LA VIE PRIVÉE ET LA VIE PUBLIQUE DES GRECS

 

CHAPITRE VIII. — LA RELIGION.

 

 

SOMMAIRE. — 1. Origine des dieux grecs. — 2. Les dieux semblables aux hommes. — 3. Développement du mythe d’Apollon. — 4. Caractères de la religion en Grèce. — 5. Les dieux de la cité. — 6. Le temple de Zeus à Olympie. — 7. Les prêtres. — 8. Absence de clergé. — 9. Le rituel. — 10. Persistance des pratiques religieuse. — 11. Le culte à l’époque homérique. — 12. Description d’un sacrifice. — 13. Cérémonie expiatoire. — 14. Abondance des sacrifices. — 15 Offrandes aux dieux. — 16. Une fondation pieuse. — 17. Revenus du temple de Délos. — 18. Les ex-voto à Délos. — 19. Débiteurs du temple de Délos. — 20. Administration des finances d’Apollon Délien. — 21. La prière. — 22. Les Panathénées. — 23. La procession des Panathénées. — 24. La fête des Anthestéries à Athènes. — 25. Représentations dramatiques. — 26. Le pèlerinage d’Olympie. — 27. Les jeux d’Olympie. — 28. Croyance des Grecs au surnaturel. — 29. Un Athénien superstitieux. — 30. L’oracle de Delphes. — 31. Questions posées à l’oracle de Dodone. — 32. Oracle de Trophonios à Lébadée. — 33. Les mystères d’Éleusis.

 

1. — ORIGINE DES DIEUX GRECS.

L’homme des premiers temps était sans cesse en présence de la nature ; les habitudes de la vie civilisée ne mettaient pas encore un voile entre elle et lui. Son regard était charmé par ces beautés ou ébloui par ces grandeurs. Il jouissait de la lumière, il s’effrayait de la nuit, et quand il voyait revenir la sainte clarté des cieux, il éprouvait de la reconnaissance. Sa vie était dans les mains de la nature ; il attendait le nuage bienfaisant d’où dépendait sa récolte ; il redoutait l’orage qui pouvait détruire le travail et l’espoir de toute une année. Il sentait à tout moment sa faiblesse et l’incomparable force de ce qui l’entourait. Il éprouvait perpétuellement un mélange de vénération, d’amour, et de terreur, pour cette puissante nature.

Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite à la conception d’un Dieu unique régissant l’univers. Car il n’avait pas encore l’idée de l’univers. Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres, sont des parties d’un corps ; la pensée ne lui venait pas qu’ils pussent être gouvernés par un même Être. Aux premiers regards qu’il jeta sur le monde extérieur, l’homme se le figura comme une sorte de république confuse où des forces rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses extérieures d’après lui-même et qu’il sentait en lui une personne libre, il vit aussi dans chaque partie de la création, dans le sol, dans l’arbre, dans le nuage, dans l’eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes semblables à la sienne ; il leur attribua la pensée, la volonté, le choix des actes ; comme il les sentait puissants et qu’il subissait leur empire, il avoua sa dépendance ; il les pria et les adora ; il en fit des dieux.

Fustel de Coulanges, la Cité antique, livre III, ch. II.

 

2. — LES DIEUX SEMBLABLES AUX HOMMES.

Les Grecs firent les dieux à leur propre image ; c’est là ce qu’on appelle l’anthropomorphisme.

D’après Homère, les dieux forment au ciel, ou, pour mieux dire, sur la cime des montagnes où ils résident, au sommet de l’Olympe, une véritable république, une cité céleste conçue sur le modèle de la cité hellénique, mais une république, une cité dont tous les citoyens sont en quelque sorte des rois. Les dieux habitent sous des lambris dorés, et passent leur vie dans de joyeux festins. Ils ont les passions et les idées des hommes. Bien plus, le poète leur suppose une apparence corporelle ; mais ils surpassent en force, en grandeur, en beauté, les humains. Tu es d’une beauté si parfaite, dit Ulysse à Euryale, qu’un dieu même ne serait pas autrement. Arès et Athéna, sur le bouclier d’Achille, font admirer leurs proportions colossales et leur beauté merveilleuse. Lorsque ce dieu tombe sous les coups d’une déesse, son corps immense occupe sur le sol une étendue de sept plèthres. Dans les bas-reliefs des âges postérieurs, les dieux sont généralement représentés avec une taille plus haute que leurs adorateurs ; à côté d’eux, ceux-ci ressemblent parfois à des enfants.

Les dieux, ayant des corps comme les nôtres, sont soumis aux mêmes besoins que nous. Ils mangent, dorment, boivent, et peuvent être dominés par la faim ou la nécessité du repos. Le sang chez eux est remplacé par une sorte de liquide divin, dont l’ambroisie, nourriture céleste, fait le principe et le fond : Le corps des immortels est impérissable ; il demeure toujours jeune, et leurs organes ont un degré de puissance que les nôtres n’atteignent pas. Parmi les facultés qu’ils possèdent, une des plus remarquables est celle de se métamorphoser, de prendre la forme d’un animal ou même d’un objet inanimé. Athéna, par exemple, se change tantôt en une flamme qui s’échappe du ciel comme une étoile filante, tantôt en un oiseau qui plane dans les airs. Ils ont des passions plus fortes, des projets mieux ordonnés, des vues plus étendues que ceux des hommes. Homère leur attribue des sentiments de haine et d’amour, de colère et d’envie. Ils sont jaloux, et persécutent quiconque a encouru leur inimitié. Ils ne se Piquent ni d’impartialité ni de justice. Héra et Athéna rendent les Troyens responsables de l’affront que leur a fait Pâris, et Poseidon poursuit d’une rage incessante l’infortuné Ulysse. Tous réclament les hommages des mortels, et s’irritent de leur oubli, qu’ils punissent par des fléaux. Pour châtier un individu de sa négligence à lui offrir un sacrifice, Artémis fait ravager ses champs par un sanglier. Aussi les hommes s’efforcent-ils de les gagner par leurs présents et leurs promesses. Les dieux ne sont pas étrangers aux chagrins, aux peines morales. Leur cœur souffre à l’occasion, et Thétis verse des larmes. Ils ont toutes les joies de l’humanité, accrues par la supériorité de leur nature, et ils en connaissent également toutes les tristesses, sauf la mort.

D’après Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, t. I, pp. 251-259.

 

3. — DÉVELOPPEMENT DU MYTHE D’APOLLON.

Pour montrer le développement des mythes dans la religion hellénique, je prends Apollon comme exemple.

Apollon ou Phoibos (de φώς, lumière) est le dieu lumineux, le dieu brillant. Il a pour mère Lèto, qui est une personnification de la Nuit, et il naît dans l’île de Délos, la Claire, qui s’appelait encore Astérie. A peine délivré de ses liens, l’enfant demande son arc et ses flèches ; il marche, et l’île est tout entière fleurie d’or. Comme le soleil illumine d’abord les sommets avant de pénétrer dans les profondeurs des vallées, le jeune dieu s’avance sur les rochers du mont Cynthos, il ne se plaît que sur les lieux élevés, sur les cimes aiguës des hautes montagnes.

Le premier acte important de sa vie est sa victoire sur le serpent Python. Ce mythe se retrouve dans toutes les religions de la race aryenne. Dans les Védas (Inde), Indra, le dieu de la lumière, triomphe d’Ahi, le serpent, le nuage qui s’allonge dans le ciel, ou de Vritra, le dragon céleste dont il brise la tête. Dans l’Avesta (Perse), Mithra, le dieu du ciel pur, combat la couleuvre qui est le symbole d’Ahriman, le génie du mal. Un rôle analogue est rempli par Siegfried dans la mythologie norroise. Cette lutte, dans son sens le plus général, est la lutte de la lumière contre les ténèbres.

On racontait qu’Apollon avait passé neuf ans au service du roi de Thessalie Admète, dont il faisait paître les cavales et les bœufs. Dans cette légende, il apparaît comme un dieu souffrant et momentanément éprouvé. C’est là une allusion aux épreuves que subit le soleil. L’astre puissant qui, dans la chaude saison de l’année, a vaincu ses ennemis et déployé sa majesté aux regards des hommes, plus tard devient esclave ; enchaîné dans les liens de l’hiver, il perd sa force et son éclat ; il pâlit et souvent disparaît ; il semble relégué au nord de la Grèce, dans les contrées d’où viennent les neiges et les frimas.

La même image s’exprime plus nettement dans les Tables qui concernent Apollon Hyperboréen. Les Grecs croyaient que dans une contrée lointaine, au nord, il n’y avait point d’hiver ; la nuit était inconnue dans ce pays, toujours illuminé des rayons du soleil. Apollon aimait à s’y transporter et à y vivre une partie de l’année, au milieu d’un peuple d’hommes heureux et justes qui chantaient ses louanges ; puis, au printemps, il revenait en Grèce, monté sur un char conduit par des cygnes aussi éblouissants que la lumière.

Apollon, dieu solaire, exerce sur les fruits de la terre une action qui peut être bienfaisante ou funeste. C’est lui qui les fait germer et qui les fait mûrir ; c’est lui également qui les dessèche et qui les brûle. De là, la double signification des fêtes qu’on célébrait en son honneur sous le nom de Thargélia, vers le milieu de mai, dans le mois de Thargélion, dont le nom exprime la chaleur du soleil d’été. C’est le moment où, en Grèce, la moisson est presque mûre et ne tardera pas à tomber sous la faucille. On se sentait porté à remercier le dieu de cette heureuse maturité ; mais, en même temps, on implorait sa grâce pour qu’il ne détruisît pas, par l’ardeur excessive de ses rayons, les espérances des laboureurs.

L’archer céleste dont les traits frappent de loin, et sûrement, devait être conçu comme un dieu redoutable à ses ennemis. Les géants Aloïdes, les enfants de Niobé tombent percés de ses flèches. Quand il se mêle aux combats de l’Iliade, il se montre doué d’une force invincible ; légèrement et sans efforts, il renverse et détruit tout sur son passage. Par une conséquence naturelle, il a souvent le caractère d’un dieu exterminateur. Lorsque la peste décime les Grecs devant Troie, c’est lui qui lance ses dards sur les animaux, puis sur les hommes. Ainsi, par un contraste singulier, Apollon, dieu de la vie et de la joie, devient un dieu de la destruction et de la mort.

Mais, s’il est le dieu qui tue, il est aussi le dieu qui sauve. Le soleil d’été est parfois funeste ; par contre, ses rayons purifient l’atmosphère, dessèchent le sol, dissipent les miasmes, et réconfortent les corps épuisés par la maladie. Apollon est donc un dieu de la santé ; il peut mettre un terme aux épidémies ; il détourne le mal ; il est secourable ; il guérit l’humanité ; il a enfin pour fils Asclépios, le dieu de la médecine.

Son action bienfaisante, limitée d’abord au mal physique, s’étendit au mal moral. Médecin des corps, il fut conçu comme le médecin des âmes ; il fut un dieu purificateur, qui lavait les âmes des souillures dont elles s’étaient salies. Tout crime commis entraîne un châtiment ou une expiation. Mais Apollon, dieu de clarté et de lumière, ne s’irrite pas contre les coupables. Il les reçoit en sa grâce ; il a pour eux des moyens de réparation et de salut ; il les réconcilie avec les hommes et avec les dieux ; il est vraiment le dieu sauveur, le rédempteur du mal moral.

Il est le dieu de la musique, parce que la musique agit sur l’âme d’une façon habituellement heureuse. Dans l’Olympe, il charme par ses accents les loisirs des immortels. Il est le chef du chœur des Muses, et la cithare est son attribut. Il inspire les poètes, et, comme l’enthousiasme prophétique n’était aux yeux des Grecs qu’une variété de l’enthousiasme poétique, il rend des oracles par l’intermédiaire des devins et des sibylles. On a bien soin de le consulter, quand il s’agit de fonder une ville, d’établir au loin une colonie. Il en résulte que, chez les Doriens surtout, dont il était le dieu principal, les lois qui président à la constitution des cités étaient placées sous son autorité, ou étaient considérées comme émanant de lui. Protecteur des colonies, dont il guidait les essaims à travers les mers, il était, sous le nom de Delphinien, un dieu de la navigation ; il s’asseyait parfois à la proue des navires pour en diriger la marche ; et les Ioniens, qui se répandirent tant au dehors, prétendaient descendre de lui ; ils voyaient en lui le père d’Ion et le fondateur de leur race.

D’après Decharme, Mythologie de la Grèce antique, livre I, ch. V.

 

4. — CARACTÈRES DE LA RELIGION EN GRÈCE.

Le génie hellénique n’a jamais séparé le pouvoir de la religion et le pouvoir de l’État. Cette distinction même ne lui parut jamais être désirable. L’Assemblée du peuple, les séances du Sénat et de l’Aréopage, s’ouvraient par des sacrifices. Les orateurs invoquaient, au début de leurs discours, les dieux protecteurs. Beaucoup de prescriptions de la loi civile restèrent toujours sous la garde des dieux. Un décret de commerce, un règlement de mesures, étaient sous la protection d’une divinité spéciale ; le caractère sacré de la monnaie, jusqu’à l’époque macédonienne, est évident. On gardait les poids étalons dans les temples ; les tables métrologiques que nous retrouvons aujourd’hui portaient une inscription qui les déclarait sacrées. Le Métroon, où l’on conservait les archives, était le temple de la Mère des dieux. La banque de Délos portait le titre de ίερά τράπεζα ; le commerce d’Athènes, comme celui de l’Orient moderne, faisait des édifices du culte des lieux de dépôts pour les marchandises ; les décrets de proxénie, les actes par lesquels on déclarait un citoyen indigne, avaient un caractère religieux ; les affranchissements s’accomplissaient souvent dans les temples.

Si la religion était mêlée à tout, bien peu d’esprits se mettaient au-dessus des croyances qu’elle imposait. Les histoires d’Hérodote ressemblent à un livre du moyen âge ; à chaque page nous y trouvons des récits qui rappellent Grégoire de Tours ou la Chronique de Mathieu Paris. Les Grecs qui combattirent à Platée et à Marathon étaient des croyants sincères et superstitieux. Il n’est nul besoin, pour expliquer le caractère de Xénophon, d’admettre qu’il fût en son temps une exception ; Xénophon est le type de l’homme distingué de son époque, du citoyen fidèle au passé, respectueux des convenances. Socrate n’a ni froissé ni altéré les convictions de ce disciple qui consulte de bonne foi les victimes et qui suit toutes les pratiques d’un culte minutieux. Les progrès de la philosophie chez les Latins détruisirent la religion. En Grèce, et surtout à Athènes, les habitudes pieuses retrouvent une nouvelle ferveur au moment où la décadence de la vie publique est complète. Les vieilles superstitions subsistent toujours ; Pausanias et Plutarque en témoignent. Les inscriptions et les monuments figurés nous apportent sur ce point des renseignements encore plus précis ; les bas-reliefs conservés en Grèce ou dans nos musées sont, pour la plupart, de basse époque ; ils montrent combien les vieilles doctrines restèrent longtemps en vigueur. Il est même tel usage qui paraît être un peu oublié au grand siècle et qui retrouve toute sa force dans la décadence....

Si cette religion a pu vivre tant de siècles au milieu des circonstances les plus difficiles, ce fait s’explique en grande partie par la faiblesse de son autorité sur la conduite morale de la vie, sur les caractères et sur les passions. Il n’était pas dans sa nature d’aspirer à un empire absolu, qu’elle n’aurait pu exercer longtemps sur des esprits rebelles à toute contrainte durable ; jamais elle n’a cherché à pousser jusqu’aux conséquences logiques et extrêmes le pouvoir que le consentement universel des contemporains lui accordait. De là l’absence d’un sacerdoce fortement constitué, l’admission de tous à beaucoup de fonctions religieuses annuelles, un perpétuel échange entre l’État et la religion, qui se prêtent l’un ses magistrats, l’autre ses prêtres ; de là l’impossibilité pour cette religion d’arriver à une profession de foi ; de là le peu de goût qu’elle a toujours montré pour certains problèmes, en particulier pour ceux de la vie future, de la récompense et de la peine après la mort. Nous ne savons pas ce qui s’enseignait à Éleusis ; mais la doctrine des Mystères ne cherchait point à faire de propagande ; elle resta longtemps le privilège d’une caste très limitée ; quand on y admit tous les Athéniens, les connaissances qu’on leur révéla ne produisirent aucune révolution. Ce que la religion avait de précis dans chaque canton était tout extérieur, et n’intéressait ni la théogonie, ni la philosophie, ni même souvent la morale. On pouvait la mêler à tous les actes de la vie politique ou privée ; rien de ce qui était simplement convenable au point de vue du droit naturel ne la choquait ; comme le génie grec, elle se pliait à tout. Les légendes mêmes d’un pays ne s’imposaient pas forcément à tous les Grecs ; celles du pays voisin les contredisaient. Les attaques qu’on dirigeait contre elles, par exemple au théâtre, avaient souvent peu de gravité. Le dieu n’était pas conçu comme une toute puissance absolue, placée au-dessus des atteintes des hommes ; mettre en doute sa perfection théologique était beaucoup moins sérieux que de nier certains détails de la tradition nationale. Les théories des philosophes aux yeux des prêtres pouvaient passer facilement pour des conceptions auxquelles la religion n’avait rien à voir ; ces rêveurs expliquaient le monde, étudiaient les passions ; le sacerdoce s’occupait peu de ces sujets.

La religion grecque, il est vrai, fut parfois intolérante ; on ne peut dire cependant qu’il y ait jamais eu lutte suivie à Athènes entre la recherche philosophique et le culte établi. L’État condamnait les doctrines qui pouvaient compromettre les principes sur lesquels reposait la cité, qui attaquaient les croyances des ancêtres, qui voulaient renverser cet autel commun du Prytanée, plus cher encore au peuple qu’aux prêtres. Dans tous les procès religieux de l’antiquité, si peu qu’ils nous soient connus, il est facile de voir que la préoccupation dominante est surtout politique, que l’accusateur ne parle pas au nom d’une théologie précise. Nous ne trouvons pas trace de guerre religieuse au sens où nous entendons ce mot, de persécution générale, de condamnation en masse. Jamais les partis ne se formèrent au nom d’un culte particulier. L’intolérance était toute patriotique ; elle ne se produisait que rarement, mais alors, sous l’influence d’une cause tout accidentelle, elle pouvait arriver à de singuliers excès. C’est ce qui se constate encore en partie de nos jours chez les Grecs. Insouciants des dogmes, ils paraissent être le plus facile de tous les peuples à l’égard des croyances différentes des leurs ; cependant, à certains jours, ils ont une antipathie très vive contré les cultes étrangers, surtout si ceux-ci annoncent des intentions de propagande. La doctrine n’y est pour rien, et personne ne s’en occupe ; ce n’est pas non plus l’église orthodoxe qui prêche ces haines ; tout le peuple, sans qu’on l’excite, les éprouve au nom de son histoire, qui n’a jamais séparé les intérêts de la nation du culte national.

La nature même du sentiment religieux chez les Athéniens ne les exposait que très peu aux séductions des cultes étrangers. Ces cultes étaient nés d’une situation d’esprit qu’ils connaissaient à peine ; l’insuffisance de leurs doctrines ou de leurs pratiques ne leur apparaissait jamais avec netteté. Les thiases, les orgéons, la propagande orphique, n’ont guère fait de prosélytes en Attique, et les adhérents que ces doctrines nouvelles ont trouvés étaient sans doute pour la plupart des étrangers. Si les orgéons de la Mère des dieux comptèrent plus d’Athéniens, cette divinité avait reçu de bonne heure droit de cité. Les cultes mystiques ne s’établirent même à Athènes qu’en perdant leurs caractères premiers. Ce fut ce qui arriva évidemment à celui de Dionysos, qui, tel que nous le voyons célébrer au théâtre et dans les temples, est très différent de ce qu’il avait été en Béotie et en Thrace. L’atticisme par là se distinguait nettement de l’hellénisme avec lequel on le confond sans cesse. L’atticisme était une des formes les plus parfaites, peut-être la plus réglée, la plus irréprochable, du génie grec ; mais, tout autour de lui, la vie gardait plus de puissance, évitait moins les excès qui sont un signe de force. A ne considérer que les vases peints de Corinthe et des îles, l’hellénisme admet toutes les conceptions bizarres que l’imagination religieuse la plus tourmentée peut créer. Comparez les lécythes à fonds blancs, qui sont les vases athéniens par excellence, aux céramiques dont l’origine asiatique est incontestable.

L’Asie institue des cultes qui supposent des passions profondes, quelquefois même désordonnées. Sur les côtes, dans les villes grecques de Syrie, d’Égypte, dans les îles, on trouve une préoccupation visible des grands problèmes religieux : la prédication, l’apostolat, le martyre, l’esprit de sacrifice, des associations, des doctrines secrètes empreintes de métaphysique, des essais de système sur la vie et sur la mort, des enthousiasmes singuliers pour des religions nouvelles qui semblent apporter aux âmes des espérances certaines. L’Athénien conduit les processions, veille à ce que les statues soient bien dorées, conserve le souvenir de la gloire d’autrefois, si intimement unie aux actes nationaux, porte sans grande peine, au milieu des fêtes et des discours, le poids de cette ananké qui presque toujours fut pour lui si légère, et quand il le faut, quitte le monde, non sans regret, mais sans vive terreur, affligé seulement de ne plus voir la lumière, qui est si douce !

La religion athénienne était superstitieuse ; elle avait des croyances sans portée métaphysique, que rien ne pouvait détruire, qui tenaient au cœur même de la race, contre lesquelles ni la philosophie ni plus tard le christianisme n’ont rien pu. L’ensemble des pratiques si peu raisonnées qui composaient le culte des morts garda toujours une extrême importance. Jamais la foi à la vie future n’eut en Attique une forme précise ; les Iles Fortunées restèrent toujours une création des poètes, qui les consacraient aux héros. Cependant l’Athénien voulait qu’on donnât la sépulture aux morts ; manquer à ce devoir était un sacrilège ; celui envers qui on ne le remplissait pas errait en proie aux plus cruels tourments. Il fallait, de plus, nourrir le défunt, lui apporter à époque fixe du blé et des grenades ; ces obligations étaient impérieuses : les généraux vainqueurs aux Arginuses furent condamnés à la peine capitale pour n’avoir pu les remplir. Dans le détail du culte, l’Athénien ne pouvait manquer aux minuties d’un formalisme exigeant. Il avait nombre d’obligations religieuses et aussi nombre de temples. Aujourd’hui, dans telle bourgade grecque de trois cents maisons, surtout dans les îles, on compte cent et cent cinquante chapelles. De même les sanctuaires, dans l’antiquité, se multipliaient à l’infini. On y cherchait rarement le repos de l’âme ou des sujets de méditation, mais combien d’offrandes n’y apportait pas la piété des fidèles ! Elle n’eût manqué à aucun prix à ces devoirs. Ces superstitions tenaces se passaient des exhortations des prêtres ; elles étaient naturelles à tous ; elles sont restées jusqu’au dernier jour la seule exigence absolue que la Grèce religieuse imposât à la piété athénienne.

Entre ce culte et le génie attique, il semble que l’harmonie fût parfaite. Cette religion, humaine, sans excès, demandant peu d’efforts, d’une morale douce, calmait les inquiétudes d’un jour, les soucis de l’ordre surnaturel auxquels l’Athénien ne pouvait se soustraire tout à fait. Un gâteau à Asclépios, une libation à Zeus, une couronne aux Nymphes, rendaient l’espérance à un malade, à un soldat partant pour l’armée, à un campagnard en procès. Si ses vœux n’étaient pas exaucés, il se soumettait ; il savait que la lutte contre les dieux est mauvaise ; il ne cessait pas plus longtemps de se soustraire aux charmes du monde qui l’entourait ; il se remettait à ses plaisirs habituels, sans chercher à comprendre les mystères de la vie. Alors que les grands problèmes le préoccupaient, le théâtre et la poésie lui offraient de ; solutions magnifiques et contradictoires qui intéressaient son esprit sans engager trop fortement son cœur ; il se plaisait au milieu de ces belles imaginations, ou les raisonnements des philosophes lui montraient que, si tout est probable, rien n’est certain.

A. Dumont, Essai sur l’éphébie attique, I, pp. 250-259.

 

5. — LES DIEUX DE LA CITÉ.

Chaque cité avait des dieux qui n’appartenaient qu’à elle. On les appelait Génies, Héros, Démons ; sous tous ces noms, c’étaient des âmes humaines divinisées par la mort. Ils étaient la plupart du temps les ancêtres du peuple. Les corps étaient enterrés soit dans la ville même, soit sur son territoire, et comme on croyait que l’âme ne quittait pas le corps, il en résultait que ces morts divins étaient attachés au sol où leurs ossements étaient enterrés. Du fond de leurs tombeaux ils veillaient sur la cité ; ils protégeaient le pays, et ils en étaient en quelque sorte les chefs et les maîtres.

Ces opinions venaient de la très grande puissance que les antiques générations avaient attribuée à l’âme humaine après la mort. Tout homme qui avait rendu un grand service à la cité, depuis celui qui l’avait fondée jusqu’à celui qui lui avait donné une victoire ou avait amélioré ses lois, devenait un dieu pour elle. Il n’était même pas nécessaire d’avoir été un grand homme ou un bienfaiteur ; il suffisait d’avoir frappé vivement l’imagination de ses contemporains et de s’être rendu l’objet d’une tradition populaire, pour devenir un héros, c’est-à-dire un mort puissant dont la protection fût à désirer et la colère à craindre...

Les morts, quels qu’ils fussent, étaient les gardiens du pays, à condition qu’on leur offrît un culte. Les Mégariens demandaient un jour à l’oracle de Delphes comment leur ville serait heureuse ; le dieu répondit qu’elle le serait s’ils avaient soin de délibérer toujours avec le plus grand nombre ; ils comprirent que par là le dieu désignait les morts, qui sont en effet plus nombreux que les vivants ; en conséquence ils construisirent la salle du Conseil à l’endroit même où était la sépulture de leurs héros. (Pausanias.) C’était un grand bonheur pour une cité de posséder des morts quelque peu marquants. Pour se procurer ces reliques précieuses, on usait parfois de ruse. Hérodote raconte par quelle supercherie les Spartiates dérobèrent les ossements d’Oreste. Il est vrai que ces ossements, auxquels était attachée l’âme du héros, donnèrent immédiatement une victoire aux Spartiates. Dès qu’Athènes eut acquis de la puissance, le premier usage qu’elle en fit fut de s’emparer des ossements de Thésée, qui avait été enterré dans l’île de Scyros, et de leur élever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux protecteurs.

Outre ces héros et ces génies, les hommes avaient des dieux d’une autre espèce, comme Zeus, Héra, Athènè, vers lesquels le spectacle de la nature avait porté leur pensée. Mais ces créations de l’intelligence humaine eurent longtemps le caractère de divinités domestiques et locales. On ne conçut pas d’abord ces dieux comme veillant sur le genre humain tout entier ; on crut que chacun d’eux appartenait en propre à une famille ou à une cité. De ce que deux villes donnaient à leur dieu le même nom, il n’en faut pas conclure qu’elles adoraient le même dieu ; il y avait une Athènè à Athènes et il y en avait une à Sparte ; c’étaient deux déesses. Un grand nombre de cités avaient un Zeus pour divinité poliade ; c’étaient autant de Zeus qu’il y avait de villes. Argos et Samos avaient chacune leur Héra ; ce n’était pas la même déesse, car elle était représentée dans les deux villes avec des attributs bien différents.

La ville qui possédait une divinité ne voulait pas qu’elle protégeât les étrangers et ne permettait pas qu’elle fût adorée par eux. Généralement un temple n’était accessible qu’aux citoyens. Les Argiens avaient seuls le droit d’entrer dans le temple de la Héra d’Argos. Pour pénétrer dans celui de l’Athènè d’Athènes, il fallait être Athénien.... Chaque cité avait son corps de prêtres. Entre les prêtres de deux cités, il n’y avait nul lien, nulle communication, nul échange d’enseignement ni de lites. Si l’on passait d’une ville à une autre, on trouvait d’autres dieux, d’autres dogmes, d’autres cérémonies. Les anciens avaient des livres liturgiques, mais ceux d’une ville ne ressemblaient pas à ceux d’une autre. Chaque cité avait son recueil de prières et de pratiques, qu’elle tenait fort secret ; elle eût cru compromettre sa religion et sa destinée, si elle l’eût laissé voir aux étrangers. L’homme, d’ordinaire, ne connaissait que les dieux de sa ville, n’honorait et ne respectait qu’eux. Chacun pouvait dire ce que dans Eschyle un étranger dit aux Argiennes : Je ne crains pas les dieux de votre pays, et je ne leur dois rien.

Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le danger ; on leur disait : Dieux de cette ville, ne faites pas qu’elle soit détruite avec nos maisons et nos foyers.... Ô toi, qui habites depuis si longtemps notre terre, la trahiras-tu ? Ô vous tous, gardiens de nos tours, ne les livrez pas à l’ennemi. Aussi était-ce pour s’assurer leur protection que les hommes leur vouaient un culte. Ces dieux étaient avides d’offrandes ; on les leur prodiguait, mais à condition qu’ils veilleraient au salut de la ville. Il y avait comme un contrat entre eux et les hommes ; la piété de ceux-ci n’était pas gratuite, et ceux-là ne donnaient rien pour rien. Dans Eschyle, les Thébains s’adressent à leurs divinités poliades, et leur disent : Soyez notre défense ; nos intérêts sont communs ; si la ville réussit, elle honore ses dieux. Montrez que vous aimez notre ville ; pensez au culte que ce peuple vous rend, et souvenez-vous des pompeux sacrifices qui vous sont offerts.

Habituellement, les dieux se donnaient beaucoup de peine pour leur ville. En temps de guerre, ils marchaient au combat, au milieu d’eux. On voit dans Euripide un personnage qui s’écrie, à l’approche d’une bataille : Les dieux qui combattent avec nous ne sont pas moins forts que ceux des ennemis. Jamais les Éginètes n’entraient en campagne sans emporter avec eux les statues de leurs héros nationaux, les Éacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes leurs expéditions les Tyndarides. Dans la mêlée, les dieux et les citoyens se soutenaient réciproquement, et quand on était vainqueur, c’est que tous avaient fait leur devoir. Si au contraire on était vaincu, on s’en prenait aux dieux de la défaite ; on leur reprochait d’avoir mal rempli leur devoir de défenseurs de la ville ; on allait quelquefois jusqu’à renverser leurs autels et jeter des pierres contre leurs temples.

Quand une ville était vaincue, on croyait que ses dieux étaient vaincus avec elle. Si une ville était prise, ses dieux eux-mêmes étaient captifs. Il est vrai que sur ce dernier point les opinions variaient. Beaucoup étaient persuadés qu’une ville ne pouvait jamais être prise tant que ses dieux y résidaient ; si elle succombait, c’est qu’ils l’avaient d’abord abandonnée. Lorsque Énée voit les Grecs maîtres de Troie, il s’écrie que les dieux de la ville sont partis, désertant leurs temples et leurs autels. Par suite, il fallait, pour prendre une ville, en faire sortir les dieux. Encore au temps de Thucydide, lorsqu’on assiégeait une ville, on ne manquait pas d’adresser une invocation à ses dieux pour qu’ils permissent qu’elle fût prise. Souvent, au lieu d’employer une formule pour attirer le dieu, on enlevait adroitement sa statue : on connaît la légende d’Ulysse dérobant la Pallas des Troyens. Hérodote raconte que les Athéniens voulaient faire la guerre aux Éginètes ; mais l’entreprise était hasardeuse, car Égine avait un héros protecteur d’une grande puissance et d’une singulière fidélité, c’était Éaque. Les Athéniens remirent à trente années l’exécution de leur défense ; en même temps ils vouèrent chez eux un culte à cet Éaque. Ils étaient persuadés que, si ce culte était continué sans interruption durant trente ans, le dieu n’appartiendrait plus aux Éginètes, mais aux Athéniens. Il leur semblait qu’un dieu ne pouvait pas accepter pendant si longtemps de grasses victimes, sans devenir l’obligé de ceux qui les lui offraient.

Fustel de Coulanges, la Cité antique, livre III, ch. VI.

 

6. — LE TEMPLE DE ZEUS A OLYMPIE.

La longueur du temple est de 64m,10 ; la largeur de 27m,70. La façade principale est tournée vers l’est.

Le portique extérieur présente six colonnes en façade et treize sur les côtés. Ces colonnes, dont le diamètre, à la base, varie de 2m,25 à 2m,29 pour les colonnes d’angle, et de 2m,19 à 2m,22 pour les autres, s’élevaient à 10m,50 environ. Au-dessus, une première assise formait l’architrave, ornée de boucliers dorés ; une seconde assise offrait alternativement une surface à rainures appelée triglyphe, et une surface plane, appelée métope. Au-dessus encore, se dressait sur chaque façade un fronton triangulaire décoré de belles sculptures. D’autres sculptures s’appliquaient aux murs du temple, sous le portique ; celles-ci figuraient les douze travaux d’Héraclès.

L’intérieur de l’édifice se divisait en trois parties : le pronaos, le naos ou cella et l’opisthodome.

L’entrée du pronaos était annoncée par deux colonnes, et fermée par une grille de bronze. Le sol était orné d’une mosaïque en cailloux ; dans tous les coins s’entassaient les ex-voto en marbre ou en métal.

Une porte en bronze conduisait à la cella. Longue de 28 mètres et large de 13 mètres, celle-ci était à son tour subdivisée en trois nefs par deux rangées de 7 colonnes. En face de la troisième, on avait placé une balustrade destinée à arrêter le public. Entre la troisième et la cinquième, sur une longueur de 7 mètres, la cella était à ciel ouvert. C’est par là que s’éclairait l’intérieur du temple. Au milieu se trouvait l’autel de Zeus. On arrivait ensuite à la statue.

De nombreux ex-voto accrochés aux murs et aux colonnes, des groupes de sculptures garnissaient la cella.

Devant la statue de Zeus, on admirait un magnifique voile de laine, teint en pourpre, et richement brodé. Le jour, on le relevait vers le toit ; la nuit, on le laissait retomber ; il protégeait à la fois contre la lumière et contre la fraîcheur.

Le piédestal de la statue, chef-d’œuvre de Phidias, avait près de 10 mètres ; ses faces portaient des reliefs dorés et des peintures. La statue elle-même avait 13 mètres de haut. Zeus, en or et en ivoire, était représenté assis. Son trône était une merveille d’ébénisterie et de ciselure. Dans la décoration se mêlaient l’or, les pierres précieuses, l’ivoire, l’ébène, le bronze, et les peintures. Le dieu tenait dans sa main droite une statuette de la Victoire, et dans sa main gauche un sceptre. Son visage avait une expression de dignité recueillie et de puissance calme.

Derrière le colosse était un couloir qui reliait les deux nefs latérales. Celles-ci étaient couvertes par un plancher ; deux escaliers tournants donnaient accès à l’étage supérieur.

Après la cella venait l’opisthodome, librement ouvert à la foule, et séparé du temple par un mur plein. Ailleurs, il était au contraire en communication avec le temple, et fermé au public.

D’après Laloux et Monceaux, Restauration d’Olympie, pp. 69 et suiv.

 

7. — LES PRÊTRES.

Certains sacerdoces avaient un caractère patrimonial, c’est-à-dire qu’ils étaient réservés aux membres d’une même famille. On cite, par exemple, à Athènes, les Eumolpides, les Étéoboutades, les Lycomides. Une inscription d’Halicarnasse contient, pour une période de 504 années, la liste des prêtres de Poseidon Isthmios, qui ont été fournis par la même famille. En voici un extrait : Télamon, fils de Poseidon, 12 ans ; Antidios, fils de Télamon, 27 ans ; Hypérès, fils de Télamon, 9 ans ; Alcyoneus, fils de Télamon, 12 ans ; Télamon, fils d’Antidios, 22 ans ; Hyrieus, fils d’Antidios, 8 ans ; Anthas, fils d’Alcyoneus, 19 ans ; Nésiotès, fils d’Hyrieus, 29 ans, etc. (Dittenberger, Sylloge inscr. Græc., 372.) Ces familles privilégiées ne formaient pas une caste vouée aux choses de la religion ; elles vivaient de la vie de tout le monde, s’occupaient de politique, briguaient les magistratures publiques ; elles avaient seulement la charge de donner à l’État le titulaire de tel ou tel sacerdoce, chaque fois que la place devenait vacante.

La plupart des prêtres étaient désignés par le sort. Le sort, en effet, était considéré comme un moyen de connaître la volonté des dieux. « Pour ce qui concerne les choses sacrées, dit Platon, nous laissons à la divinité le soin de choisir ceux qui lui sont agréables, et nous nous en rapportons au sort. e Cette règle était usitée à Athènes et dans presque toutes les villes grecques, notamment à Delphes, à Syracuse, à Olympie. La fonction, dans ce cas, était généralement annuelle.

Enfin on voit dans quelques cités d’Asie Mineure, à Érythrées en particulier, des sacerdoces vendus par l’État à des citoyens, et revendus ou cédés par ceux-ci, comme un objet de propriété. Ex. : 1° Ventes de sacerdoces faites par l’État telle année, tel mois.... Sacerdoce des Corybantes. Aristoclès, fils d’Adimante, a acheté pour 180 drachmes. Droit de vente, 5 drachmes. Caution, Sosimos, fils d’Aristoclès. 2° Cessions de sacerdoces faites à une autre date : Iatroclès a cédé à Aristidès le sacerdoce d’Aphrodite d’Embatos qu’il avait acheté de Képhision.... (Dittenberger, Ibid., 370.)

Pour être prêtre, aucune condition spéciale n’était requise ; sauf de rares exceptions, il suffisait d’être apte à remplir les fonctions de l’État. Il n’était même pas nécessaire de se trouver déjà au courant des pratiques de la liturgie ; on les apprenait avant d’entrer en charge.

 

8. — ABSENCE DE CLERGÉ.

Il n’y a pas en Grèce de clergé. La prêtrise est une fonction comme une autre, qu’on prend, qu’on quitte, qui n’impose ni habitudes nouvelles ni esprit particulier. Sans doute quelques prêtres ont une charge viagère ; mais la perpétuité de leurs fonctions ne les détache pas de la vie active ; ils se mêlent de près, comme les autres citoyens, aux affaires de la cité, et ne sont prêtres qu’aux heures où il s’agit d’accomplir certaines cérémonies.

Athènes n’a pas une religion, c’est-à-dire une doctrine théologique, un enseignement moral, des pratiques uniformes : elle a une série de cultes différents, qui ont tous leurs dévotions spéciales, leurs fêtes, leurs cérémonies, leur étiquette. Elle a, non pas un sacerdoce, mais des sacerdoces ; chaque divinité a le sien, et parmi ces divinités, il n’y en a pas deux qui aient la même origine, la même légende, le même caractère, les mêmes goûts. Comme les prêtres n’ont d’autre rôle que celui de plaire à un dieu en faisant les actes et en disant les paroles qui plaisent à ce dieu, ils ont chacun leur formulaire et s’y tiennent. Ils sont dispersés dans leurs sanctuaires, isolés les uns des autres, voués chacun à un service particulier. Rien ne les rapproche que le nom d’ίερεύς, l’analogie apparente de leurs attributions et le hasard d’être magistrats ensemble la même année et dans la même cité.

S’il n’existe pas de clergé, à plus forte raison n’y a-t-il aucune hiérarchie sacerdotale. Les officiers du culte remplissent, chacun de leur côté, des fonctions bien déterminées et qui toutes ont un caractère différent ; leur compétence est restreinte aux bornes d’un sanctuaire, et ne peut pas s’étendre jusqu’à juger ou corriger ce qui se passe dans un sanctuaire voisin. Aussi aucun d’eux n’a-t-il sur les autres la moindre juridiction. Tel sacerdoce est plus considéré dans la cité : c’est une marque que telle divinité est plus populaire. Mais ce surcroît de crédit et d’honneurs n’implique aucune suprématie liturgique. Le sacerdoce d’Athéna est la plus haute dignité : Athéna est la divinité protectrice de la cité, et son culte domine toute la vie athénienne. Mais les prêtres des autres dieux ne relèvent pas de la prêtresse d’Athéna.

Au-dessus d’eux tous, il n’y a qu’une autorité, celle du peuple. C’est lui qui leur donne les pouvoirs nécessaires pour s’acquitter de leurs fonctions ; c’est à lui qu’ils doivent des comptes ; c’est lui seul qui les frappe, s’ils ont enfreint les lois.

J. Martha, les Sacerdoces athéniens, pp. 140-142.

 

9. — LE RITUEL.

La religion des anciens était un ensemble mal lié de petites croyances, de petites pratiques, de rites minutieux. Il n’en fallait pas chercher le sens ; il n’y avait pas à réfléchir, à se rendre compte. Le mot religion ne signifiait pas ce qu’il signifie pour nous ; sous ce mot, nous entendons un corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mystères qui sont en nous et autour de nous ; ce même mot, chez les anciens, signifiait rites, cérémonies, actes de culte extérieur. La doctrine était peu de chose ; c’étaient les pratiques qui étaient l’important ; c’étaient elles qui étaient obligatoires et impérieuses. La religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait l’homme esclave. L’homme se l’était faite, et il était gouverné par elle. Il en avait peur et n’osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en face. Des dieux, des héros, des morts, réclamaient de lui un culte matériel, et il leur payait sa dette, pour se faire d’eux des amis, et plus encore pour ne pas s’en faire des ennemis.

Mais le moyen de les contenter ? le moyen surtout d’être sûr qu’on les contentait et qu’on les avait pour soi ? On crut le trouver dans l’emploi de certaines formules. Telle prière, composée de tels mots, avait été suivie du succès qu’on avait demandé ; c’était sans doute qu’elle avait été entendue du dieu, qu’elle avait eu de l’action sur lui, qu’elle avait été puissante, plus puissante que lui, puisqu’il n’avait pas pu lui résister. On conserva donc les termes mystérieux et sacrés de cette prière. C’était une arme que l’homme employait contre l’inconstance de ses dieux. Mais il n’y fallait changer ni un mot, ni une syllabe, ni surtout le rythme suivant lequel elle devait être chantée. Car alors la prière eût perdu sa force, et les dieux fussent restés libres.

La formule n’était pas assez ; il y avait encore des actes extérieurs dont le détail était minutieux et immuable. Les moindres gestes du sacrificateur et les moindres parties de son costume étaient réglés. En s’adressant à un dieu, il fallait avoir la tête voilée ; à un autre, la tête découverte ; dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y avait des prières qui n’avaient d’efficacité que si l’homme, après les avoir prononcées, pirouettait sur lui-même de gauche à droite. La nature de la victime, la couleur de son poil, la manière de l’égorger, la forme du couteau, l’espèce de bois qu’on devait employer pour faire rôtir les chairs, tout cela était réglé pour chaque dieu par la religion. En vain le cœur le plus fervent offrait-il aux dieux les plus grasses victimes ; si l’un des innombrables rites du sacrifice était négligé, le sacrifice était nul. Le moindre manquement faisait d’un acte sacré un acte impie. L’altération la plus légère troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait les dieux protecteurs en autant d’ennemis cruels. C’est pour cela qu’Athènes était sévère pour le prêtre qui changeait quelque chose aux anciens rites.

Toutes ces formules et ces pratiques avaient été léguées par les ancêtres, qui en avaient éprouvé l’efficacité. Il n’y avait pas à innover. On devait se reposer sur ce que ces ancêtres avaient fait, et la suprême piété consistait à faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance changeât ; elle pouvait se modifier librement à travers les âges et prendre mille formes diverses, au gré de la réflexion des sages ou de l’imagination populaire. Mais il était de la plus grande importance que les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas modifiés. Aussi chaque cité avait-elle un livre où tout cela était conservé.

Fustel de Coulanges, la Cité antique, pp. 194-197, 7e édit.

 

10. — PERSISTANCE DES PRATIQUES RELIGIEUSES.

Les exemples suivants, que j’emprunte à Plutarque, montreront tout le soin que mettaient les Grecs à conserver les vieilles pratiques :

A la suite d’une sécheresse, la famine désolait Delphes. Les habitants vinrent avec leurs femmes et leurs enfants aux portes du palais, pour implorer du secours. Le roi fit distribuer de la farine et des légumes aux principaux d’entre eux, parce qu’il n’y en avait pas assez pour tous. Puis, comme une toute jeune fille, orpheline de père et de mère, se présentait demandant avec insistance, le roi la frappa de son soulier, et le lui lança même au visage. Malgré sa pauvreté et son abandon, cette jeune fille avait le cœur fier ; elle se retira aussitôt, et avec l’aide de sa ceinture elle se pendit. Cependant la famine redoublait d’intensité, et des maladies s’y étaient ajoutées. La Pythie déclara au roi qu’il eût à calmer les mènes de Charila, cette vierge qui s’était donné la mort ; à grand’peine on avait découvert que c’était là son nom. On célébra un sacrifice, accompagné de cérémonies expiatoires. On le renouvelle encore aujourd’hui tous les neuf ans. Le roi y préside en personne, distribuant de la farine et des légumes à tous les étrangers et citoyens ; il y est porté un simulacre de petite fille, qui représente Charila. Quand tous ont reçu leur part, le roi avec sa sandale soufflette cette image ; puis une prêtresse la prend et la porte dans un endroit creusé en abîme ; là, on passe une corde au cou du simulacre, et on l’enfouit à la place même où Charila, après s’être pendue, avait été enterrée.

Que sont les Monophages d’Égine ? Parmi les Éginètes qui avaient participé à la guerre de Troie, beaucoup périrent dans les combats ou sur mer. Le peu qui restaient furent recueillis par leurs proches ; mais ceux-ci, voyant leurs autres concitoyens dans le deuil et les larmes, ne crurent pas avoir le droit de se réjouir ouvertement ni de sacrifier aux dieux. Ce fut en secret et dans l’intérieur de leurs maisons qu’avec les survivants ils se livrèrent à des festins et à des réjouissances, servant eux-mêmes à table leurs pères, leurs parents, leurs frères et leurs familiers, sans qu’aucun étranger eût été admis. Pour conserver un souvenir de ces circonstances, ils font à Poseidon des sacrifices appelés thiases. Pendant les cérémonies, qui durent seize jours, ils ont chez eux des festins où personne ne parle et où ne parait aucun esclave. Voilà pourquoi ils sont appelés monophages (ceux qui mangent seuls).

Pourquoi, chez les Samiens, quand on sacrifie à Hermès Charidote, est-il permis de commettre des vols et de dérober des vêtements ? Cela vient de ce que les Samiens ayant, sur la foi d’un oracle, abandonné leur île pour s’établir à Mycale, y vécurent de brigandages durant dix années ; après quoi ils rentrèrent dans leur île.

Pourquoi, à Antimachie, dans l’île de Cos, le prêtre d’Héraclès commence-t-il le sacrifice, habillé en femme et coiffé d’une mitre ? C’est parce qu’Héraclès, à la suite d’un combat qu’il eut à soutenir dans cet endroit et où il fut vaincu, se réfugia chez une femme de Thrace qui le cacha en lui prêtant ses propres habits ; le prêtre fait le sacrifice dans le lieu même où se livra le combat.

Plutarque, Questions grecques, 12, 44, 55. 58 ; trad. Bétolaud.

 

11. — LE CULTE À L’ÉPOQUE HOMÉRIQUE.

Les hommes, dit Homère, apaisent les dieux par des sacrifices, par des vœux pacifiques, par des libations et par la fumée.

La libation sanctifiait une foule d’actes de la vie et en était comme la consécration. Par exemple, elle accompagnait le serment. Au commencement du repas, elle répondait au bénédicité des chrétiens ; tantôt elle se faisait avec de l’eau que l’on répandait (λοιβή), tantôt avec du vin que l’on versait, avant de boire, sur la table ou à terre, ou que l’on répandait sur la victime (σπονδή). Les libations sanctifiaient aussi les conventions, les trêves, les alliances.

Les prières étaient de deux sortes : c’étaient tantôt de simples vœux adressés au ciel (εύχή), tantôt des supplications plus instantes (λιτή). Homère fait de celle-ci les filles du grand Zeus, et, par une allégorie ingénieuse, il nous les représente boiteuses, ridées, ou à l’air renfrogné, aux yeux louches, suivant Atè, qui est, au contraire, jeune, vigoureuse, alerte. Pour invoquer les dieux, les Grecs se tenaient soit debout, ils s’adressaient alors aux dieux du ciel, soit agenouillés, ils invoquaient alors d’ordinaire les dieux des enfers. Lorsque, au lieu des dieux, c’était à quelque humain qu’il adressait la prière, le suppliant se prosternait devant lui, lui prenait d’une main les genoux et de l’autre le menton. Quelquefois, au lieu de simples prières, de supplications ferventes, on avait recours envers les dieux à des adjurations plus pressantes, plus réitérées, à des actes destinés à émouvoir davantage leurs cœurs. C’est ce qu’on appelait les όλολυγαί, c’est-à-dire les plaintes déchirantes, les gémissements, les hurlements, les frappements de poitrine et les arrachements de cheveux, si habituels dans les cultes de l’Orient.

Les idées de pureté physique et morale firent admettre de bonne heure qu’on ne pouvait accomplir les rites sacrés et se présenter au sacrifice qu’après s’être lavé, purifié avec de l’eau. Nestor demande qu’on verse sur ses, mains une onde pure, avant d’adresser à Zeus ses invocations. Achille, près d’invoquer les dieux pour Patrocle, se lave aussi les mains. C’était principalement lorsque les mains avaient été souillées par le sang qu’on devait accomplir cet acte préalable de purification. Hector ne veut point faire une libation au souverain des dieux sans avoir auparavant effacé dans l’eau le sang qui couvre ses mains. On lavait aussi les vases destinés aux usages sacrés. Le sel donnait à l’eau, chez les Grecs, d’après des idées qui se sont conservées jusque chez les chrétiens, une vertu sainte, un caractère plus pur. C’est le motif qui faisait souvent préférer pour les usages religieux l’eau de mer à l’eau douce. On faisait également des lustrations solennelles, des purifications générales, en vue d’apaiser les dieux, comme l’Iliade nous en fournit un exemple lorsqu’elle nous représente Agamemnon prescrivant une pareille cérémonie pour fléchir le courroux d’Apollon.

L’offrande et le sacrifice sanglant étaient des actes plus solennels qui assuraient davantage la faveur de la divinité. Les victimes devaient être jeunes, bien conformées, n’avoir subi aucune souillure. Les bœufs, autant que possible, devaient ne pas avoir porté le joug, et n’être pas âgés de plus de cinq ans. Cet animal formait, avec la chèvre, la brebis et le porc, les victimes ordinaires ; mais il leur était préféré ; il constituait par excellence l’animal des sacrifices, et, dans les grandes solennités, on en immolait jusqu’à cent ; c’est ce qu’on appelait les hécatombes. Certains dieux avaient leurs victimes spéciales. Par exemple, on immolait une vache stérile au dieu des enfers. Mais cette attribution de certains animaux au culte de tel ou tel dieu paraît ne s’être généralisée qu’après les âges homériques. La victime, préalablement parée, était conduite à l’autel, où on la purifiait avec de l’eau, tandis que les ministres divins se lavaient les mains dans un bassin ; puis, récitant des prières, ils élevaient en l’air l’ούλόχυται, pâte faite d’orge, d’eau et de sel. Ils répandaient ensuite sur la tête de l’animal cette orge sacrée, en même temps qu’ils jetaient dans la flamme allumée sur l’autel quelques poils arrachés du front. Cet acte était désigné par le verbe άπάρχεσθαι, c’est-à-dire présenter les prémices (άπαρχαί), en sous-entendant κεφαλής τρίχας. Quand le sacrifice était adressé aux dieux du ciel, on relevait en arrière la tête de la victime et on la frappait de la hache. Une fois que l’animal avait reçu le coup mortel, on le saignait avec un couteau, et l’on recevait le sang dans un vase appelé άμνίον. On écorchait la victime qui était ensuite dépecée. Les cuisses étaient mises à part, et, pour que l’odeur pût s’exhaler vers les cieux, pour que la fumée dont l’ascension en droite ligne était un signe favorable fût abondante et épaisse, on recouvrait la victime de graisse, on plaçait sur ses membres de petits morceaux enlevés aux autres parties du corps, et l’on cuisait le tout. La cuisson se faisait à l’aide d’un bois sec coupé en bûchettes. Plus la flamme s’élevait haut, plus l’augure était propice. On versait ensuite un vin noir, ou, à défaut, de l’eau pure. Les cuisses, étant les parties les plus grasses et les plus estimées, étaient offertes aux dieux. La cuisson de ces gigots demeura longtemps une cérémonie sainte. Cet acte du sacrifice est parfois représenté sur les monuments. Sur un vase peint, où figure une scène de sacrifice aux âges héroïques, on voit deux jeunes ministres debout, de chaque côté de l’autel, ayant aux mains deux broches où sont passées les chairs qui doivent être consumées. Tandis que la viande cuisait, des jeunes gens entretenaient la flamme ; car c’était un signe funeste, quand la victime n’était pas suffisamment cuite, ou que la viande en train de cuire tombait à terre. Pendant la cuisson, on coupait en petits morceaux et l’on enfilait à des brochettes d’autres parties. Quelquefois, des parties restantes les unes étaient offertes à des divinités inférieures, aux Nymphes, à Hermès, avant que les autres fussent distribuées entre les convives. On s’imaginait que les dieux assistaient invisibles aux repas sacrés.

Outre des victimes, on offrait des couronnes à Apollon, des péplos à Athéna, à d’autres divinités des vêtements brillants, en général des vases, des bassins, et spécialement les dépouilles enlevées à l’ennemi.

Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, I, pp. 315-321.

 

12. — DESCRIPTION D’UN SACRIFICE.

Il faut, dit Égisthe à Oreste et à Pylade, qu’aujourd’hui vous preniez place auprès de nous à notre pieux festin. J’offre un sacrifice aux Nymphes ; demain vous vous lèverez dès l’aurore, et vous regagnerez le temps perdu. Entrons dans ma demeure ; vous n’avez pas le droit de refuser. Dès que nous sommes entrés, il s’écrie : Qu’on apporte au plus vite des bains pour nos hôtes, afin qu’ils puissent s’approcher de l’autel, et des eaux lustrales. — Nous venons de nous purifier, répond Oreste, dans les eaux claires du fleuve. Mais, s’il est permis à des étrangers de prendre part aux sacrifices des citoyens, Égisthe, nous sommes prêts, nous ne refusons pas cet honneur. Ils laissent donc ce sujet d’entretien, et les esclaves mettent tous la main à l’œuvre. Les uns vont chercher le vase du sacrifice, les autres apportent les corbeilles, d’autres allument le feu et dressent les bassins autour du foyer ; toute la maison est en rumeur. Égisthe répand l’orge sacrée sur l’autel en prononçant ces mots : Nymphes des rochers, puissé-je souvent encore vous offrir un pareil sacrifice avec l’épouse qui habite cette maison, la fille de Tyndare ! Accordez-nous la durée de notre bonheur et le malheur de nos ennemis... Puis il s’arme d’un couteau droit, coupe quelques poils de la génisse, et de la main droite les jette dans le feu sacré ; il frappe la victime, pendant que de leurs bras vigoureux les serviteurs la soulèvent par les épaules ; et, se tournant vers Oreste, il le prie de la dépecer lui-même. Oreste saisit un couteau dorien bien forgé, et, rejetant de ses épaules le riche manteau que retient une agrafe, il écarte les serviteurs d’Égisthe ; il ne veut que Pylade pour l’aider au sacrifice. Il prend alors la victime par le pied, et, le bras en avant, il met à nu les chairs blanches. II la dépouille de sa peau, et il ouvre les entrailles.... Prenons, dit-il, les morceaux qui doivent servir au repas sacré ; qu’on me donne un couteau thessalien, pour fendre la poitrine de la génisse. Il saisit l’arme et frappe. Égisthe examine les viscères en les triant avec soin. Tandis qu’il baisse la tête, Oreste lui assène un coup dans le dos et le tue.

Euripide, Électre, 784 et suiv. ; trad. Hinstin.

 

13. — CÉRÉMONIE EXPIATOIRE.

LE CHŒUR. Offre un sacrifice expiatoire à ces déesses vers qui tu es venu d’abord, et dont tu as foulé le sol sacré.

ŒDIPE. Comment dois-je l’offrir ? dites-le-moi, étrangers.

LE CHŒUR. Commence par puiser des libations saintes à la fontaine intarissable, avec des mains purifiées.

ŒDIPE. Et quand j’aurai puisé cette eau pure ?

LE CHŒUR. Il y a des coupes artistement travaillées, dont tu couronneras les bords et les deux anses.

ŒDIPE. Avec du feuillage ou de la laine ? ou de quelle autre manière ?

LE CHŒUR. Avec la laine récemment coupée d’une jeune brebis.

ŒDIPE. Bien ; et pour le reste, que devrai-je faire encore ?

LE CHŒUR. Répandre les libations, en te tournant vers l’Orient.

ŒDIPE. Les verserai-je des coupes dont tu m’as parlé ?

LE CHŒUR. Tu feras trois effusions de chacune, et tu verseras entièrement la dernière.

ŒDIPE. Et de quoi la remplirai-je ? Apprends-le-moi aussi.

LE CHŒUR. D’eau et de miel, sans y ajouter du vin.

ŒDIPE. Et quand la terre aux épais ombrages aura reçu ces libations ?

LE CHŒUR. Offre trois fois neuf branches d’olivier, et prononce des prières.

ŒDIPE. Je désire les entendre, car il m’importe de le savoir.

LE CHŒUR. Nous les appelons Euménides ; prie-les toi-même d’accueillir avec bienveillance le suppliant qui doit être le sauveur de ce pays, ou qu’un autre les invoque pour toi, à voix basse et en peu de mots ; retire-toi ensuite, sans détourner la tête. Ces cérémonies accomplies, je m’approcherai de toi avec confiance ; autrement, j’aurais à craindre ton abord.

Sophocle, Œdipe à Colone, 466-492 ; trad. Artaud.

 

14. — ABONDANCE DES SACRIFICES.

Uri fait peut nous donner une idée du nombre énorme de victimes qui étaient immolées dans les sacrifices publics, à Athènes. Les peaux et les autres dépouilles (entrailles, cornes, etc.) appartenaient à l’État, et étaient vendues à son profit. Le produit de la vente s’appelait δερματικόν, et nous avons la preuve qu’il était assez considérable.

Dans le compte de cette recette pour les années 334 à 331, on remarque qu’en 334, dans l’espace de sept mois, le trésor a encaissé de ce chef 5099 drachmes et 4 oboles (5.000 fr.). A la suite des Dionysies urbaines, on a versé plus de 808 drachmes (791 fr.) ; on en a versé 1.050 (1.029 fr.) à la suite du sacrifice de Zeus Sauveur. Nous n’avons pas le total pour les années suivantes ; mais nous trouvons, en 333, un versement de 2.610 drachmes et 3 oboles (2.557 fr.), à la suite d’un sacrifice à Zeus Sauveur ; en 332 un versement de 1.183 drachmes (1.160 fr.), à la suite d’un sacrifice en l’honneur de Thésée ; un versement de 711 drachmes (696 fr.), à la suite d’un sacrifice en l’honneur de la Paix. Les chiffres variaient naturellement d’une année à l’autre, avec l’éclat de la fête. Ainsi, pour les fêtes de la Paix, il y a 874 drachmes (856 fr.) en 335 et 711 (696 fr.) en 352. Pour Zeus Sauveur, la différence est plus grande : 2.610 drachmes (2.557 fr.) en 333, et 1050 (1.029 fr.) en 334.

Corp. inscript. Atticar., t. II, 741 ; Caillemer, Dict. des antiq., II, p. 106.

 

15. — OFFRANDES AUX DIEUX.

La pensée des hommes en faisant aux dieux des présents fut, à l’origine, un calcul ; l’offrande était conçue d’abord comme un marché. Les dieux, faits à l’image de l’homme, se décident comme lui par l’intérêt ; ils donnent à qui leur donne, et si l’on a reçu d’eux quelque chose, il faut, par un juste retour, leur en payer le prix. L’offrande peut avoir un triple caractère : elle est propitiatoire, expiatoire ou gratulatoire. C’est, suivant les cas, une avance faite en vue d’un avantage ultérieur, la compensation d’un dommage ou l’acquittement d’une dette. N’est-il pas nécessaire d’ailleurs à ces dieux qui nous ressemblent, qui partagent nos besoins comme nos passions, de posséder tout ce qui peut contribuer à leur utilité ou à leur agrément ?

Primitivement, l’offrande dut être un prélèvement opéré au profit des dieux sur les divers biens dont use l’homme, sur les produits dont il se nourrit. Lorsqu’on fondait une ville, une fois la terre divisée en lots et avant de la distribuer, on commençait par mettre à part les lots divins. Le partage du butin se fait de la même manière et les prémices en sont consacrées. Une part des revenus publics est attribuée aux dieux ; l’obligation de consacrer les prémices des récoltes était souvent sanctionnée par les lois civiles. Voilà pour l’État.

Les particuliers agissaient de même. Le citoyen élevé à une fonction publique ou religieuse, le membre d’une association qui reçoit un honneur, s’acquitte d’abord envers les dieux, premiers auteurs de tout bien. Quiconque obtient un avantage, fait une trouvaille, hérite, gagne au jeu, est heureux à la chasse, triomphe dans un concours, réussit dans ses entreprises, prospère dans son commerce, se croit tenu à une offrande. Ce sont surtout les productions naturelles du sol qui étaient soumises au prélèvement sacré ; là, l’obligation se maintient plus longtemps et demeure plus stricte que partout ailleurs. Tout ce qui naît, tout ce qui croît, est matière à hommage, et les générations des hommes ne sont pas dispensées du tribut. Les Grecs ont connu cet usage barbare, et l’άπαρχή άνδρών a fourni d’abord des victimes aux sacrifices, plus tard des recrues à la hiérodulie et à la colonisation.

L’obligation de l’offrande une fois admise, les prêtres essayèrent de la réglementer et d’en déterminer le taux. Ce taux était d’ordinaire fixé au dixième des objets dont les prémices étaient dues, ou bien encore à des multiples du dixième.

Avec le temps, l’offrande prit un nouveau caractère. Elle ne fut obligatoire que dans certains cas, par exemple pour le butin, pour les gains extraordinaires ou imprévus, comme une trouvaille. Elle le fut aussi, lorsqu’elle résultait d’un engagement formel, par exemple d’un vœu ; y manquer alors, c’était commettre un véritable délit que les dieux ou, à leur défaut, les hommes punissaient. Mais, sauf ces circonstances, l’offrande ne fut plus qu’un hommage volontaire et libre, en un mot un acte de piété. Les dieux, du reste, avaient les moyens de rappeler aux hommes et aux villes la pensée de les honorer par des présents. Les fléaux publics, les maladies, les disettes, les guerres, les prodiges, étaient des avertissements ; de même aussi les oracles, les songes, les apparitions. Les dieux spécifiaient même, au besoin, les objets qui pouvaient les satisfaire.

On ne peut songer à indiquer tous les cas où des offrandes étaient faites soit par des individus, soit par des États. Voici les plus fréquents : 1° offrandes pour demander une faveur ; 2° pour remercier d’une victoire remportée à la guerre ou dans les jeux, d’une guérison, d’un salut miraculeux, d’un mariage, d’un accouchement, d’un procès gagné, de la liberté recouvrée par le payement d’une rançon, d’un affranchissement, d’une magistrature obtenue, d’un bénéfice réalisé ; 3° pour expier ; par exemple, confiscations et amendes infligées aux sacrilèges. C’est surtout à l’époque des fêtes qu’on prodiguait les dons aux dieux. Il arrivait aussi que des offrandes, toujours pareilles, fussent faites à époques fixes, en vertu de l’usage ou d’une prescription législative, ou d’une fondation perpétuelle. On distinguait donc entre les offrandes ordinaires, régulières, dépendant de causes permanentes, et les offrandes extraordinaires motivées par un événement particulier.

L’offrande exige le concours de deux personnes, l’individu qui offre et le prêtre qui reçoit au nom de la divinité. Elle se décompose en deux actes, celui par lequel le donateur se dessaisit, et celui par lequel le prêtre saisit le dieu. Les intentions du donateur et du prêtre, les formules qu’ils récitent, et elles seules, ont la vertu de communiquer aux objets le caractère sacré ; elles l’impriment même à tout objet absolument, quel qu’il soit.

La donation est parfois pleine et entière, sans condition ni réserve. D’autres fois, on ne confère que la nue propriété de l’objet : ainsi le donateur peut donner une terre en gardant l’usufruit ; il peut aussi donner de l’argent, en stipulant à l’avance quel sera l’emploi des revenus. Il est des cas où le don était purement fictif, quand le maître, pour affranchir son esclave, le consacrait à un dieu, en spécifiant qu’il demeurerait à son service jusqu’à sa mort. Une forme singulière d’offrande consiste à offrir aux dieux ce dont on n’a pas soi-même la propriété ou la libre disposition en les invitant par une prière à s’en saisir eux-mêmes ; par ce procédé, on peut vouer ses ennemis ou les ennemis des dieux à la divinité ; on appelle sur eux la vengeance céleste, et on les livre à quiconque voudra s’en faire l’exécuteur. Cette consécration porte sur les villes ou sur la personne. Le supplice est, à l’origine, une offrande véritable. La victime est donnée aux dieux qu’elle a offensés, pour détourner de sa famille, de son pays souillés par elle, la contagion du crime et le danger du châtiment.

L’objet offert au dieu et reçu par lui devient ίερόν. Le dérober, le déplacer, le détourner de son usage ou même y porter la main sont des actes sacrilèges. Les offrandes, il est vrai, peuvent être dépouillées de ce caractère sacré, affectées à des usages profanes, détruites même ; mais il faut pour cela l’intervention de l’autorité publique, d’accord avec l’autorité religieuse.

Il est probable que les offrandes se firent d’abord en nature. Elles n’étaient qu’une portion des biens de l’homme, abandonnée par lui aux dieux. Mais de bonne heure on substitua à ces redevances des objets dont la forme rappelait l’origine de l’ancienne offrande, et dont la valeur était égale ; on permit les offrandes symboliques, faites à l’image de la chose dont elles représentaient les prémices. Ainsi s’expliquent cette moisson d’or que les Métapontins envoyaient à Delphes, ces épis dorés que mentionnent les inventaires du Parthénon, ces vignes, ces arbres, ces plantes, ces animaux que l’on rencontrait dans tous les sanctuaires, en terre, en bronze, en argent, en or. Ainsi, au lieu des hommes, on ne consacra plus que des simulacres ; ainsi, on fabriqua pour les temples- comme pour les tombeaux des images d’objets, impropres à l’usage, destinés seulement à rappeler le souvenir et à présenter l’aspect des objets réels. Puis, avec le temps, on cessa de tenir compte du lien étroit qui unissait l’offrande à la cause. Les prêtres avaient coutume de vendre les pains, les animaux consacrés, dont ils n’avaient pas besoin pour l’usage du temple, et de les remplacer par une offrande de la valeur du prix de vente ; les donateurs opérèrent eux-mêmes au préalable la substitution. Dès lors, des statues, des vases tinrent lieu en général de toutes les offrandes primitives.

Les offrandes pouvaient porter sur toute espèce d’objets matériels : terres, édifices, capitaux, arbres ou plantes, êtres animés, personnel de service, objets destinés au culte ou à la décoration du sanctuaire, etc.

D’après Homolle, Dictionnaire des antiquités, t. II, pp. 364 et suiv.

 

16. — UNE FONDATION PIEUSE.

Quand les Dix Mille arrivèrent à Cérasonte, ils se partagèrent le butin. Un dixième fut réservé pour Apollon et Artémis, et les généraux furent chargés d’en faire l’offrande. Xénophon reçut, à ce titre, une partie de cet argent, et voici comment il l’employa, une fois fixé à Scillonte.

Il achète en cet endroit un terrain qu’il consacre à Artémis. Il y érige un temple et un autel, et depuis lors il n’a cessé d’offrir à la déesse un sacrifice et la dîme des productions de ses terres. Tous les habitants de la ville et des environs, hommes et femmes, prennent part à la fête. La déesse fournit aux assistants de la farine d’orge, du pain, du vin, des friandises, une portion des victimes engraissées dans les pâturages sacrés, et du gibier. A cette occasion, en effet, les fils de Xénophon et ceux des autres habitants organisent une grande chasse où est admis qui veut. On chasse soit sur le domaine de la déesse, soit sur celui de Pholoé, des sangliers, des chevreuils, des cerfs. Dans l’enceinte consacrée à Artémis sont des bocages et des montagnes boisées, où l’on peut élever des porcs, des chèvres, des bœufs et des chevaux, si bien qu’il est facile d’y nourrir largement tous ceux qui viennent à la fête. Autour du temple même on a planté un verger d’arbres fruitiers, qui donne toute sorte d’excellents fruits selon les saisons. Le temple ressemble, en petit, à celui d’Éphèse ; mais à Éphèse, la statue de la déesse est en or, ici elle est de cyprès. Près du temple est une colonne avec cette inscription : Ces terres sont consacrées à Artémis. Quiconque les occupera et en recueillera les fruits devra en offrir tous les ans le dixième, et avec le reste pourvoir à l’entretien du temple ; s’il néglige de le faire, la déesse y veillera.

Xénophon, Anabase, V, 3 ; trad. Talbot.

 

17. — REVENUS DU TEMPLE DE DÉLOS (VERS 180 AV. J.-C.).

1° Loyers et fermages.

Apollon Délien possédait des maisons et des terrains de culture qu’il affermait : les conditions étaient réglées d’après un modèle de contrat que l’on a retrouvé de nos jours. Les baux étaient faits pour dix ans ; le fermier devait fournir caution dans un délai donné ; faute de quoi le bail était annulé ; la rente était payée à époques fixes ; en cas de retard, elle était augmentée à titre d’amende ; puis venait un ensemble de mesures de rigueur successivement applicables : vente des récoltes, saisie des animaux et des esclaves, saisie générale des biens quelconques appartenant au fermier ou à ses répondants ; inscription héréditaire sur la liste des débiteurs du dieu.

2° Droits.

Ils étaient prélevés, par concession de l’État délien, sur la navigation, le commerce ou l’industrie. C’étaient un droit sur la pêche de la pourpre dans les parages de l’île, un droit sur la pêche du poisson dans l’étang ou dans la mer, un droit perçu sur ceux qui jouissaient des pâturages du dieu, un droit d’ancrage sur les navires qui séjournaient dans le port, un droit de déchargement sur les marchandises importées.

3° Prêts à intérêt.

Le temple prêtait ses capitaux à des particuliers ou à l’État. Les prêts étaient consentis pour dix ans et à 10 pour 100. Le débiteur devait fournir hypothèque et présenter des cautions. En cas d’insolvabilité, le dieu avait le droit de saisir ses biens et ceux des cautions elles-mêmes. Les garanties n’étaient pas moindres, quand l’État était emprunteur. La ville était représentée par des fidéicommissaires qui sans doute étaient responsables et qui devaient offrir des répondants ; elle donnait hypothèque sur les revenus publics.

4° Recettes diverses.

C’était notamment le produit de la vente des oies, des tourterelles données en offrande, des peaux des victimes immolées, le produit des troncs, etc.[1]

Homolle, Bulletin de correspondance hellénique, t. VI (1882), pp. 62 et suiv.

18. — LES EX-VOTO À DÉLOS.

Les offrandes des fidèles venaient tous les ans s’entasser dans le temple d’Apollon Délien et dans ses dépendances. On les conservait avec soin et on en dressait des inventaires détaillés. Quand ces objets s’étaient détériorés ou qu’il y avait encombrement, on les envoyait à la fonte et on en faisait des lingots.

Apollon avait d’abord sa vaisselle, son service de table, composé de vases et de plats de toute forme, généralement d’argent ou d’or, parmi lesquels les plus nombreux étaient les phiales. C’étaient des sortes de plats ou de coupes très évasées, dont la décoration variait à l’infini. Les temples de Délos en possédaient des quantités considérables : le seul sanctuaire d’Apollon en renfermait plus de seize cents, unies ou décorées, ciselées ou travaillées en relief, décorées de fruits ou de feuillages, d’animaux ou de figures, dorées ou damasquinées ou encore incrustées de pierreries. Puis c’étaient des vases de toutes sortes, de tous noms, de toutes formes, de toutes grandeurs, des vases à boire et des vases pour les libations ; c’étaient des coffres, des cassolettes pour l’encens, des lampes, des candélabres, des lustres, des tables pour porter les offrandes, des lits pour exposer les statues, des trépieds, bref un mobilier complet.

Après le service de table venait la garde-robe, une multitude d’étoffes et de bijoux, de coiffures et de couronnes, de tissus brodés d’or ou de pourpre qui servaient à habiller l’image du dieu, ou, à défaut, à vêtir les prêtres. La statue d’Apollon avait sur la tête une couronne, et le trésor renfermait pour elle un diadème de rechange ; une bague brillait au doigt du dieu ; les Charites étaient couronnées de même ; une autre statue encore avait une garde-robe et une parure complètes. Puis c’étaient des multitudes de couronnes, des bagues, des bracelets, des colliers, des chaînes, des épingles, des pendants d’oreilles enrichis de pierres précieuses ou ornés de pierres gravées, des broches, des cassettes à parfums et des coffrets à fard, des éventails et des chasse-mouches en ivoire incrusté d’or. Tous ces objets apparaissaient au jour des fêtes solennelles, et l’effet en devait être merveilleux.

Ajoutez encore les instruments des métiers divers, des sondes et des caducées, des arcs et des carquois, des épées et des casques, des ancres et des gouvernails, une foule d’ex-voto consacrés par les fidèles en souvenir des dangers auxquels ils avaient échappé ; enfin des lingots de métal et des monnaies, surtout des œuvres d’art, meubles à panneaux peints, tableaux, portraits, statuettes d’hommes ou d’animaux en or, en argent, en bronze ou en bois, statues d’Artémis et d’Apollon en marbre et en bois doré.

Diehl, Excursions archéologiques en Grèce, pp. 179-181.

 

19. — DÉBITEURS DU TEMPLE DE DÉLOS.

Intérêts payés par les villes suivantes[2] :

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Intérêts payés par les particuliers dont les noms suivent :

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Corpus inscript. Atticar., t. II, 814.

 

20. — ADMINISTRATION DES FINANCES D’APOLLON DÉLIEN.

Les finances du dieu sont administrées par quatre hiéropes annuels. On ne sait comment ils étaient nommés, par élection ou par tirage au sort.

On les voit prêter à intérêt les sommes libres, mettre en location les biens-fonds, donner à bail les impôts, passer les marchés des travaux à exécuter et payer les entrepreneurs ; ils ont enfin la garde des offrandes consacrées au dieu et du matériel du culte.

Ils sont soumis à l’autorité de l’assemblée populaire, qui, en matière de finance comme en tout le reste, est souveraine. Le secrétaire de la ville assiste à toutes les opérations et valide par sa présence les actes des hiéropes ; la remise du trésor se fait devant lui ; entrées ou sorties, tous les mouvements de fonds sont constatés par lui ; ils n’ont lieu que conformément à la décision du peuple ; les travaux exécutés dans les édifices sacrés ou les propriétés du dieu ne sont mis en adjudication, les payements ne sont effectués que suivant les lois et en vertu d’un décret spécial ; les hiéropes sont nommés par le peuple, et sans doute révocables par lui ; ils sont assujettis à rendre des comptes.

Un contrôle plus direct, incessant même, est exercé par le sénat tout entier, en particulier par la section permanente, c’est-à-dire par les prytanes en exercice. Ils assistent et surveillent les hiéropes dans tous les actes de leur administration ; sans eux, on ne peut ni dresser les inventaires, ni opérer la remise du trésor, ni ouvrir la caisse sacrée.

Le trésor sacré est déposé dans le temple d’Apollon ; on l’appelle ίερά κιβωτός. L’argent est conservé dans des jarres. Chacun porte une inscription qui donne une ou plusieurs des indications suivantes : provenance de la somme contenue dans le vase, année et mois du dépôt, nom et qualité des magistrats qui ont fait le dépôt, avec la date ; nature de la recette, quotité de la somme.

Les revenus du dieu ne sont pas directement payés aux hiéropes ; il y a des intermédiaires. Ceux-ci sûrement ne sont pas des fermiers. Sont-ce des receveurs ? Sont-ce des banquiers ? On l’ignore. Ils encaissaient l’argent, notaient sur leurs registres le montant de chaque versement, et à la fin de l’exercice ils remettaient leurs recettes aux hiéropes, avec documents à l’appui.

Quand les hiéropes avaient un payement à faire, ils tiraient du temple une jarre. Tantôt on épuisait le contenu de la jarre ; tantôt on en prélevait seulement une partie. On n’était pas obligé de puiser toujours dans la même, jusqu’à ce qu’elle fût vide. Plusieurs pouvaient être entamées successivement.

Homolle, Bulletin de corresp. hellénique, t. VI (1882), pp. 58-61,71-72, 76-77.

21. — LA PRIÈRE.

Tout homme sage, dit Platon, implore la divinité, soir et matin, par des libations, par la fumée de l’encens et par la prière.

Les prières ne s’adressaient pas toujours aux mêmes dieux ; elles variaient suivant les circonstances. Parfois on invoquait les dieux en général ; parfois on en invoquait un seul, surtout si l’on sollicitait une faveur pour laquelle il avait une compétence spéciale. Souvent, en appelant un dieu par son nom, on se prémunissait contre une méprise possible. Nous autres hommes, dit Platon, nous ne savons rien sur les dieux, ni sur leur nature, ni sur les noms qu’ils se donnent eux-mêmes, et qui sont pourtant les véritables. De là vient que l’on a coutume, en les priant, de confesser cette ignorance et d’ajouter : de quelque nom qu’il vous plaise d’être nommés. On lit de même dans Eschyle : Zeus, qui que tu sois, si ce nom t’agrée, c’est sous ce nom que je t’invoque.

On observait, dans les prières solennelles, certains rites. On devait au moins se laver les mains, et s’asperger avec de l’eau lustrale (bénite). On faisait aussi des libations, et on brûlait de l’encens, en mettant une couronne sur sa tête. Quand on s’adressait aux dieux du ciel, on élevait les mains, et on se tournait vers l’orient ; pour les dieux marins, on étendait les mains vers la mer ; pour les divinités souterraines, on les abaissait vers le sol. Parfois on prenait un bâton de suppliant, enveloppé de laine, ou une branche d’olivier. D’ordinaire, on priait debout ; cependant il n’était pas rare qu’on s’agenouillât, qu’on se prosternât à terre et qu’on baisât le sol. Les gens pieux, quand ils passaient devant un sanctuaire, avaient coutume de porter la main à la bouche.

Généralement, la prière était dite à voix basse. On présentait volontiers aux dieux des prières écrites ; on se servait pour cela de tablettes que le fidèle déposait, revêtues de son sceau, dans les plis des vêtements du dieu, ou qu’il fixait sur ses genoux avec de la cire.

Un dialogue platonicien nous montre l’idée que se faisaient de la prière les grands esprits de la Grèce. Socrate y propose cette formule : Zeus, donne-nous les vrais biens, que nous les demandions ou non, et éloigne de nous les maux, quand même nous les demanderions. Socrate priait encore les dieux de lui envoyer ce qu’ils savaient lui être bon, parce qu’ils connaissaient mieux que lui ce qui lui convenait. Comme il n’existait pas de dogmes, chacun se plaçait, pour prier, au point de vue de ses croyances, et le niveau moyen n’en était pas très élevé.

Dans les cérémonies publiques, la prière occupait une large place, sous forme d’hymnes et de chants. Au moment de livrer bataille, ou de quitter le port, dans les noces et dans les funérailles, même à la fin du repas et au commencement du symposion, on chantait une espèce de prière appelée Pæan.

Schömann, Antiquités grecques, t. II, pp. 317 et suiv., trad. Galuski.

 

22. — LES PANATHÉNÉES.

Les Panathénées étaient la grande fête religieuse d’Athènes, en l’honneur de la divinité protectrice de l’État, Athènè. Elle avait lieu au mois de juillet, et tous les quatre ans, on la célébrait avec un éclat particulier ; elle durait alors six jours et portait le nom de Grandes Panathénées.

La série des fêtes commençait par les représentations de l’Odéon, où les maîtres du chant et de la récitation, de la cithare et de la flûte se faisaient entendre ; la musique chorale s’exécutait dans le théâtre voisin. Puis venaient les jeux gymniques, comprenant, outre les luttes ordinaires du stade, course, pancrace et autres, la course aux flambeaux qui avait lieu par une nuit sans lune, et était la partie la plus brillante de la fête. La plupart des exercices faisaient paraître successivement des concurrents d’âge différent, enfants, adolescents et hommes adultes ; les rivaux se présentaient tantôt en leur nom, tantôt au nom de leur tribu. Les vainqueurs recevaient en prix des vases d’argile peints, remplis d’une huile provenant des oliviers sacrés. On attribuait aux vainqueurs qui avaient concouru pour leur propre compte de 6 à 140 amphores de cette sorte ; les autres recevaient seulement des présents d’honneur, qu’ils consacraient pieusement à la déesse au nom de leur tribu. C’était là un motif d’émulation pour les dix tribus, chacune d’elles voulant mettre en ligne les champions les plus beaux et les plus robustes. A une faible distance du Pirée était l’Hippodrome, où se donnaient les courses de chevaux et de chars ; devant le Pirée avaient lieu les régates des trières ; la tribu dont les vaisseaux de guerre s’étaient le plus distingués recevait une somme d’argent pour offrir un sacrifice.

Quand les jeux étaient terminés, on célébrait la procession, qui, dès le lever du soleil, se massait dans le quartier du Céramique pour monter de là à l’Acropole. De même qu’aux Petites Panathénées on offrait annuellement à la déesse un péplos tissé sous la surveillance des prêtres par les jeunes filles d’Athènes, pour habiller à neuf la vieille statue de bois au jour anniversaire de la naissance de la déesse, de même aussi dans les Grandes Panathénées on portait à son sanctuaire un tissu magnifique, fixé comme une voile sur un vaisseau à roulettes. C’était un tapis où étaient brodées les actions de la déesse, ainsi que les événements de l’histoire nationale, même les portraits des citoyens qui avaient bien servi la patrie. A cette procession on voyait défiler les vainqueurs des jours précédents, les plus beaux et les plus forts des Athéniens de tout âge, sur des chars, à cheval, à pied, en habits de fête, couronnés de fleurs, et dans une ordonnance solennelle ; c’était l’élite de la cité qui se présentait à la divinité de l’État.

Mais la, puissance de l’État lui-même se manifestait aussi dans cette cérémonie. Après les citoyens marchaient les métèques qui se chargeaient de certains offices inférieurs, qui devaient porter les ombrelles, les sièges, les vases précieux, les bassins, les amphores, et à qui on rappelait ainsi leur état de sujétion. Toutes les colonies d’Athènes étaient représentées par des députations qui étaient obligées d’immoler à la déesse des bœufs et des brebis ; même on avait coutume au Ve siècle d’inviter les ambassadeurs des cités étrangères pour qu’ils assistassent à ce déploiement splendide de la force et de la richesse d’Athènes.

Curtius, Histoire grecque, t. II, pp. 645-646 ; trad. Bouché-Leclercq.

23. — LA PROCESSION DES PANATHÉNÉES.

En tête étaient les pontifes, des vieillards choisis parmi les plus beaux, des vierges de famille noble, les députations des villes alliées, avec des offrandes, puis des métèques avec des vases et des ustensiles d’or et d’argent ciselé, les athlètes à pied, ou sur leurs chevaux, ou sur leurs chars, une longue file de sacrificateurs et de victimes, enfin le peuple en habits de fête. La trière sacrée se mettait en mouvement, portant à son mât le voile de Pallas que les jeunes filles nourries dans l’Érechthéion lui avaient brodé. Partie du Céramique, elle allait à l’Éleusinion, en faisait le tour, longeait l’Acropole au nord et à l’est, et s’arrêtait près de l’Aréopage. Là on détachait le voile pour l’apporter à la déesse, et le cortège montait l’immense escalier de marbre long de cent pieds, large de soixante-dix, qui conduisait aux Propylées, vestibule de l’Acropole. Ce plateau abrupt et tout consacré aux dieux disparaissait sous les monuments sacrés, temples, chapelles, colosses, statues ; mais, de ses quatre cents pieds de haut, il dominait toute la contrée. Entre les colonnes et les angles des édifices profilés sur le ciel, les Athéniens apercevaient la moitié de leur Attique, un cercle de montagnes nues, brûlées par l’été, la mer luisante encadrée par la saillie mate de ses côtes, le Pentélique, l’Hymette et l’Anchesme.

Ils portaient le voile jusqu’à l’Érechthéion, le plus auguste de leurs temples, véritable reliquaire où l’on gardait le Palladium tombé du ciel, le tombeau de Cécrops et l’olivier sacré, père de tous les autres. Là, toute la légende, toutes les cérémonies, tous les noms divins, élevaient dans l’esprit un vague et grandiose souvenir des premières luttes et des premiers pas de la civilisation humaine. Dans le demi-jour du mythe, l’homme entrevoyait la lutte antique et féconde de l’eau, de la terre et du feu, la terre émergeant des eaux, devenant féconde, se couvrant de bonnes plantes, de grains et d’arbres nourriciers, se peuplant et s’humanisant sous la main des puissances secrètes qui entrechoquent les éléments sauvages, et peu à peu, à travers leur désordre, établissent l’ascendant de l’esprit.... En ce lieu, l’Athénien sentait, enveloppée et indistincte, l’histoire de sa race. Persuadé que les mânes de ses fondateurs et de ses ancêtres continuaient à vivre autour du tombeau et prolongeaient leur protection sur ceux qui honoraient leur sépulture, il leur apportait des gâteaux, du miel, du vin, et, déposant ses offrandes, il embrassait d’un regard, en arrière et en avant, la longue prospérité de la ville, et reliait en espérance son avenir à son passé.

Au sortir du sanctuaire antique où la Pallas primitive siégeait sous le même toit qu’Érechthée, il voyait presque en face de lui le nouveau temple bâti par Ictinos, où elle habitait seule et où tout parlait de sa gloire.... Il n’avait pas besoin de réflexion et de science, il ne fallait que des yeux et un cœur de poète pour démêler l’affinité de la déesse et des choses, pour la sentir présente dans la splendeur de l’air illuminé, dans l’éclat de la lumière agile, dans la pureté de cet air léger auquel les Athéniens attribuaient la vivacité de leur invention et de leur génie. Elle-même était le génie du pays, l’esprit même de la nation. C’étaient ses dons, son inspiration, son œuvre, qu’ils voyaient étalés de toutes parts aussi loin que leur vue pouvait aller, dans les champs d’oliviers et les versants diaprés des hauteurs, dans les trois ports où fumaient des arsenaux et s’entassaient des navires, dans les longues et puissantes murailles par lesquelles la ville venait rejoindre la mer, dans la belle cité elle-même qui, de ses gymnases, de ses théâtres, de son Pnyx, de tous ses monuments rebâtis et de toutes ses maisons récentes, couvrait le dos et le penchant des collines, et qui, par ses arts, ses industries, ses fêtes, son invention, son courage infatigable, devenue l’école de la Grèce, étendait son empire sur toute la nier et son ascendant sur toute la nation.

A ce moment, les portes du Parthénon pouvaient s’ouvrir et montrer, parmi les offrandes, vases, couronnes, armures, carquois, masques d’argent, la colossale effigie, la Protectrice, la Vierge, la Victorieuse, debout, immobile, sa lance appuyée sur son épaule, son bouclier debout à son côté, tendant de la main droite une Victoire d’or et d’ivoire, l’égide d’or sur la poitrine, un étroit casque d’or sur la tête, une grande robe d’or de diverses teintes, son visage, ses pieds, ses mains, ses bras se détachant sur la splendeur des armes et des vêtements avec la blancheur chaude et vivante de l’ivoire, ses yeux clairs de pierre précieuse luisant d’un éclat fixe dans le demi-jour de la cella peinte. Certainement, en imaginant son expression sereine et sublime, Phidias avait conçu une puissance qui débordait hors de tout cadre humain, une des forces universelles qui mènent le cours des choses, l’intelligence active qui, pour Athènes, était l’image de la patrie.

Taine, Philosophie de l’art, t. I, pp. 248-256.

 

24. — LA FÊTE DES ANTHESTÉRIES À ATHÈNES.

Les Anthestéries devaient leur nom aux fleurs (άνθη) que l’on y présentait en offrande et dont on s’y parait. Elles duraient trois jours, du 11 au 13 du mois d’Anthestérion, ce qui correspond approximativement à la fin de février. C’est une date où, sous le climat d’Athènes, les premières lieurs de printemps sont déjà abondantes.

Les trois journées étaient désignées par des noms particuliers. La première s’appelait τά Πιθοιγία (l’ouverture des tonneaux), la seconde οί Κόες (les brocs), et la troisième οί Χύτροι (les marmites).

Les deux premiers de ces noms sont en rapport avec les épisodes mêmes de la vinification, qui avaient donné lieu à l’institution de la fête. C’est d’abord le jour où l’on ouvre pour la première fois le couvercle des grands pithos de terre cuite contenant le vin de la récolte précédente. Le propriétaire goûte alors son vin, pour en connaître la qualité définitive, et l’extrait du pithos pour le vendre au marché dans des outres. Le paysan l’apporte en ville pour y trouver acheteur. Le lendemain, le jour des brocs, est le jour où tout le monde fête la fin du travail du vin et l’acquisition qu’on vient d’en faire, dans une joyeuse compotation. Le nom du troisième jour est dû à un rite moins primitif, qui est en relation avec le rôle de Dionysos dans les mystères.

La journée des Pithoïgia s’ouvrait par un sacrifice domestique qu’offrait chaque maître de maison, entouré de sa famille et de ses esclaves. Ce sacrifice devait se faire sur l’autel d’Hermès Agyieus, placé à chaque coin de rue, ou sur l’autel de Zeus Herkeios, situé dans la maison même. Profitant du congé dont les ouvriers jouissaient comme les esclaves, c’est dans ce jour que se faisaient les engagements des ouvriers ruraux pour l’année. Par suite, le premier jour des Anthestéries était devenu l’époque usuelle du commencement et de la fin de beaucoup d’engagements annuels. Le jour des Pithoïgia était aussi jour de grande foire. C’était avant tout le marché des vins ; mais on y vendait également beaucoup de poteries.

Tous les temples étaient fermés à partir de la matinée du 11, et pendant les trois jours. Un seul demeurait ouvert, qui était fermé le reste de l’année ; c’était celui de Dionysos Éleuthereus. Il contenait le vieux xoanon du dieu, qu’on prétendait avoir été apporté par Pégasos, sous le règne d’Amphictyon. Dans la nuit du 11 au 12, on transférait cette statue, avec un certain mystère, dans le petit sanctuaire du Céramique extérieur.

La matinée du second jour était employée aux préparatifs de la procession solennelle. Cette cérémonie avait lieu à la tombée de la nuit, vers 5 heures du soir, par conséquent à la lueur des flambeaux. Elle partait du petit temple du Céramique, et se terminait au Lénaion, avec des stations marquées par des chants et des danses sacrées. Toute une mascarade bachique se déployait dans ce cortège : Satyres et Pans, Silènes montés sur des ânes, Choreutes vêtus de peaux d’animaux et couronnés de feuillage, agitant des crotales ou des sonnettes de cuivre, femmes costumées en Heures, en Nymphes, en Ménades, sautant au son de la flûte. Une portion des hommes masqués étaient montés sur des chariots et de là lançaient aux spectateurs des apostrophes bouffonnes et grossières. La mascarade et le corps des cavaliers athéniens escortaient le char triomphal qui portait le xoanon de Dionysos. La procession renouvelait celle dans laquelle jadis le roi Amphictyon avait installé ce simulacre dans son temple du Lénaion. Mais cette procession était aussi et avant tout une pompe nuptiale. On y conduisait la nouvelle épouse à son époux divin, et cette épouse était la femme de l’archonte-roi représentant la cité. C’est pour cela que la cérémonie s’accomplissait à l’heure où l’on avait l’habitude de conduire l’épouse à la maison de son mari. Comme dans les noces, il y avait un char où se tenait la basilissa en costume d’épousée, avec un sceptre dans une main et un coing dans l’autre. Autour d’elle marchaient quatorze gérarai, ou femmes d’honneur choisies parmi les plus distinguées d’Athènes, autant que possible parmi les Eupatrides.

A l’arrivée du cortège dans l’enceinte du Lénaion, après un sacrifice, les gérarai entraient avec la femme de l’archonte-roi dans le sanctuaire. Là s’accomplissait le rite mystérieux du mariage symbolique du dieu avec la basilissa. Les gérarai se retiraient ensuite, et la nouvelle épousée passait la nuit avec le dieu. Un personnage masqué, représentant le démon dionysiaque Comos, se plaçait devant la porte close pour écarter les profanes.

C’est alors que le populaire se rendait au théâtre pour l’épisode final de la journée, qui était un grand concours de buverie. Des juges étaient installés comme pour les jeux. Chaque rasade était annoncée au son des trompettes. Le plus vaillant buveur recevait en prix une couronne de feuillage et une outre pleine de vin. Ceux qui voulaient faire un tour de force essayaient d’avaler leur mesure de vin en se tenant debout sur une outre huilée et glissante.

Les Athéniens de toutes les classes n’auraient pas cru pouvoir se dispenser de ces défis bachiques ; mais les gens comme il faut évitaient la joie bruyante et crapuleuse qu’y déployait la foule. Ils fêtaient les Brocs dans des banquets privés où l’on invitait ses parents et ses amis Dans ces repas de la nuit des Choës, l’usage voulait que chacun apportât son χοΰς propre, un vase de terre tout neuf acheté à la foire de la veille. Ce pot devait avoir pour tous la même capacité. On en entourait la panse avec la couronne de fleurs qu’on avait portée pendant la fête. Ces buveries duraient toute la nuit. (Fivel, Gazette archéologique, 1879, p. 7 et suiv.)

Le lendemain était le jour des Marmites. Auprès du temple de Zeus Olympios à Athènes était une fissure du sol, que l’on montrait aux dévots et où l’on disait que les eaux du déluge de Deucalion s’étaient englouties. Ce gouffre était une porte de communication avec le monde inférieur, et les Athéniens pensaient que ce jour-là les ombres des morts suivaient ce chemin pour monter sur la terre et venir errer autour des vivants. Il fallait assouvir la faim dont on les supposait souffrant dans les enfers et mettre à leur disposition des aliments. Dans chaque maison, sur l’autel de Zeus Herkeios, protecteur du foyer, on allumait du feu, et sur ce feu on plaçait une marmite sacrée en terre qui ne servait qu’à cet usage. On y faisait bouillir un mélange de toute espèce de graines, que l’on appelait panspermia, et d’où les fèves étaient exclues. Cette panspermia était, prétendait-on, l’aliment que Deucalion avait fait cuire dans la première marmite qu’il mit sur le feu après le déluge. Une fois bouillie, il était interdit, sous peine de sacrilège, à qui que ce soit d’y goûter. La marmite était laissée intacte et pleine, et personne ne devait plus entrer de la journée dans la pièce où on la laissait placée sur l’autel, afin que les ombres errantes pussent venir s’y nourrir librement et sans témoins indiscrets. (F. Lenormant, la Grande-Grèce, t. II, pp. 202- 204.)

 

25. — REPRÉSENTATIONS DRAMATIQUES.

Les fêtes en l’honneur de Dionysos (Lénéennes et Dionysies) offraient cette particularité qu’on y donnait des représentations dramatiques pendant trois ou quatre jours. Au Ve siècle, on admettait trois poètes tragiques et trois poètes comiques. Les premiers apportaient chacun quatre pièces, dont trois formaient une trilogie, c’est-à-dire une histoire tragique en trois parties, tandis que la quatrième était un drame satyrique, pièce comique avec un chœur de satyres. Les seconds ne livraient chacun qu’une comédie. Ces pièces d’ailleurs étaient assez courtes. La trilogie d’Eschyle que nous possédons (Agamemnon, Choéphores, Euménides) compte en tout 3796 vers, et les comédies d’Aristophane ont en moyenne 1400 vers. Les poètes étaient choisis pour les Dionysies par l’archonte éponyme et pour les Lénéennes par l’archonte-roi. Chacun d’eux recevait du magistrat une troupe de choristes et des acteurs. Un citoyen riche était chargé de recruter le chœur, de le faire instruire, de l’habiller, de le payer. L’État se contentait d’allouer une rétribution au poète et aux acteurs. Les répétitions étaient dirigées par le poète, qui parfois, comme Sophocle, tenait un rôle dans la pièce.

Un théâtre grec comprenait trois parties principales : 1° le θέατρον proprement dit, où siégeaient les spectateurs ; 2° l’όρχήστρα, où évoluait le chœur ; 3° le λογεΐον, où se trouvaient les acteurs. Le θέατρον se compose d’un certain nombre de gradins disposés en demi-cercle et adossés au penchant d’une colline. L’hémicycle est divisé en sections par des escaliers qui rayonnent de bas en haut et aussi par de larges couloirs transversaux. L’orchestre est un plancher artificiel, qui couvre plus de la moitié du petit cercle intérieur. Les gradins et l’orchestre sont à ciel ouvert. Le λογεΐον fait face à l’orchestre. Dans les ruines de théâtres qui nous restent, c’est une plate-forme en pierre, haute de 12 pieds environ, ouverte dans la direction du théâtre, et fermée sur les trois autres faces. Comme le fond ordinaire des pièces grecques était un palais, l’arrière-plan représente d’ordinaire un édifice à trois étages, s’ouvrant sur la scène par trois ou cinq portes ; on croit que la scène était protégée par une légère toiture. Pendant longtemps le théâtre d’Athènes ne fut pas en pierre. A l’époque de Sophocle, les gradins supérieurs étaient taillés dans le roc ; les gradins inférieurs étaient des bancs de bois ; l’orchestre était un cercle pavé de blocs de marbre, et la scène était en bois. Le théâtre en maçonnerie qui existe encore aujourd’hui ne fut terminé que vers 330 av. J.-C.

Platon affirme qu’il y avait parfois jusqu’à 30.000 spectateurs. Tous les habitants d’Athènes, sauf les esclaves, étaient admis aux représentations ; les femmes elles-mêmes assistaient aux comédies, pourtant si licencieuses. Chacun payait sa place, à raison de deux oboles (0 fr. 32) pour la journée entière ; les pauvres touchaient cette somme sur les fonds du trésor. La recette était encaissée par le fermier du théâtre. Les meilleures places étaient réservées aux magistrats, aux prêtres, aux étrangers de distinction, aux citoyens que l’on voulait particulièrement honorer. Des agents de police armés de bâtons maintenaient l’ordre. Le public applaudissait ou sifflait. Quand un chorège était généreux, il n’était pas rare qu’il distribuât aux spectateurs des figues, des friandises ou d’autres menus cadeaux.

Les décors étaient aussi peu compliqués que dans nos pièces du XVIe siècle. Généralement ils servaient pour toute la tragédie et pour toute la comédie. Quand un changement était nécessaire, comme dans l’Ajax de Sophocle, nous ignorons la manière dont on procédait ; car il n’y avait pas de rideau. Peut-être se bornait-on à faire tourner sur leur axe les écrans mobiles (περίακτοι) qui supportaient les décors. On employait certaines machineries, sinon pour produire une illusion complète, du moins pour faciliter l’intelligence de la pièce. 1° L’έγκύκληγα était une petite scène montée sur roues, qui amenait devant le public des personnages que l’on supposait placés dans l’intérieur d’une maison. Ainsi dans l’Agamemnon d’Eschyle, Clytemnestre ne tuait pas Agamemnon et Cassandre sur la scène ; mais, après le meurtre, leurs corps étaient portés hors du palais sur l’έγκύκληγα. 2° Les fantômes (Perses d’Eschyle) s’élevaient de dessous la scène, soit par un escalier dissimulé, soit par une trappe. 3° Les personnages qui s’élevaient vers le ciel ou qui en descendaient (Médée d’Euripide, Oiseaux d’Aristophane) prenaient place sur une plate-forme mise en mouvement par une corde et une poulie. 4° Le κεραυνοσκοπεΐον était une combinaison de miroirs destinés à projeter des rayons qui imitaient les éclairs. 5° Le βροντεΐον était un baril plein de pierres que l’on roulait sur une plaque de métal pour reproduire le bruit du tonnerre.

Tous les rôles, même ceux des femmes, étaient joués par des hommes. Les acteurs tragiques avaient des chaussures très épaisses et de hautes perruques ; leurs costumes étaient rembourrés pour leur donner plus d’ampleur. Les rois et les reines portaient une tunique à manches (χιτών) qui descendait jusqu’aux pieds. Cette tunique était ornée de bandes de couleurs très vives pour les personnages heureux ; pour les fugitifs et les malheureux, la couleur était grise, verte ou bleue ; pour le deuil, elle était noire. Les femmes avaient quelquefois une traîne. Euripide fit paraître quelques-uns de ses héros avec un chiton en haillons ; mais il en fut blâmé. Le vêtement de dessus était une sorte de châle, habituellement de couleur vive. Les dieux et les déesses se distinguaient par leurs insignes (égide, caducée, trident, etc.). Les devins avaient un tricot de laine ; les chasseurs, un châle de pourpre enroulé autour du bras gauche. Les acteurs, embarrassés par leurs chaussures, s’appuyaient souvent sur un bâton. Les choristes n’avaient pas de chaussures élevées, ni probablement de masques ; leur chiton était court ; leur himation était un châle carré ou oblong jeté sur les épaules ; la couleur et la qualité de ces vêtements étaient en rapport avec la condition des individus qu’ils représentaient — Le costume de la comédie était à peu près celui de la vie ordinaire, sauf que la poitrine et le ventre des acteurs étaient rembourrés d’une manière grotesque à l’aide de coussins. Les choristes étaient habillés diversement, suivant la composition du chœur. Les Oiseaux d’Aristophane avaient des ailes, les Guêpes des aiguillons, les Nuées de grands manteaux flottants. — Les masques étaient une partie importante de l’équipement des acteurs. Ils figuraient certains types expressifs, de sorte que si un personnage passait tout à coup du bonheur au malheur, de la joie à la tristesse, il devait changer de masque pendant le cours de la pièce. Les masques étaient en écorce, et plus communément en toile ; l’ouverture de la bouche était énorme et disposée, semble-t-il, de manière à enfler la voix. Le masque tragique était surmonté d’une épaisse perruque ; le masque comique était moins haut.

Les représentations terminées, une commission de dix membres tirés au sort parmi les citoyens les plus compétents décernait le prix au poète tragique et au poète comique dont les pièces avaient été jugées les meilleures. Primitivement ce prix était un bouc pour la tragédie, un panier de Bues et une amphore de vin pour la comédie ; plus tard, ce fut une couronne de lierre, qui lui était remise par l’archonte sur la scène, devant le public assemblé. Des prix étaient aussi donnés aux chorèges qui avaient le mieux fait les choses et aux acteurs qui avaient rempli le premier rôle dans les différentes pièces.

D’après Gow, Minerva, trad. par Reinach, pp. 267 et suiv.

 

26. — LE PÈLERINAGE D’OLYMPIE.

La fête d’Olympie avait lieu tous les quatre ans. C’était une fête mobile, comme la Pâque des chrétiens ; elle se célébrait du onzième au quinzième jour de la hiéroménie, c’est-à-dire du mois sacré qui s’ouvrait avec l’apparition de la nouvelle lune la plus rapprochée du solstice d’été : elle tombait donc vers la fin de juin ou le commencement de juillet.

On informait les Grecs de la date par des messagers qui partaient d’Olympie et allaient par groupes jusqu’au fond de la mer Noire, jusqu’en Égypte et jusqu’aux colonies de l’Espagne. En même temps ces envoyés, appelés théores, proclamaient la trêve sacrée ou ékékheiria. Voici quelques articles de ce règlement : 1° Les hostilités seront suspendues par tous pays depuis le jour où aura été notifiée la hiéroménie. 2° La contrée où est situé le sanctuaire de Zeus est inviolable pour tous les peuples qui prennent part aux fêtes. 3° Tout corps de troupes étrangères doit déposer les armes en entrant sur le territoire éléen. 4° La malédiction du dieu frappera tous ceux qui chercheraient à s’emparer de ce territoire ou n’auraient pas secouru les Éléens contre des ennemis sacrilèges. 5° Une amende de deux mines par soldat sera infligée à tous ceux qui violeraient la trêve. 6° En cas de refus de payement, les coupables seront frappés d’excommunication. 7° La malédiction et l’amende seront le châtiment de quiconque violenterait un voyageur se rendant à Olympie pour la fête.

En principe, tous les pèlerins étaient considérés comme les hôtes de Zeus. Mais, dans le nombre, quelques-uns recevaient un accueil privilégiée C’étaient, par exemple, les hôtes publics d’Olympie, les députés des villes qui avaient conclu avec l’État éléen un contrat d’hospitalité, enfin les théores, chargés officiellement par leur cité d’offrir un sacrifice à Zeus. Tous ces personnages étaient l’objet d’égards spéciaux, et, si on ne les logeait pas tous, on les nourrissait du moins au prytanée. Quant aux simples pèlerins, ils se tiraient d’affaire comme ils pouvaient. Beaucoup étaient venus à pied, comme Socrate[3] ; d’autres débarquaient à l’embouchure de l’Alphée et remontaient le fleuve. Quelques-uns se faisaient héberger chez un ami ; mais la plupart des pauvres dormaient à la belle étoile, et l’on y dort très bien là-bas en cette saison. Les bourgeois avaient voyagé à cheval ou en équipage ; ils apportaient une tente et campaient aux bords de l’Alphée, tout autour de l’enceinte, même dans l’Altis. Le long des chemins et des murs d’enceinte s’alignaient les baraques en bois où nichaient des marchands de toute sorte ; car les jeux fournissaient l’occasion d’une grande foire. Un détail donnera l’idée du nombre des pèlerins. Le stade pouvait recevoir au moins 40.000 personnes, et les hommes seuls assistaient à ces spectacles. Il semble que les jeunes filles étaient autorisées à circuler dans l’Altis au moment des fêtes. Mais les femmes mariées en étaient exclues, sous peine de mort.

Les pèlerins ne manquaient pas de distractions. A tout moment retentissait la voix d’un héraut, qui proclamait un décret d’une ville étrangère, la dédicace d’une statue ou d’une couronne, un traité entre plusieurs États ; on profitait de la présence de cette foule internationale pour publier les actes importants de la vie publique ou privée.

Malgré la chaleur accablante, des bandes de pèlerins s’agitent dans tous les sens. On s’aligne devant le grand autel pour contempler un sacrifice, on se range pour laisser passer une procession, on court aux jeux, on visite les temples, et l’on s’extasie devant le Zeus de Phidias, on passe surtout en revue les vieux monuments embellis par la légende, on va dans la salle d’Écho, pour entendre les murs répéter sept fois la même parole, on admire les ex-voto, principalement ceux qui rappellent la patrie, on recueille avidement les explications des exégètes, qui débitent les pages de leurs catalogues descriptifs.

C’est aux fêtes olympiques que la vanité humaine tient ses grandes assises. On y voit accourir les gens célèbres ou les ambitieux. Après les guerres Médiques, Thémistocle y parade, et sa présence cause bien des distractions pendant les cérémonies. Les philosophes Anaxagore, Socrate, Aristippe, Diogène, y édifient la foule par leurs aimables sermons, ou la scandalisent par leur fantaisie cynique. Dans le stade, on aperçut souvent Pythagore et Platon, d’autant plus passionnés pour les luttes qu’eux-mêmes dans leur jeunesse y avaient remporté des prix. Des orateurs, Gorgias, Lysias, Démosthène, viennent ici se donner en spectacle, et souvent offrir à la Grèce réunie un échantillon de leur talent. Les poètes, Pindare, Simonide et bien d’autres, y cherchent une inspiration et peut-être des clients.

Aux grands hommes se mêlent les charlatans, que suit l’admiration respectueuse des badauds. Le plus original fut peut-être Ménécrate, ce médecin de Syracuse qui, avant de guérir ses malades, leur faisait signer l’engagement de l’accompagner partout et de lui obéir en tout. Un jour, aux grands jeux, on vit arriver, en chair et en os, le divin cortège des Olympiens. En tête marchait Zeus, vêtu d’une robe de pourpre, armé d’un sceptre, la tête écrasée sous une couronne d’or ; derrière lui se poussait la sainte cohue des dieux, Apollon, Hermès, Héraclès, Asclépios, avec leurs attributs consacrés. C’était le docteur de Syracuse et ses malades.

Mais le plus sérieux attrait de la fête, c’étaient les cérémonies du culte et les jeux.

Chacun, suivant ses ressources, apportait son offrande. Tandis que les riches immolaient des hécatombes, les dévotions plus modestes se contentaient d’un mouton, d’un chevreau, de gouttes de vin, de grains d’encens. D’après les règles, les divinités d’Olympie n’accueillaient directement que les citoyens de l’Élide. Les étrangers devaient leur être présentés par un Éléen ; ils devaient de plus payer une taxe spéciale. Mais d’ordinaire les plus pauvres ne reculaient pas devant ces obstacles. Aussi, du matin au soir, les dévots entouraient les autels, où fumaient le vin, les liqueurs parfumées et le sang. Chacun avait ses dieux préférés, mais on était surtout désireux de sacrifier à Zeus, et on attendait patiemment son tour devant le grand autel. C’était là, en tout cas, une obligation pour les théores des cités. Les délégations s’avançaient dans leurs costumes de fêtes, en robes blanches brodées d’or, dont les bandes de pourpre se jouaient au vent. Derrière le chef de la mission, des jeunes gens de famille noble et des esclaves portaient les objets du culte et les offrandes ou poussaient la victime. Suivant les cas, le proxène de chaque cité ou les magistrats d’Élis présentaient au dieu l’archithéore, qui se prosternait, entonnait un hymne et donnait le signal de la cérémonie. Quand les sacrificateurs avaient brûlé les cuisses de la victime et que les devins avaient rendu un oracle, la procession s’éloignait pour implorer quelque autre dieu ou se mêler à la foule.

La fête occupait cinq journées. Le deuxième, le troisième et le quatrième jour étaient affectés aux jeux du stade et de l’hippodrome. Jusqu’au temps de l’empire romain, les concours musicaux et littéraires n’eurent point de place officielle aux assemblées d’Olympie. Toutefois les arts s’y glissèrent par l’initiative privée. Les savants y faisaient connaître leurs inventions nouvelles. Souvent des peintres y exposaient leurs œuvres. Poètes, orateurs, philosophes, historiens péroraient ou lisaient leurs ouvrages sur les marches des portiques ou des temples, de préférence à l’entrée de l’opisthodome du temple de Zeus. C’est à Olympie qu’Hérodote fonda sa réputation. Des rapsodes déclamaient des épisodes d’Homère, d’Hésiode, des poèmes d’Empédocle. Plusieurs odes de Pindare, de Simonide, de tous les chanteurs habituels des victoires olympiques, furent exécutées pendant ces fêtes, avec danse et musique. Les rhéteurs connus venaient là prononcer des discours qu’on appelait olympiques ou panégyriques. La politique se glissait même dans le pèlerinage. Isocrate y exposa le rôle de Philippe de Macédoine dans le monde grec. Lysias y exhorta les Grecs réunis, tantôt à tourner leurs forces contre la Perse, tantôt à renverser Denys de Syracuse et à délivrer la Sicile.

Laloux et Monceaux, Restauration d’Olympie, pp. 177 et suiv.

27. — LES JEUX D’OLYMPIE[4].

Les jeux occupaient en grande partie trois journées du pèlerinage. Pendant d’interminables heures, quarante ou cinquante mille personnes venues de tous les points du monde goûtaient une volupté divine à voir des hommes se meurtrir à coups de poing et des chevaux lutter de vitesse. L’attrait de ce spectacle n’était point, comme aux courses de l’Europe moderne, dans l’émotion vulgaire des enjeux. Ce qui entraînait les Hellènes, c’était un besoin esthétique, le besoin d’admirer, dans l’épanouissement de leur beauté et l’emportement de leur audace, les deux rois de la nature, l’homme et le cheval. A ce plaisir se mêlait une inquiétude patriotique : dans ces arènes où se rencontraient tous les peuples grecs, chacun appelait de ses vœux impatients le triomphe de sa ville natale. Il va sans dire que les concurrents cédaient surtout à l’aiguillon de l’ambition personnelle ; ils voulaient faire applaudir leur force ou leur luxe ; mais ils savaient aussi que leur victoire illustrerait leur pays.

Les juges des concours et les règlements. A tous les concours présidaient les Hellanodiques ou juges des Hellènes. C’étaient des magistrats éléens, désignés pour chaque olympiade, tirés au sort dans une classe restreinte de citoyens. Ils étaient au nombre de dix. Ils entraient en fonction dix mois avant l’ouverture des fêtes. Quand ils allaient à Olympie, avant d’entrer dans l’enceinte consacrée, ils se baignaient et immolaient un porc. Ils recevaient dans le Bouleutérion le serment des concurrents, de leurs familles et de leurs maîtres. Eux-mêmes, sur l’autel de Zeus Herkeios, juraient de remplir leur devoir. Ils examinaient les athlètes, les enfants, les chevaux et les poulains, les classaient par catégories, et dressaient pour chaque concours la liste des rivaux. Ils veillaient enfin à l’aménagement matériel des champs de course. Ils se partageaient souvent en commission de trois juges, qui présidaient alternativement les divers jeux. On dressait pour eux des sièges élevés à l’extrémité du stade ou à l’entrée de l’hippodrome. Ils avaient une besogne très compliquée. Ils ordonnaient à un héraut d’appeler nominativement les concurrents, surveillaient le tirage au sort des places, donnaient le signal, notaient les infractions au règlement, rendaient leur arrêt et faisaient proclamer le vainqueur. Ils avaient sous leurs ordres des agents de police, commandés par l’Alytarque.

Voici les principaux articles du règlement : 1° Sont exclus des jeux les esclaves et les Barbares. 2° Sont encore exclus les repris de justice, les homicides, même par imprudence, les sacrilèges, les particuliers ou les citoyens des États qui n’ont pas acquitté une amende. 3° Tous les concurrents doivent se faire inscrire à l’avance dans les délais légaux, accomplir au gymnase d’Élis un certain stage, et prêter serment. 4° Est déclaré hors concours quiconque arrive en retard. 5° Défense absolue aux femmes mariées de se montrer dans l’Altis ou dans les champs de course pendant la grande fête. 6° Pendant les exercices du stade, les maîtres des concurrents seront parqués dans une enceinte voisine et devront s’y tenir complètement nus. 7° Défense de tuer son adversaire, volontairement ou par mégarde, à la lutte ou au pugilat, sous peine de perdre le prix et d’encourir une amende, 8° Défense de pousser son adversaire, de recourir à aucune manœuvre déloyale. 9° Défense d’intimider son adversaire, de lui offrir de l’argent pour qu’il se laisse battre. 10° Sera fouetté de verges quiconque cherchera à corrompre ses juges. 11° Défense de manifester en public contre l’arrêt des juges. 12° Tout concurrent mécontent de la décision des Hellanodiques peut en appeler au sénat olympique, et faire condamner les juges coupables, mais à ses risques et périls.

Toute contravention était punie d’une amende fixée par la loi, et prononcée par les juges. La famille de l’athlète et même sa ville natale étaient solidairement responsables du payement de la somme.

Les concurrents. Ils arrivaient de toutes les parties du monde hellénique. Malgré les apparences d’une organisation libérale, les concours n’étaient guère accessibles qu’aux citoyens des classes élevées. Les riches seuls pouvaient envoyer des attelages à l’hippodrome, dresser des chevaux propres à la course, et couvrir les dépenses que cause l’entretien d’une grande écurie. Même pour les exercices du stade, la nécessité d’une longue préparation, les frais de route et de séjour en Élide écartaient le plus souvent les gens du peuple. En réalité, la bataille avait lieu, à l’hippodrome, entre les membres des aristocraties, au stade entre les représentants de la bourgeoisie.

Les concurrents se faisaient inscrire un an à l’avance sur un registre tenu par les magistrats d’Élis. Pendant dix mois ils se préparaient. Tous, sauf les anciens vainqueurs d’Olympie et quelques athlètes universellement connus, devaient faire un stage de trente jours au gymnase d’Élis ; la plupart y passaient leurs dix mois d’exercices, sous l’œil des Hellanodiques, qui se renseignaient ainsi sur chacun d’eux. A l’approche des jeux, ils se transportaient à Olympie, où on les logeait dans des locaux spéciaux. Suivis de leurs pères, de leurs frères et de leurs maîtres, ils se rendaient en grande pompe au Bouleutérion. Là, ils étendaient la main sur l’autel de Zeus Horkios, où fumaient les entrailles d’un sanglier, et juraient, en présence des Hellanodiques, d’agir loyalement.

Les divers concours. C’est par les courses du stade qu’on inaugurait la première journée. Bien avant l’aurore, tous les pèlerins, groupés par nations, se sont massés sur les talus. Au lever du soleil retentit un coup de trompette. Les Hellanodiques, vêtus de rouge, traversent tout le champ de course et gagnent leur estrade située en face de la borne. Autour d’eux, à des places d’honneur, siègent les magistrats et les prêtres d’Élis, les hôtes publics, les députés des États, tous les étrangers de marque. Près de là trône la seule femme mariée qui soit admise au spectacle, la prêtresse de Déméter Chamyne. Voici qu’éclate une nouvelle fanfare, Un héraut s’avance dans l’arène, et dit d’une voix forte : s Que les coureurs du stade se présentent ! » Un officier de police fait l’appel des rivaux, pendant qu’un crieur les désigne à la foule en indiquant leur nom et leur patrie, en demandant si quelqu’un conteste leur qualité de citoyen ou d’honnête homme. Un Hellanodique harangue les athlètes, ordonne aux candidats indignes de se retirer. Puis les coureurs entrent dans un bâtiment situé entre le stade et l’hippodrome, pour se dépouiller de leurs vêtements et se frotter d’huile. ils reparaissent nus. On apporte l’urne de Zeus, vase d’argent qui renferme des jetons de bois où sont gravés des caractères alphabétiques. Chaque concurrent tire au sort une des vingt places qu’il doit occuper. L’alytarque reçoit le jeton, le contrôle, et fait conduire l’athlète à son poste. Au coup de trompette, les quatre premiers s’élancent ; on met en réserve le vainqueur de cette épreuve, celui qui est arrivé le premier à la borne près des Hellanodiques. Successivement partent cinq groupes de quatre coureurs. Puis on met aux prises les triomphateurs. Les juges rendent leur arrêt et un héraut proclame le vainqueur définitif, l’olympionique par excellence, celui qui donnera son nom à l’olympiade. Telle est la course simple. Pour la course double (diaulos), on part des Hellanodiques, et on revient à eux. Pour la course sextuple (dolichos), on parcourt six fois la longueur de l’arène. Quant à la course armée, elle était rejetée à la fin des jeux. A cet exercice, il fallait parcourir deux lois le stade en costume de guerre. Primitivement on portait l’attirail complet, bouclier, casque, lance, jambières ; peu à peu on allégea la charge, si bien qu’au IVe siècle on ne portait plus que le bouclier.

Comme les courses, les luttes se compliquèrent de plus en plus. A la lutte simple, on se battait à main plate. Pour être vainqueur, il fallait par trois fois terrasser l’antagoniste et lui faire toucher le sol avec les épaules. C’est d’après le sort qu’on accouplait les lutteurs. Il y avait dans l’urne deux lettres A, deux lettres B, etc. Ceux qui amenaient la même lettre combattaient ensemble. Puis les vainqueurs de chaque groupe étaient encore accouplés par le sort, jusqu’à ce qu’il n’y eût qu’un vainqueur unique. On procédait de même pour le pugilat et pour le pancrace. Au pugilat, les athlètes avaient la tête protégée par une calotte de bronze ; leurs poings étaient garnis de lanières de cuir avec des bossettes de métal. C’était une lutte terrible. On s’observait avant de porter un coup, on levait les bras pour couvrir sa tête, on tâchait que son adversaire fût aveuglé par le soleil. Alors, de toute sa force, on lançait sur les côtes, le visage ou les membres de l’antagoniste son poing bardé de fer. D’ordinaire, on sortait de cet exercice défiguré ou estropié, tout ensanglanté ; souvent on en mourait. Le combat durait jusqu’au moment où l’un des adversaires se déclarait vaincu. Le pancrace était une combinaison de la lutte et du pugilat. On avait le droit de frapper, de renverser, de serrer la gorge ; mais on ne devait pas faire usage des dents, et les mains n’étaient pas armées de gantelets ; on paralysait souvent son rival en lui tordant ou lui écrasant les doigts.

Le pentathle comprenait cinq épreuves : le saut, le disque, le javelot, la course simple et la lutte. On connaît déjà les deux dernières. Pour le saut, on montait sur un tertre ; les concurrents prenaient de l’élan en balançant des haltères ; ils franchissaient ainsi des distances énormes, jusqu’à cinquante pieds, dit-on. On se servait pour l’épreuve suivante de trois disques de bronze, en forme de lentille, très lourds et polis, percés d’un trou ; l’athlète montait sur le tertre, et lançait son palet le plus loin possible. Avec le javelot on tirait à une cible. Des airs de flûte accompagnaient les mouvements des athlètes. On s’est demandé souvent par quelle méthode on pouvait décerner le prix du pentathle. Il est probable que les trois premiers exercices étaient des épreuves éliminatoires. Avec ses jambes, son palet ou sa flèche, il s’agissait d’atteindre une certaine limite ; quiconque restait en deçà était exclu de la course et de la lutte.

Les exercices des enfants étaient la reproduction exacte de celle des hommes. Toutefois, on supprima de bonne heure le pentathle, trop pénible pour de tout jeunes gens.

A l’hippodrome, la plus ancienne course, celle des chars à quatre chevaux, resta toujours la plus populaire. Il fallait doubler la borne douze fois. Plus tard s’introduisirent les attelages de mulets, les chars à deux chevaux, les chars à deux ou à quatre poulains. L’innovation la plus importante est celle des courses de chevaux montés. On ne pratiquait pas les sauts d’obstacles ; niais, avant d’arriver au but, le cavalier devait s’élancer à terre et suivre son cheval les rênes à la main. On ajouta même les courses de juments et de poulains. Le prix était décerné au propriétaire du cheval ou du char, non au jockey ou au conducteur.

On ignore dans quel ordre se succédaient les concours. A l’origine, on terminait tout en un jour. Quand le programme fut plus chargé, ils durèrent trois jours. On préludait par les exercices des enfants. Le lendemain, dans la matinée, c’étaient les courses des hommes, et, dans l’après-midi, la lutte, le pugilat, le pancrace. La matinée du troisième jour était réservée au concours hipspique, l’après-midi au pentathle et à la course armée. Mais il y avait des exceptions à cette règle.

Au IVe siècle, on imagina d’ouvrir deux concours de crieurs et de trompettes.

Les vainqueurs. Après chaque exercice, un héraut proclamait le nom du vainqueur, de son père et de sa patrie. L’athlète ou le maître du char s’approchait des juges, qui lui remettaient une branche de palmier. Alors parents, amis, compatriotes, admirateurs connus et inconnus, le saluaient, lui jetaient des fleurs, le soulevaient sur leurs épaules. La distribution des prix avait lieu le dernier jour de la fête. Primitivement, on distribuait des objets précieux, des trépieds, de riches étoffes. Dans la suite, on donna de simples couronnes d’olivier sauvage ornées de bandelettes ; l’arbre qui les fournissait avait été, disait-on, planté par Héraclès ; il était près du grand temple de Zeus. C’est dans ce temple que se passait la cérémonie. En présence des magistrats et des prêtres éléens, devant les représentants de tous les pays grecs, les Hellanodiques posent les couronnes sur la tête des triomphateurs. Puis l’on se forme en cortège. Les nouveaux olympioniques, précédés des Hellanodigues, accompagnés des autorités civiles et religieuses, des hôtes publics et des députés des nations, même des statues des dieux, descendent dans l’Altis, où la foule trépigne d’enthousiasme. Vêtus de couleurs éclatantes, couronne en tête, palme en main, au son des flûtes et des voix, ils s’avancent lentement ; derrière eux, harnachés de fleurs,, le col relevé, piaffent les chevaux, les juments et les poulains vainqueurs. Autour d’eux, des chanteurs entonnent à pleins poumons des poésies de circonstance. Après les strophes ou les couplets, tous les assistants reprennent en chœur le refrain consacré des vers d’Archiloque : Gloire à toi, puissant Héraclès, vainqueur dans les jeux ! Gloire à toi, Iolaos ! Gloire au noble couple ! Tenella, tenella, gloire au vainqueur ! Le cortège arrive aux autels des Douze Dieux ; au milieu de la foule recueillie, les triomphateurs offrent leurs sacrifices et leurs actions de grâces. La procession s’ébranle de nouveau. Elle se dirige cette fois vers le prytanée, où les Éléens ont fait préparer un grand festin. Au banquet des vainqueurs sont invités tous les privilégiés d’Olympie, magistrats, prêtres, proxènes et théores. La foule groupée aux portes recueille avidement l’écho des joyeux vivats. La gloire des vainqueurs sera entièrement consacrée, dès que leurs noms auront été inscrits au gymnase sur la liste des olympioniques.

Dès lors la fête est officiellement close. Mais d’ordinaire elle se prolonge plusieurs jours par la générosité des triomphateurs. A leur tour, ils réunissent à des banquets leurs parents, leurs amis, leurs compatriotes. Alcibiade invita tous les pèlerins.

Depuis le vie siècle, les vainqueurs eurent le droit de consacrer une statue dans l’Altis. Le plus souvent, ce fut d’abord une figure idéale. Mais tout athlète couronné trois fois put faire exécuter son portrait. Ces figures étaient commandées habituellement aux premiers artistes du temps. Les frais en étaient supportés par le vainqueur, par sa famille, par son maître, ou par sa ville natale. Le bien le plus précieux, disait un proverbe, c’est une statue d’or à Olympie.

Le retour du vainqueur dans sa patrie était un éblouissant triomphe. Il arrivait avec une nombreuse suite d’amis et de curieux. Il faisait son entrée, vêtu de pourpre, sur un quadrige. Exénète d’Agrigente reparut avec une interminable série d’attelages, dont trois cents conduits par des chevaux blancs. La procession se dirigeait vers le temple de Zeus, où le vainqueur consacrait sa couronne, puis, au milieu des hymnes et des fanfares, s’acheminait vers le prytanée, où un somptueux banquet national attendait le nouveau héros. Pendant longtemps on fêtait cet anniversaire. Ce jour-là, l’olympionique allait au sanctuaire de Zeus, remettait sa couronne, parcourait la ville avec ses parents et amis, visitait les temples, s’offrait à l’admiration de tous. L’État lui accordait divers privilèges. Souvent on lui élevait deux statues, l’une à Olympie, l’autre sur la place publique, dans un temple ou au gymnase de sa ville natale. On exposait sous les portiques son portrait en peinture. Dans plusieurs pays, surtout en Sicile, on frappait des monnaies commémoratives des victoires olympiques. A Athènes, il recevait une prime de cinq cents drachmes, ailleurs une rente viagère, à Argos un bouclier de bronze, à Pellène un manteau de laine. Il semblait désigné d’avance pour les fonctions publiques, surtout pour la direction du gymnase. Il avait une place d’honneur au théâtre, dans les fêtes, sur les champs de bataille. On lui élevait parfois un tombeau aux frais de l’État. Les chevaux vainqueurs pouvaient compter sur une grasse existence et une vieillesse heureuse. On leur accordait les honneurs d’une sépulture monumentale surmontée d’une pyramide.

Pour le retour du vainqueur ou pour les anniversaires, on commandait à quelque grand poète, à Pindare, à Simonide, une ode triomphale, qu’on exécutait avec accompagnement de musique et de danse comme un opéra. Dans ces odes, on associait à sa gloire ses parents, ses ancêtres, son souverain et sa patrie, les divinités et les héros du pays ou ceux d’Olympie.

Rien n’égalait l’orgueil d’un olympionique. Par son succès d’une heure, il avait pris rang parmi les premiers hommes de son temps Il devenait un personnage considérable, intervenait quelquefois comme arbitre entre des États, était sûr d’une mention dans l’histoire. Autour de son nom, il se créait des légendes. On alla même jusqu’à rendre des honneurs divins à ces personnages, et il y en eut dont le culte commença de leur vivant ; Euthymos de Locres put offrir des libations et des sacrifices à sa propre image.

Laloux et Monceaux, Restauration d’Olympie, pp. 196-218.

 

28 — CROYANCE DES GRECS AU SURNATUREL.

Le surnaturel frappait à chaque instant les esprits des Grecs ; c’étaient des statues qui pleuraient et se déplaçaient ; c’étaient dos temples fermés qui s’ouvraient d’eux-mêmes. Les récits d’Hérodote sont pleins de prodiges, dont quelques-uns ont de la poésie et de la grandeur. Quand les Perses sont près d’entrer dans l’Attique, il s’élève tout à coup sur la route qui conduisait à Éleusis une poussière mystérieuse et inexplicable, comme s’il passait une procession invisible, et on entend dans les airs la voix divine d’Iacchos ; ce sont les dieux qui se retirent. Mais d’autres prodiges sont bien étranges ; ainsi, il nous parle d’un temple près d’Halicarnasse, où il poussait de la barbe à la prêtresse, quand quelque malheur se préparait. Il nous étonne surtout en ne s’étonnant pas lui-même et ne s’embarrassant pas de ce qu’il raconte. Une cavale met bas un lièvre ; on ne comprit pas, nous dit-il, le sens de ce prodige, et pourtant, c’était facile à comprendre. Les prodiges étaient si accrédités et si constamment prévus, qu’on pouvait fonder des stratagèmes sur cette disposition des esprits ; un chef jette la terreur chez l’ennemi en faisant paraître des soldats blanchis que l’on prend pour des fantômes. Il y a pourtant tel prodige qu’Hérodote se refuse à croire, mais l’imagination chez lui est naïve, et peu disposée à se défendre de ce qui l’émeut ; il recueille avidement des histoires, comme celle de cette morte qui se plaint d’avoir froid dans son tombeau, parce que les habits qu’on a enfermés avec elle ne peuvent lui servir, n’ayant pas été brûlés préalablement comme le corps même. La foi à la divination se confond absolument avec la foi aux dieux, pour lui comme pour tous les hommes de son temps. La divination, c’est-à-dire l’interprétation des présages célestes, était comptée avec assurance parmi tous ces arts de la vie dont l’homme est en possession et dont il est fier, ainsi que l’écriture ou la médecine. Hérodote rappelle et produit à chaque instant des oracles ; là sont les raisons de tous les événements ; si on pouvait enlever à l’ennemi les oracles qu’il gardait dans son temple, on croyait lui avoir pris les plus précieux de ses trésors.

E. Havet, le Christianisme et ses origines, I, pp. 122-123.

 

29. — UN ATHÉNIEN SUPERSTITIEUX.

Un homme superstitieux, après avoir lavé ses mains et s’être purifié avec de l’eau lustrale, sort du temple et se promène une grande partie du jour avec une feuille de laurier dans sa bouche. S’il voit une belette, il s’arrête tout court et il ne continue pas de marcher, que quelqu’un n’ait passé avant lui par le même endroit que cet animal a traversé, ou qu’il n’ait jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin, comme pour éloigner de lui ce mauvais présage. En quelque endroit de sa maison qu’il ait aperçu un serpent, il ne diffère pas d’y élever un autel, et dès qu’il remarque dans les carrefours de ces pierres que la dévotion du peuple y a consacrées, il s’en approche, verse dessus toute l’huile de sa fiole, plie les genoux devant elles et les adore. Si un rat lui a rongé un sac de farine, il court au devin, qui ne manque pas de lui enjoindre d’y faire mettre une pièce ; mais, loin d’être satisfait de sa réponse, effrayé d’une aventure si extraordinaire, il n’ose plus se servir de son sac et s’en défait. Son faible encore est de purifier sans fin la maison qu’il habite, d’éviter de s’asseoir sur un tombeau, comme d’assister à des funérailles, ou d’entrer dans la chambre d’une femme qui est en couches, et lorsqu’il lui arrive d’avoir pendant son sommeil quelque vision, il va trouver les interprètes des songes, les devins et les augures, pour savoir d’eux à quel dieu ou à quelle déesse il doit sacrifier. Il est fort exact à visiter sur la fin de chaque mois les prêtres d’Orphée pour se faire initier dans ses mystères ; il y mène sa femme, ou, si elle s’en excuse par d’autres soins, il y fait conduire ses enfants par une nourrice. Lorsqu’il marche par la ville, il ne manque guère de se laver toute la tête avec l’eau des fontaines qui sont dans les places. Quelquefois il a recours à des prêtresses qui le purifient d’une autre manière, en liant et étendant autour de son corps un petit chien ou de la squille (oignon marin). Enfin, s’il voit un homme frappé d’épilepsie, saisi d’horreur, il crache dans son propre sein, comme pour rejeter le malheur de cette rencontre.

Théophraste, Caractères, XVI ; trad. de La Bruyère.

 

30. — L’ORACLE DE DELPHES.

La Pythie, dont Apollon se servait pour rendre ses oracles, était choisie entre toutes les filles de Delphes. Le dieu, qui devait être désormais son seul époux, la voulait belle et chaste. Malheur au sacrilège qui aurait osé s’attaquer à elle ! Si secret qu’eût été le crime, il pouvait être dénoncé par le dieu. On ne voit pas cependant que les prêtres aient édicté à ce sujet des règlements analogues à ceux qui régissaient les vestales romaines. Quand le Thessalien Échéchrate eut enlevé une Pythie (fin du IVe siècle), ils prévinrent de pareils scandales en choisissant désormais des femmes qui avaient dépassé la cinquantaine ; mais plus tard on revint à l’ancienne coutume. L’oracle s’était contenté d’abord d’une seule Pythie. Lorsque sa clientèle s’étendit sur le monde entier, ce ne fut pas trop de deux Pythies ordinaires et d’une Pythie supplémentaire. Au temps de Plutarque, une Pythie unique suffisait à la besogne. Les Pythies étaient considérées comme des organes passifs. Elles ne font pas, à vrai dire, partie de la corporation sacerdotale qui les emploie, qui les veut dociles et les préfère ignorantes, les estimant d’autant plus parfaites qu’elles ressemblent davantage aux animaux.

L’intelligence de l’oracle résidait dans le corps des prêtres d’Apollon. Ils étaient deux, et leur dignité était viagère. Au-dessous d’eux se trouve mentionné parfois une sorte d’homme d’affaires, qu’on appelait le prostate du sanctuaire, et le gardien du matériel ou néocore. Il est possible d’ailleurs que tout cela ait changé suivant les temps. Il y avait probablement identité entre les prêtres et les prophètes d’Apollon. La Pythie était toujours assistée dans ses extases d’un ou de plusieurs prophètes qui recueillaient ses paroles confuses, ses cris inarticulés, et en composaient un oracle ordinairement versifié, chargé de tours pompeux et d’obscurités calculées. Le prophète, fourni de connaissances théologiques et pourvu de renseignements sur le consultant, ayant d’ailleurs la mémoire meublée de vers et de formes poétiques, parvenait à énoncer une réponse suffisamment claire quand il s’agissait de questions de morale, de conseils à donner, vague et tortueuse quand le consultant voulait réellement savoir l’avenir.

L’oracle ainsi rédigé n’était guère intelligible pour le client. Celui-ci l’allait porter à des exégètes de profession. Chaque mantéion devait avoir ses exégètes attitrés ; ce qui n’exclut pas l’intervention des exégètes libres. A l’ombre du temple de Delphes s’abritait tout un essaim de devins, dont la principale fonction était d’interpréter les oracles.

Dans le principe, on n’interrogeait la Pythie qu’à de rares intervalles, peut-être une fois par an. Mais dans la suite le dieu consentit à parler une fois par mois, sans doute le septième jour. Si l’on prend ce régime comme mesure moyenne et si l’on retranche de l’année les trois mois d’hiver où Apollon était censé quitter Delphes, on arrive à un total d’environ neuf jours de consultations régulières par an.

Le sort décidait de l’ordre dans lequel se présentaient les consultants, à moins que certains d’entre eux n’eussent reçu du sacerdoce delphique le privilège de προμαντεία, ou le droit de passer avant les autres. Une épreuve préalable était d’abord nécessaire, Four savoir si Apollon les agréait. Cette épreuve était un sacrifice. La victime, généralement une chèvre, parfois une brebis, un taureau ou un sanglier, était soumise par les prêtres à un examen attentif. Il n’y a pas d’oracle, dit Plutarque, à moins que la victime ne tremble de tout son corps et ne s’agite des cornes aux pieds pendant qu’on répand sur elle des libations. Il ne suffit pas qu’elle remue la tête, comme dans les autres sacrifices, il faut que tous ses membres tressaillent ensemble, frappés de palpitations et de frémissements qu’accompagne un mouvement convulsif. Plus loin, Plutarque semble dire que l’épreuve par l’eau était réservée aux chèvres. Quant aux taureaux et aux sangliers, on leur donne de la farine ou des pois chiches ; s’ils refusent, on estime que ces animaux ne sont pas sains.

Si les signes étaient favorables, la Pythie, après s’être purifiée par des ablutions dans l’eau de Kastalie, par des fumigations obtenues en faisant brûler du laurier et de la farine d’orge, pénétrait dans l’adyton, revêtue d’un costume théâtral, buvait de l’eau de la source Kassotis, mettait une feuille de laurier dans sa bouche, et, tenant à la main une branche du même arbre, montait sur un trépied suspendu au-dessus d’une espèce de gouffre[5]. Alors les consultants, qui attendaient dans une pièce attenante, étaient introduits à tour de rôle et posaient leur question, soit de vive voix, soit par écrit. La Pythie, enivrée, disait-on, par les vapeurs de l’antre et saisie par le dieu, tombait aussitôt dans une extase que les poètes se sont plu à décrire avec les couleurs les plus criardes. Cette crise nerveuse n’était pas toujours simulée ; Car, au temps de Plutarque, une Pythie en mourut.

Chaque consultant recevait ensuite la transcription officielle de l’oracle par le prophète. S’il n’était que le délégué du client véritable, on lui remettait la réponse scellée, et le proverbe disait qu’il risquait de perdre ou les yeux, ou la main, ou la langue, en cas d’indiscrétion. Les oracles rendus aux envoyés des cités (θεωροί, θεοπρόποι) étaient déposés dans les archives A Sparte, ils étaient confiés à la garde des rois et des Pythiens, théores permanents de l’État. A Athènes, les Pisistratides en avaient déposé dans l’Acropole. On parle d’une collection analogue à Argos. Les prêtres de Delphes, qui avaient besoin de coordonner les réponses de l’oracle avec les réponses antérieures, gardaient copie de tout ce qui sortait de leurs mains.

Bouché-Leclercq, Histoire de la divination de l’antiquité, t. III, pp. 93-102.

 

31. — QUESTIONS POSÉES A L’ORACLE DE DODONE (ÉPIRE).

Un certain Évandros et sa femme demandent à Zeus Naios et à Diona auquel des dieux, ou des héros, ou des génies, ils doivent faire des vœux et des sacrifices pour être plus à l’aise et plus prospères, eux et leur maison, maintenant et en tout temps.

Agis demande à Zeus Naos et à Diona, au sujet des couvertures et des oreillers, s’il les a perdus lui-même ou si quelqu’un du dehors les lui a volés.

Hérakleidas tient à savoir s’il aura d’autres enfants que sa fille Églé.

Un inconnu pose cette question : Si, occupant moi-même ma maison de ville et ma campagne, ce serait mieux pour moi et très profitable.

Un autre pose celle-ci : Est-ce que je réussirais en commerçant de la manière que je crois avantageuse, et en agissant comme j’ai idée, en m’y prenant avec art ?

Un berger promet d’être reconnaissant à Zeus et à Diona s’il tire bon profit de ses moutons ; ensuite de quoi il demandait sans doute si l’occasion était propice pour les vendre.

Bouché-Leclercq, Histoire de la divination, t. II,  pp. 319-320.

 

32. — ORACLE DE TROPHONIOS À LÉBABÉE (BÉOTIE).

L’oracle était constitué par une grotte ou plutôt une crevasse profonde ouverte dans le flanc d’une montagne. La plate-forme circulaire par où l’on y accédait était entourée d’un petit parapet de marbre blanc, haut de deux coudées et surmonté d’une grille de bronze. On descendait, au moyen d’une échelle, dans un caveau qui n’avait pas plus de quatre coudées de largeur sur huit de profondeur. Dans une des parois de l’excavation, à mi-hauteur environ, aboutissait une galerie horizontale, d’une section à peine suffisante pour livrer passage à un corps humain. Cette galerie allait s’enfonçant vers les régions mystérieuses où résidait Trophonios.

Le consultant qui se sentait capable de braver les terreurs d’un voyage souterrain devait d’abord passer par un certain nombre d’exercices préparatoires.

Il commence par séjourner quelque temps dans la chapelle du Bon Génie et de la Fortune. Tant qu’il y demeure, il évite avec soin tout ce qui pourrait le souiller ; les bains chauds lui sont interdits, et il ne se baigne que dans le ruisseau d’Herkyna. Mais la chair des victimes lui fournit une nourriture abondante ; car il offre des sacrifices à Trophonios et à ses fils, à Apollon, à Kronos, à Zeus Basileus, à Hèra Hèniocha et à Déméter Europa. Un devin est présent à chacun des sacrifices. Il examine les entrailles des victimes et prédit, d’après leur inspection, si Trophonios sera favorable. La nuit même où doit se faire la descente, on sacrifie un bélier noir. Les entrailles de ce bélier confirment ou annulent les indications tirées des sacrifices antérieurs.

Quand tous les présages sont d’accord, on vous conduit, pendant la nuit, au ruisseau d’Herkyna ; vous y êtes baigné et frotté d’huile par deux jeunes garçons, âgés de treize ans, qu’on nomme les Hermès. Puis les prêtres s’emparent de vous ; ils vous font boire l’eau de deux sources, celle de l’oubli, pour oublier tout ce qui vous a préoccupé jusque-là, et celle de la mémoire, pour que vous vous rappeliez tout ce que vous allez voir. On vous montre une statue de Trophonios sculptée, dit-on, par Dédale ; vous lui adressez vos adorations et vos prières ; après quoi vous marchez vers la grotte, vêtu d’une tunique de lin, ceint de bandelettes et chaussé de sandales du pays. Vous descendez par l’échelle jusqu’au niveau de l’ouverture latérale. On se couche alors à terre, et, tenant à la main un gâteau de miel, on introduit dans le trou ses pieds et ses jambes. A l’instant même le reste du corps est entraîné par une force comparable à celle d’un tourbillon formé par le plus rapide et le plus violent des fleuves. Une fois arrivés dans l’adyton intérieur, tous n’apprennent pas l’avenir de la même manière ; il y en a qui ont vu et d’autres qui ont entendu. Mais tous retournent en arrière de la même manière et sont rejetés de l’ouverture les pieds en avant. (Pausanias, IX, 39.)

Pausanias, qui a lui-même consulté l’oracle, se montre ici bien discret sur ce qu’il a vu ou entendu. Plutarque rapporte les visions de Timarque de Chéronée, un contemporain de Platon : Quand je fus descendu, dit Timarque, je me trouvai d’abord entouré d’épaisses ténèbres. Je fis une prière et restai longtemps couché sur le sol. Je ne me rendais pas bien compte à moi-même si j’étais éveillé ou si je faisais un songe. Seulement, il me semble qu’à la suite d’un bruit qui éclatait, je recevais un coup sur la tête, et que les sutures de mon crâne s’étant disjointes, laissaient passage à mon âme. (Plutarque, Sur le génie de Socrate, 22.)

D’ordinaire, l’évanouissement et le délire des consultants ne se prolongeaient pas longtemps. Les prêtres évitaient de pousser trop loin ces dangereuses expériences. On dit que nul de ceux qui sont descendus chez Trophonios n’y a péri, saut un des gardes de Démétrius. Cet individu n’avait voulu se soumettre à aucune des prescriptions établies par la liturgie du sanctuaire ; du reste, il ne descendait pas pour consulter le dieu, mais bien pour emporter l’or et l’argent qu’il espérait trouver. Son cadavre reparut dans un autre endroit et ne fut pas rejeté par l’ouverture sacrée. (Pausanias.) On devine qu’il était arrivé un accident et que les prêtres s’étaient tirés d’affaire en rejetant la responsabilité de ce malheur sur leur victime.

Une fois remonté, le consultant est placé par les prêtres sur le siège dit de Mnémosyne (la Mémoire), qui se trouve près de la grotte, et questionné par eux sur ce qu’il a vu et appris. Quand on le leur a dit, ils vous font transporter, tout glacé de terreur, n’ayant aucune conscience de vous-même ni de votre entourage, dans la chapelle de la Bonne Fortune et du Bon Génie. Au bout d’un certain temps, la raison vous revient entière et le rire aussi. » (Pausanias.) Le rire pourtant ne revenait pas toujours aussi vite. Cette commotion nerveuse laissait en général derrière elle une sorte de mélancolie proverbiale, et on cite un pythagoricien, appelé Parméniscos, qui fut obligé d’aller demander à l’oracle de Delphes le moyen de recouvrer la gaieté perdue. Pendant que le patient se remettait de ses émotions, un prophète en rédigeait l’interprétation officielle qui était la réponse du dieu.

Il importe peu de rechercher par quels procédés pouvaient être produites ces sensations étranges et cette surexcitation nerveuse décrites par les auteurs. Les exhalaisons méphitiques, les potions stupéfiantes, des appareils mécaniques, ajoutant, au besoin, leur action à celle des causes morales, permettent d’expliquer suffisamment des phénomènes où l’on est assuré de ne rien trouver de surnaturel.

Bouché-Leclercq, Histoire de la divination, t. III, pp. 323-327.

 

33. — LES MYSTÈRES D’ÉLEUSIS.

A côté des cérémonies publiques du culte national et populaire, il y avait, en Grèce, des cérémonies religieuses d’un caractère secret, et d’où était exclu quiconque n’avait pas satisfait à certaines conditions déterminées ; on les appelait les mystères. Elles se rapportaient surtout aux cultes de Déméter, de Perséphonè et de Dionysos, c’est-à-dire au groupe des divinités telluriques. La raison s’en comprend facilement. Rien de plus mystérieux pour l’homme que la terre, qui est à la fois hi source de toute production et de toute vie, et le tombeau commun des êtres. Les divinités qui l’habitent doivent donc posséder le secret de la vie et de la mort ; et c’était ce secret, sans doute qu’on allait leur demander à Éleusis, en essayant de communiquer avec elles par des rites spéciaux.

Il fallait pour cela une certaine préparation. Ceux qui voulaient être initiés ne pouvaient l’être que par degrés. Il. y avait une gradation nettement établie, d’une part, des petits mystères aux grands, séparés entre eux par un intervalle de sept mois ; de l’autre, des grands mystères à ceux de l’époptie, entre lesquels un an au moins devait s’écouler. Les prêtres pouvaient refuser absolument la participation aux rites sacrés. Pendant longtemps, ce privilège fut réservé aux citoyens athéniens ; plus tard, quand on y admit tous les Grecs, on exigea toujours quelques conditions de moralité. Cette religion, faite d’abord pour une élite, garda, en s’élargissant, la prétention d’opérer sur les âmes une véritable transformation et de faire de ses fidèles une société d’élus.

Dans les petits mystères, on recevait une première instruction. Tout d’abord il y avait une purification dont le mode nous est inconnu, mais qui était probablement de la pureté morale nécessaire aux initiés. A Samothrace, un prêtre nommé le Coès était chargé de recevoir l’aveu des fautes du postulant. Rien ne prouve qu’une confession pareille fût exigée aux petits mystères. A cette cérémonie succédaient peut-être des prières, des litanies, la récitation des légendes sacrées et la traduction de ces légendes en représentations mimiques, qui avaient trait à l’union de Dionysos et de Corè dont on célébrait le retour sur la terre au printemps.

Les grands mystères ou Éleusinies, qui, à l’époque d’Hérodote, ne se célébraient encore que tous les cinq ans, avaient lieu plus tard chaque année, dans la seconde moitié de Boédromion (septembre). Cette fête, qui ne durait pas moins de douze ou quatorze jours, se divisait en deux parties distinctes. Elle se célébrait successivement à Athènes et à Éleusis. C’était à Athènes que les mystes se rassemblaient, le 15 de Boédromion, sous les portiques de l’Éleusinion, pour entendre la proclamation de l’hiérophante qui énonçait les conditions prescrites pour l’admission aux mystères. Le lendemain, ils allaient tous sur le bord de la mer pour y faire des ablutions. Les trois jours suivants étaient consacrés à des cérémonies expiatoires. Enfin, le 20, la procession se mettait en marche, portant en grande pompe l’image d’Iacchos. Le dieu, couronné de myrte et un flambeau à la main, s’avançait au son de la flûte, aux accents des hymnes, entremêlés de danses, et aux cris enthousiastes de la foule qui répétait mille fois son nom. Parti de l’Éleusinion, le cortège traversait l’Agora et le Céramique, se purifiait de nouveau dans l’eau salée des Rheitoï, arrivait sur le pont du Céphise, où s’échangeaient des propos plaisants, des saillies comiques ; puis il reprenait sa marche solennelle, en suivant la voie Sacrée jusqu’à Éleusis, où, après plusieurs stations, elle entrait au milieu de la nuit.

C’était alors que commençaient réellement les mystères, c’est-à-dire une longue série de cérémonies, dont les unes avaient pour acteurs ceux qui l’année précédente avaient reçu l’initiation simple, et voulaient arriver à l’époptie, tandis que les autres étaient réservées aux nouveaux initiés ou néophytes. Le rituel nous en est mal connu ; mais on devine qu’il correspondait aux principales scènes de la légende de Déméter et de Perséphonè. Déméter, à la recherche de sa fille, avait parcouru la terre pendant neuf jours, sans prendre aucun aliment, sans goûter d’aucune boisson ; le dixième seulement, elle avait consenti à boire un mélange d’eau, de menthe et de miel, appelé le cycéon. Les mystes jeûnaient comme elle pendant neuf jours ; le dixième, le jeûne était rompu, et, à l’imitation de Déméter, on buvait le cycéon, symbole de l’allégresse qui allait bientôt succéder à la tristesse de la première partie de la fête.

Les rites qui se succédaient dans le sanctuaire étaient de deux ordres : les actes et les spectacles. Parmi les actes, un des plus importants était la collation de certains objets sacrés que les initiés touchaient, d’une nourriture divine dont ils goûtaient. C’était une sorte de sacrement qu’on leur conférait. On entendait sortir de la bouche des prêtres des formules sacramentelles, des mots mystérieux doués d’une vertu particulière ; on apprenait d’eux les noms secrets des dieux. Quant aux spectacles, ils avaient pour objet de mettre devant les yeux la légende même des deux Grandes Déesses. Le drame d’Éleusis n’était pas un drame parlé, mais un drame mimique dont la muette action, représentée par les prêtres en grand appareil, se déroulait dans une suite de tableaux. L’absence de toute parole humaine en redoublait l’effet. Ce silence n’était un instant interrompu que par les cris de Déméter appelant sa fille, auxquels répondaient les sons de l’airain du fond du sanctuaire, ou encore quand la joie de la déesse éclatait à la vue de Corè. Un des tableaux était le séjour de Perséphonè dans les enfers, suivi du retour de Corè à la lumière et de son ascension vers l’Olympe. Ce contraste était saisissant. Les initiés restaient longtemps plongés dans les ténèbres. C’est d’abord une marche au hasard, dit Plutarque, avec de pénibles circuits au sein de l’obscurité, à travers de redoutables passages, sur une route interminable. Avant d’arriver au bout, la frayeur est au comble ; on frissonne, on tremble d’épouvante ; une sueur froide vous glace ; mais ensuite une lumière merveilleuse éclate à vos regards ; on est transporté dans des lieux de délies, d’où s’échappent des voix et des harmonies sacrées, où l’on entend des paroles saintes, où l’on voit des chœurs de danses et de divines apparitions. Il y avait là un de ces changements à vue dont l’art du théâtre antique avait donné le secret.

Ces scènes n’étaient pas accompagnées d’un enseignement dogmatique qui en expliquât le sens caché. Elles parlaient aux yeux, et par les yeux faisaient impression sur l’imagination et sur le cœur. Le drame était avant tout un spectacle qu’on suivait avec intérêt et où l’on éprouvait des émotions d’un ordre supérieur à celles d’une représentation purement humaine. On recevait bien une certaine instruction préalable dans les petits mystères ; mais elle se bornait à peu de chose, et l’on chercherait vainement la trace de dogmes particuliers à la religion d’Éleusis. L’enseignement était indirect, et il ressortait de la contemplation des cérémonies saintes. A ce titre, la légende de Perséphonè avait une importance spéciale. L’image des enfers où séjournait la déesse après son enlèvement, le tableau féerique de son ascension à la lumière et des joies de l’Olympe, éveillaient dans l’âme des initiés le souci de leur destinée. Ils songeaient qu’un jour, eux aussi, descendus dans le sein de la terre, ils verraient ou ces horreurs ou ces béatitudes. Les poètes leur en avaient parlé vaguement ; mais ici, à Éleusis, ils contemplaient des images qui leur donnaient le frisson des infernales réalités. C’est en effet la préoccupation de la vie future, c’est la terreur des peines du Tartare, qui semble avoir surtout poussé les Grecs vers le sanctuaire d’Éleusis. En prenant part aux mystères, on croyait apaiser les divinités souterraines, et les honneurs qu’on leur rendait pendant la vie étaient un moyen de s’assurer leur faveur après la mort. Un grand nombre de textes font allusion à l’existence bienheureuse que mènent dans l’Hadès les âmes des initiés. Socrate notamment affirme que les mystères procurent les plus douces espérances, non seulement pour la fin de cette vie, mais encore pour toute la durée du temps. Ô trois fois heureux, dit encore Sophocle, les mortels qui, après avoir assisté aux cérémonies saintes, iront dans l’Hadès ; car pour eux et pour eux seuls, la vie est possible dans le monde d’en bas ; pour les autres, il ne peut y avoir que des souffrances. Tout ne se réduisait pas d’ailleurs, pour les initiés, à de simples pratiques de dévotion. Sans qu’ils fussent astreints à certaines règles de conduite, il semble que tous ces spectacles produisissent sur eux une édification pieuse qui tournait au bien de leur âme. Cette hypothèse se justifie par le ton d’admiration et de respect avec lequel les auteurs les plus graves, depuis Andocide jusqu’à Cicéron, parlent des mystères éleusiniens. Vous avez été initiés, disait Andocide à ses juges ; vous avez vu les cérémonies des deux Grandes Déesses, pour punir les impies, pour sauver ceux qui se défendent de l’injustice. On prétend, écrivait plus tard Diodore de Sicile, que ceux qui ont participé aux mystères deviennent plus pieux, plus honnêtes, et meilleurs en toute chose qu’ils n’étaient auparavant.

Decharme, Mythologie de la Grèce antique, pages 389-404, 2e édit.

 

 

 



[1] Les revenus annuels du temple étaient d’environ 28.000 francs.

[2] Pendant les années 377/6, 376/5 et une partie de 375/4 av. J.-C.

[3] Quand on ne se pressait pas, il fallait cinq ou six jours par aller d’Athènes Olympie.

[4] Ces jeux n’étaient pas les seuls qui eussent en Grèce un caractère international. Il y avait encore les jeux isthmiques, célébrés tous les deux ans à l’isthme de Corinthe, les jeux néméens, célébrés à Némée en Argolide tous les deux ans, et les jeux pythiques, célébrés à Grisa en Phocide tous les quatre ans.

[5] L’oracle, dit Strabon, est un antre profond dont l’ouverture n’est pas très large ; de cet antre s’élève un souffle inspirateur ; sur l’ouverture est placé un trépied élevé ; la Pythie monte sur ce siège, et, recevant ce souffle, elle rend des oracles. Longin donne exactement la même explication : la Pythie monte sur le trépied dans un endroit où il y a une fissure de la terre et d’où s’exhale, dit-on, un souffle inspirateur. De même Justin et le scholiaste d’Aristophane. Tous ces passages sont d’accord entre eux et avec un passage du faux Aristote, qui généralise le fait : Il en est de même des exhalaisons qui sortent de l’intérieur de la terre ; les unes inspirent à ceux qui s’en approchent un violent enthousiasme, les autres produisent sur l’économie une sorte d’épuisement. Il y en a qui font rendre des oracles, comme à Delphes. Aussi les prêtres avaient-ils soin de choisir comme Pythie une femme simple, atteinte de quelque affection nerveuse qui la rendait sujette aux convulsions, hystérique même, et il paraît que ce genre d’affection est fréquent dans la Grèce du Nord. (Foucart, Mémoire sur l’histoire de Delphes, p. 75-76.)