PREMIER COURS - 1828.
Messieurs, Je suis profondément touché de l’accueil que je reçois de vous. Je me permettrai de dire que je l’accepte comme un gage de la sympathie qui n’a pas cessé d’exister entre nous, malgré une si longue séparation. Je dis que la sympathie n’a pas cessé d’exister, comme si je retrouvais dans cette enceinte les mêmes personnes, la même génération qui avaient coutume d’y venir, il y a sept ans, s’associer à mes travaux. (M Guizot paraît ému et s’arrête un moment.) je vous demande pardon, messieurs : votre accueil si bienveillant m’a un peu troublé... parce que je reviens ici, il me semble que tout y doit revenir, que rien n’est changé : tout est changé pourtant, messieurs, et bien changé ! (mouvement.) Il y a sept ans, nous n’entrions ici qu’avec inquiétude, préoccupés d’un sentiment triste, pesant ; nous nous savions entourés de difficultés, de périls ; nous nous sentions entraînés vers un mal que vainement, à force de gravité, de tranquillité, de réserve, nous essayions de détourner. Aujourd’hui nous arrivons tous, vous comme moi, avec confiance et espérance, le cœur en paix et la pensée libre. Nous n’avons qu’une manière, messieurs, d’en témoigner dignement notre reconnaissance : c’est d’apporter dans nos réunions, dans nos études, le même calme, la même réserve que nous y apportions quand nous redoutions chaque jour de les voir entravées ou suspendues. Je vous demande la permission de vous le dire : la bonne fortune est chanceuse, délicate, fragile ; l’espérance a besoin d’être ménagée comme la crainte ; la convalescence exige presque les mêmes soins, la même prudence que les approches de la maladie. Vous les aurez, messieurs, j’en suis sûr. Cette même sympathie, cette correspondance intime et rapide d’opinions, de sentiments, d’idées, qui nous unissait dans les jours difficiles, et nous a du moins épargné les fautes, nous unira également dans les bons jours, et nous mettra en mesure d’en recueillir tous les fruits. J’y compte, messieurs, j’y compte de votre part, et n’ai besoin de rien de plus. (applaudissements.) Nous avons bien peu de temps devant nous d’ici à la fin de l’année. J’en ai eu moi-même bien peu pour penser au cours que je devais vous présenter. J’ai cherché quel serait le sujet qui pourrait se renfermer le mieux, soit dans l’espace qui nous reste, soit dans le très peu de jours qui m’ont été donnés pour me préparer. Il m’a paru qu’un tableau général de l’histoire moderne de l’Europe, considérée sous le rapport du développement de la civilisation, un coup d’œil général sur l’histoire de la civilisation européenne, de ses origines, de sa marche, de son but, de son caractère ; il m’a paru, dis-je, qu’un tel tableau se pouvait adapter au temps dont nous disposons. C’est le sujet dont je me suis déterminé à vous entretenir. Je dis de la civilisation européenne : il est évident qu’il y a une civilisation européenne ; qu’une certaine unité éclate dans la civilisation des divers états de l’Europe ; qu’elle découle de faits à peu près semblables, malgré de grandes diversités de temps, de lieux, de circonstances ; qu’elle se rattache aux mêmes principes, et tend à amener à peu près partout des résultats analogues. Il y a donc une civilisation européenne, et c’est de son ensemble que je veux vous occuper. D’un autre côté, il est évident que cette civilisation ne
peut être cherchée, que son histoire ne peut être puisée dans l’histoire d’un
seul des états européens. Si elle a de l’unité, sa variété n’en est pas moins
prodigieuse ; elle ne s’est développée tout entière dans aucun pays spécial.
Les traits de sa physionomie sont épars : il faut chercher, tantôt en France,
tantôt en Angleterre, tantôt en Allemagne, tantôt en Espagne, les éléments de
son histoire. Nous sommes bien placés pour nous adonner à cette recherche et
étudier la civilisation européenne. Il ne faut flatter personne, pas même son
pays ; cependant je crois qu’on peut dire sans flatterie que Peut-être, sous d’autres points de vue, à certains
moments, trouverait-on d’autres pays de l’Europe qui lui ont été supérieurs ;
mais il est impossible de méconnaître que, toutes les fois que C’est qu’il y a dans le génie français quelque chose de
sociable, de sympathique, quelque chose qui se répand avec plus de facilité
et d’énergie que dans le génie de tout autre peuple : soit notre langue, soit
le tour particulier de notre esprit, de nos mœurs, nos idées sont plus
populaires, se présentent plus clairement aux masses, y pénètrent plus
facilement ; en un mot, la clarté, la sociabilité, la sympathie sont le caractère
particulier de Lors donc qu’on veut étudier l’histoire de ce grand fait,
ce n’est point un choix arbitraire ni de convention que de prendre Depuis quelque temps on parle beaucoup, et avec raison, de la nécessité de renfermer l’histoire dans les faits, de la nécessité de raconter : rien de plus vrai ; mais il y a plus de faits à raconter, et des faits plus divers, qu’on n’est peut être tenté de le croire au premier moment ; il y a des faits matériels, visibles, comme les batailles, les guerres, les actes officiels des gouvernements ; il y a des faits moraux, cachés qui n’en sont pas moins réels ; il y a des faits individuels, qui ont un nom propre ; il y a des faits généraux, sans nom, auxquels il est impossible d’assigner une date précise, de tel jour, de telle année, qu’il est impossible de renfermer dans des limites rigoureuses, et qui n’en sont pas moins des faits comme d’autres, des faits historiques, qu’on ne peut exclure de l’histoire sans la mutiler. La portion même qu’on est accoutumé à nommer la portion philosophique de l’histoire, les relations des faits entre eux, le lien qui les unit, les causes et les résultats des événements, c’est de l’histoire, tout comme les récits de batailles et de tous les événements extérieurs. Les faits de ce genre, sans nul doute, sont plus difficiles à démêler ; on s’y trompe plus souvent ; il est malaisé de les animer, de les présenter sous des formes claires, vives : mais cette difficulté ne change rien à leur nature ; ils n’en font pas moins partie essentielle de l’histoire. La civilisation, messieurs, est un de ces faits-là ; fait général, caché, complexe, très difficile, j’en conviens, à décrire, à raconter, mais qui n’en existe pas moins, qui n’en a pas moins droit à être décrit et raconté. On peut élever sur ce fait un grand nombre de questions ; on peut se demander, on s’est demandé s’il était un bien ou un mal. Les uns s’en sont désolés ; les autres s’en sont applaudis. On peut se demander si c’est un fait universel, s’il y a une civilisation universelle du genre humain, une destinée de l’humanité, si les peuples se sont transmis de siècle en siècle quelque chose qui ne se soit pas perdu, qui doive s’accroître, passer comme un dépôt, et arriver ainsi jusqu’à la fin des siècles. Pour mon compte, je suis convaincu qu’il y a en effet une destinée générale de l’humanité, une transmission du dépôt de la civilisation, et par conséquent une histoire universelle de la civilisation à écrire. Mais, sans élever des questions si grandes, si difficiles à résoudre, quand on se renferme dans un espace de temps et de lieu déterminé, quand on se borne à l’histoire d’un certain nombre de siècles, ou de certains peuples, il est évident que, dans ces limites, la civilisation est un fait qui peut être décrit, raconté, qui a son histoire. Je me hâte d’ajouter que cette histoire est la plus grande de toutes, qu’elle comprend toutes les autres. Ne semble-t-il pas, en effet, messieurs, que le fait de la civilisation soit le fait par excellence, le fait général et définitif, auquel tous les autres viennent aboutir, dans lequel ils se résument ? Prenez tous les faits dont se compose l’histoire d’un peuple, qu’on est accoutumé à considérer comme les éléments de sa vie ; prenez ses institutions, son commerce, son industrie, ses guerres, tous les détails de son gouvernement : quand on veut considérer ces faits dans leur ensemble, dans leur liaison, quand on veut les apprécier, les juger, qu’est-ce qu’on leur demande ? On leur demande en quoi ils ont contribué à la civilisation de ce peuple, quel rôle ils y ont joué, quelle part ils y ont prise, quelle influence ils y ont exercée. C’est par-là non seulement qu’on s’en forme une idée complète, mais qu’on les mesure, qu’on apprécie leur véritable valeur ; ce sont en quelque sorte des fleuves auxquels on demande compte des eaux qu’ils doivent apporter à l’océan. La civilisation est une espèce d’océan qui fait la richesse d’un peuple, et au sein duquel tous les éléments de la vie du peuple, toutes les forces de son existence, viennent se réunir. Cela est si vrai que des faits qui, par leur nature, sont détestés, funestes, qui pèsent douloureusement sur les peuples, le despotisme, par exemple, et l’anarchie, s’ils ont contribué en quelque chose à la civilisation, s’ils lui ont fait faire un grand pas, eh bien ! Jusqu’à un certain point, on les excuse, on leur pardonne leurs torts, leur mauvaise nature ; en sorte que partout où on reconnaît la civilisation et les faits qui l’ont enrichie, on est tenté d’oublier le prix qu’il en a coûté. Il y a même des faits qu’à proprement parler on ne peut pas dire sociaux, des faits individuels qui semblent intéresser l’âme humaine plutôt que la vie publique : telles sont les croyances religieuses et les idées philosophiques, les sciences, les lettres, les arts. Ces faits paraissent s’adresser à l’homme, soit pour le perfectionner, soit pour le charmer, et avoir plutôt pour but son amélioration intérieure, ou son plaisir, que sa condition sociale. Eh bien ! C’est encore sous le point de vue de la civilisation que ces faits-là mêmes sont souvent et veulent être considérés. De tout temps, dans tout pays, la religion s’est glorifiée d’avoir civilisé les peuples ; les sciences, les lettres, les arts, tous les plaisirs intellectuels et moraux ont réclamé leur part dans cette gloire ; et on a cru les louer, les honorer, quand on a reconnu qu’en effet elle leur appartenait. Ainsi, les faits les plus importants, les plus sublimes en eux-mêmes et indépendamment de tout résultat extérieur, uniquement dans leurs rapports avec l’âme de l’homme, leur importance s’accroît, leur sublimité s’élève par leur rapport avec la civilisation. Telle est la valeur de ce fait général qu’il en donne à tout ce qu’il touche. Et non seulement il en donne ; il y a même des occasions où les faits dont nous parlons, les croyances religieuses, les idées philosophiques, les lettres, les arts, sont surtout considérés et jugés sous le point de vue de leur influence sur la civilisation ; influence qui devient, jusqu’à un certain point et pendant un certain temps, la mesure décisive de leur mérite, de leur valeur. Quel est donc, messieurs, je le demande, quel est donc, avant d’en entreprendre l’histoire, et en le considérant uniquement en lui-même, ce fait si grave, si étendu, si précieux, qui semble le résumé, l’expression de la vie entière des peuples ? Je n’aurai garde ici de tomber dans la pure philosophie ; je n’aurai garde de poser quelque principe rationnel, et puis d’en déduire la nature de la civilisation comme une conséquence : il y aurait beaucoup de chances d’erreurs dans cette méthode. Nous rencontrons encore ici un fait à constater et à décrire. Depuis longtemps, et dans beaucoup de pays, on se sert du mot de civilisation : on y attache des idées plus ou moins nettes, plus ou moins étendues ; mais enfin on s’en sert et on se comprend. C’est le sens de ce mot, son sens général, humain, populaire, qu’il faut étudier. Il y a presque toujours, dans l’acception usuelle des termes les plus généraux, plus de vérité que dans les définitions plus précises en apparence, et plus rigoureuses de la science. C’est le bon sens qui donne aux mots leur signification commune, et le bon sens est le génie de l’humanité. La signification commune d’un mot se forme successivement et en présence des faits ; à mesure qu’un fait se présente, qui paraît rentrer dans le sens d’un terme connu, on l’y reçoit, pour ainsi dire, naturellement ; le sens du terme s’étend, s’élargit, et peu à peu les divers faits, les diverses idées qu’en vertu de la nature des choses mêmes, les hommes doivent rallier sous ce mot, s’y rallient en effet. Lorsque le sens d’un mot, au contraire, est déterminé par la science, cette détermination, ouvrage d’un seul ou d’un petit nombre d’individus, a lieu sous l’empire de quelque fait particulier qui a frappé leur esprit. Ainsi les définitions scientifiques sont en général beaucoup plus étroites et, par cela seul, beaucoup moins vraies au fond que le sens populaire des termes. En étudiant, comme un fait, le sens du mot civilisation, en recherchant toutes les idées qui y sont comprises, selon le bon sens des hommes, nous avancerons beaucoup plus dans la connaissance du fait lui-même, que si nous tentions d’en donner nous-mêmes une définition scientifique, parût-elle d’abord plus claire et plus précise. Pour commencer cette recherche, je vais essayer de mettre sous vos yeux quelques hypothèses ; je décrirai un certain nombre d’états de société, et puis nous nous demanderons si l’instinct général y reconnaîtrait l’état d’un peuple qui se civilise, si c’est là le sens que le genre humain attache naturellement au mot civilisation. voici un peuple dont la vie extérieure est douce, commode ; il paye peu d’impôts, il ne souffre point ; la justice lui est bien rendue dans les relations privées ; en un mot, l’existence matérielle, dans son ensemble, est assez bien et heureusement réglée. Mais en même temps l’existence intellectuelle et morale de ce peuple est tenue avec grand soin dans un état d’engourdissement, d’inertie, je ne veux pas dire d’oppression, parce qu’il n’en a pas le sentiment, mais de compression. Ceci n’est pas sans exemple. Il y a eu un grand nombre de petites républiques aristocratiques où les sujets ont été ainsi traités comme des troupeaux, bien tenus et matériellement heureux, mais sans activité intellectuelle et morale. Est-ce là la civilisation ? Est-ce là un peuple qui se civilise ? Voici une autre hypothèse : c’est un peuple dont l’existence matérielle est moins douce, moins commode, supportable cependant. En revanche, on n’a point négligé les besoins moraux, intellectuels ; on leur distribue une certaine pâture ; on cultive dans ce peuple des sentiments élevés, purs ; ses croyances religieuses, morales, ont atteint un certain degré de développement ; mais on a grand soin d’étouffer en lui le principe de la liberté ; on donne satisfaction aux besoins intellectuels et moraux, comme ailleurs aux besoins matériels ; on mesure à chacun sa part de vérité ; on ne permet à personne de la chercher à lui tout seul. L’immobilité est le caractère de la vie morale ; c’est l’état où sont tombées la plupart des populations de l’Asie, où les dominations théocratiques retiennent l’humanité ; c’est l’état des indous, par exemple. Je fais la même question que sur le peuple précédent : est-ce là un peuple qui se civilise ? Je change tout à fait la nature de l’hypothèse : voici un peuple chez lequel il y a un grand déploiement de quelques libertés individuelles, mais où le désordre et l’inégalité sont extrêmes : c’est l’empire de la force et du hasard ; chacun, s’il n’est fort, est opprimé, souffre, périt ; la violence est le caractère dominant de l’état social. Il n’y a personne qui ne sache que l’Europe a passé par cet état. Est-ce un état civilisé ? Il peut contenir sans doute des principes de civilisation qui se développeront successivement ; mais le fait qui domine dans une telle société n’est pas, à coup sûr, ce que le bon sens des hommes appelle la civilisation. Je prends une quatrième et dernière hypothèse. La liberté de chaque individu est très grande, l’inégalité entre eux est rare, ou au moins très passagère. Chacun fait à peu près ce qu’il veut, et ne diffère pas beaucoup en puissance de son voisin ; mais il y a très peu d’intérêts généraux, très peu d’idées publiques, très peu de sentiments publics, très peu de société, en un mot : les facultés et l’existence des individus se déploient et s’écoulent isolément, sans agir les uns sur les autres, sans laisser de traces ; les générations successives laissent la société au même point où elles l’ont reçue : c’est l’état des tribus sauvages ; la liberté et l’égalité sont là ; et pourtant, à coup sûr, la civilisation n’y est point. Je pourrais multiplier ces hypothèses ; mais je crois que nous en avons assez pour démêler quel est le sens populaire et naturel du mot civilisation. Il est clair qu’aucun des états que je viens de parcourir ne correspond, selon le bon sens naturel des hommes, à ce terme. Pourquoi ? Il me semble que le premier fait qui soit compris dans le mot civilisation (et cela résulte des divers exemples que je viens de faire passer sous vos yeux), c’est le fait de progrès, de développement ; il réveille aussitôt l’idée d’un peuple qui marche, non pour changer de place, mais pour changer d’état ; d’un peuple dont la condition s’étend et s’améliore. L’idée du progrès, du développement, me paraît être l’idée fondamentale contenue sous le mot de civilisation. Quel est ce progrès ? Quel est ce développement ? Ici réside la plus grande difficulté. L’étymologie du mot semble répondre d’une manière claire et satisfaisante : elle dit que c’est le perfectionnement de la vie civile, le développement de la société proprement dite, des relations des hommes entre eux. Telle est, en effet, l’idée première qui s’offre à l’esprit des hommes, quand on prononce le mot civilisation ; on se représente à l’instant l’extension, la plus grande activité et la meilleure organisation des relations sociales : d’une part, une production croissante de moyens de force et de bien-être dans la société ; de l’autre, une distribution plus équitable, entre les individus, de la force et du bien-être produits. Est-ce là tout, messieurs ? Avons-nous épuisé le sens naturel, usuel, du mot civilisation ? le fait ne contient-il rien de plus ? C’est à peu près comme si nous demandions : l’espèce humaine n’est-elle, au fond, qu’une fourmilière, une société où il ne s’agisse que d’ordre et de bien-être, où plus la somme du travail sera grande et la répartition des fruits du travail équitable, plus le but sera atteint et le progrès accompli ? L’instinct des hommes répugne à une définition si étroite de la destinée humaine. Il lui semble, au premier aspect, que le mot civilisation comprend quelque chose de plus étendu, de plus complexe, de supérieur à la pure perfection des relations sociales, de la force et du bien-être social. Les faits, l’opinion publique, le sens généralement reçu du terme, sont d’accord avec cet instinct. Prenez Rome dans les beaux temps de la république, après
la seconde guerre punique, au moment de ses plus grandes vertus, lorsqu’elle
marchait à l’empire du monde, lorsque l’état social était évidemment en
progrès. Prenez ensuite Rome sous Auguste, à l’époque où a commencé la
décadence, où au moins le mouvement progressif de la société était arrêté, où
les mauvais principes étaient bien près de prévaloir : il n’y a personne
cependant qui ne pense et ne dise que Transportons-nous ailleurs ; prenons On pourrait montrer beaucoup d’autres états où le bien-être est plus grand, croît plus rapidement, est mieux réparti entre les individus qu’ailleurs, et où cependant, dans l’instinct spontané, dans le bon sens général des hommes, la civilisation est jugée inférieure à celle d’autres pays moins bien partagés sous le rapport purement social. Qu’est-ce à dire ? Qu’ont donc ces pays qui leur donne, au nom de civilisés, ce droit privilégié ? Qui compense si largement, dans l’opinion des hommes, ce qui leur manque d’ailleurs ? Un autre développement que celui de la vie sociale s’y est manifesté avec éclat : le développement de la vie individuelle, de la vie intérieure, le développement de l’homme lui-même, de ses facultés, de ses sentiments, de ses idées. Si la société y est plus imparfaite qu’ailleurs, l’humanité y apparaît avec plus de grandeur et de puissance. Il reste beaucoup de conquêtes sociales à faire ; mais d’immenses conquêtes intellectuelles et morales sont accomplies ; beaucoup de biens et de droits manquent à beaucoup d’hommes ; mais beaucoup de grands hommes vivent et brillent aux yeux du monde. Les lettres, les sciences, les arts déploient tout leur éclat. Partout où le genre humain voit resplendir ces grandes images, ces images glorifiées de la nature humaine, partout où il voit créer ce trésor de jouissances sublimes, il reconnaît et nomme la civilisation. Deux faits sont donc compris dans ce grand fait ; il subsiste à deux conditions, et se révèle à deux symptômes : le développement de l’activité sociale et celui de l’activité individuelle, le progrès de la société et le progrès de l’humanité. Partout où la condition extérieure de l’homme s’étend, se vivifie, s’améliore, partout où la nature intime de l’homme se montre avec éclat, avec grandeur, à ces deux signes, et souvent malgré la profonde imperfection de l’état social, le genre humain applaudit et proclame la civilisation. Tel est, si je ne me trompe, le résultat de l’examen simple, purement sensé, de l’opinion générale des hommes. Si nous interrogeons l’histoire proprement dite, si nous examinons quelle est la nature des grandes crises de la civilisation, de ces faits qui, de l’aveu de tous, lui ont fait faire un grand pas, nous y reconnaîtrons toujours l’un ou l’autre des deux éléments que je viens de décrire. Ce sont toujours des crises de développement individuel ou social, des faits qui ont changé l’homme intérieur, ses croyances, ses mœurs, ou sa condition extérieure, sa situation dans ses rapports avec ses semblables. Le christianisme, par exemple, je ne dis pas seulement au moment de son apparition, mais dans les premiers siècles de son existence, le christianisme ne s’est nullement adressé à l’état social ; il a annoncé hautement qu’il n’y toucherait pas ; il a ordonné à l’esclave d’obéir au maître ; il n’a attaqué aucun des grands maux, des grandes injustices de la société d’alors. Qui niera pourtant que le christianisme n’ait été dès lors une grande crise de la civilisation ? Pourquoi ? Parce qu’il a changé l’homme intérieur, les croyances, les sentiments, parce qu’il a régénéré l’homme moral, l’homme intellectuel. Nous avons vu une crise d’une autre nature ; une crise qui s’est adressée non à l’homme intérieur, mais à sa condition extérieure, qui a changé et régénéré la société. Celle-là aussi, à coup sûr, a été une des crises décisives de la civilisation. Parcourez toute l’histoire, vous trouverez partout le même résultat ; vous ne rencontrerez aucun fait important, ayant concouru au développement de la civilisation, qui n’ait exercé l’une ou l’autre des deux sortes d’influences dont je viens de parler. Tel est, si je ne me trompe, le sens naturel et populaire du terme ; voilà le fait, je ne veux pas dire défini, mais décrit, constaté, à peu près complètement, ou au moins dans ses traits généraux. Nous tenons les deux éléments de la civilisation. Maintenant, messieurs, l’un de ces deux faits suffit-il pour la constituer ? Si le développement de l’état social, ou celui de l’homme individuel se présentait isolément, y aurait-il civilisation ? Le genre humain la reconnaîtrait-il ? Ou bien les deux faits ont-ils entre eux une relation tellement intime et nécessaire, que, s’ils ne se produisent simultanément, ils soient cependant inséparables, et que tôt ou tard l’un amène l’autre ? On pourrait, ce me semble, aborder cette question par trois côtés. On pourrait examiner la nature même des deux éléments de la civilisation, et se demander si, par cela seul, ils sont, ou non, étroitement liés et nécessaires l’un à l’autre. On peut rechercher historiquement si, en effet, ils se sont manifestés isolément et l’un sans l’autre, ou s’ils se sont toujours produits l’un l’autre. On peut enfin consulter sur cette question l’opinion commune des hommes, le bon sens. Je m’adresserai d’abord à l’opinion commune. Quand un grand changement s’accomplit dans l’état d’un pays, quand il s’y opère un grand développement de richesse et de force, une révolution dans la distribution du bien-être social, ce fait nouveau rencontre des adversaires, essuie des combats ; il n’en peut être autrement. Que disent en général les adversaires du changement ? Ils disent que ce progrès de l’état social n’améliore pas, ne régénère pas de la même manière l’état moral, l’état intérieur de l’homme ; que c’est un progrès faux, trompeur, qui tourne au détriment de la moralité, du véritable être humain. Et les amis du développement social repoussent cette attaque avec beaucoup d’énergie ; ils soutiennent, au contraire, que le progrès de la société amène nécessairement le progrès de la moralité ; que quand la vie extérieure est mieux réglée, la vie intérieure se rectifie et s’épure. Ainsi se pose la question entre les adversaires et les partisans de l’état nouveau. Renversez l’hypothèse ; supposez le développement moral en progrès. Que promettent en général les hommes qui y travaillent ? Qu’ont promis, à l’origine des sociétés, les dominateurs religieux, les sages, les poètes, qui travaillaient à adoucir, à régler les mœurs ? Ils ont promis l’amélioration de la condition sociale, la répartition plus équitable du bien-être. Que supposent, je vous le demande, tantôt ces débats, tantôt ces promesses ? Ils supposent que, dans la conviction spontanée, instinctive des hommes, les deux éléments de la civilisation, le développement social et le développement moral, sont intimement liés, qu’à la vue de l’un, le genre humain compte sur l’autre. C’est à cette conviction naturelle qu’on s’adresse lorsque, pour seconder ou combattre l’un ou l’autre des deux développements, on affirme ou conteste leur union. On sait que, si on peut persuader aux hommes que l’amélioration de l’état social tournera contre le progrès intérieur des individus, on aura décrié et affaibli la révolution qui s’accomplit dans la société. D’autre part, quand on promet aux hommes l’amélioration de la société, par suite de l’amélioration de l’individu, on sait que leur penchant est de croire à cette promesse, et on s’en prévaut. C’est donc évidemment la croyance instinctive de l’humanité que les deux éléments de la civilisation sont liés l’un à l’autre, et se produisent réciproquement. Que si nous nous adressons à l’histoire du monde, nous obtiendrons la même réponse. Nous trouverons que tous les grands développements de l’homme intérieur ont tourné au profit de la société, tous les grands développements de l’état social au profit de l’humanité. C’est l’un ou l’autre des deux faits qui prédomine, apparaît avec éclat, et imprime au mouvement un caractère particulier. Ce n’est quelquefois qu’après de très longs intervalles de temps, après mille transformations, mille obstacles, que le second fait se développe et vient en quelque sorte compléter la civilisation que le premier avait commencée. Mais quand on y regarde bien, on reconnaît le lien qui les unit. La marche de la providence n’est pas assujettie à d’étroites limites ; elle ne s’inquiète pas de tirer aujourd’hui la conséquence du principe qu’elle a posé hier ; elle la tirera dans des siècles, quand l’heure sera venue ; et pour raisonner lentement, selon nous, sa logique n’est pas moins sûre. La providence a ses aises dans le temps ; elle y marche en quelque sorte comme les dieux d’Homère dans l’espace ; elle fait un pas, et des siècles se trouvent écoulés. Que de temps, que d’événements avant que la régénération de l’homme moral par le christianisme ait exercé, sur la régénération de l’état social, sa grande et légitime influence ? Il y a réussi pourtant ; qui peut le méconnaître aujourd’hui ? Si de l’histoire nous passons à la nature même des deux faits qui constituent la civilisation, nous sommes infailliblement conduits au même résultat. Il n’est personne qui n’ait fait sur lui-même cette expérience. Quand un changement moral s’opère dans l’homme, quand il acquiert une idée, ou une vertu, ou une faculté de plus, en un mot, quand il se développe individuellement, quel est le besoin qui s’empare de lui à l’instant même ? C’est le besoin de faire passer son sentiment dans le monde extérieur, de réaliser au dehors sa pensée. Dès que l’homme acquiert quelque chose, dès que son être prend à ses propres yeux un nouveau développement, une valeur de plus, aussitôt à ce développement, à cette valeur nouvelle, s’attache pour lui l’idée d’une mission ; il se sent obligé et poussé par son instinct, par une voix intérieure, à étendre, à faire dominer hors de lui le changement, l’amélioration qui s’est accomplie en lui. Les grands réformateurs, on ne les doit pas à une autre cause ; les grands hommes qui ont changé la face du monde, après s’être changés eux-mêmes, n’ont pas été poussés, gouvernés par un autre besoin. Voilà pour le changement qui s’est opéré dans l’intérieur de l’homme, prenons l’autre. Une révolution s’accomplit dans l’état de la société ; elle est mieux réglée, les droits et les biens sont répartis plus justement entre les individus ; c’est-à-dire, que le spectacle du monde est plus pur, plus beau, que la pratique, soit des gouvernements, soit des rapports des hommes entre eux, est meilleure. Eh bien ! Croyez vous que la vue de ce spectacle, que cette amélioration des faits extérieurs, ne réagissent pas sur l’intérieur de l’homme, sur l’humanité ? Tout ce qu’on dit de l’autorité des exemples, des habitudes, des beaux modèles, n’est pas fondé sur autre chose, sinon sur cette conviction qu’un fait extérieur, bon, raisonnable, bien réglé, amène tôt ou tard, plus ou moins complètement, un fait intérieur de même nature, de même mérite ; qu’un monde mieux réglé, un monde plus juste, rend l’homme lui-même plus juste ; que l’intérieur se réforme par l’extérieur, comme l’extérieur par l’intérieur ; que les deux éléments de la civilisation sont étroitement liés l’un à l’autre ; que des siècles, des obstacles de tout genre, peuvent se jeter entre eux ; qu’il est possible qu’ils aient à subir mille transformations pour se rejoindre l’un l’autre ; mais que tôt ou tard ils se rejoignent ; que c’est la loi de leur nature, le fait général de l’histoire, la croyance instinctive du genre humain (applaudissements). Messieurs, je crois non pas avoir épuisé, tant s’en faut, mais exposé d’une manière à peu près complète, quoique bien légère, le fait de la civilisation ; je crois l’avoir décrit, circonscrit, et avoir posé les principales questions, les questions fondamentales auxquelles il donne lieu. Je pourrais m’arrêter ; cependant je ne puis pas ne pas poser du moins une question que je rencontre ici ; une de ces questions qui ne sont plus des questions historiques proprement dites, qui sont des questions, je ne veux pas dire hypothétiques, mais conjecturales ; des questions dont l’homme ne tient qu’un bout, dont il ne peut jamais atteindre l’autre bout, dont il ne peut faire le tour, qu’il ne voit que par un côté ; qui cependant n’en sont pas moins réelles, auxquelles il faut bien qu’il pense, car elles se présentent devant lui, malgré lui, à tout moment. De ces deux développements dont nous venons de parler, et qui constituent le fait de la civilisation, du développement de la société, d’une part, et de l’humanité, de l’autre, lequel est le but, lequel le moyen ? Est-ce pour le perfectionnement de sa condition sociale, pour l’amélioration de son existence sur la terre, que l’homme se développe tout entier, ses facultés, ses sentiments, ses idées, tout son être ? Ou bien l’amélioration de la condition sociale, les progrès de la société, la société elle-même n’est-elle que le théâtre, l’occasion, le mobile du développement de l’individu ? En un mot, la société est-elle faite pour servir l’individu, ou l’individu pour servir la société ? De la réponse à cette question dépend inévitablement celle de savoir si la destinée de l’homme est purement sociale, si la société épuise et absorbe l’homme tout entier, ou bien s’il porte en lui quelque chose d’étranger, de supérieur à son existence sur la terre. Messieurs, un homme dont je m’honore d’être l’ami ; un homme qui a traversé des réunions comme la nôtre, pour monter à la première place dans des réunions moins paisibles et plus puissantes ; un homme dont toutes les paroles se gravent et restent partout où elles tombent, M Royer-Collard a résolu cette question ; il l’a résolue, selon sa conviction du moins, dans son discours sur le projet de loi relatif au sacrilège. Je trouve dans ce discours ces deux phrases : les sociétés humaines naissent, vivent et meurent sur la terre ; là s’accomplissent leurs destinées... Mais elles ne contiennent pas l'homme tout entier. Après qu'il s'est engagé à la société, il lui reste la plus noble partie de lui-même, ces hautes facultés par lesquelles il s'élève à Dieu, à une vie future, à des biens inconnus dans un monde invisible... Nous, personnes individuelles et identiques, véritables êtres doués de l'immortalité, nous avons une autre destinée que les États[1]. Je n’ajouterai rien, messieurs, je n’entreprendrai point de traiter la question même ; je me contente de la poser. Elle se rencontre à la fin de l’histoire de la civilisation : quand l’histoire de la civilisation est épuisée, quand il n’y a plus rien à dire de la vie actuelle, l’homme se demande invinciblement si tout est épuisé, s’il est à la fin de tout ? Ceci est donc le dernier problème, et le plus élevé de tous ceux auxquels l’histoire de la civilisation peut conduire. Il me suffit d’avoir indiqué sa place et sa grandeur. D’après tout ce que je viens de dire, messieurs, il est évident que l’histoire de la civilisation pourrait être traitée de deux manières, puisée à deux sources, considérée sous deux aspects différents. L’historien pourrait se placer au sein de l’âme humaine, pendant un temps donné, une série de siècles, ou chez un peuple déterminé ; il pourrait étudier, décrire, raconter tous les événements, toutes les transformations, toutes les révolutions qui se seraient accomplies dans l’intérieur de l’homme ; et quand il serait arrivé au bout, il aurait une histoire de la civilisation chez le peuple et dans le temps qu’il aurait choisi. Il peut procéder autrement : au lieu d’entrer dans l’intérieur de l’homme, il peut se mettre au dehors ; il peut se placer au milieu de la scène du monde ; au lieu de décrire les vicissitudes des idées, des sentiments de l’être individuel, il peut décrire les faits extérieurs, les événements, les changements de l’état social. Ces deux portions, ces deux histoires de la civilisation sont étroitement liées l’une à l’autre ; elles sont le reflet, l’image l’une de l’autre. Cependant elles peuvent être séparées ; peut-être même doivent-elles l’être, au moins en commençant, pour que l’une et l’autre soient traitées avec détail et clarté. Pour mon compte, je ne me propose pas d’étudier avec vous l’histoire de la civilisation dans l’intérieur de l’âme humaine ; l’histoire des événements extérieurs du monde visible et social, c’est de celle-là que je veux m’occuper. J’avais besoin de vous exposer le fait de la civilisation tel que je le conçois dans sa complexité et son étendue, de poser devant vous toutes les hautes questions auxquelles il peut donner lieu. Je me restreins à présent ; je resserre mon champ dans des limites plus étroites : c’est uniquement l’histoire de l’état social que je me propose de traiter. Nous commencerons par chercher tous les éléments de la civilisation européenne dans son berceau, à la chute de l’empire romain ; nous étudierons avec soin la société telle qu’elle était au milieu de ces ruines fameuses. Nous tâcherons, non pas d’en ressusciter, mais d’en remettre debout les éléments à côté les uns des autres ; et quand nous les tiendrons, nous essayerons de les faire marcher, de les suivre dans leurs développements à travers les quinze siècles qui se sont écoulés depuis cette époque. Je crois, messieurs, que quand nous serons un peu entrés dans cette étude, nous acquerrons bien vite la conviction que la civilisation est très jeune, qu’il s’en faut bien que le monde en ait encore mesuré la carrière. à coup sûr, la pensée humaine est fort loin d’être aujourd’hui tout ce qu’elle peut devenir, nous sommes fort loin d’embrasser l’avenir tout entier de l’humanité ; cependant, que chacun de nous descende dans sa pensée, qu’il s’interroge sur le bien possible qu’il conçoit, qu’il espère ; qu’il mette ensuite son idée en regard de ce qui existe aujourd’hui dans le monde ; il se convaincra que la société et la civilisation sont bien jeunes ; que, malgré tout le chemin qu’elles ont fait, elles en ont incomparablement davantage à faire. Cela n’ôtera rien, messieurs, au plaisir que nous éprouverons à contempler notre état actuel. Quand j’aurai essayé de faire passer sous vos yeux les grandes crises de l’histoire de la civilisation en Europe, depuis quinze siècles, vous verrez à quel point, jusqu’à nos jours, la condition des hommes a été laborieuse, orageuse, dure, non seulement au dehors et dans la société, mais intérieurement, dans la vie de l’âme. Pendant quinze siècles, l’esprit humain a eu à souffrir autant que l’espèce humaine. Vous verrez que, pour la première fois, peut-être, dans les temps modernes, l’esprit humain est arrivé à un état très imparfait encore, à un état cependant où règne quelque paix, quelque harmonie. Il en est de même de la société, elle a évidemment fait des progrès immenses ; la condition humaine est douce, juste, comparée à ce qu’elle était antérieurement ; nous pouvons presque, en pensant à nos ancêtres, nous appliquer les vers de Lucrèce : suave mari magno, turbantibus aequora ventis, e terrâ magnum alterius spectare laborem, nous pouvons même dire de nous, sans trop d’orgueil, comme Sthénélus dans Homère : nous rendons grâce au ciel de ce que nous valons infiniment mieux que nos devanciers. Prenons garde cependant, messieurs ; ne nous livrons pas trop au sentiment de notre bonheur et de notre amélioration ; nous pourrions tomber dans deux graves dangers, l’orgueil et la mollesse ; nous pourrions prendre une excessive confiance dans la puissance et le succès de l’esprit humain, de nos lumières actuelles, et, en même temps, nous laisser énerver par la douceur de notre condition. Je ne sais, messieurs, si vous en êtes frappés comme moi ; mais nous flottons continuellement, à mon avis, entre la tentation de nous plaindre pour très peu de chose, et celle de nous contenter à trop bon marché. Nous avons une susceptibilité d’esprit, une exigence, une ambition illimitées dans la pensée, dans les désirs, dans le mouvement de l’imagination ; et quand nous en venons à la pratique de la vie, quand il faut prendre de la peine, faire des sacrifices, des efforts pour atteindre le but, nos bras se lassent et tombent. Nous nous rebutons avec une facilité qui égale presque l’impatience avec laquelle nous désirons. Il faut prendre garde, messieurs, à ne pas nous laisser envahir par l’un ou l’autre de ces deux défauts. Accoutumons-nous à mesurer ce que nous pouvons légitimement avec nos forces, notre science, notre puissance ; et ne prétendons à rien de plus qu’à ce qui se peut acquérir légitimement, justement, régulièrement, en respectant les principes sur lesquels repose notre civilisation même. Nous semblons quelquefois tentés de nous rattacher à des principes que nous attaquons, que nous méprisons, aux principes et aux moyens de l’Europe barbare, la force, la violence, le mensonge, pratiques habituelles il y a quatre ou cinq siècles. Et quand nous avons cédé à ce désir, nous ne trouvons en nous ni la persévérance, ni l’énergie sauvage des hommes de ces temps-là, qui souffraient beaucoup, et qui, mécontents de leur condition, travaillaient sans cesse à en sortir. Nous sommes contents de la nôtre ; ne la livrons pas aux hasards de désirs vagues, dont le temps ne serait pas encore venu. Il nous a été beaucoup donné, il nous sera beaucoup demandé ; nous rendrons à la postérité un compte sévère de notre conduite ; public ou gouvernement, tous subissent aujourd’hui la discussion, l’examen, la responsabilité. Attachons-nous fermement, fidèlement, aux principes de notre civilisation, justice, légalité, publicité, liberté ; et n’oublions jamais que, si nous demandons avec raison que toutes choses soient à découvert devant nous, nous sommes nous-mêmes sous l’œil du monde, et que nous serons à notre tour débattus et jugés. |