LA VIE PRIVÉE ET LA VIE PUBLIQUE DES GRECS

 

CHAPITRE III. — L’ÉDUCATION.

 

 

SOMMAIRE. — 1. L’enfant jusqu’à sept ans. — 2. Absence d’un enseignement officiel à Athènes. — 3. Enseignement officiel à Téos et ailleurs. — 4. L’enseignement littéraire et musical. — 5. La gymnastique. — 6. Les études de luxe. — 7. Un professeur à la mode. — 8. L’éducation de l’enfant hors de l’école. — 9. La jeune fille athénienne. — 10. L’éphébie. — 11. Serinent des éphèbes. — 12. Les éphèbes en dehors du service. — 13. L’éducation spartiate. —14. Les jeunes filles à Sparte. — 15. L’éducation publique en Crète.

 

1. — L’ENFANT JUSQU’À SEPT ANS.

Sur la manière d’élever les enfants, il y avait en Grèce deux systèmes. Les Spartiates pratiquaient l’éducation que nous appelons à l’anglaise. Ils ne serraient pas le corps du poupon dans un maillot ; ils l’endurcissaient à supporter les intempéries, ils le lavaient à l’eau froide, ils le couvraient peu, même l’hiver. Les Athéniens usaient de procédés plus doux ; on leur reprochait d’élever leurs progénitures, comme nous dirions, dans du coton. Cependant, à Athènes même, il y avait des laconomanes, comme nous avons en France des anglomanes. On avait l’habitude d’aller chercher des nourrices dans les pays de saines constitutions, en Thessalie, dans le Péloponnèse. Mais les esprits sévères blâmaient beaucoup cette mode égoïste qui détachait la mère de l’enfant et l’abandonnait à des mains mercenaires. Les philosophes prêchaient l’allaitement maternel et faisaient honte aux jeunes femmes de leur coquetterie inavouable, de leur paresse. Il semble que la plupart faisaient la sourde oreille, comme nos Parisiennes. (Pottier, dans le Temps du 21 décembre 1889.)

Jusque vers l’âge de six ou sept ans, l’enfant était tout au jeu. Les peintures de rases nous offrent à cet égard des détails curieux. Nous y voyons des bambins courir, traînant derrière eux des chariots minuscules à deux roues ; un marmot de trois ans à peine et assis par terre paraît fort occupé à tasser de la terre autour d’un petit rameau qui lui représente sans doute un arbre luxuriant. Un autre, moins sage et abandonné à ses instincts gloutons, se traîne à quatre pattes vers une table chargée de mets et de friandises, prêt à faire main basse sur la dînette d’un camarade distrait. Des animaux sont sauvent mêlés à ces ébats. On attelle un toutou accommodant à une petite voiture, et l’on se donne par avance les émotions des courses du stade où quelque grand frère a remporté un prix. Faute d’un cheval, on s’empare d’un innocent canard, et on s’efforce de l’enfourcher pour le dresser à l’équitation. Un vase nous montre un gamin se sauvant à toutes jambes devant un chien qui le serre de près, les crocs en avant, et cherche à happer le gâteau que le fuyard tient à la main. La voiture aux chèvres, le classique divertissement de nos babys, existait à Athènes. (Pottier, l’Artiste, 1890, t. I, p. 107.)

 

3. — ABSENCE D’UN ENSEIGNEMENT OFFICIEL À ATHÈNES.

L’enseignement n’était donné à Athènes ni par l’État ni par des corporations semblables à nos congrégations religieuses. Il était absolument libre, et donné par de simples particuliers, dans des locaux privés. Il y avait des dispositions législatives sur l’éducation. La loi par exemple obligeait les parents à faire instruire leurs enfants ; mais de bonne heure les mœurs nationales, le goût naturel du peuple athénien pour les choses de l’esprit, rendirent cette prescription à peu près inutile ; elle ne servait plus qu’à préserver d’une complète ignorance les enfants à qui leur pauvreté interdisait de prolonger la vie scolaire ; car il faut bien admettre que si, au Ve et au IVe siècle, l’Attique compte peu d’illettrés, tous les citoyens sont loin d’y avoir la même culture. Point de programme, d’ailleurs, tracé par le législateur, qui se contente d’indiquer aux professeurs un cadre très général, leur laissant le soin de le remplir comme ils l’entendent. Point de décrets de l’Assemblée mêlant le peuple aux questions d’éducation ; les lois pédagogiques que nous connaissons le mieux sont de vieux règlements de police destinés à faire régner dans les écoles la modération et la décence. Des magistrats appelés sophronistes sont chargés d’assurer dans toutes les réunions de la jeunesse le respect des convenances. Au-dessus d’eux, l’Aréopage, jusque vers le milieu du Ve siècle, a sur les jeunes gens une action morale qui est la conséquence du pouvoir censorial dont il est armé. Éphialte la lui retire. Au IVe siècle, on la lui rend, puis il la perd de nouveau pour ne plus la recouvrer qu’à l’époque romaine. Vers la fin de ce même siècle, nous voyons les stratèges mêlés à l’éducation des enfants. (D’après Girard, l’Éducation athénienne, p. 59-60.)

La liberté de l’enseignement n’impliquait pas néanmoins la liberté des doctrines. Le maître ne devait jamais oublier qu’il avait entre ses mains de futurs citoyens, et il n’avait pas le droit de façonner leur esprit à sa guise. Il était tenu de développer en eux non seulement l’amour de la patrie, mais encore l’amour des institutions nationales. Un professeur qui, sous un régime démocratique, eût enseigné le mépris de la démocratie, se serait exposé à des poursuites. Socrate n’avait pas d’école, à proprement parler, et il ne répandait ses idées que par la conversation. Il fut pourtant accusé de corrompre la jeunesse, c’est-à-dire de la rendre hostile aux principes du gouvernement établi, et, pour ce fait, condamné à mort.

 

3. — ENSEIGNEMENT OFFICIEL À TÉOS ET AILLEURS.

Une inscription de Téos nous apprend qu’au tue siècle av. J.-C. il existait dans cette ville des professeurs officiels. Un individu, nommé Polythrous, fait don à ses concitoyens de 34.000 drachmes pour subvenir aux frais de l’instruction de tous les enfants libres, garçons et filles. L’intérêt de cette somme servira à entretenir d’abord trois professeurs de littérature, désignés annuellement par l’Assemblée du peuple. Le premier, celui du degré supérieur, recevra par an 600 drachmes ; celui du second degré, 550 ; celui du troisième, 500. Viennent ensuite deux maîtres de gymnastique, avec tin traitement de 500 drachmes, un maître de musique, payé 700 drachmes, enfin un maître d’armes, et un professeur de tir à l’arc et au javelot, touchant l’un 300 drachmes, l’autre 250. L’inscription ne dit pas si les maîtres avaient droit en outre à une rétribution de leurs élèves. Ceux-ci se divisaient en trois classes, d’après leur âge.

Cet exemple n’est pas unique en Grèce. Il y a trace d’un enseignement public à Delphes au ne siècle av. J.-C., et dans les villes de l’Italie méridionale pour une époque bien antérieure.

Dittenberger, Sylloge inscriptionum Græcarum, 349 ; Girard, l’Éducation athénienne, p. 20.

 

4. — ENSEIGNEMENT LITTÉRAIRE ET MUSICAL.

L’éducation athénienne, au Ve siècle, comprend trois parties : les lettres, la musique et la gymnastique. Les premières s’apprennent chez le grammatiste, la seconde chez le cithariste, la troisième chez le pédotribe.

Il est probable que l’enfant, de sept à douze ou quatorze ans, partageait son temps entre les lettres et la musique, et qu’il partir de quatorze ans, il s’occupait surtout de gymnastique, sans renoncer pour cela à la vie intellectuelle.

Les premières connaissances qu’il acquérait étaient, comme partout, la lecture, l’écriture, et les éléments du calcul. Ensuite, le professeur lui donnait à lire, de sa place, des vers empruntés aux meilleurs poètes ; il lui faisait apprendre par cœur des poésies pleines de salutaires conseils, ou qui contenaient des récits édifiants, des éloges d’hommes généreux, ayant accompli jadis de grandes et nobles actions. C’était là un moyen de culture, non pas littéraire mais morale. On lisait des morceaux des poètes épiques, principalement d’Homère, des lyriques et des tragiques. Ces leçons ne ressemblaient en rien à celles qui de nos jours sont indiquées en classe par le professeur et que l’enfant étudie chez lui. Pour fixer un texte dans la mémoire des écoliers, le maître le déclamait en détail, et ceux-ci le répétaient après lui vers par vers ou phrase par phrase. C’était une dictée qu’on n’écrivait pas. Les élèves venaient tour à tour ou tous ensemble devant le professeur, et se tenaient debout jusqu’à ce que la leçon fût absolument sue.

L’enseignement de la musique occupait une grande place dans l’éducation : on le recevait chez le cithariste. Les seuls instruments qui fussent usités étaient la cithare ou lyre et la flûte. Les peintures de vases nous indiquent la méthode qu’on employait. Le maître exécutait d’abord un air, et l’élève le répétait après lui. Les enfants chantaient aussi les œuvres des meilleurs lyriques, avec ou sans accompagnement de la lyre. Les Grecs attribuaient une efficacité singulière à la musique. Platon prétend, par exemple, que cet art inspire à l’âme le goût de la vertu, et Damon énonçait comme un principe qu’on n’en peut changer les règles sans ébranler l’État. Il va sans dire qu’aux yeux du plus grand nombre elle n’avait pas d’autre but que de plaire. Les jeunes Athéniens l’apprenaient, parce que ces leçons formaient le complément naturel des études, et qu’un homme bien né devait être en état de jouer de la lyre pour se distraire. Mais elle n’était pas un simple art d’agrément : par la noblesse de ses rythmes et par la poésie qui en était inséparable, elle élevait les cœurs et les affranchissait des pensées mesquines.

D’après Girard, l’Éducation athénienne, 2e partie, I. I, ch. 2 et 3.

 

5. — LA GYMNASTIQUE.

C’est à partir de la quatorzième année que la gymnastique devenait l’objet, pour l’adolescent, d’une étude sérieuse.... Les principaux exercices enseignés par le pédotribe étaient la lutte, la course, le saut, le je du disque, le javelot.

Le plus ancien et le plus estimé, parce qu’il’ exigeait tout ensemble de la vigueur, de la souplesse, et de la présence d’esprit, et qu’il mettait en jeu tous les muscles à la fois, c’était la lutte. On luttait dans la boue et dans la poussière. La boue augmentait la difficulté de la lutte ; elle nuisait à l’équilibre, et comme les adversaires y roulaient l’un sur l’autre, les membres, déjà gras de l’huile dont on les avait frottés et tout ruisselants de sueur, en devenaient presque insaisissables. La poussière, au contraire, facilitait la prise en s’attachant au corps ; on en soulevait à dessein des nuages qui se répandaient sur l’adversaire et permettaient de l’étreindre sans qu’il échappât. Ce sable fin, qui collait à la peau, préservait aussi des refroidissements : en bouchant les pores, il défendait l’athlète contre le vent âpre qui rend parfois si rigoureux le climat de l’Attique. Le combat terminé, il arrivait que, pour se sécher, on se roulait encore dans cette poussière bienfaisante ; ensuite, on se raclait à l’aide de la strigile[1], on se lavait dans des vasques, et, de nouveau sans doute, on se frictionnait avec de l’huile pour conserver aux articulations leur élasticité....

Le but du lutteur était d’étendre son adversaire sur le dos, de manière qu’il touchât la terre des deux épaules. Il fallait, pour être vainqueur, arriver trois fois à ce résultat. La lutte consistait donc à terrasser sans frapper : de là des ruses et un art véritable, dont la langue savait rendre les moindres finesses. Les deux principales formes de cette épreuve étaient la lutte où fon restait debout et celle où l’on roulait à terre. Dans la première, on essayait d’abattre son concurrent sans tomber soi-même ; dans la seconde, qui préludait souvent à l’autre, les deux champions, enchevêtrés, s’efforçaient réciproquement de se maintenir le dos au sol : il en résultait un tournoiement plein de péripéties, qui faisait que tantôt l’un, tantôt l’autre se trouvaient dessus, jusqu’au moment où le plus fort ou le plus adroit fixait à terre son camarade et l’obligeait à s’avouer vaincu....

La course était aussi un des plus anciens exercices : elle fortifiait les muscles des jambes et les poumons. On courait dans le sable, pour que la difficulté fût plus grande. Il y avait plusieurs sortes de courses : la course simple, où l’on parcourait un stade (185 mètres) ; la course double, ou la diaule, où, le stade parcouru, on revenait au point de départ ; la course hippique, où l’on fournissait la même carrière qu’un cheval dans l’hippodrome, c’est-à-dire où deux fois on allait du point de départ au but, et inversement, ce qui faisait quatre stades ; enfin la longue course, ou le dolique, dans laquelle l’espace à franchir était variable et atteignait parfois jusqu’à vingt-quatre stades (3.840 mètres). Quand le but était rapproché, ce qu’on estimait le plus, c’était la vitesse ; dans les longues courses, il s’agissait moins d’aller vite que de conserver la même allure et de ménager ses forces. On ne voit pas que le pédotribe exerçât ses élèves à la course armée. C’était un exercice d’athlète, dont la fatigue eût été trop grande pour des adolescents. La course aux flambeaux n’était pas non plus en usage dans les palestres : on la réservait pour certaines solennités qui se célébraient en partie la nuit : c’était moins une gymnastique qu’une sorte de spectacle.

Le saut peut être considéré comme une des formes de la course. Les enfants sautaient des fossés, plus ou moins larges suivant leur âge ; ils franchissaient aussi d’autres obstacles. Pour s’alourdir et s’obliger à un plus grand effort, ils prenaient dans chaque main une haltère en plomb. Les haltères n’augmentaient pas seulement le poids du corps ; on s’en servait encore pour allonger le saut ; au moment de s’enlever sur les jarrets, on les projetait en avant par un mouvement rapide qui entraînait l’athlète et le faisait retomber plus loin que s’il eût été réduit à son propre poids.

Le disque et le javelot avaient, dans les palestres, une grande importance. Le premier développait les muscles des bras et des épaules ; le second, tout en fortifiant les bras, exerçait le coup d’œil. Le disque était un cercle plein, en bronze, dont le diamètre variait. L’effort nécessaire pour prendre et remuer ce rond de métal poli était un premier exercice salutaire pour les doigts. On lançait le disque indifféremment avec la main droite ou avec la main gauche ; il y avait aussi deux façons de le lancer, soit en hauteur, soit dans le sens horizontal. On s’exerçait encore à l’envoyer en l’air, peut-être en le faisant tournoyer sur lui-même, et à le recevoir à plat sur l’avant-bras et sur la main. Quand on le lançait devant soi, on lui imprimait une sorte d’élan en ramenant le bras en arrière ; pour ajouter à la force du jet, on faisait rapidement quelques pas en avant. On ne fixait pas de but à atteindre : lorsqu’il y avait plusieurs concurrents, celui dont le disque était allé le plus loin était proclamé vainqueur.

Le javelot demandait autant d’adresse que de vigueur : on visait au but, et, pour y arriver, il fallait de la sûreté dans le regard et un juste sentiment des distances.... On n’avait garde de mettre entre les mains des enfants des javelots armés : les imprudences eussent été funestes. Ils se servaient tout uniment de bâtons d’une longueur déterminée. Pour envoyer ces bâtons, on avait eu de bonne heure l’idée d’y fixer une courroie dans laquelle on passait l’index et le médius, ou simplement l’index, et qui aidait à la fois à lancer l’arme avec plus de vigueur et à la mieux diriger. Mais les jeunes gens, en général, paraissent s’être peu servis de ce secours. L’endroit où il fallait saisir le javelot avait son importance. Si on l’eût tenu trop près du bout, l’exercice eût été trop facile : on recommandait, à ce qu’il semble, de le tenir par le milieu.... L’arme une fois saisie à l’endroit convenable, on l’élevait à la hauteur de l’oreille, puis on la lançait en se portant avec rapidité de quelques pas en avant.

Ces divers exercices étaient suivis de près par le maître ; la baguette à la main, il regardait faire les jeunes gens, les louait, les réprimandait, les interrogeait pour leur donner des explications. Quand il le jugeait nécessaire, il n’hésitait pas à jeter bas son manteau, pour appuyer la démonstration par l’exemple. Il était secondé dans ces soins par les jeunes gens eux-mêmes. Il y avait dans les palestres un véritable enseignement mutuel : les enfants se chargeaient tour à tour d’instruire et de diriger leurs camarades ; peut-être aussi le pédotribe désignait-il les plus forts pour remplir auprès des autres l’office de moniteurs.

En dehors de ces épreuves, d’autres exercices constituaient une sorte de gymnastique complémentaire. Ainsi les jeunes gens faisaient des mouvements destinés à les assouplir ; on les compliquait souvent, en tenant des haltères. Ils pratiquaient le maniement du cerceau et le jeu de la balle. Ils se livraient au pugilat, sorte de lutte à coups de poing, et au pancrace, variété du pugilat, où l’on frappait avec le poing, mais où l’on cherchait également à s’étreindre. On s’initiait en outre au métier militaire ; on apprenait l’équitation, du moins quand on appartenait à une famille riche ; quant à la danse, elle ne parait pas avoir figuré parmi les matières ordinaires de l’enseignement.

P. Girard, l’Éducation athénienne, pp. 194-215.

 

6. — LES ÉTUDES DE LUXE.

Il y avait en outre des études de luxe, qui, sans jamais devenir trop absorbantes, se développèrent de plus en plus vers la fin du Ve siècle et dans le cours du IVe. Les matières enseignées dans l’âge précédent ne suffirent plus, et l’on se mit à apprendre le dessin, les sciences, notamment la géométrie, l’astronomie, la géographie, enfin la rhétorique et la philosophie. Les connaissances humaines ayant fait à cette époque de grands progrès sur tous ces points, il était naturel que l’éducation en bénéficiât. Mais on devine sans peine que ce surcroît d’études était réservé, par la force même des choses, aux jeunes gens les plus riches et les plus intelligents d’Athènes ; c’est ainsi qu’on ne voit guère, parmi les auditeurs de Socrate, que des fils de famille. Les conservateurs à outrance, comme Aristophane, avaient beau blâmer ces innovations ou les tourner en ridicule, elles subsistèrent malgré eux.

Platon montre à merveille combien était grande la curiosité d’esprit de ces jeunes gens, et l’impression que faisait sur eux la parole du maître.

Le jeune homme, dit-il, qui pour la première fois a goûté de cette source, s’en réjouit comme s’il avait trouvé un trésor de sagesse ; il se sent transporté de plaisir. Il est charmé de remuer tous les discours, de ramasser tantôt toutes les idées et de les mêler en une seule, tantôt de les dérouler et de les diviser en parcelles, de jeter dans l’embarras d’abord et surtout lui-même, ensuite tous ceux qui l’approchent, jeunes, vieux, gens de son âge, quels qu’ils soient, sans épargner son père ni sa mère, ni aucun de ceux qui l’écoutent.

Démodocos, un ancien stratège, vient consulter Socrate pour son fils Théagès. Quelques jeunes gens de son âge, dit-il, lui répètent certains discours qui le troublent, et il leur porte envie. Depuis longtemps il me tourmente, en me disant que je dois prendre soin de lui et payer un sophiste pour qu’il le rende sage. Mais je pense que, s’il va chez eux, il courra de grands dangers. Jusqu’ici, je l’ai maintenu par mes avertissements ; mais je ne le puis plus désormais. Ainsi je pense que le meilleur moyen est de lui céder.

Au point du jour, Hippocrate frappa très fort à la porte avec son bâton. Quelqu’un ayant ouvert, il entra aussitôt en toute hâte, et parlant très haut : Socrate, dit-il, es-tu éveillé ou dors-tu ? Je reconnus sa voix, et je lui répondis : Eh bien ! Hippocrate, qu’apportes-tu de nouveau ?Rien que de bon. — Fort bien ; mais qu’est-ce, et pourquoi es-tu venu à cette heure ?Protagoras, dit-il, est arrivé. — Que t’importe ? Est-ce que Protagoras t’a fait quelque tort ?Oui, par les dieux, puisqu’il est sage tout seul, et ne me fait point part de sa sagesse. — Mais, par Zeus, tu n’as qu’à lui donner de l’argent et à te faire écouter de lui ; il te rendra sage, toi aussi. — Plût au ciel que cela fût possible ! Je n’épargnerais rien ni de mon bien ni de celui de mes amis. Je suis d’ailleurs venu te trouver, pour que tu lui parles de moi. On dit que personne n’est plus habile que lui dans l’art de la parole. Nous pourrions aller auprès de lui, afin de le trouver encore au logis. Il loge chez Callias.

Voici en quels termes Alcibiade parle de Socrate : Quand je l’écoute, le cœur me bat. Je verse des larmes en l’entendant, et je vois beaucoup d’autres en faire autant. Souvent même il m’a touché au point que mon genre de vie me paraissait insupportable. Et tu ne diras point, Socrate, que ce n’est pas vrai ; car en ce moment même je sens bien que, si je voulais te prêter l’oreille, je n’y résisterais pas, et je serais ému comme à l’ordinaire. Il me contraint d’avouer qu’ayant besoin de beaucoup de choses, je me néglige moi-même pour m’occuper des affaires des Athéniens. Aussi je m’enfuis de force, comme d’auprès les Sirènes, me bouchant les oreilles, afin de ne pas vieillir assis à côté de lui. J’éprouve devant lui une chose dont personne ne me croirait capable, la honte. Je rougis devant lui seul ; car, je le sens moi-même, je ne puis lui rien opposer, je ne puis lui dire que je ne dois pas faire ce qu’il me conseille ; et pourtant, quand je l’ai quitté, je succombe au désir de plaire au peuple. Je l’évite donc, comme fait un esclave fugitif, et, quand je le vois, je rougis de ce que je lui ai confessé. Souvent je serais content qu’il ne fût plus de ce monde. Mais, si cela arrivait, j’en serais encore plus fâché ; de sorte que je ne sais comment faire avec cet homme.

Platon, traduit par Taine, Essais de critique et d’histoire, pp. 164, 167, 187 ; 5e édition.

 

7. — UN PROFESSEUR À LA MODE.

De tous les professeurs qui s’adressaient à là jeunesse, il n’y en avait pas de plus populaire qu’Isocrate. Lui-même s’en vante, et rappelle avec orgueil, vers la fin de sa vie, qu’on venait de bien loin pour recueillir ses conseils. Il peint la douleur de tous ces étrangers qui, près de le quitter et de prendre la mer pour retourner dans leur patrie, ne se séparaient de lui qu’en pleurant. Les Athéniens ne se montraient pas moins empressés à ses leçons. C’était évidemment le plus goûté des rhéteurs du temps : il eut plus de disciples que tous ses rivaux ensemble.

Il fallait, pour profiter de son enseignement, séjourner auprès de lui trois ou quatre années. Ses élèves étaient surtout des fils de famille, que leur éducation antérieure rendait capables d’aborder de pareilles études, et qui n’étaient point obligés de travailler pour subsister. Il suffit, pour en avoir la preuve, de parcourir la liste de ceux qu’il a formés. On y trouve des hommes comme Lysitheidès, un des Athéniens les plus riches de son temps, comme Eunomos, Callippos, Onétor, Anticlès, Philonidès, Philomélos, Charmantidès, tous honorés de couronnes d’or pour les services qu’ils ont rendus à la république, tous, par conséquent, mêlés aux grandes affaires, et faisant partie de cette aristocratie qui gouverne Athènes, aux mains de qui sont les commandements militaires, les ambassades, toute l’influence, tout le crédit. Le célèbre Androtion, l’adversaire de Démosthène, qu’Isocrate compta parmi ses auditeurs, était d’une ancienne et opulente famille. Son père Andron avait été, au siècle précédent, le familier et l’admirateur des sophistes, ce qui n’allait pas sans une certaine dépense. Lui-même nous apparaît comme un des hommes politiques les plus puissants du IVe siècle. Léodamas d’Acharnes, qui avait reçu, lui aussi, les conseils d’Isocrate, jouissait d’une autorité plus considérable encore ; son éloquence ne le cédait point à celle de Démosthène. Timothée, le disciple chéri du maître, était de l’une des plus grandes maisons de la ville. II serait facile de citer d’autres exemples. Ceux-ci montrent suffisamment à quelle classe s’adressait l’enseignement d’Isocrate. Les jeunes gens qui recherchaient ses entretiens appartenaient à la meilleure société d’Athènes.

Isocrate, à ce qu’il semble, n’exigeait pas d’honoraires de ses auditeurs athéniens, mais aux étrangers il demandait mille drachmes (980 fr.). Ceux-ci étaient nombreux à ses leçons : leur assiduité auprès du maître expliquerait sa grande fortune. Telle n’en était pas cependant l’unique source. Ses disciples athéniens s’acquittaient envers lui par de splendides cadeaux. Timothée, avec qui il s’était lié d’une amitié très étroite, lui fit un jour présent d’un talent (5.894 fr.). Si l’on ajoute que les rois et les tyrans avec qui il était en relations, à qui il envoyait des éloges mêlés de conseils, récompensaient généreusement son éloquence, que le roi de Chypre Nicoclès paya jusqu’à vingt talents le discours qu’il avait composé pour lui, on achèvera de comprendre d’où pouvait venir à Isocrate cette richesse dont ses ennemis lui faisaient un si grand crime. Ces biens considérables et le train de vie fastueux qui en était la conséquence augmentaient encore le prestige du professeur aux yeux d’une jeunesse délicate et mondaine, qui aimait que la science lui fût présentée sous d’élégants dehors.

P. Girard, l’Éducation athénienne, pp. 307-509.

 

8. — L’ÉDUCATION DE L’ENFANT HORS DE L’ÉCOLE.

L’école n’était pas le seul endroit où l’on apprît quelque chose le simple fait de vivre dans mi milieu restreint, où le moindre événement était connu et commenté, développait singulièrement les intelligences.

Les grands procès politiques attiraient une affluence considérable ; la gravité des intérêts engagés, le talent, la réputation des orateurs, groupaient autour des juges une multitude anxieuse. Les débats terminés, on en parlait ; pendant longtemps, ils servaient de matière aux entretiens. L’enfant n’y demeurait point étranger ; le bruit de ces causes célèbres arrivait à son oreille, et il en suivait avec passion les péripéties. Eschine, à la fin de son plaidoyer contre Timarque, nous montre les fds interrogeant leurs pères sur l’issue du procès ; ne craignent-ils pas, en absolvant le coupable, d’avoir à leur répondre qu’ils ont porté à la morale un coup mortel ?... Il y avait de ces discours prononcés devant le jury qui prenaient le caractère d’un véritable enseignement donné à la jeunesse. Quand l’austère Lycurgue étalait devant tous la honte de Léocrate, c’était à elle surtout qu’il entendait s’adresser, et ses lieux communs sur la vertu et le patriotisme, ses citations pleines de préceptes, n’étaient pas autre chose que de grandes leçons à son usage. Lui-même trahit ce souci didactique, quand, sur le point de conter la piété filiale du jeune homme qui a sauvé son père des laves de l’Etna, il commence ainsi son récit, en se tournant sans doute vers les plus jeunes de ses auditeurs : Peut-être ce que je vais vous dire vous semblera-t-il tenir de la légende, mais il vous sied de l’entendre, jeunes gens. Les dangers que couraient les accusés illustres, les politiques en renom poursuivis par la haine de leurs adversaires, troublaient profondément la jeunesse athénienne. On se souvient de Démosthène obtenant de son pédagogue d’être conduit au tribunal où va se décider le sort de Callistrate d’Aphidna : si l’on ne peut regarder cette anecdote comme authentique, le trait de mœurs qu’elle révèle n’en est pas moins à noter.

L’enfant s’instruisait encore au théâtre ; car nous savons qu’il lui était ouvert. Le conduisait-on à toute sorte de spectacles ? Il assistait aux tragédies, le fait n’est pas douteux ; si étrange que cela puisse paraître, il assistait aussi, semble-t-il, aux représentations comiques. On devine de quelle utilité étaient pour le développement de son esprit ces fêtes littéraires. Il apprenait en outre dans ces assemblées où le héraut proclamait les récompenses décernées par le peuple à ceux qu’il voulait honorer, comment sa patrie reconnaissait le mérite et quelle gloire il y avait à la servir. Ne savez-vous pas, dit Eschine en terminant son discours contre Ctésiphon, que ce qui forme les jeunes gens, c’est moins l’école et tous les lieux où l’on cultive leur intelligence, que les proclamations publiques du héraut ? Et il entend par là ces décrets lus au théâtre et contenant la mention des couronnes et des honneurs accordés aux citoyens qui avaient bien mérité de la république. Athènes passait pour porter dans ces faveurs plus de discernement que les autres cités. Dans une société où l’exemple était si fort, et où volontiers on tournait toute chose en enseignement, en leçon pour l’avenir, une pareille équité et la solennité des récompenses devaient nécessairement stimuler la jeunesse ; c’était pour elle une école de civique émulation.

P. Girard, l’Éducation athénienne, pp. 258-261.

 

9. — LA JEUNE FILLE ATHÉNIENNE.

Jusqu’au mariage, qui avait lieu le plus souvent vers l’âge de quinze ans, les Athéniennes vivaient au fond du gynécée[2], dans une retraite fermée à tous les bruits et à toutes les agitations du dehors. Sans doute, on pourrait désirer pour la jeune fille une éducation plus forte qui, la mettant en contact avec le monde extérieur, la préparât par ce commerce même aux devoirs qu’elle aurait à remplir un jour ; mais aucun autre système n’aurait mieux entretenu chez elle ces qualités modestes et douces que les Grecs recherchaient surtout dans la femme. A connaître trop tôt la vie et ses épreuves, l’âme, semblaient-ils craindre, perd plus encore qu’elle ne profite ; si elle acquiert plus de finesse et de clairvoyance, cette expérience est chèrement achetée. Que deviennent, avec cette science précoce de la vie et des misères dont elle est pleine, la sérénité de la pensée et la paix intérieure, à laquelle ils attachaient tant de prix ? Qu’ils l’eussent cherché ou non, l’éducation qu’ils donnaient aux jeunes filles avait pour effet de les maintenir dans ces dispositions d’esprit.

Enfants, elles avaient grandi, entourées des soins attentifs de leurs mères ou de leurs nourrices ; plus tard, on leur avait enseigné à travailler la laine et à tisser. Assises près de leurs mères, elles avaient appris à exceller dans ces ouvrages, qui étaient l’occupation et l’honneur des femmes. Rien ne venait les troubler dans leurs paisibles travaux. La porte de l’appartement intérieur était pour elles comme une barrière qu’elles ne franchissaient presque jamais, et aucun étranger ne pénétrait jusqu’à elles. Cependant cette existence négative n’était pas monotone ; nous sommes à Athènes, et le goût des arts sait s’introduire dans le gynécée, tout fermé qu’il est. A ces connaissances toutes pratiques dont on vient de parler s’en ajoutaient quelques autres, la lecture, l’écriture, la musique. Il ne faut rien exagérer ; jamais les Grecs ne se sont souciés de cultiver l’intelligence de la femme, et de l’associer à ces nobles études qui élèvent l’âme et la fortifient. Mais, chez un peuple d’une sensibilité aussi exquise et aussi vive, la musique était autre chose qu’un simple délassement ; elle réglait les mouvements de l’âme, elle éveillait en elle je ne sais quelles impressions harmonieuses, qui lentement et par une force presque insensible pénétraient l’esprit et le façonnaient.

Puis, à de rares intervalles, la jeune fille sort de sa retraite. Elle paraît dans certaines cérémonies religieuses et se mêle aux chœurs de danse. Ou bien elle est choisie pour porter dans les fêtes les corbeilles sacrées, ou encore, si elle appartient à une famille aristocratique, elle est désignée pour broder le voile destiné à Athéna et qu’on devra promener solennellement dans la procession des grandes Panathénées. Lorsqu’elle rentre ensuite dans la maison de son père, durant les longues heures du travail, tandis qu’elle est penchée sur son métier, le souvenir de ces fêtes auxquelles elle vient d’assister hante son esprit et le remplit de belles et gracieuses images. Pendant que ses doigts agiles font courir la navette, elle revoit par la pensée l’ordonnance régulière des pompes sacrées, les évolutions des chœurs et la noble architecture des temples. Dans une existence aussi uniforme, les moindres incidents prennent de l’importance et laissent des traces durables. En ménageant à la jeune Athénienne de rares occasions d’entrevoir le monde extérieur, et de l’entrevoir dans ces fêtes d’une merveilleuse élégance, la religion n’était pas inutile à l’éducation de son esprit ; elle ne troublait pas le recueillement du gynécée, mais elle l’animait en quelque sorte par des souvenirs qui, précieusement gardés, concouraient à développer dans son âme le sentiment de la règle et de l’harmonie.

Ainsi, quand on examine les occupations de la jeune fille et les rares plaisirs qui viennent les interrompre, il se dégage de tous ces détails une impression unique : c’est quelque chose de discret et de réservé, une existence unie et paisible, dépendante, mais non avilie, une ignorance soigneusement entretenue, non pour rabaisser l’intelligence de la femme, mais pour conserver dans son intégrité la délicatesse de son âme et cette fleur de chasteté que la connaissance et le soupçon même du mal n’ont pas encore effleurées.

Lallier, De la condit. de la femme, p. 41-44.

 

10. — L’ÉPHÉBIE.

A l’âge de dix-huit ans, l’Athénien sortait de l’adolescence, et était inscrit sur le ληξιαρχικόν γραμματεΐον, c’est-à-dire sur la liste générale des citoyens. Il était désormais en possession des droits civils et politiques. Toutefois, il fallait que pendant les deux années suivantes il subît une sorte de noviciat dans le corps des éphèbes : les pauvres seuls en étaient dispensés.

L’éphébie était une institution d’État : ses règlements émanaient tous du sénat ou du peuple ; ses principaux fonctionnaires étaient des magistrats de la cité, et elle relevait de l’autorité supérieure des stratèges.

Il est probable que jusqu’à l’époque macédonienne on ne donna aux éphèbes qu’une instruction militaire. Les inscriptions répètent souvent qu’ils sont sortis de la ville pour vivre à la campagne. Ils ont habité les dèmes, les forteresses, ils ont campé sur les frontières. Dans toutes leurs courses, ils ont respecté les propriétés qu’ils traversaient et n’ont mérité que des éloges. La sûreté des campagnes devait être un des objets de ces promenades en dehors d’Athènes ; ils surveillaient les chemins ; ils étaient une sorte de gendarmerie mobile, qui en même temps s’exerçait aux armes et à la fatigue. Les détails nous manquent ; mais nous voyons par Xénophon et par Platon ce qu’était cette vie en plein air. Qu’ils courent dans les champs ; qu’ils chassent dans la montagne ; qu’ils s’exercent à supporter la faim ; celui qui n’a rien tué ne mangera que quelques herbes ; on couche là où la nuit vous surprend ; on s’enveloppe d’un manteau et on attend le lever du jour. Platon veut qu’on apprenne aux jeunes gens la tactique, les marches, les contremarches, et l’art des campements. C’était là sans doute l’objet principal de ces expéditions où les éphèbes étaient appelés περίπολοι. On les habituait à manœuvrer les machines, en particulier la catapulte, à lancer le javelot, à se servir du kestros ; on les conduisait sur des vaisseaux de l’État, et on leur montrait les éléments de l’art naval.

Outre le cosmète, qui était le chef de l’éphébie, on distinguait parmi les maîtres du collège, le pédotribe qui présidait à l’ensemble des exercices corporels, l’hoplomaque, ou professeur d’escrime, l’akontiste qui enseignait à lancer le javelot, l’aphétès ou professeur de balistique, le toxotès, qui enseignait à tirer de l’arc. Cette simple énumération témoigne assez du caractère militaire de ce corps.

L’éphèbe, en un mot, tant qu’Athènes resta libre, était considéré moins encore comme un futur citoyen que comme un futur soldat.

D’après Dumont, Essai sur l’éphébie attique, I, pp. 146-150, 177 et suiv.

 

11. — SERMENT DES ÉPHÈBES.

Dans la première année de l’éphébie, au mois de Boédromion, les éphèbes se rendaient en armes au temple d’Aglaure, et là, en présence des gens de leurs dèmes, prononçaient ce serment :

Je jure de ne jamais déshonorer ces armes sacrées, de ne jamais abandonner ma place dans la bataille. Je combattrai pour mes dieux et mon foyer, ou seul oui avec tous. Je ne laisserai pas après moi ma patrie diminuée, mais plus puissante et plus forte. J’obéirai aux ordres que la prudence des magistrats saura me donner. Je serai soumis aux lois, à celles qui sont maintenant en vigueur et à celles que le peuple établira. Si quelqu’un veut renverser ces lois ou leur désobéir, je ne le souffrirai pas, mais je combattrai pour elles, seul et avec tous. Je vénérerai les cultes de mon père. Je prends à témoin Aglaure, Ényalios, Arès, Zeus, Thallo, Auxo et Hégémonè[3].

A propos de ce serment, M. Fustel de Coulanges faisait remarquer que la vie civique, à Athènes, s’ouvrait non par une déclaration des droits, mais par une déclaration des devoirs.

Stobée, Floridegium, XLIII, 48 ; Pollux, VIII, 105 ; Lycurgue, Discours contre Léocrate, 77 ; Dumont, l’Éphébie attique, I, pp. 9-10.

 

12. — LES ÉPHÈBES EN DEHORS DU SERVICE.

Au Ve siècle et au IVe siècle, les éphèbes n’étaient pas casernés ; ils étaient libres de séjourner où bon leur semblait. Ils habitaient, ceux-ci Athènes, ceux-là les dèmes des environs, sans être tenus de quitter leur domicile ; ils ne se réunissaient que sur convocation ; comme les soldats ordinaires, ils vaquaient, dans l’intervalle, à leurs affaires, et faisaient de leur temps l’emploi qui leur convenait. Hors du service, ils continuaient à mener l’existence brillante à laquelle ils étaient habitués, partageant leur temps entre des leçons qu’ils payaient fort cher et de coûteux plaisirs. Ce sont eux qu’Isocrate nous peint s’abandonnant à la mollesse, faisant rafraîchir leur vin dans l’eau de l’Ennéacrounos, buvant ensemble dans les cabarets, passant le jour à remuer les dés ou à se divertir chez les joueuses de flûte. Il leur arrivait de s’associer plusieurs ensemble pour des parties de débauche ; affublés de noms plaisants, ils effarouchaient les citoyens paisibles par leurs bizarres pratiques et leur mépris de tous les usages. On les rencontrait dans les tribunaux, aux audiences où devait parler quelque orateur célèbre. Beaucoup aussi fréquentaient les gymnases, qui étaient, au IVe siècle, les lieux de rendez-vous de la société élégante. Eschine rappelle que son frère aîné Philocharès n’est pas un homme du commun, qu’il aime à se rendre dans les gymnases ; lui-même se vante d’y passer de longues heures à converser avec les beaux adolescents. Se montrer dans les gymnases prouve qu’on n’a rien à faire, qu’on n’est point obligé, pour vivre, de travailler ; cela indique également qu’on a de grandes relations, car les jeunes gens qu’on y rencontre sont riches, souvent nobles ; voilà pourquoi le vaniteux, dans Théophraste, se fait un devoir d’y paraître. Déjà au Ve siècle il en était ainsi : les cavaliers d’Aristophane, qui réclament si fièrement le droit de vivre en paix dans les gymnases, représentent l’aristocratie de la jeunesse athénienne. Equitation et gymnastique sont deux arts qui vont ensemble, et que doit cultiver tout citoyen d’un certain rang.

Mais ce qui faisait surtout de la fréquentation des gymnases une habitude aristocratique, c’est l’enseignement philosophique qu’on y recevait. Cet enseignement, tous ne pouvaient pas le suivre, car il n’était pas à la portée de toutes les bourses. Plusieurs disciples de Socrate, n’imitant pas le désintéressement du maître, communiquaient leur sagesse à prix d’or, comme Aristippe. Si Platon n’acceptait pas d’honoraires, ses auditeurs étaient en général des jeunes gens appartenant aux meilleures familles et connus pour leur élégance. Un poète comique nous les peint vêtus de fines étoffes, les cheveux et la barbe soigneusement peignés, les pieds chaussés de sandales retenues par des courroies qui s’enroulent gracieusement autour de la jambe. Parmi ces élégants, tout porte à croire qu’il y avait beaucoup d’éphèbes. D’après Diogène Laërce, Théophraste compta jusqu’à deux mille élèves ; il est impossible que ce chiffre n’ait pas compris mi certain nombre d’éphèbes. Ajoutez que les éphèbes suivaient aussi les leçons des rhéteurs ; vraisemblablement ils formaient en grande partie l’auditoire de Socrate. C’étaient là des études inabordables pour la niasse des jeunes gens, et que les éphèbes riches pouvaient seuls cultiver.

D’après Girard, l’Éducation athénienne, pp. 298-302.

 

13. — L’ÉDUCATION SPARTIATE.

Dès son entrée dans la vie, l’enfant était à la disposition de l’État. La question de savoir s’il avait droit à l’existence ou s’il était condamné à disparaître, n’était pas, comme ailleurs, laissée à la décision du père. Une commission formée des plus anciens de la tribu se prononçait sur son sort. Paraissait-il faible, infirme ou mal conformé, il était envoyé sur le Taygète dans un lieu désigné à cet effet et nommé Άποθέται. S’il était au contraire sain et solide, on le gardait.

Jusqu’à sept ans, l’enfant demeurait dans la maison paternelle, sous la surveillance des femmes. A sept ans, il était conduit au pédonome, qui présidait à l’éducation de toute la jeunesse. Le pédonome réunissait les enfants en différents groupes qu’on appelait ίλαι. La réunion de plusieurs groupes formait une classe (βοΰα). Chaque groupe avait à sa tête un έλάρχης, et chaque classe un βουάγωρ, choisis l’un et l’autre parmi les jeunes garçons les plus âgés ; il paraît que le βουάγωρ était élu par les enfants eux-mêmes. Ces chefs étaient chargés de diriger les jeux et les exercices gymnastiques, sous le contrôle du pédonome et des βίδεοι assistés de mastigophores ou fouetteurs. De nombreux assistants suivaient le spectacle avec un vif intérêt ; ils avaient le droit d’exciter les enfants à tel ou tel tour de force, de provoquer entre eux des défis, de leur donner des conseils, de les réprimander et même de les châtier.

Les exercices corporels étaient gradués suivant l’âge ; mais on ne peut rien spécifier à ce sujet : on sait seulement que le pugilat et le pancrace en était exclus, comme convenables à des athlètes, non à des guerriers. Courir, sauter, lutter, lancer le disque et le javelot, étaient les exercices habituels ; il va de soi qu’une part était faite au maniement des armes. On y ajoutait plusieurs sortes de danses, notamment la pyrrhique.

Les jeunes gens allaient à peine couverts, la tête et les pieds nus dès l’âge de douze ans ; ils portaient, même l’hiver, un vêtement unique qui devait durer toute l’année. Leurs cheveux étaient coupés courts. Il leur était défendu de se baigner et de se parfumer, si ce n’est à des jours fixés, qui revenaient rarement. Ils couchaient sans couvertures, sur du foin, de la paille, du jonc ou des roseaux. Leur nourriture était fort simple et distribuée avec une telle parcimonie, qu’elle ne suffisait pas à les rassasier, de sorte qu’ils étaient forcés de voler des aliments. Ces vols ne leur valaient que des éloges s’ils s’en tiraient avec adresse, et étaient punis s’ils se laissaient surprendre.

En dehors des exercices journaliers, on avait imaginé, comme moyen de les aguerrir contre la douleur, l’épreuve du fouet, renouvelée chaque année devant l’autel d’Arthémis Orthia. Les jeunes gens étaient alors frappés jusqu’au sang, avec défense de se plaindre ou de demander merci, sous peine de déshonneur. Celui qui avait eu la meilleure contenance était proclamé vainqueur à l’autel ; il n’était pas sans exemple que les victimes expirassent sous les coups.

La culture intellectuelle était très restreinte. Isocrate reproche aux Spartiates de ne pas même connaître les lettres. Il est bien vrai que la lecture et l’écriture ne figuraient pas sur le programme officiel ; mais la plupart des citoyens les apprenaient d’eux-mêmes. Par contre, la musique entrait dans l’enseignement public, non seulement comme une distraction, mais comme élément de culture morale ; les enfants chantaient des morceaux en rapport arec l’esprit national, et jouaient de la cithare ou de la flûte.

On les admettait aux repas des hommes, et ils y écoutaient les conversations. Tantôt ils entendaient parler des affaires publiques, des actions louables ou répréhensibles des ancêtres ou des contemporains ; tantôt ils étaient témoins des plaisanteries joyeuses ou mordantes qui étaient familières à ce peuple. Ils pouvaient prendre part à ces entretiens, exprimer leur propre sentiment, répondre aux railleries et aux questions embarrassantes avec présence d’esprit, vivacité et sobriété ; on les habituait surtout à dire beaucoup de choses en peu de mots.

Les citoyens plus âgés avaient droit au respect des jeunes ; ils étaient vis-à-vis d’eux dans les rapports de maître à disciple, de supérieur à subordonné. Ils pouvaient les réprimander et même les punir ; si un enfant allait se plaindre chez lui, sa correction était aggravée par son père. Les enfants étaient à l’État autant qu’à leur famille ; tous les vieillards étaient considérés par eux à l’égal de leur père. Leur décence et leur retenue faisaient l’admiration de la Grèce ; ils restaient silencieux comme des statues, levaient à peine les yeux, avaient toujours une attitude sévère, et marchaient posément, les mains cachées sous leur manteau.

Au commencement de la dix-huitième année, ils quittaient la classe des jeunes garçons, pour prendre le nom de μειλλείρενες ou aspirants. Ils faisaient alors un service analogue à celui des éphèbes athéniens. A vingt ans révolus, ils passaient dans l’armée régulière, sous le nom d’εΐρενες ou ΐρανες. Enfin, à trente ans, ils entraient dans la catégorie des hommes faits, et pouvaient se créer un ménage particulier ; souvent, d’ailleurs, ils n’avaient pas attendu jusque-là pour se marier.

Schömann, Antiquit. grecq., I, pp. 296 et suiv. ; trad. Galuski.

 

14. — LES JEUNES FILLES À SPARTE.

Les jeunes filles, à Sparte, étaient exercées à la gymnastique et à la musique ; mais on ne sait rien de précis sur la manière dont était donné cet enseignement. Il existait probablement pour elles des règlements analogues à ceux des garçons : distribution des enfants du même âge par sections et par classes, gradation des exercices, surveillance des pédonomes et des βίδεοι, etc. Elles apprenaient à courir, à sauter, à lutter, à lancer le disque et le javelot ; elles apprenaient aussi le chant et la danse, puisque dans les fêtes elles dansaient en rangs et chantaient en chœur. Des emplacements distincts leur étaient sans doute réservés, où la foule ne pénétrait pas. Il y avait pourtant des épreuves publiques, où les garçons assistaient aux jeux des filles, et les filles aux jeux des garçons ; il paraît même que dans ces occasions les éloges ou les blâmes des jeunes filles étaient pour l’autre sexe un puissant aiguillon.

Ces mœurs scandalisaient beaucoup les autres peuples, où les femmes étaient tenues absolument à part des hommes, et une Lacédémonienne, forte et résolue, quand on la comparait aux frêles et timides Athéniennes, devait faire l’effet d’un être sans sexe. La censure s’attaquait surtout à leur costume, qui les couvrait à peine, notamment à la tunique sans manches qui s’arrêtait au-dessus du genou. La morale, semble-t-il, ne souffrait pas de ce régime, et les femmes spartiates y gagnaient d’être les plus robustes et les plus énergiques de la Grèce.

Schömann, Antiquités grecques, I, pp. 302-305 ; trad. Galuski.

 

15. — L’ÉDUCATION PUBLIQUE EN CRÈTE.

En Crète, les enfants sont conduits aux andries, ou repas communs, et là, assis par terre, ils mangent ensemble, vêtus de mauvaises tuniques, qu’ils portent été comme hiver, se servant eux-mêmes et faisant en même temps le service des tables des hommes. On les y fait souvent lutter les uns contre les autres.

Devenus plus âgés, à dix-sept ans, ils passent tous sans exception dans les agélès. Chaque agélè est formée par les soins d’un enfant appartenant à l’une des plus illustres et plus puissantes familles. Il recrute à cet effet et rassemble le plus de camarades qu’il peut. En général, c’est le père de l’enfant par qui le groupe a été formé qui en est le chef ; et il est libre de le conduire où il veut, à la chasse, au stade, et de punir comme il l’entend toute désobéissance à ses ordres. Tous ces enfants sont nourris aux frais de l’État. On leur apprend les éléments de la grammaire, les chants nationaux, et les premiers principes de la musique. On les exerce surtout au maniement des armes ; on tâche de les rendre insensibles à la fatigue, au chaud, au froid, aux difficultés d’une route âpre et montueuse, à l’impression des coups reçus soit dans les luttes, soit dans des simulacres de batailles rangées ; on leur enseigne le tir de l’arc et la danse armée ou pyrrhique, pour qu’ils trouvent, jusque dans leurs jeux, une utile préparation à la guerre. Plusieurs fois par an, à des époques fixes, on voit tous ces enfants marcher au combat, agélè contre agélè, et cela d’un pas mesuré et réglé par la flûte et la lyre ; ce qui est aussi l’habitude du soldat crétois à la guerre ; puis le combat s’engage, et ils se portent des coups de leur mieux soit avec le poing, soit avec des armes de bois.

A L’expiration de leur service (qui durait dix ans), tous les jeunes, gens libérés sont tenus de se marier en même temps.

Éphore, cité par Strabon, liv. X, p. 480, 482 et 483 ; trad. Tardieu.

 

 

 



[1] La strigile était un petit instrument en métal, muni d’une poignée, que l’on passait sur la peau pour la débarrasser de ses impuretés.

[2] Le gynécée était la partie de maison où se tenaient habituellement les femmes, et où les étrangers n’étaient jamais admis.

[3] Aglaure, était une fille de Cécrops ; sa légende était mêlée aux plus vieilles traditions athéniennes. Ényalios est un dieu protecteur des armées. Thallo est une des Heures, symbole de la jeunesse. Auxo et Hégemonè sont deux Charites ou Grâces, qui doivent donner la force et la puissance à ceux qui entrent dans la vie publique sous leurs auspices.

Dumont ajoute que ce serment n’est pas complet. Plutarque (Vie d’Alcibiade, 15) donne une phrase de plus, sans doute altérée. Peut-être était-elle ainsi conçue : Les éphèbes jurent de défendre tout ce qui est enfermé dans nos frontières, c’est-à-dire, toutes les vignes, tous les oliviers (qui sont en Attique) sans exception ; notre frontière s’arrête là où il n’y a plus de culture, c’est-à-dire à la montagne et à la mer.