LA MAIN-D’ŒUVRE INDUSTRIELLE DANS L’ANCIENNE GRÈCE

 

CHAPITRE XI. — LES SALAIRES.

 

 

L’État n’intervenait pas en Grèce dans les questions de salaires ; il préférait laisser aux parties le soin de les fixer à leur gré. Platon, toujours soucieux d’introduire des préoccupations morales dans les relations économiques, voudrait que chacun estimât son travail à sa juste valeur, au lieu d’y chercher l’occasion d’un gain exagéré ; et de méfie qu’il limite les bénéfices du producteur en chargeant des magistrats spéciaux de déterminer la marge qui doit exister entre le prix de revient et le prix de vente[1], de même aussi il semble enclin à interdire les salaires excessifs[2].

On ne trouve aucune trace d’une réglementation analogue chez les Athéniens ni ailleurs. Je ne vois guère que deux cas où l’autorité publique ait fait incursion dans ce domaine. A Athènes et au Pirée les commissaires de police veillaient à ce que les joueuses de flûte, de lyre et de cithare ne fussent pas payées plus de deux drachmes par séance, et si plusieurs individus se disputaient la même artiste, le sort décidait entre eux[3]. A Smyrne, quelques bateliers s’étant arrangés pour supprimer toute concurrence et s’arroger le monopole des transports entre celte ville et les villes voisines, il en résulta une hausse sensible des prix ; le peuple coupa court à cette manœuvre par un décret que nous avons perdu, mais dont il est facile de deviner la teneur[4].

Sauf ces rares exceptions, les salaires étaient librement débattus entre les intéressés, et la loi se bornait à assurer l’exécution du contrat qui liait l’un à l’autre l’employeur et l’ouvrier ; elle obligeait celui-ci à fournir le travail qu’il avait promis, et celui-là à en acquitter le prix[5]. Il y avait des gens assez dépourvus de scrupules pour renvoyer sans argent l’homme dont ils avaient utilisé les services[6]. Ce dernier avait alors la faculté de s’adresser aux tribunaux par la voie de la δίκη μισθοΰ[7]. Mais il valait encore mieux conjurer cette injustice que d’avoir il la réprimer. Aussi les Pariens témoignèrent-ils leur gratitude à un agoranome qui pendant sa charge avait forcé les patrons à payer les salaires sans procès[8].

On ne remarque pas que les ouvriers aient jamais eu recours à une grève pour obtenir une augmentation de salaire. D’abord il est douteux que l’État dit tolérer un pareil procédé. De plus, la concurrence servile rendait difficile le succès de toute tentative de ce genre ; car un patron brusquement abandonné par son personnel aurait pu aisément le remplacer par des esclaves achetés ou loués, c’est-à-dire par des gens qui n’avaient pas à faire leurs conditions.

Les Grecs distinguaient le salaire à la tâche (μίσθωμα) et le salaire à la journée (καθημερίσιον).

Du premier nous avons peu de chose à dire, par la raison toute simple que les chiffres dont fourmillent les documents ne nous éclairent en rien sur l’état des travailleurs. Voici par exemple un tailleur de pierres qui reçoit dix-huit drachmes pour la cannelure des colonnes[9], un charpentier qui reçoit une drachme et demie pour la construction d’un échafaudage[10], un modeleur en cire qui façonne un motif d’ornement pour la somme de huit drachmes[11]. Quelles conclusions est-il possible de tirer de lit, quand nous ignorons absolument à temps qu’ont réclamé ces ouvrages

D’autres textes sont un peu plus explicites, sans l’être suffisamment. Dionysodoros peint une cymaise à l’encaustique moyennant cinq oboles par pied courant[12]. Manis achève des voliges raison de deux drachmes chacune[13]. Euthymidès bâtit un mur pour huit drachmes l’orgyie (1 m. 85)[14]. Ces données sont plus précises que tout à l’heure ; mais on aperçoit sans peine les éléments qui nous manquent pour apprécier ces divers prix. L’aspect des travaux eux-mêmes, ou tout au moins la parfaite connaissance des dimensions qu’ils avaient et surtout qu nombre de journées qu’il fallut y consacrer, pourraient seuls nous apprendre si les ouvriers furent, bien ou mal payés, et comme ces informations nous font presque entièrement défaut, il ne nous reste qu’une manière d’évaluer la rétribution de la main-d’œuvre, c’est d’examiner les émoluments des journaliers.

Au Ve siècle, le taux normal des salaires semble avoir été Athènes d’une drachme par jour. Un fragment épigraphique est ainsi conçu[15] :

IIe jour

de la prytanie

19

hommes

19

dr.

IIIe jour

31

31

IVe jour

33

33

Ve jour

33

33

VIe jour

29

29

VIIe jour

23

23

VIIIe jour

21

21

Dans une autre inscription, des ouvriers qui travaillent en sous-ordre à la charpente d’un temple, et qui par conséquent sont payés à la journée, touchent chacun une drachme, soit qu’ils aient amené les poutres dans leur siège, soit qu’ils aient dressé ou abattu des échafaudages[16]. La même somme est donnée aux scieurs[17] et à un homme qui paraît manœuvrer un treuil[18]. Un individu touche une drachme et demie, et cinq une demi-drachme[19] ; mais j’imagine que le premier avait été occupé pendant une journée et demie, et les seconds pendant une demi-journée.

Les salaires ne changent pas avec l’état civil de l’ouvrier ; le citoyen n’est pas mieux traité que le métèque ou l’affranchi. Ils ne dépendent pas non plus de la nature du métier, peut-être parce que la division des professions était un peu indécise et que les ouvriers passaient volontiers d’une besogne à une autre. L’uniformité est poussée si loin qu’on va jusqu’à assimiler l’architecte aux simples artisans[20]. Je ne relève en définitive dans ce document qu’un écart de chiffres : un ouvrier du bâtiment est payé moins d’une drachme, et cela non pas une fois, mais sept fois de suite[21]. On peut également induire d’un texte d’Aristophane que les porteurs de mortier devaient se contenter d’une demi-drachme[22].

Comme tous ces chiffres, sauf le dernier, sont empruntés à un compte de travaux publics qui date probablement de l’année 408/7, on s’est demandé s’ils n’étaient pas inférieurs au tarif ordinaire. Les Athéniens se trouvaient alors dans un moment difficile de la guerre du Péloponnèse, et l’État était forcé de lésiner, quand il ouvrait un chantier uniquement pour procurer des salaires à la population indigente ; de là peut-être un abaissement accidentel de ses prix de main-d’œuvre[23].

Si l’Érechthéion, dont il s’agit ici, avait été un de ces ateliers nationaux qu’on ouvre dans les années de crise pour venir en aide aux gens sans emploi, on y aurait admis tout le monde. Or ceux que nous y voyons sont surtout des artisans qui savent un métier ; bien plus, parmi eux figurent des sculpteurs, des peintres, des doreurs, dont la besogne n’avait assurément rien d’urgent. Les travaux n’y sont pas réservés aux citoyens, comme il serait naturel, les métèques et les affranchis y sont, au contraire, beaucoup plus nombreux. Enfin, loin de fractionner systématiquement les salaires pour multiplier les parties prenantes, ou verse d’assez grosses sommes à quelques individus ou à quelques familles. Ainsi Rhadios reçoit à lui seul 72 drachmes 2 oboles, Laossos et ses deux fils 60 drachmes, Ameiniadès et son fils 76, Phalacros et ses trois fils 80, Simias et ses quatre fils 119 drachmes ½[24]. Encore faut-il noter que le document est très incomplet, et que nous n’avons là qu’une fraction des dépenses de l’exercice financier. Les travaux de l’Érechthéion ne furent donc pas un expédient destiné à nourrir les pauvres avec un minimum de sacrifices pour le Trésor : c’était la suite et le terme d’une entreprise exécutée dans des conditions normales, sans que rien y trahisse le désir d’éviter les frais superflus.

M. Fränkel a imaginé une autre hypothèse. Frappé de remarquer que dans une inscription du IVe siècle il est expressément stipulé que les ouvriers devront s’entretenir eux-mêmes, il suppose que ceux de l’Érechthéion étaient payés partie en argent, partie en nourriture[25]. Mais, si celle opinion était fondée, il y aurait certainement dans nos comptes quelque vestige de celte seconde dépense. Or rien de semblable n’apparaît même pour la huitième prytanie, dont nous connaissons la dépense totale, avec la plupart des objets auxquels les crédits furent affectés[26].

Au IVe siècle, il y eut une hausse notable des salaires. En 329/8, l’inscription d’Eleusis nous signale pour les maçons une paie journalière de deux drachmes, deux drachmes un tiers, et deux drachmes et demie[27] pour les scieurs trois drachmes[28] ; pour les ravaleurs deux drachmes[29], pour les terrassiers, les manœuvres et les ouvriers non qualifiés une drachme et demie[30]. Dans un autre document, postérieur de quelques années, le traitement de l’architecte monte à deux drachmes[31]. On voit qu’il cette date les salaires se modifiaient selon la qualité de l’ouvrier, et qu’ils avaient été augmentés depuis cent ans dans une forte proportion.

La raison de ce double changement se laisse aisément pénétrer. Il existe toujours, quoi qu’on fasse, une étroite corrélation entre le prix de la main-d’œuvre et le coût de la vie. Or à Athènes la vie était plus coûteuse vers la fin du IVe siècle que vers la fin du Ve. Nous ne pouvons établir cette comparaison pour tous les besoins de l’homme ; mais elle est possible pour les céréales. A l’époque de Socrate, la farine d’orge se vendait sur le marché deux drachmes le médimne (½ hectolitre environ)[32], et au milieu du ive siècle quatre drachmes[33], quant à l’orge en grains, elle atteignait trois drachmes en 329[34]. Le blé valait trois drachmes au début du IVe siècle[35], et en 329 de cinq à six[36]. La hausse fut donc du double, et elle concorde presque exactement avec celle des salaires.

Le travail de nuit était mieux rétribué que le travail du jour, puisque deux valets de meunier furent payés au IVe siècle deux drachmes, et non pas une drachme et demie, comme on s’y attendrait[37].

A Épidaure, l’architecte du temple d’Asclépios ne toucha au commencement du siècle qu’une drachme par jour pendant quatre années consécutives[38] ; mais on n’oubliera pas que la drachme de cette ville égalait à peu près une drachme et demie du système attique[39].

À Delphes, l’architecte Xénodoros reçut le traitement que voici :

Archontat de

Nikon (354/3)

116

dr. ½[40].

Teucharis (352/1)

360

drachmes[41]

Damoxénos (345/4)

210

[42]

Archon (344/3)

360

[43]

Cléon (343/2)

253

[44]

Les 210 drachmes de l’année 345/4 furent sûrement à salaire d’un semestre ; cela impliquerait une paie journalière d’une drachme et une obole. Si les 360 drachmes de 352/1 et de 344/3 représentent un salaire annuel, le salaire quotidien ne fut dans ces deux années-là que d’une  drachme. Quant aux sommes de 354/3 et de 343/2, elles se réfèrent au travail d’une fraction de l’année que nous ne connaissons pas. Peut-être d’ailleurs Xénodoros était-il appointé non pas i1 l’année, mais à la journée, et les jours seulement où on l’employait. Dans ce cas il serait impossible d’évaluer le taux de son salaire.

Pour Délos, je me bornerai à résumer les observations de M. Homolle.

Dans un grand sanctuaire comme celui de Délos, où les réparations, à défaut de travaux neufs, exigeaient continuellement la surveillance d’un homme du métier, on avait besoin d’un architecte. On s’adressait habituellement à un entrepreneur dont on avait éprouvé la probité et le talent. Le salaire alloué à l’architecte varie selon les années. Voici les chiffres fournis par les inscriptions :

Années.

283

282

279

278

269

250

246

201

Vers 190

180

Drachmes.

506

1.266

720

1.170

720

540

585

540

780

720

Le chiffre de 106 drachmes répond à huit mois et treize jours ; il démontre que le salaire était calculé à raison de deux drachmes par jour. Le salaire de douze mois à trente jours est donc de 720 drachmes, comme en 279, 269 et 180, et de 780 dr. dans les années intercalaires, comme 190. Les chiffres de 540 et de 585 dr. se rapportent à des années entières. Il y eut donc en ce temps une réduction, et il est curieux de constater qu’elle coïncide avec la crise financière révélée par la baisse des fermages. Le salaire normal s’abaisse alors à 50 dr., année ordinaire ; ce qui donne pour les années intercalaires 585 dr., ou 1 dr. ½ par jour. La somme de 1.266 drachmes se décompose ainsi : 17 jours à l’architecte Simos, soit 34 drachmes au taux de deux drachmes par jour, et 1.232 drachmes à Satyros pour dix mois et treize jours, au taux de 3 drachmes 5 oboles. En 278 la plus-value est moindre, mais encore considérable, puisqu’elle atteint : une drachme par, jour, en comptant sur une année intercalaire. Nous n’avons pas la clef de ces irrégularités apparentes. Il semble que les augmentations fussent en rapport avec la qualité de l’architecte, et que le prix fût débattu chaque fois avec celui qu’on engageait. Ainsi dans une même année (282) un architecte est payé deux drachmes, et un autre près de quatre. Le prix usuel est de deux drachmes, avec une moyenne de travaux de 10.000 drachmes environ. Cela fait notablement plus que le 5 % de nos architectes d’aujourd’hui[45]. »

Deux drachmes, tel était aussi le salaire d’un maître ouvrier, comme le charpentier Théodémos ou le maçon Nikon et son fils[46].

Quelques-uns réclamaient pour toute rémunération les frais de nourriture[47]. Platon et les poètes comiques signalent cette coutume à Athènes[48]. Mais c’est surtout à Délos qu’elle était en vigueur. Deux tailleurs de pierres, Leptinès et Bacchios, évidemment attachés au temple d’une façon permanente, reçoivent par mois et par tête en 282 : 1° dix drachmes pour l’όψώνιον, 2° un demi-hectolitre de blé, dont la manutention ne leur coûte rien. Parfois le blé est remplacé par de la farine d’orge, et alors la ration est doublée. On préférait alors fournir le grain en nature plutôt qu’en argent, parce qu’à Délos le prix des céréales était sujet à des oscillations qui pour le blé allèrent en 282 de huit à vingt drachmes l’hectolitre, et qu’on ne voulait pas que les ouvriers en fussent victimes. On leur allouait en outre comme indemnité d’habillement 15 dr. ½ par an[49]. Quant au logement et aux autres dépenses, il n’en est point question.

Comment l’artisan y faisait-il face ? Là-dessus trois hypothèses sont possibles. On peut d’abord admettre qu’il était logé, soigné, en un mot défrayé de tout par l’Administration. On peut également supposer que, lorsqu’il avait des loisirs, il était autorisé à travailler pour le public, et que cela lui procurait un supplément de gain. Il se peut enfin qu’il économisât sur sa nourriture. Un Grec consommait une chénice de blé par jour[50], c’est-à-dire trente-trois litres par mois. Leptinès et Bacchios eurent donc dix-sept litres d’excédent à l’époque que nous envisageons. S’ils les revendirent au taux moyen de l’aimée, à sept drachmes le médimne, ils tirent un bénéfice annuel de trente drachmes. L’όψώνιον demandait au temps d’Aristophane moins de cinq drachmes par mois[51]. Il n’est pas probable qu’il fût deux lois cher à Délos en 282 ; de lit une nouvelle source de profits.

Le forgeron Héracléidès ne fut occupé par le temple d’une manière suivie que pendant deux mois, et on le paya comme les tailleurs de pierres, sauf qu’il ne fut pas habillé. Le reste du temps, il avait une obole par outil qu’il aiguisait ; en tout, dans l’année 281, quarante-sept drachmes, qu’il eut à partager avec son camarade Dexios.

En 279 les prestations en nature furent abolies, et on donna à Leptinès et à Bacchios 262 drachmes par tête, dont 22 pour l’habillement et 240 pour ce qu’on appelle τά έπιτήδεια[52]. On évitait ainsi les inconvénients qui résultaient pour le Trésor des variations dans le prix du blé. Le salaire journalier était donc à peine de cinq oboles ; mais en revanche il était assuré pour l’année entière, et l’ouvrier n’avait pas à craindre de chômage.

M. Homolle remarque qu’après 269 on ne trouve plus d’ouvriers employés à l’année et nourris[53]. Dans un compte de 180, des individus touchent 120 drachmes είς σιτηρέσιον, et 15 είς σιτηρέσιον ; mais rien ne prouve que ce soient des artisans[54]. Le seul qui rentre dans cette dernière catégorie c’est l’architecte, et son traitement est le même qu’en 269 et en 279[55].

Il est intéressant de comparer entre eux les prix de la main-d’œuvre libre et ceux de la main-d’œuvre servile, pour voir d’abord laquelle des deux était la plus économique, puis dans quelle mesure elles pouvaient se faire concurrence.

L’esclave était nourri, vêtu et logé par son maître. Or voici, d’après un document officiel, ce qu’il en coûta à l’État pour entretenir les siens en 329. Les frais de nourriture s’élevèrent à 3 oboles par jour, soit 177 drachmes pour l’année de 354 jours[56]. On leur livra en outre une paire de chaussures de 6 drachmes, qui, au moyen d’un double raccommodage, devait durer peut-être deux ans[57], plus un manteau de 18 dr. ½ et une peau de chèvre de 4 dr. ½, qui peut-être aussi devaient alterner avec la tunique et la coiffure[58] Le total de la dépense annuelle monta donc à 200 drachmes environ, sans parler du logement et des menus frais. Mais à cela il faut ajouter l’intérêt représenté par le prix d’achat de l’esclave, et le préjudice infligé à son maître par sa nonchalance habituelle[59], et par son inaction forcée quand une raison quelconque le condamnait à chômer. Il est impossible d’évaluer l’un et l’autre ; mais il y avait lit en tout cas une charge supplémentaire. Si, au lieu d’acheter un esclave, on se contentait de le louer, on était obligé de verser entre les mains du loueur une redevance comprise entre 60 et 120 drachmes[60] ; ce qui portait à un minimum de 270 ou de 330 drachmes le coût réel du travail. Malgré tout, l’avantage de l’économie restait encore du côté de la main-d’œuvre servile, puisqu’à la même date le salaire de l’ouvrier libre était au moins d’une drachme et demie par jour. Cette différence se justifie d’elle-même, si l’on réfléchit que l’esclave n’avait point de famille, tandis que l’artisan devait pourvoir aux besoins de sa femme et de ses enfants, soit seul, soit avec le concours de ses fils, quand ils étaient en état d’exercer un métier.

Le phénomène que nous révèlent les inscriptions attiques se manifeste pareillement dans les documents de Délos. Là, comme à Athènes, le travail de l’esclave revient moins cher que le travail de l’ouvrier libre. Au moment, même où Leptinès et Bacchios reçoivent chacun 282 drachmes pour la nourriture et l’habillement, une joueuse de flûte touche 120 drachmes, plus 20 drachmes peut-être pour un himation, une boulangère 120 drachmes, et un sacristain 180[61].

La nécessité où était l’homme libre d’exiger un salaire plus fort : que celui de l’esclave détournait souvent de lui les patrons, et l’on se demande comment il se fait que son rival n’ait pas réussi à le supplanter complètement. Est-ce la difficulté de se procurer autant d’esclaves qu’il en eût fallu pour leur conférer fin pareil monopole ? Est-ce le souci qu’avait l’Etat, surtout dans les démocraties, de favoriser les artisans libres, même au prix de quelques sacrifices pécuniaires ? Quelqu’en soit le motif, il y eut toujours place en Grèce, jusque dans l’industrie privée, pour le travail libre, sans doute parce que sa cherté relative était compensée par d’autres avantages. Il est visible par exemple qu’une foule d’Athéniens étaient de simples ouvriers, comme le prouve cette réflexion d’Aristophane que Si tous les pauvres s’enrichissaient et désertaient les ateliers, tous les objets fabriqués manqueraient à la fois[62]. L’esclavage déprécia certainement les salaires, mais il ne les amena pas au niveau du prix dont .on payait la main-d’œuvre servile. Ce ne fut pas lui seulement qui leur servit de régulateur, ce fut l’ensemble des conditions de la vie.

Böckh a essayé de déterminer la somme qui était indispensable à une famille athénienne composée de quatre personnes, et il a calculé qu’il l’allait au temps de Socrate 396 drachmes pour une année de 360 jours, et au temps de Démosthène 186 drachmes[63]. M. Mauri pense que ces chiffres sont trop faibles, et il leur substitue ceux de 100 et de 525 drachmes[64]. Ces sortes d’évaluations prêtent toujours à l’arbitraire, aussi vaut-il mieux s’en tenir à l’opinion des contemporains eux-mêmes. Or Aristophane nous parle dans ses Guêpes (jouées en 422) d’un individu, marié et père d’un enfant, qui se nourrit, lui et sa famille, très modestement il est vrai, avec trois oboles par jour, ou 177 drachmes pour l’année de 354 jours[65]. Joignez-y 15 drachmes pour l’habillement et 36 pour le logement, comme le veulent Böckh et Mauri, et même 14 drachmes pour frais divers, comme le veut Mauri[66]. Cela fait au total 272 drachmes par an, alors que le salaire journalier était d’une drachme. La différence est assez sensible pour combler le déficit causé par le chômage. Que si l’on allègue qu’un ménage athénien était habituellement plus nombreux, on se rappellera par contre que les fils adultes aidaient le père à supporter les charges de son budget[67].

Dira-t-on qu’Aristophane a trop réduit les dépenses de bouche ? Voici un texte de Lysias qui confirme son assertion. Un tuteur infidèle avait fixé à cinq oboles par jour les frais de nourriture de trois enfants mineurs. Lysias trouve cette estimation très exagérée, et il compte pour l’entretien complet de ces trois enfants, du pédagogue et d’une servante un peu plus de trois drachmes, en ajoutant que la dépense réelle a dû être bien moindre[68]. On notera d’ailleurs qu’il s’agit ici d’une maison riche, puisque le père possédait une fortune de treize talents (environ 78.000 francs[69].)

L’adversaire de Phénippe déclare qu’avec le revenu d’un capital de 45 mines on a tout juste de quoi vivre[70]. 45 mines à 12 % produisaient 540 drachmes. Or, au moment où cette parole fut prononcée, c’est-à-dire vers 330, l’ouvrier gagnait en moyenne deux drachmes par jour, et dans sa famille il était rarement seul à travailler.

Il résulte de tout ceci que le salaire de l’artisan, quand il ne souffrait pas d’interruption pendant l’année entière, était généralement supérieur il ses besoins personnels, mais inférieur à ceux de la plupart des ménages athéniens. Dans quelle mesure dépassait-il les uns et demeurait-il au-dessous des autres, il est impossible de le dire, sous peine de se perdre dans le domaine de l’hypothèse. C’est assez d’avoir pu, en une matière si délicate, aboutir il une constatation qui par elle-même offre déjà un grand intérêt.

On a prétendu que les Athéniens connaissaient la participation aux bénéfices[71] ; mais les textes cités à ce propos sont loin de le démontrer. D’abord il suffit d’observer que la combinaison dont il s’agit concerne exclusivement les esclaves, pour avoir des doutes sur le caractère qu’on lui prête, car il est à présumer que si les Grecs en avaient eu l’idée, ils l’auraient appliquée surtout au travail libre. Du reste, que lisons-nous dans les chapitres de l’Économique de Xénophon qu’on invoque ? Que le maître doit donner de meilleurs vêtements et une meilleure nourriture aux serviteurs consciencieux, récompenser leur zèle par des éloges et des gratifications, les intéresser à sa prospérité en leur accordant des faveurs chaque fois qu’ils contribuent eux-mêmes à l’accroître, les convaincre enfin que son bonheur sera aussi le leur, et que leur condition en subira le contrecoup[72]. Tout cela est évidemment fort éloigné du système qui associe les travailleurs aux profits annuels du patron ; et il faut avoir l’esprit singulièrement prévenu, pour apercevoir dans ces conseils de bon sens l’image anticipée d’une institution qui a tant de peine à s’acclimater chez les modernes.

L’ouvrier citoyen ajoutait à son salaire certains avantages accessoires qu’il tirait de l’État, sinon partout, du moins dans quelques démocraties.

A Athènes, quand il était appelé à siéger comme juré, il touchait lin jeton de présence, qui fut successivement de une, deux et trois oboles. Il en était de même lorsqu’il assistait à une séance de l’assemblée[73]. Je ne parle pas de celui qu’on allouait aux sénateurs et aux archontes, parce que les ouvriers devaient décliner la première de ces fonctions comme trop absorbante, et qu’ils étaient exclus de la seconde, à laquelle les thètes, c’est-à-dire les gens de la dernière classe, ne pouvaient aspirer[74]. A Iasos, il y avait aussi une indemnité pour les membres de l’assemblée populaire[75] ; et cette ville n’était peut-être pas la seule qui imitât l’exemple des Athéniens ; car Aristote signale parmi les traits distinctifs du régime démocratique l’usage de payer les pauvres, pour qu’ils soient en mesure d’exercer leurs droits politiques[76]. Il est vrai que, les jours où l’artisan remplissait l’office soit de juré, soit de législateur, il ne travaillait pas, et perdait par suite son salaire. Mais les honoraires qu’il recevait du Trésor dans le courant de l’année l’aidaient à traverser les périodes de chômage, et c’était là une ressource qui manquait aux métèques et aux affranchis.

Les Rhodiens, dit Strabon, se montrent fort soucieux du bien-être du peuple, quoique leur république ne soit pas proprement une démocratie ; ils espèrent par là contenir la classe si nombreuse des pauvres. Outre les distributions périodiques de blé, qui leur sont faites au nom de l’État, les particuliers les comblent de libéralités. Souvent même la générosité des riches prend la forme d’une véritable liturgie. Tout un approvisionnement, toute une fourniture de vivres, est mis à la charge de l’un d’entre eux, en sorte que le pauvre est toujours assuré de sa subsistance[77]. La cité athénienne immolait une foule de victimes et le peuple se partageait les viandes[78]. A intervalles réguliers on organisait, aux frais des riches, des repas publics qui groupaient les membres de chaque tribu[79]. Les allocations de blé, gratuites ou à bas prix, n’étaient pas rares non plus[80]. Lorsqu’une bonne aubaine apportait au Trésor un excédent considérable de recettes, on n’avait pas toujours la sagesse de l’économiser[81] ; on préférait souvent l’abandonner aux citoyens[82]. L’État allait jusqu’à leur délivrer le montant qu prix d’entrée au théâtre[83]. Toutes ces pratiques se retrouvent à des degrés divers dans la grande majorité des cités helléniques, et les ouvriers des villes en bénéficiaient plus que personne.

S’ils tombaient malades, ils étaient soignés pour rien par les médecins officiels[84]. Ceux-ci naturellement se faisaient volontiers remplacer auprès des pauvres gens par des aides qu’ils avaient plus ou moins formés[85], et ils se réservaient eux-mêmes pour la clientèle payante. Il y en eut pourtant dont le zèle s’étendait à tout le monde[86].

Enfin, s’il arrivait à Athènes qu’un artisan devint invalide, et par conséquent incapable de gagner sa vie, il avait droit à un secours permanent de l’État. Sur l’avis du Sénat, qui procédait à sou examen, et qui vérifiait notamment s’il possédait moins de trois mines de fortune (300 francs), le Trésor lui accordait pour son entretien un subside journalier d’une obole au temps de Lysias, et de deux oboles au temps d’Aristophane[87]. C’était peu sans doute ; mais de cette manière il avait de quoi manger.

 

 

 



[1] A Athènes, les σιτοφύλακες exerçaient un certain contrôle sur le prix de la farine et sur le prix du pain (ARISTOTE, Gouv. des Athéniens, 51).

[2] PLATON, Lois, XI, p. 920 B et C, p. 921 B.

[3] ARISTOTE, Gouv. des Athéniens, 50.

[4] LEBAS, Inscriptions d’Asie-Mineure, 4.

[5] Voir par exemple Aristophane, Grenouilles, 172 et suiv.

[6] SUIDAS, Άπόμισθος.

[7] MEIER, SCHÖMANN et LIPSIUS, Der attische Process, p. 731-732. Quand les ouvriers n’étaient pas payés par les entrepreneurs de travaux publics, ils saisissaient parfois les matériaux de construction (KEIL, dans AM, XX, p. 48, note 6).

[8] RANGABÉ, Antiquités helléniques, 770 C.

[9] CIA, I, 324, fragm. c, col. I, l. 38 et suiv.

[10] CIA, I, 324, fragm. a, col. I, l. 24.

[11] CIA, I, 324, fragm. c, col. II, l. 3.

[12] CIA, I, 324, l. 12-15.

[13] CIA, I, 324, fragm. b, col. II, l. 24.

[14] CIA, II, 834 b (add.), col. I, 8-9.

[15] CIA, I, 325,

[16] CIA, I, 324, fragm. a, col. I, l. 1-28 (Cf. IV, 1, p. 76, col. II).

[17] CIA, l. 29-42.

[18] CIA, col. II, l. 22-23.

[19] CIA, col. I, l. 24 ; col. II, l. 37.

[20] CIA, col. I, l. 56-57. Fragm. c, col. II, l. 8-10.

[21] CIA, fragm. a, col. II, l. 14.

[22] ARISTOPHANE, Assemblée des femmes, 307-310.

[23] KIRCHHOFF, Abandlungen der Berl. Akademie, 1876, 2e Abth., p. 86.

[24] CIA, I, 324 ; IV, I, p. 76 et 148.

[25] Note 202 à BÖCKH, Die Staatsh. d. Athener (3e édit.).

[26] M. Jevons pense que pendant cette prytanie on employa constamment 35 journaliers, que par conséquent il aurait fallu 630 drachmes pour les nourrir (à raison de 3 oboles par jour), et que, déduction faite des autres dépenses, il ne resta que 198 drachmes pour les frais d’entretien (Journal of hellenic Studies, XV, p. 243-244). Mais ce raisonnement pêche par la base. D’abord il n’est pas sûr que les ouvriers mentionnés dans le document soient des journaliers ; puis rien ne démontre qu’ils aient été occupés tout le temps.

[27] CIA, II, 834 b (add.), col. I, l. 26-28, 31, 32 ; IV, 2, 834 b, col. I, l. 33-34.

[28] II, 834 b, col. II, l. 23-24.

[29] Col. II, l. 142.

[30] Col. I, l. 28-30, 32-34, 45-46, 60-62.

[31] CIA, IV, 834 c, l. 59-60.

[32] PLUTARQUE, Sur la tranquillité de l’âme, 10 ; STOBÉE, XCVII, 28.

[33] Papers of the American School et Athens, VI, p. 314.

[34] CIA, IV, 2, p. 203, l. 70-71. Dans Démosthène, XLII, 20, le prix de 18 drachmes est évidemment fort exagéré.

[35] ARISTOPHANE, Assemblée des femmes, 547-548 ; CIA, II, 631, l. 2 et 17.

[36] DÉMOSTHÈNE, XXXIV, 39 ; CIA, IV, 2, p. 203, l. 74-75.

[37] ATHÉNÉE, IV, p. 168.

[38] MICHEL, 584, l. 9, 32, 54, 104.

[39] M. Th. Reinach rappelle que le système éginétique fut en vigueur au moins jusqu’à la fin du IVe siècle dans tout le Péloponnèse et dans la plus grande partie de la Grèce centrale (BCH, XX, p. 252). Or 70 drachmes éginétiques valent 100 drachmes attiques.

[40] MICHEL, 591, l. 39-40. Sur la chronologie des archontats, voir Homolle (BCH, XXII, p. 608-611) rectifiant Bourguet (XXI, p. 237). Les drachmes dont il s’agit ici appartiennent au système éginétique.

[41] MICHEL, l. 60-61 et 65.

[42] BCH, XX, p. 304, l. 48-50.

[43] MICHEL, l. 89.

[44] MICHEL, l. 99.

[45] BCH, XIV, p. 477-480.

[46] MICHEL, 594, l. 69.

[47] ATHÉNÉE, VI, p. 420 A. HESYCHIUS, Έπισίτιος.

[48] PLATON, République, IV, p. 420 A. CRATÈS cité par ATHÉNÉE, VI, p. 247. Cf. CIA, IV, 2, 834 b, col. I, l. 23.

[49] BCH, XIV, p. 481-482.

[50] C’était la ration du soldat en campagne (HÉRODOTE, VII, 181).

[51] ARISTOPHANE, Grenouilles, 300-301.

[52] MICHEL, 594, l. 83-84.

[53] BCH, XIV, p. 483.

[54] M. Homolle (p. 481) les considère comme des gens de service.

[55] BCH, VI, p. 24, l. 195-197.

[56] CIA, II, 831 b (add.), col. I, l. 4. L. 42, col. II, 5 ; IV, 2, p. 20, col. I, l. 40.

[57] CIA, IV, 2, p. 202, col. I, l. 28. Le compte mentionne deux réparations de chaussures, à 2 dr. la paire (II, 834 b, col. II, l. 51 ; IV, 2, p. 202, col. II, l. 18), sans que le nombre des chaussures soit indiqué. Ce ne sont pas évidemment les mêmes que ci-dessus. Je suppose donc que ce sont celles de l’année précédente.

[58] CIA, IV, 2, p. 202, col. I, l. 25. Il n’est pas question cette année-là de tuniques ni de coiffures, et nous savons cependant qu’on distribuait aux esclaves des exomides et des bonnets de feutre (Cf. II, 834 c).

[59] On a constaté partout et de tout temps que l’esclave travaillait moins que l’homme libre.

[60] Redevance d’une obole pour un esclave mineur, dans XÉNOPHON, Revenus, IV, 14-15, et HYPÉRIDE, fragm. 155 (Didot). Redevance de deux oboles pour des corroyeurs, dans ESCHINE, I, 97.

[61] BCH, XIV, p. 396, 180 et 187.

[62] ARISTOPHANE, Plutus, 510 et suiv.

[63] BÖCKH, Staatshaushaltung der Athener, L. I, ch. 20.

[64] A. MAURI, I cittadini lavoratori dell’ Attica, p. 78 et suiv.

[65] ARISTOPHANE, Guêpes, 300-301. Le scholiaste interprète mal ce passage. Μέ τρίτον αύτόν doit se traduire : moi troisième parce que l’individu qui parle a une femme et un enfant.

[66] Je ne change rien à ces chiffres, bien qu’ils se rapportent à une famille de quatre personnes.

[67] Voir par exemple CIA, I, 324, et MICHEL, 594, l. 70-71.

[68] LYSIAS, XXXII, 20 et 28.

[69] LYSIAS, XXXII, 5 et 6.

[70] DÉMOSTHÈNE, XLII, 22.

[71] BRANTS, De la condition du travailleur libre dans l’industrie athénienne, p. 15.

[72] XÉNOPHON, Économique, IX, 11-12 ; XII, 6 ; XIII, 6 et 12-19 ; XIV. Cf. DIODORE, XIV, 18, 41-12 (travaux publics de Syracuse au temps de Denys).

[73] ARISTOTE, Gouv. des Athéniens, 41. L’auteur dit ailleurs (§ 62) qu’il touchait 1 drachme pour les assemblées ordinaires, et 9 oboles pour l’assemblée principale de chaque prytanie. Ce tarif a paru exorbitant à M. Weil ; il croit que c’est celui des proèdres, et que le copiste a omis une ligne (Revue des études grecques, IV, p. 406). Dans leur 3e édition (1898), Wilamowitz et Kaibel n’admettent pas cette correction, qui paraît cependant très plausible.

[74] ARISTOTE, 26.

[75] MICHEL, 466.

[76] ARISTOTE, Politique, VI, 5, 5.

[77] STRABON, XIV, p. 652-653.

[78] PS.-XÉNOPHON, Gouv. des Athéniens, II, 9.

[79] THUMSEN, De civium Atheniensium muneribus, p. 90-93 ; CAILLEMER, Dict. des Ant., au mot Hestiasis.

[80] BÖCKH, I, p. 110 et suiv.

[81] Comme fit Périclès, qui s’en servit pour constituer un énorme trésor de guerre.

[82] ARISTOTE, Gouv. des Athéniens, 22 ; PLUTARQUE, Vies des X orateurs, Lycurgue, 31. Cf. HÉRODOTE, III, 57 (Siphnos).

[83] BÖCKH, p. 276 et suiv.

[84] PLATON, Gorgias, 10. XÉNOPHON, Mémorables, V, 2, 6. SCHOL. D’ARISTOPHANE, Acharn., 1030.

[85] PLATON, Lois, IV, p. 720.

[86] CIA, II, 187 ; IGI, I, 1032 (Carpathos) ; MICHEL, 425 (Cos).

[87] LYSIAS, XXIV, 13 et 26 ; ARISTOTE, Gouv. Des Athéniens, 49. BÖCKH, L. II, Ch. 17.