LA MAIN-D’ŒUVRE INDUSTRIELLE DANS L’ANCIENNE GRÈCE

 

CONCLUSION.

 

 

Lorsqu’on envisage dans son ensemble l’histoire de la main-d’œuvre industrielle en Grèce, on remarque qu’à l’origine le travail, loin d’être l’objet de la moindre défaveur, était au contraire pratiqué par tous, même par les personnes du plus haut rang. On conçoit qu’il en ait ainsi à une époque où chaque famille formait un organisme complet. Il y avait assurément des gens qui travaillaient alors pour le public ; mais il y en avait aussi beaucoup qui ne travaillaient que pour eux-mêmes et pour leur parenté, et cela relevait à leurs yeux la besogne qu’ils exécutaient. Les Grecs regardèrent toujours comme une humiliation le fait d’être au service d’autrui et de recevoir un salaire. Ce n’était pas le cas pour celui qui dans les temps homériques fabriquait son lit, ou construisait sa propre maison.

Sous le règne de l’aristocratie, des idées différentes commencèrent à poindre. Cette classe noble et riche, occupée surtout du gouvernement et de la guerre, en arriva très vite à négliger les métiers manuels. Elle avait des esclaves, des serfs, des fermiers pour exploiter ses terres ; elle ne trouva pas moins commode d’abandonner à des spécialistes, libres ou non, tous les autres travaux, et ainsi se créa en dehors d’elle une classe nouvelle, celle des artisans de profession, qui prit de jour en jour plus d’extension, à mesure que les besoins de chacun devenaient plus complexes et que les relations commerciales avec le dehors se multipliaient.

On ne se contenta plus dès lors de pourvoir aux exigences restreintes de la consommation locale ; on produisit également pour ses voisins, même pour des peuples lointains, et l’industrie ne put plus demeurer confinée dans les petits ateliers de famille, où elle avait été enfermée jusque-là. Il y eut désormais deux sortes d’établissements industriels : ceux où le patron s’associait effectivement, comme jadis, au labeur de ses ouvriers, et ceux où il se bornait à les diriger. On ne saurait assigner une date précise à un pareil changement. Il s’opéra insensiblement, par une série de progrès lents et continus, dont un constate le terme final, sans qu’il soit possible de les suivre à la trace.

Ce n’est pas tout : beaucoup d’individus finirent par se désintéresser même de la surveillance de leur personnel. Ils tenaient à se ménager des loisirs, soit pour cultiver leur esprit, soit pour vaquer à leurs devoirs civiques, soit pour goûter dans leur plénitude tous les agréments de la vie, et, sans renoncer complètement à leur qualité d’industriels, ils se faisaient suppléer par un homme de confiance à qui ils déléguaient tous leurs pouvoirs, ou bien encore ils louaient leurs esclaves à autrui moyennant le paiement d’une redevance fixe. Libres ainsi de tout souci matériel, ils s’engageaient dans la politique, ou menaient l’existence oisive du rentier. Seules, les femmes continuèrent d’obéir aux anciennes traditions, et de participer aux taches diverses qui constituaient le travail industriel de la maison, lequel, on l’a vu, avait un domaine bien plus étendu que de nos jours.

La place que les citoyens laissaient vacante fut envahie par les étrangers. Si l’antiquité nous avait transmis à cet égard des statistiques exactes, on aurait certainement la preuve que ceux-ci fournissaient à l’industrie hellénique une proportion beaucoup plus considérable de patrons de toute catégorie que dans les sociétés modernes. Ce phénomène s’explique à la fois par les préjugés des citoyens riches et par les lois prohibitives qui excluaient les métèques de la propriété foncière.

Pendant longtemps l’industrie trouva parmi les citoyens pauvres une partie notable de la main-d’œuvre qui lui était nécessaire, le reste lui étant donné par les étrangers et les esclaves. Mais lorsque la démocratie fut installée dans la plupart des États, et que tous les citoyens eurent part au gouvernement, les plus humbles d’entre eux subirent à leur tour l’empire des idées qui avaient peu à peu détourné du travail manuel les gens des classes supérieures. Ils ne pouvaient véritablement jouir de leurs droits civiques qu’à la condition de cesser ou tout au moins de suspendre fréquemment leur besogne. Le travail leur apparut de plus en plus comme l’obstacle qui les empêchait d’être des citoyens actifs dans toute la force du terme, et ceux qui prisaient par-dessus tout l’exercice de leurs prérogatives politiques y sacrifièrent plus d’une fois leur métier, au profit des métèques, des affranchis et des esclaves, qui n’avaient pas les mêmes raisons de rompre avec leurs habitudes laborieuses. Il y eut là, en somme, non pas une diminution, mais un déplacement de la main-d’œuvre. Le travail descendit, pour ainsi dire, d’un degré dans la hiérarchie sociale, en vertu de la loi qui de tout temps avait régi son évolution, et de même qu’auparavant il avait été successivement délaissé par les nobles et par les roturiers riches, de même aussi les citoyens pauvres tendirent de plus en plus à y renoncer.

Il fallait vivre pourtant, et puisqu’on se privait volontairement de son salaire, il fallait chercher ailleurs de quoi le remplacer. On eut donc recours à l’État. Les individus besogneux, qui dans bien des cités formaient la majorité de l’assemblée populaire, et les démagogues qui s’évertuaient à leur plaire, organisèrent tout un système de secours publics destinés à mettre la basse classe à l’abri du besoin. J’en ai parlé plus haut, et je n’y reviens pas ici. J’insiste seulement sur ce point que c’était là une prime à la paresse, et qu’en débarrassant l’ouvrier de l’obligation de gagner son pain, on le dispensait par cela même de travailler. Si ces secours avaient été assez abondants pour faire de lui une sorte de rentier nourri par le Trésor, nul doute qu’il n’eût cédé aux charmes de l’oisiveté. Mais comme ils étaient insuffisants pour l’entretenir, lui et sa famille, d’un bout à l’autre de l’année, il ne pouvait se reposer que d’une façon intermittente, et il était forcé de reprendre ses outils plus souvent peut-être qu’il n’eût voulu. En tout cas, ces distributions d’argent et de vivres étaient une des ressources essentielles de la classe pauvre d’Athènes, et quand elles vinrent à lui manquer en 321 après la réforme d’Antipater, une foule de citoyens durent émigrer en Thrace[1].

Il semble que les Athéniens n’aient pas été mal inspirés en imposant au Trésor une charge pareille, si onéreuse qu’elle ; car leur ville fut à peu près la seule en Grèce qu’épargnèrent les révolutions sociales. On sait, au contraire, que partout ailleurs ce fléau se déchaîna avec une violence inouïe à partir du ut" siècle. Les ouvriers des villes, qui étaient la partie la plus remuante de la population, participaient activement à tous ces troubles. Leur programme était très simple : il consistait à dépouiller les propriétaires et à s’emparer de leurs biens. A Athènes, on appauvrissait graduellement les riches par les lois fiscales, dans les autres cités, on les ruinait d’un seul coup par la violence. La mesure était ici plus radicale, sans être cependant plus efficace. Les victimes, en effet, au lieu de se résigner à leur sort, n’avaient qu’un désir, c’était de recouvrer ce qu’on leur avait enlevé et de tirer vengeance des maux qu’elles avaient soufferts. De là une suite ininterrompue de massacres, d’exils, et de spoliations réciproques.

Au milieu de tous ces désordres, le goût du travail se perdait. Quand la multitude, dit Polybe, s’est accoutumée à manger le bien d’autrui, si elle rencontre un chef hardi et entreprenant, elle abuse de sa force sans scrupules[2]. Parmi les démocrates, plus d’un réfléchissait qu’il était bien inutile de se donner tant de peine pour se procurer un maigre salaire, puisqu’on pouvait du jour au lendemain acquérir, à la faveur d’une révolution, la richesse ou l’aisance. Hantés par cette pensée, ils considéraient le travail comme une corvée dont ils avaient hâte de s’affranchir, et si la nécessité les ramenait encore à leur ouvrage, ils n’en conservaient pas moins au fond du cœur l’espoir de s’en détacher tôt ou tard. L’objet que visait principalement leur convoitise était la terre, et c’était aussi la terre qu’on partageait le plus communément ; mais ils étaient loin de dédaigner les maisons, les esclaves et l’argent monnayé. Tout leur paraissait bon à prendre, pourvu arrivassent à la condition de propriétaires.

Polybe ajoute que ces agitations finissent souvent par susciter un maître absolu, qui rétablit la paix en courbant tout le monde sous son joug[3]. Ce ne fut pas seulement dans quelques cités isolées que surgit une autorité de ce genre, c’est la Grèce entière qui un jour se trouva assujettie à un despote, et ce despote, qui dès lors ne la lâcha plus, fut le peuple romain. Les guerres sociales dont elle offrit le spectacle pendant plusieurs générations la livrèrent à l’étranger, d’abord en l’affaiblissant au point de la rendre totalement impuissante contre ses ennemis extérieurs, puis en déterminant les riches, las de l’anarchie, à chercher hors du pays la protection que les institutions nationales leur refusaient. Menacés sans cesse de perdre leur fortune et leur vie, condamnés à des inquiétudes et à des luttes perpétuelles, incapables de se défendre eux-mêmes, ils virent dans la domination de Rome une sauvegarde pour leurs intérêts, et ils allèrent au-devant d’elle, parce qu’ils ne voulaient pas être la proie de leurs compatriotes[4].

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] DROYSEN, Histoire de l’hellénisme, II, p. 73-75 (trad. fr.).

[2] POLYBE, VI, 9, 8.

[3] POLYBE, VI, 9, 9.

[4] Tout ceci est plus amplement développé dans La Propriété foncière,  Livre IV, ch. 2 et 3.