglé, progressif ; ils s’en sont fait un âge d’or. Demandez-leur où ils le placent, sommez-les de lui assigner un lieu, un temps, ils n’y réussiront point ; c’est une utopie sans date, c’est un drame pour lequel on ne trouve, dans le passé, ni théâtre ni acteurs. La cause de l’erreur est facile à découvrir ; et elle explique également la méprise de ceux qui ne peuvent prononcer le nom de la féodalité, sans y joindre un anathème absolu. Les uns et les autres n’ont pas pris soin de considérer la double face sous laquelle la féodalité se présente ; de distinguer, d’une part, son influence sur le développement individuel de l’homme, sur les sentiments, les caractères, les passions ; de l’autre, son influence sur l’état social. Les uns n’ont pu se figurer qu’un système social dans lequel on trouvait tant de beaux sentiments, tant de vertus, dans lequel on voyait naître toutes les littératures, les moeurs prendre quelque élévation, quelque grandeur, qu’un tel système fût aussi mauvais, aussi fatal qu’on le prétendait. Les autres n’ont vu que le mal fait par la féodalité à la masse de la population, l’obstacle apporté à l’établissement de l’ordre et de la liberté, et ils n’ont pu croire qu’il en fût sorti de beaux caractères, de grandes vertus, un progrès quelconque. Les uns et les autres ont méconnu le double élément de la civilisation ; ils ont méconnu qu’elle consistait dans deux développements, dont l’un pouvait, dans le temps, se produire indépendamment de l’autre, quoiqu’au bout des siècles, et par la longue série des faits, ils dussent s’appeler et s’amener réciproquement.

Du reste, messieurs, ce qu’a été la féodalité, elle devait l’être ; ce qu’elle a fait, elle devait le faire. L’individualité, l’énergie de l’existence personnelle, tel était le fait dominant parmi les vainqueurs du monde romain ; le développement de l’individualité devait donc résulter, avant tout, du régime social fondé par eux et pour eux. Ce que l’homme lui-même apporte dans un système social, au moment où il y entre, ses dispositions intérieures, morales, influent puissamment sur la situation où il s’établit. La situation, à son tour, réagit sur les dispositions et les fortifie et les développe.

L’individu dominait dans la société germaine ; c’est au profit du développement de l’individu que la société féodale, fille de la société germaine, a déployé son influence. Nous retrouverons le même fait dans les divers éléments de la civilisation ; ils sont demeurés fidèles à leur principe ; ils ont avancé et poussé le monde dans la route où ils étaient entrés d’abord. Dans notre prochaine réunion, l’histoire de l’église et de son influence, du cinquième au douzième siècle, sur la civilisation européenne, nous en fournira un nouvel et éclatant exemple.