Dans quelques cités grecques on réservait tout le travail industriel aux esclaves. Tel était le cas d’Épidamne, où les artisans étaient des esclaves de l’État. Plusieurs réformateurs inclinèrent vers ce système. Aristote nous signale en particulier un certain Phaléas de Chalcédoine, qui voulait monopoliser entre les mains des esclaves publics toutes les professions. Peut-être l’Athénien Diophantos eut-il la même idée au IVe siècle[1]. Mais ce n’étaient là que des fantaisies sans portée pratique. On verra plus loin que la main-d’œuvre libre avait une grande extension dans le monde hellénique, et que si les esclaves prenaient une large part à la production industrielle, ils étaient loin de l’accaparer toute entière. Ils avaient d’abord leur place marquée dans le service domestique. Il existait des maisons où les esclaves préparaient tous les objets d’alimentation. Des femmes broyaient le blé dans un mortier à l’aide d’un pilon, ou bien s’occupaient à le moudre. Dans un mime d’Hérondas une esclave va emprunter le moulin à farine du voisin, pour ne pas user le sien[2]. Lysias mentionne un individu qui menace sa bonne de lui administrer une forte correction et de l’envoyer ensuite au moulin[3]. Ce travail était si pénible, qu’on l’infligeait comme punition aux esclaves vicieux[4]. On avait soin de leur appliquer une sorte d’entrave qui les empêchait de porter à la bouche leurs mains pleines de farine[5]. C’étaient aussi des esclaves, principalement des femmes, qui fabriquaient le pain et faisaient la cuisine[6]. Un auteur ancien prétend que les esclaves cuisiniers étaient inconnus en Grèce avant l’époque macédonienne[7]. Nous savons pourtant qu’Alcibiade en avait déjà un à la fin du Ve siècle, et que Denys le tyran en acheta un autre, originaire de Sparte[8] ; mais ces exceptions étaient rares, Plus tard, quand le goût du luxe se fut répandu, les riches s’habituèrent à avoir chez eux un chef de condition servile. Tel fut le célèbre Moschion, cuisinier de Démétrios de Phalère. Son maître lui abandonnait les reliefs de ses repas, et avec cela il se faisait de si beaux revenus qu’il put, en deux ans, acquérir trois maisons de rapport[9]. Un si gros personnage devait avoir sous ses ordres de nombreux auxiliaires, tous esclaves comme lui. L’industrie du vêtement réclamait dans les grandes maisons une multitude de bras. Une bonne ménagère passait une partie de son temps à filer, à tisser et à broder. Mais elle n’était pas seule à travailler ; elle se faisait aider par ses esclaves. Cet usage remontait à une antiquité très reculée, ainsi qu’il résulte des poèmes homériques, et il ne disparut jamais en Grèce. La mère de Jason de Phères avait des servantes habiles dans l’art de la broderie et du tissage[10]. Dans l’Économique de Xénophon, Ischomachos se félicite d’avoir épousé une femme qui a appris dans sa famille la manière de distribuer la tâche aux fileuses ; et parmi les recommandations qu’il lui adresse figure celle-ci : Quand on aura apporté de la laine, tu auras soin qu’on l’emploie à confectionner des vêtements[11]. Si l’on ajoute les valets de chambre et les valets de pied, les femmes de chambre, les suivantes, les cochers, les nourrices et les pédagogues, on aura une idée de la diversité des fonctions dévolues aux esclaves dans les familles riches. Use des esclaves comme des membres du corps, un pour chaque chose, disait Démocrite[12], et beaucoup mettaient cette maxime en pratique. De lit un gaspillage extraordinaire de main-d’œuvre. Le Phocidien Mnason ne possédait pas moins de mille esclaves[13]. Le Sybarite Smindyridès en amena autant à la cour du tyran de Sicyone Clisthène[14]. Platon parle d’individus qui en ont cinquante et plus, mais sans spécifier de quelle catégorie d’esclaves il s’agit[15]. Aristote était d’avis qu’un grand nombre de valets servent quelquefois moins bien qu’un nombre moindre[16], et pourtant il avait neuf esclaves des deux sexes, outre les enfants[17]. Platon affranchit une femme par testament, et laissa quatre esclaves à ses héritiers[18]. Théophraste en affranchit cinq, dont trois immédiatement, et deux après un délai de quatre ans ; il en légua trois autres, et il prescrivit de vendre le neuvième[19]. Le philosophe Straton en énumère sept dans l’acte qui énonce ses dernières volontés[20], et Lykon en nomme douze dans le sien[21]. L’opulent Midias avait une foule de servantes, et quand il allait se promener à l’Agora, il était escorté de trois ou quatre valets de pied[22]. Un client de Lysias, qui n’avait qu’un enfant nourri par sa femme, entretenait peut-être chez lui une cuisinière, une bonne et une femme de chambre[23]. Ciron, dont toute la fortune montait à une vingtaine de mille francs, plus de l’argent placé, avait à peu près le même personnel[24]. Démosthène signale un Athénien pourvu d’un esclave mâle et de deux sortes de servantes, les unes qui travaillaient au premier étage, les autres qui étaient occupées au rez-de-chaussée[25]. Un texte de Lysias prouve combien l’usage des esclaves domestiques était général. Un homme se défendait en ces termes contre une dénonciation de ses gens. La cause présente est commune à tous les habitants de la cité. Je ne suis pas seul à avoir des serviteurs ; tous en ont aussi, qui songeront à mériter la liberté, non par de bons offices rendus à leurs maîtres, mais par des calomnies dirigées contre eux[26]. Il fallait être bien pauvre pour se servir soi-même, et l’on voyait des individus dans l’embarras s’offrir le luxe d’un ou de plusieurs esclaves[27]. Le faux ménage composé de Stéphanos, de Néæra et de trois enfants de celle-ci avait besoin d’un domestique mâle et de deux servantes, quoiqu’il vécût dans la gène[28]. Xénophane de Colophon se plaignait de ne pouvoir nourrir ses deux esclaves, et pourtant il ne songeait pas à s’en débarrasser[29]. Dans le Plutus d’Aristophane, Chrémylos dit qu’il est pauvre et malheureux, et à qui le dit-il ? à Canton, un de ses serviteurs[30]. Les actes d’affranchissement qui nous sont parvenus en si grande abondance ne nous apprennent rien sur le nombre des esclaves qu’on employait dans chaque ménage ; ils ne nous fournissent d’utiles données que sur la proportion des deux sexes. C’est ainsi que dans le recueil de Wescher et Foucart on relève les noms de deux cent quatre-vingt-deux femmes contre cent soixante-dix-huit hommes[31]. Dans une autre collection de documents similaires on compte trente-trois hommes et soixante-cinq femmes[32]. Ces chiffres confirment en gros les témoignages des auteurs, sauf qu’ils réduisent la prépondérance attribuée par ces derniers à l’élément féminin. Le maître déléguait habituellement à sa femme l’administration de sa maison[33]. C’était elle par conséquent qui dirigeait ses esclaves, soit seule, soit avec le concours d’un intendant ou d’une gouvernante[34]. Presque toujours ceux-ci étaient eux-mêmes des esclaves[35], d’abord parce qu’ils inspiraient ainsi plus de confiance, et en outre parce que les personnes libres avaient quelque répugnance pour ces sortes de fonctions[36]. La maîtresse du logis devait donner l’exemple de l’activité. On voulait qu’elle se levât la première, à la pointe du jour, et qu’elle éveillât tout son monde[37] qu’elle eût l’œil à la boulangerie, à la cuisine, aux provisions, à l’atelier de tissage, qu’elle s’assît au milieu de ses servantes pour participer à leur besogne[38]. Parfois on achetait des esclaves déjà expérimentés. Quand on les recevait un peu novices, on était obligé de les former soi-même. Quelques-uns les envoyaient peut-être en apprentissage. Aristote cite notamment un Syracusain qui se chargeait de leur enseigner à prix d’argent tous les détails du service domestique[39]. Dans une comédie intitulée Δουλοδιδάσκαλος, Phérécrate mettait, en scène un individu qui initiait les esclaves aux secrets de l’art culinaire[40]. Mais c’est surtout dans la maison du maître, et par ses soins, que l’esclave apprenait son métier. Parmi les occupations qu’Ischomachos conseille à sa femme, il indique celle qui consiste à faire d’une débutante une bonne ouvrière[41]. La femme d’ailleurs avait la faculté d’appeler à son aide pour cette partie de sa tâche les personnes préposées à la surveillance de son intérieur, ou encore un de ses affranchis[42], ou même les meilleurs de ses esclaves. En voyant leurs camarades à l’œuvre, les serviteurs acquéraient la pratique de leur profession. Mais ce qui primait tout, c’était l’éducation de la gouvernante et de l’intendant. Il est vrai qu’à examiner les vertus qu’on exigeait d’eux, il était difficile d’en trouver qui fussent pleinement satisfaisants. Xénophon recommande d’établir comme gouvernante celle qui paraîtra le moins portée à la gourmandise, à la boisson, au sommeil, à la fréquentation des hommes, qui de plus aura une excellente mémoire, et qui sera capable soit de prévoir les punitions que lui vaudra sa négligence, soit de songer aux moyens de plaire à ses maîtres et de mériter leur considération. Les maîtres, ajoute-t-il, gagneront son affection en l’associant à leurs joies et il leurs peines ; ils l’intéresseront à l’accroissement, de leur fortune, en la tenant au courant de leur position et en partageant leur bonheur avec elle ; enfin ils développeront en elle le sentiment de la justice, en plaçant l’homme juste fort au-dessus de l’homme injuste, et en montrant que le premier vit plus riche et plus indépendant que l’autre[43]. Quant à l’intendant, il faut qu’il soit intelligent, honnête, soigneux, dévoué, rompu à son métier, et qu’il ait de l’autorité. Il n’est pas mauvais qu’il aime l’argent, car alors on aura prise sur lui, mais il ne doit pas être ivrogne, dormeur ou sensuel[44]. Des gens si heureusement doués passaient pour être de véritables trésors[45], et les maîtres s’inspiraient le plus possible de cet idéal, lorsqu’ils dressaient leur personnel. Une autre catégorie d’esclaves était celle des esclaves industriels. Quand les auteurs nous signalent un atelier, ils nous le représentent en général peuplé d’esclaves. Dans les Mémorables, Xénophon nomme un meunier, un boulanger et des tailleurs mégariens et athéniens, qui font travailler chez eux des ouvriers achetés en pays étranger[46]. Conon occupait des esclaves passementiers et des droguistes[47], Léocrate et Sophillos, le père de Sophocle, des esclaves forgerons[48] ; Théodoros, le père d’Isocrate, des luthiers[49] ; Cléainétos, le père de Cléon, des tanneurs[50]. Lysias et son frère avaient au Pirée une manufacture d’armes où étaient réunis cent vingt esclaves[51]. Démosthène le père laissa dans sa succession trente-deux ou trente-trois armuriers qui lui appartenaient en propre, et vingt ouvriers en meubles qui lui avaient été cédés en antichrèse[52]. Dans le VIIe mime d’Hérondas le cordonnier Kerdon a treize ouvriers dont on ne distingue pas au juste la condition, mais qui paraissent être des esclaves, puisqu’il les nourrit et qu’il les traite brutalement[53]. Certains concessionnaires de mines exploitaient leurs parts avec leurs esclaves. Des débiteurs donnent hypothèque à leurs créanciers sur des ateliers. situés dans la région du Laurion, en y englobant les esclaves qui les garnissent[54]. Dans le plaidoyer de Démosthène contre Panténète, il est question d’esclaves attachés à une mine, qui passent, par divers contrats de vente, entre les mains de plusieurs maîtres successifs[55]. Une inscription nous montre des esclaves de Pillât qui exécutent à Éleusis des travaux de terrassement[56], et d’autres qui se servent d’outils en fer qu’il faut aiguiser[57]. Les agents voyers avaient sous leurs ordres un personnel d’ouvriers publics, qui étaient apparemment des esclaves[58]. D’autres étaient peut-être employés à la frappe de la monnaie[59]. Les entrepreneurs possédaient probablement des équipes d’esclaves qu’ils mettaient sur leurs chantiers ; mais les comptes de dépenses qu’on a retrouvés ne nous disent rien là-dessus, parce qu’ils se contentent d’énumérer les sommes payées aux patrons, sans se soucier des gens qu’occupent ces derniers. Il n’était pas rare qu’un industriel donnait à autrui la police de son atelier. La science du maître, dit Aristote, consiste dans l’usage qu’il fait de ses esclaves. Elle n’a rien d’ailleurs de bien considérable ni de bien important ; il suffit de savoir prescrire ce que l’esclave doit savoir accomplir. Aussi tous ceux qui peuvent se dispenser de cette peine en donnent-ils la charge à un intendant, tandis qu’eux-mêmes se lancent dans la politique, ou étudient la philosophie[60]. Ces régisseurs étaient d’ordinaire des esclaves ou des affranchis. Il n’est pas sûr que Moschion, l’esclave du droguiste Conon, remplît cet office ; car Démosthène l’assimile aux autres ouvriers, tout en déclarant qu’il était très avant dans les bonnes grâces de son maître, et qu’il en profitait pour le voler[61]. Mais il n’y a pas d’hésitation possible pour Midas, l’esclave d’Athénogène. Celui-ci avait à Athènes une parfumerie où il vendait, à ce qu’il semble, les produits de son industrie en même temps que les articles de ses confrères[62]. Midas, qu’il y avait installé à sa place, le gérait à sa guise. Il engageait les dépenses, encaissait les recettes et contractait des emprunts, mais toujours au nom d’Athénogène, à qui il rendait compte tous les mois. Quant à lui, il n’encourait de ce chef aucune responsabilité propre. Le passif engendré par ses opérations retombait sur celui dont il était le préposé ; et cela est équitable, remarque Hypéride, car si un esclave a fait une bonne affaire ou que son industrie marche bien, le bénéfice en revient au maître[63]. Aussi, lorsque Athénogène, céda son fonds, toutes les dettes dont Midas l’avait grevé incombèrent à l’acquéreur. Le père de Démosthène avait dans sa fabrique un esclave du nom de Milas. Avant, de mourir, il l’affranchit par testament, et pendant la minorité de son fils cet individu exerça la l’onction de chef d’atelier sous le contrôle du tuteur Aphobos[64]. Quand Nicias exploitait lui-même ses mines du Laurion, il avait choisi pour commander à ses esclaves un intendant qui lui coûtait très cher[65]. On n’a pas rencontré jusqu’ici d’exemple d’un homme libre de naissance, qui ait, joué un rôle analogue dans un atelier privé[66]. Mais j’imagine que l’épistate des esclaves publics mentionné dans une inscription d’Eleusis n’est point esclave, puisqu’il touche un salaire journalier, au lieu d’être simplement nourri comme les autres[67]. Il se peut que ce soit un affranchi, et il se peut aussi qu’il n’ait jamais passé par la servitude. Dans ce système, le produit intégral du travail de l’ouvrier était attribué à sou maître, déduction faite des frais d’entretien[68]. Mais cet avantage était compensé par de graves inconvénients. D’abord, tant que l’esclave était jeune ou ignorant, il ne travaillait pas ou travaillait mal, et dans ce cas le propriétaire était en perte. En outre, cette machine humaine se détériorait peu à peu par l’usage, et après un certain âge chaque jour lui enlevait une partie de sa force, jusqu’au moment où la mort venait brusquement anéantir le capital qu’elle représentait. Enfin il est à présumer que l’industrie traversait en Grèce, comme chez nous, des périodes de chômage,. L’industriel n’avait pas alors la ressource, qu’il a aujourd’hui, de réduire ou de licencier son personnel. Il gardait, au contraire, tous ses ouvriers, par conséquent tous ses frais, et il continuait de dépenser pour eux, quand ils ne lui rapportaient plus rien. La situation d’Un industriel possesseur d’esclaves était donc sujette à des risques assez onéreux. De là la coutume qui s’établit de louer la main-d’œuvre, au lieu de l’acheter. Lorsqu’on manquait de bras, on les empruntait, pour un prix déterminé, à ceux qui en avaient trop. Les Grecs ne connaissaient pas les bureaux de placement ; mais il y avait dans quelques cités, notamment à Athènes, un endroit spécial où se tenaient les hommes libres et les esclaves eu quête d’ouvrage ; c’est là que les patrons allaient les embaucher[69] De cette manière, chacun pouvait soit faire face à un surcroît accidentel de commandes, soit même suffire à son travail normal, sans affecter la moindre partie de son capital à des achats d’esclaves. Cela rendait la main-d’œuvre servile aussi mobile que l’est dans les sociétés modernes la main-d’œuvre libre, et cela diminuait dans une forte mesure la mise de fonds nécessaire à quiconque créait une industrie, ou prenait la suite d’une industrie déjà créée. Un ancien observe que l’affluence des étrangers à Athènes était très profitable à ceux qui avaient une voiture ou un esclave de louage[70]. On louait aux particuliers des esclaves cuisiniers[71], des joueuses de flûte, des suivantes[72], des valets de pied[73]. Hypéride cite un individu qui engagea dans les mêmes conditions des matelassiers[74]. L’esclave d’un pauvre hère dit dans une comédie qu’il va chercher à l’agora quelque occupation lucrative[75]. Dans les Adelphes de Térence un esclave nourrit à lui seul sa maîtresse et la fille de cette dernière[76], peut-être en travaillant au dehors. Ciron laissa plusieurs esclaves que l’on donnait en location[77]. Il y avait dans l’atelier de Démosthène trois esclaves de Thérippide, un ami de la famille[78]. Les salariés (μιςθωτοί) qui apparaissent plus d’une fois dans les inscriptions ne devaient pas être tous des hommes libres ; beaucoup pouvaient être des esclaves loués[79]. Le contrat portait tantôt sur des esclaves isolés, comme dans tous les cas qui précèdent, tantôt sur l’ensemble des esclaves attachés à un atelier, et alors ou louait avec eux l’atelier lui-même. C’est, ainsi que Phormion fut locataire de la fabrique de boucliers de son ancien maître Pasion. À la mort de celui-ci, elle échut à son fils Apollodoros, qui l’afferma à son tour[80]. Deux Athéniens, étaient propriétaires[81] d’une exploitation minière garnie de trente esclaves ; ils louèrent le tout à Panténète. Quand le prix de location se confondait avec celui de l’immeuble, il consistait en une rente analogue à un loyer ordinaire. La fabrique de Pasion, par exemple, était louée à raison d’un talent par an. De même Panténète versait entre les mains de ses bailleurs cent cinq drachmes par mois, pour un capital de 10.500 drachmes, soit un intérêt annuel de 12%. Lorsqu’au contraire on ne louait que des esclaves, on stipulait une redevance de tant par jour et par tête. Mais quel que fût le mode adopté, tout le profit était pour le maître, et l’esclave ne recevait rien sur son gain ; souvent même c’est au maître qu’était payé le salaire. Pour établir que Kerdon était l’esclave d’Aréthousios, Démosthène se borne à constater qu’Aréthousios encaissait l’argent gagné par Kerdon[82]. Les esclaves de Thérippide employés chez Démosthène ne touchaient pas une obole ; c’est à Thérippide que leur salaire était remis[83]. Théophraste cite comme un trait d’avarice le fait de se servir en voyage des esclaves de ses amis, tandis qu’on loue les siens pour une redevance qu’on s’approprie en entier[84]. Dans l’Asinaria de Plaute, traduite du grec, on lit ce bout de dialogue : L’esclave Dromon t’a-t-il remis son salaire ? — La moitié seulement, je crois. — Et le reste ? — Il a dit qu’il le donnerait dès qu’il l’aurait reçu. On le lui retient pour garantir de l’achèvement de l’ouvrage[85]. Au salaire s’ajoutaient parfois les frais de nourriture ; mais cette règle souffrait des exceptions[86]. Enfin le preneur devait indemniser le bailleur, s’il arrivait que l’esclave loué éprouvât chez lui quelque dommage[87]. Cette pratique était tellement entrée dans les mœurs que certains individus achetaient des esclaves uniquement pour les louer à autrui ; on plaçait son argent sur un être humain, comme sur un champ ou une maison. Telle est la spéculation que faisaient Ariston et Théomnestos au temps d’Hypéride[88]. Nicias avait au Laurion mille esclaves qu’il louait au Thrace Sosias pour mille oboles par jour[89]. Hipponikos en avait six cents dont le rendement quotidien était de cent drachmes. Philoménidès en avait trois cents dont il retirait cinquante drachmes[90], et Xénophon affirme que le nombre était considérable des mineurs qui se trouvaient dans ces conditions[91]. C’est ce qui lui suggéra l’idée d’un plan de réformes qu’il expose longuement dans un de ses traités. Il voudrait qu’h l’imitation de ces capitalistes l’État athénien acquît, non pas eu bloc, mais en plusieurs annuités, dix mille esclaves qu’il louerait aux concessionnaires de mines, et il calcule qu’il y aurait là pour le Trésor une recette supplémentaire de cent talents par an[92]. Ce conseil ne fut pas écouté, en raison des difficultés de tout genre qu’il soulevait, et dont la gravité avait échappé à l’esprit un peu chimérique de Xénophon. Mais il montre que l’opération était fructueuse pour les particuliers, puisqu’il se flattait qu’on fournirait ainsi des ressources à l’État. Il y avait en Grèce des gens qu’on appelait χωρίς οίκοΰντες. L’expression est en soi un peu obscure elle désigne simplement des personnes qui habitent hors de la maison de leur maître, et on l’applique indifféremment à des affranchis et à des esclaves[93]. Parmi les esclaves qui étaient dans ce cas, je signalerai d’abord ceux qu’on envoyait à l’étranger pour quelque opération commerciale. Le plaidoyer contre Phormion en cite deux, l’un qui résidait au Bosphore avec l’associé de Chrysippe et qui avait qualité pour toucher les fonds dus à ce dernier[94], l’autre, Lampis, capitaine marchand, qui, tout en ayant soin des affaires de Dion, trafiquait pour son propre compte[95]. On peut ranger dans la même classe les esclaves qu’un industriel prenait en location, non à la journée, mais pour un certain temps, et qu’il installait à demeure dans son atelier. Il en était ainsi probablement de la plupart de ceux qui travaillaient aux mines du Laurion[96]. Je ne parle pas des vingt esclaves qui avaient été donnés en gage au père de Démosthène, par son débiteur Mœriadès, et que son fils avait sûrement chez lui ; car ils étaient censés lui appartenir, tant que la dette n’avait pas été remboursée[97]. Faut-il croire que les Grecs firent un pas de plus, et qu’ils allèrent jusqu’à autoriser les esclaves à former des espèces de sociétés coopératives de production ? A la campagne, un groupe d’esclaves se chargeait parfois de moissonner les champs d’un propriétaire, ou de cueillir ses fruits, ou d’exécuter pour lui quelque tâche analogue. Ces marchés étaient toujours conclus par l’intermédiaire de leur maître ; mais ce n’était pas lui, semble-t- il, qui encaissait le prix convenu ; les esclaves le gardaient pour eux en totalité ou en partie[98]. Peut-être procédait-on de même dans l’industrie. Timarque possédait neuf ou dix esclaves corroyeurs, qui lui remettaient journellement cieux oboles (0 fr. 32) chacun, sauf le chef d’atelier qui en versait trois (0 fr. 48)[99]. Comment gagnaient-ils cet argent ? Il est possible que ce fût en se plaçant chez un patron étranger, et alors leur condition était la même que celle des esclaves de louage. Mais il n’est guère vraisemblable que ce patron ait pris chez lui l’équipe toute entière avec son contremaître, et il paraît plus légitime de penser que ces individus travaillaient librement pour le public, sauf l’obligation de servir à Timarque une rente fixe. J’incline, pour ma part, vers cette hypothèse, sans me dissimuler les difficultés qu’elle laisse subsister. Comment, par exemple, ces esclaves se procuraient-ils le local nécessaire ? En louaient-ils un au dehors, ou bien demeuraient-ils chez Timarque en lui payant un loyer ? D’où tiraient-ils leurs avances ? Si leurs bénéfices étaient pour eux, qui supportait les pertes ? Une seule chose dans tout ceci est certaine, c’est que leurs opérations engageaient la responsabilité pécuniaire de leur maître, puisqu’ils n’avaient eux-mêmes aucune personnalité civile. Pour se couvrir, il avait la ressource de s’emparer de leur avoir, dont il était toujours en droit l’unique propriétaire. Mais si le passif était supérieur à l’actif, c’était lui qui, de ses deniers, comblait le déficit. Il était clone fondé à contrôler tous leurs actes dans la mesure qu’il lui plaisait, et je suppose qu’en somme il ne leur laissait qu’une liberté fort précaire. D’ailleurs, il lui était loisible de dissoudre leur société, soit directement en les rappelant chez lui et en leur ordonnant de cesser leur industrie, soit indirectement en les vendant, connue fit Timarque[100]. On désirerait savoir dans quelle proportion les esclaves participaient au travail industriel. Malheureusement, pour dresser une pareille statistique, on se heurte à des obstacles insurmontables. Il faudrait tout d’abord déterminer le chiffre de la population servile dans les différents États. Or nous avons vu qu’on n’a le plus souvent abouti sur ce point qu’à des conjectures. D’ailleurs, en admettant que les calculs des érudits fussent exacts, il resterait encore à rechercher quels étaient, dans cette masse d’individus, les esclaves d’industrie, et il est visible que dans l’étal actuel des documents cette question ne se prête à aucune réponse précise. Voici, à mon avis, les seules conclusions qu’ils autorisent. Les esclaves n’étaient jamais patrons ; mais il ne s’ensuit pas qu’ils fussent toujours ouvriers. Beaucoup étaient gérants, contremaîtres, chefs d’atelier. En tant qu’ouvriers, ils avaient à peu près le monopole du travail des mines. Il est vrai qu’on aperçoit par endroits des hommes libres occupés à l’extraction ou au traitement du minerai ; mais ils sont en très petit nombre, et la main-d’œuvre ici est presque entièrement servile. De même, ce sont des esclaves que les auteurs anciens signalent dans tous les ateliers dont ils parlent. Est-ce ou non l’effet du hasard ? Je n’ose me prononcer là-dessus. Par contre, il n’y a point trace d’esclaves dans les comptes de travaux publics, à moins qu’ils se dissimulent sous la qualification un peu vague de salariés (μιςθωτοί), ou sous un nom de métier. C’est à peine si l’on constate la présence d’esclaves de l’État sur un chantier d’Éleusis. A Athènes, ils étaient encore employés à la réparation des routes et à la fabrication des monnaies. Enfin, dans le service domestique, il semble que toute la besogne fût faite par les esclaves, et on se rappelle que ce service avait une toute autre extension que chez nous. Les hommes n’en étaient pas totalement exclus ; mais on y affectait de préférence les femmes. |
[1] ARISTOTE, Politique, II, 4, 13. Xénophon exagère quand il dit qu’à Sparte les métiers industriels étaient défendus aux hommes libres (Gouv. des Lacédémon., VII, 2). Ils étaient permis aux périèques.
[2] HÉRONDAS, VI, 81-84.
[3] LYSIAS, I, 18.
[4] DÉMOSTHÈNE, XLV, 33.
[5] POLLUX, VII, 20 ; EUSTATHE, Iliade, XXII, 467.
[6] XÉNOPHON, Économique, X, 10 ; THÉOPHRASTE, Caractères, 4.
[7] ATHÉNÉE, XIV, p. 658 F.
[8] PLUTARQUE, Alcibiade, 23 ; Instituta laconica, 2.
[9] ATHÉNÉE, XII, p. 542 F.
[10] POLYEN, VI, 1, 4. VI, 1, 5.
[11] XÉNOPHON, Économique, VII, 6.
[12] STOBÉE, LXII, 45.
[13] TIMÉE, fragm. 67.
[14] ATHÉNÉE, VI, p. 273 B.
[15] PLATON, République, IX, p. 578 D.
[16] ARISTOTE, Politique, II, 1, 10.
[17] DIOGÈNE LAËRCE, V, 1, 11 et suiv.
[18] DIOGÈNE LAËRCE, III, 42-43.
[19] V, 2, 54-55.
[20] V, 3, 62 et suiv.
[21] V, 4, 72 et suiv.
[22] DÉMOSTHÈNE, XXXI, 157 et 159.
[23] LYSIAS, I, 9. La θεράπαινα qui va au marché parait distincte de la θεράπαινα qui garde l’enfant (11) et de la παιδίσκη (12). La chose pourtant n’est point certaine, quoi qu’en dise M. WALLON (I, p. 239).
[24] ISÉE, VIII, 35.
[25] DÉMOSTHÈNE, XLVII, 52.
[26] LYSIAS, V, 5.
[27] ARISTOTE, Politique, VII, 5, 13. DION CHRYSOSTOME, XV, p. 204 (Dindorf).
[28] DÉMOSTHÈNE, LIX, 42.
[29] PLUTARQUE, Apoplithegmes des rois, Hiéron, 4.
[30] ARISTOPHANE, Plutus, 26-29.
[31] Je laisse de côté trente-quatre enfants.
[32] BCH, XXII, p. 9 et suiv. Il y a de plus quatorze petits garçons et dix-neuf petites filles.
[33] PLATON, Ménon, 3 ; XÉNOPHON, Économique, VII, 22.
[34] Intendant de Périclès (PLUTARQUE, Périclès, 16). Gouvernante d’Ischomachos (XÉNOPHON, Économique, IX, 11).
[35] ARISTOTE, Économique, I, 5, 1.
[36] XÉNOPHON, Mémorables, II, 8.
[37] PLATON, Lois, VII, p. 808 A ; ARISTOPHANE, Lysistrata, 18 ; ÉSOPE, 110 ; HÉRONDAS, VIII, 1 et suiv.
[38] XÉNOPHON, Économique, VII, 35-36 ; X, 10.
[39] ARISTOTE, Politique, I, 2, 22. GALIEN, Protrept., 6.
[40] PHÉRÉCRATE, fragm. 45 Kock.
[41] XÉNOPHON, Économique, VII, 41.
[42] WF, 213, 239.
[43] XÉNOPHON, Économique, IX, 11-13.
[44] XÉNOPHON, Économique, XII-XIV.
[45] XÉNOPHON, Économique, XV, 1. L’auteur dit ailleurs (VII, 41) qu’une gouvernante, telle qu’il la dépeint, est παντός άξία.
[46] XÉNOPHON, Mémorables, II, 7, 6.
[47] DÉMOSTHÈNE, XLVIII, 12.
[48] LYCURGUE, Contre Léocrate, 38. Vie de Sophocle, dans Westermann, p. 195.
[49] DENYS D’HALICARNASSE, Sur Isocrate, 1.
[50] SCHOL. D’ARISTOPHANE, Chevaliers, 44.
[51] LYSIAS, XII, 8 et 19.
[52] DÉMOSTHÈNE, XXVII, 9.
[53] HÉRONDAS, VII, 44 (Crusius).
[54] CIA, II, 1104, 1122 et 1123.
[55] DÉMOSTHÈNE, XXXVII, 4-5.
[56] CIA, II, 834 b (add.), col. II, l. 31.
[57] CIA, IV, 2, 834 b, col. I, l. 44.
[58] ARISTOTE, Gouvernement des Athéniens, 54.
[59] SCHOL. D’ARISTOPHANE, Guêpes, 1007 (d’après ANDOCIDE). Peut-être l’individu était-il un comptable, et non pas un ouvrier.
[60] ARISTOTE, Politique, I, 2, 23.
[61] DÉMOSTHÈNE, XLVIII, 14-15.
[62] Sa profession est appelée une τέχνη (HYPÉRIDE, C. Athénogène, XII, 1).
[63] HYPÉRIDE, C. Athénogène, X, 16-18.
[64] DÉMOSTHÈNE, XXVII, 19, 22 ; XXIX, 26.
[65] XÉNOPHON, Mémorables, II, 5, 2.
[66] Dans XÉNOPHON, Mémorables, II, 8, 3, il s’agit d’un chef de culture.
[67] CIA, IV, 2, 834 b, col. I, l. 40, 41.
[68] ARISTOTE, Économique, I, 5, 3.
[69] PHILOCORE, fragm. 73 (Müller) ; POLLUX, VII, 133 ; Anecdota de Bekker, II, p. 212, l. 12.
[70] PS.-XÉNOPHON, Gouv. des Athén., I, 17.
[71] POSIDIPPOS, fragm. 26 Kock.
[72] THÉOPHRASTE, Caractères, 11 et 22.
[73] EUPOLIS, fragm. 159 Kock.
[74] HYPÉRIDE cité par POLLUX, VII, 191.
[75] AMEIPSIAS, fragm. I Kock.
[76] TÉRENCE, Adelphi, 481. WALLON, Hist. de l’esclavage, I, p. 250, note 2.
[77] ISÉE, VIII, 35.
[78] DÉMOSTHÈNE, XXVII, 20.
[79] DI, 3385. Cf. XÉNOPHON, Mémorables, III, 11, 4. DIOGÈNE LAËRCE, II, 5, 31. (Ces deux textes ne sont pas bien explicites.)
[80] DÉMOSTHÈNE, XXXVI, 4, 11, 12, 35.
[81] DÉMOSTHÈNE, XXXVII, 4-5.
[82] DÉMOSTHÈNE, LIII, 20.
[83] DÉMOSTHÈNE, XXVII, 20.
[84] THÉOPHRASTE, Caractères, 30.
[85] PLAUTE, Asinaria, 441-443. Cf. TÉLÈS dans STOBÉE, V, 67.
[86] XÉNOPHON, Revenus, IV, 14 ; THÉOPHRASTE, 22.
[87] DÉMOSTHÈNE, LIII, 20 ; XÉNOPHON, ibid.
[88] HYPÉRIDE, fragm. 155 (Didot).
[89] XÉNOPHON, Revenus, IV, 14.
[90] Revenus, IV, 15.
[91] Revenus, IV, 16.
[92] Voir tout le chapitre IV des Revenus.
[93] Anecdota de Bekker, I, p. 316.
[94] DÉMOSTHÈNE, XXXIV, 8 et 41.
[95] DÉMOSTHÈNE, XXXIV, 5, 6, 10. M. Dareste pense que Lampis était peut-être un affranchi. Il est pourtant appelé οίκέτης.
[96] Andocide parle d’un individu qui va toucher la redevance due à un esclave qu’il possède au Laurion (I, 38).
[97] DÉMOSTHÈNE, XXVII, 21.
[98] DÉMOSTHÈNE, LIII, 21. L’auteur ne dit pas qui touche l’argent, et son silence est ici fort significatif.
[99] ESCHINE, I, 97. Cf. TÉLÈS dans STOBÉE, XLV, 51.
[100] ESCHINE, I, 99.