On croit volontiers que le travail, surtout le travail industriel, était fort peu estimé chez les Grecs, et qu’ils affectaient de l’envisager comme une besogne d’esclave. Les auteurs anciens, en effet, nous offrent un grand nombre de textes dans ce sens-là. Mais il faut bien se garder de prendre toujours pour l’expression d’un sentiment général les affirmations de quelques esprits d’élite. S’il est intéressant de noter ce que disent des gens de métier Platon et Aristote, il est encore préférable, du moins pour l’historien, de se demander quelles étaient à ce sujet les idées courantes. Le malheur est que cette étude n’est point facile, faute de renseignements positifs. Nous avons rarement les moyens de pénétrer les pensées véritables de la foule, parce que les écrivains ont négligé habituellement de nous les transmettre, ou nous les ont transmises en les altérant. Au contraire, la voix des philosophes et des moralistes de l’antiquité arrive directement jusqu’à nous, et comme elle parle avec clarté et avec autorité, elle a peu de peine à couvrir les bruits vagues et confus où se trahit obscurément l’Opinion de la multitude. Nous avons eu l’occasion de montrer qu’à l’époque homérique les hommes, même de la plus haute naissance, ne répugnaient nullement au travail manuel. Hésiode, lorsqu’il donne à son frère des conseils pour la conduite de la vie, insiste également sur la nécessité du travail. Il est vrai qu’il vise principalement les occupations agricoles, et que celles-ci parurent toujours aux Grecs plus nobles que les autres ; mais en proclamant que le travail n’a rien de honteux, le poète n’établit aucune distinction entre les objets auxquels il s’applique[1]. Peu à peu cependant des idées bien différentes tendirent à prévaloir. Il est naturel à l’homme de chercher à exploiter la force et l’adresse de ses semblables ; de là vient que l’esclavage est presque aussi ancien que l’humanité. On a vu la place qu’il tenait déjà dans la société homérique ; il se développa encore dans la suite, en raison des facilités de plus en plus grandes que l’on eut à se procurer des esclaves, et ainsi on s’accoutuma insensiblement à regarder comme servile toute besogne habituellement confiée à cette classe inférieure et dédaignée. Ce sentiment se fit jour surtout dans les États qui connaissaient le servage. Qu’il ait été introduit en Grèce par la conquête dorienne, ou, selon une hypothèse plus plausible, par des causes multiples dont l’action fut plus lente et plus tardive[2], le servage détourna du travail tous ceux à,qui les redevances de leurs serfs assuraient des ressources suffisantes. Le citoyen fut une sorte de rentier, sans inquiétude sur ses moyens d’existence. Il put vaquer librement à ses devoirs civiques et militaires, et il laissa à d’autres le soin de le nourrir, de le vêtir et de le loger. A Sparte, cet état des mœurs fut sanctionné par la législation. Ailleurs, dit Xénophon, chacun tâche de gagner de l’argent, par la culture du sol, par la navigation, par le commerce, ou même par un métier industriel. La loi spartiate, au contraire, défend au citoyen de se livrer à un travail quelconque[3]. L’oisiveté passait dans cette république pour être la seule condition digne d’un homme libre[4], et une vieille chanson prouve qu’en Crète le bonheur suprême consistait à être guerrier et à vivre uniquement du labeur de ses serfs[5]. La plupart des cités aristocratiques se rapprochèrent plus ou moins de cet idéal. L’Attique, sous le régime oligarchique, ignora le servage, tel que nous l’apercevons en Laconie, en Crète, en Thessalie, c’est-à-dire comme une institution d’État. Mais les riches maîtres de tout le sol, en confiaient l’exploitation à des espèces de métayers qui retenaient seulement le sixième de la récolte, et qui souvent tombaient dans la servitude, faute de pouvoir acquitter leur redevance[6]. A Thespies, c’était une honte d’apprendre un métier ou de s’occuper d’agriculture[7]. Dans plusieurs républiques, la qualité de citoyen était incompatible avec l’exercice d’une profession mécanique[8]. A Thèbes, les boutiquiers et les détaillants n’avaient accès aux magistratures que dix ans après qu’ils s’étaient retirés des affaires[9]. A Épidamne, tous les ouvriers étaient des esclaves d’État[10], et le commerce extérieur était un service public[11]. Quelques aristocraties se montrèrent, il est vrai, moins exclusives. Tel fut le cas de celle de Corinthe. Sauf durant la tyrannie des Cypsélides (657-580 av. J.-C.), cette cité fut toujours gouvernée par l’oligarchie, une oligarchie très étroite avant cette période, une oligarchie tempérée dans la suite[12]. Or, ce qui domina chez elle de bonne heure, c’est le système mercantile. Corinthe fut en Grèce la cité industrielle et commerçante par excellence. Aussi le travail y était-il prisé plus peut-être que partout ailleurs. Elle comptait un très grand nombre d’esclaves[13] ; mais cette classe n’avait pas le monopole de la production économique. Il existait à Corinthe beaucoup d’artisans libres, et un auteur véridique affirme qu’ils y étaient considérés[14]. L’établissement de la tyrannie eut pour effet de rehausser dans tout le monde grec la condition des travailleurs. D’abord, ceux-ci bénéficièrent, au moins par contrecoup, de l’abaissement systématique de l’aristocratie[15], désormais déchue de son ancienne prépondérance, et assujettie comme eux aux volontés d’un maître absolu. Le régime nouveau paraît même avoir eu pour eux des complaisances toutes spéciales. Les tyrans ne se contentèrent pas de distribuer aux roturiers une partie des terres dont ils avaient dépouillé les nobles. Ils leur ouvrirent encore d’abondantes sources de gain par la colonisation, par l’extension du commerce, par le développement de l’industrie, par l’exécution des travaux d’utilité publique, et ils favorisèrent de la sorte l’accroissement de la richesse mobilière entre les mains de la classe inférieure. Dès lors, les gens de métier, tant ouvriers que patrons, occupèrent dans la société une place beaucoup plus grande qu’autrefois ; ils en devinrent un des éléments essentiels ; ils furent aussi nécessaires à l’État qu’aux particuliers, et ils se relevèrent dans l’opinion en raison de leurs services et de leurs progrès. Plusieurs tyrans s’ingénièrent même pour mettre le travail en honneur par l’obligation qu’ils imposèrent à tous de travailler. Cette tendance ne fit que s’accentuer dans les démocraties. Il y avait à Athènes une loi contre l’oisiveté. Quel qu’en soit l’auteur, Solon ou Pisistrate[16], toujours est-il qu’elle demeura longtemps en vigueur, puisque Lysias écrivit un plaidoyer pour un procès de ce genre au début du IVe siècle[17], et que le philosophe Cléanthès fut traduit de ce chef en justice vers l’an 300[18]. Elle visait non pas tous les citoyens indistinctement, mais ceux qui n’avaient pas des moyens réguliers d’existence. Elle voulait qu’ils gagnassent leur vie par un travail quelconque, sous peine d’amende, et, en cas de récidive, sous peine d’atimie. Elle laissait d’ailleurs à chacun la faculté de choisir la profession qu’il lui plaisait, et elle plaçait suit le même pied la culture du sol, l’industrie et le commerce[19]. Dans le même ordre d’idées, Solon décida que le fils ne serait pas tenu de nourrir son père, quand ce dernier aurait négligé de lui enseigner un métier, et on entendait par là un métier industriel[20]. Quelques-uns estimaient peut-être que la précaution était bonne pour tout le monde, même pour les riches, personne n’étant à l’abri des revers de fortune[21] ; mais la règle ne concernait évidemment que les pauvres. Les aristocrates athéniens se plaignaient des égards qu’on avait pour les artisans, tout en avouant que beaucoup d’entre eux, par exemple ceux qui participaient aux constructions navales, étaient indispensables à la république[22]. Mais l’immense majorité des citoyens était loin de s’associer à leurs critiques. Pour se rendre compte de l’opinion dominante, c’est à Thucydide qu’il faut s’adresser. Dans l’oraison funèbre qu’il prête à Périclès, et où il exprime des idées qui sans doute leur étaient communes à l’un et à l’autre, il déclare que nul ne songe à s’enquérir de la manière dont chacun pourvoit à ses besoins. La honte consiste non pas à être pauvre et à le paraître, mais à ne rien faire pour sortir de la pauvreté[23]. Une loi autorisait l’action en diffamation contre tout individu qui reprochait à un citoyen sa profession, si modeste qu’elle fût[24]. Thucydide ne cite pas cette loi ; mais assurément il l’approuve. Il est d’avis que l’ouvrier le plus humble doit avoir part au gouvernement, qu’on peut veiller simultanément à ses intérêts privés et aux affaires de l’État, qu’il n’est pas nécessaire d’être riche et oisif pour se mêler de politique, et que souvent les gens de métier s’y entendent à merveille[25]. Ici, comme en toutes choses, les mœurs et les lois d’Athènes sont, à ses yeux, le contre-pied des mœurs et des lois de Sparte, et il n’hésite pas à s’en féliciter. Les artisans n’avaient pas seulement le droit de siéger à l’assemblée du peuple[26] et d’y prendre la parole ; ils y formaient la majorité. Si l’on en croit Xénophon, celle d’Athènes se composait principalement de foulons, de cordonniers, de charpentiers, de forgerons, de cultivateurs, de commerçants, de détaillants[27], et il résulte d’un texte d’Aristophane que les campagnards s’y trouvaient généralement en minorité[28]. Dans certaines démocraties, dit Platon, la classe la plus nombreuse et la plus influente à l’Assemblée est celle des artisans[29]. Aristote regrette qu’à Athènes et dans les États analogues les réunions du peuple soient si fréquentes ; mais cet inconvénient lui parait inévitable dans une ville pleine d’ouvriers[30], alors surtout qu’on y attire tout le monde à l’ecclésia par la promesse d’une indemnité de présence[31] Cette réflexion est vraie également du jury athénien, que le tirage au sort et l’allocation d’un jeton ouvraient largement aux derniers des citoyens[32]. Toutes les fonctions publiques furent pendant quelque temps réservées aux propriétaires fonciers, et réparties entre eux, soit par le sort, soit par l’élection, d’après le chiffre de leur revenu brut en céréales, en vin ou en huile[33]. Mais il arriva un moment où l’on fit aussi entrer en ligne de compte la richesse mobilière. A cet effet, on établit qu’un talent de capital serait censé représenter un revenu de cinq cents mesures, qu’un demi-talent équivaudrait à un revenu de trois cents mesures, et qu’un cinquième de talent équivaudrait à un revenu de deux cents[34]. Dès lors il y eut concordance entre les différentes catégories de propriétaires ruraux et les différentes catégories d’industriels. Ceux qui possédaient moins de 1.000 drachmes restèrent exclus de toutes les magistratures et n’eurent accès qu’à l’assemblée et aux tribunaux. Les autres purent être archontes, stratèges, sénateurs, etc., quelle que fût l’origine de leur fortune, et on alla jusqu’à les payer, pour leur ôter tout prétexte d’abstention[35]. En 403 av. J.-C., après la chute des Trente Tyrans, Phormisios imagina de concentrer tous les droits politiques entre les mains des agriculteurs[36] ; mais ce projet n’eut point de suite, et plus tard, quand la Macédoine introduisit à Athènes un régime censitaire, le cens fut déterminé par la richesse, et non par la richesse foncière[37]. La seule trace peut-être qui ait subsisté du privilège dont jouissaient jadis les propriétaires, c’est la règle qui voulait, dit-on, que tout stratège eût un fonds de terre en Attique[38]. Mais le silence d’Aristote sur cette loi indique qu’elle était tombée en désuétude. Dès la fin du Ve siècle, cette dignité fut conquise, sinon par les artisans, du moins par les chefs d’industrie[39]. Les conservateurs étaient fort scandalisés de cette innovation ; mais ils n’en contestaient pas la légalité, et Aristote donne à penser qu’elle fut amplement justifiée par l’incapacité qu’avaient montrée précédemment beaucoup de stratèges de noble extraction[40]. Tout ceci dénote un état d’opinion singulièrement favorable aux arts manuels, et à ceux qui les pratiquaient. Si les hommes bien nés, si les esprits raffinés éprouvaient pour eux quelque dédain[41], ce sentiment n’allait guère au delà de la répulsion qu’inspirent chez nous à la haute classe ces sortes de professions. Dans tous les cas, il ne dépassait pas le cercle étroit tics gens qui se piquaient de ne pas ressembler à tout le monde. Lorsqu’on lit, non pas des pamphlets comme les comédies d’Aristophane ou l’écrit qu Pseudo-Xénophon sur le Gouvernement des Athéniens, mais des documents impartiaux en cette matière, tels que les plaidoyers des orateurs attiques, on a l’impression que le travail industriel n’avait pour les contemporains rien d’humiliant ni de méprisable. Chacun parlait de son métier sans honte et sans embarras, et on ne remarque pas que Démosthène ait rougi, ou que ses adversaires lui aient jamais reproché d’être le fils d’un armurier. Le potier Euphronios, ayant voulu faire une offrande à Athéna, énonça dans sa dédicace son titre de κεραμεύς, comme s’il en eût été très fier[42]. Le foulon Simon, le corroyeur Smikros, les potiers Mnésiadès et Néarchos imitèrent son exemple[43]. On n’était nullement choqué de voir un cordonnier ou un forgeron représenté sur un bas-relief funéraire dans l’attitude d’un personnage héroïsé, et en même temps avec les insignes de sa profession[44]. On accueillait avec bienveillance les industriels étrangers qui venaient se fixer à Athènes, et on ne croyait pas avilir la qualité de citoyen en la leur conférant[45]. Périclès se vantait d’avoir fourni à ses compatriotes du travail et des salaires en donnant une vive impulsion aux embellissements de la ville[46]. Or il est évident qu’il n’aurait pas tenu ce langage, si cette politique avait heurté le sentiment public. On n’oubliera pas enfin que les artisans étaient placés sous le patronage spécial d’Héphaistos et d’Athéna, et qu’ils se glorifiaient de descendre de ces deux divinités[47]. Les diverses professions n’étaient pas assimilées les unes aux autres. Il y en avait dans le nombre qui étaient réputées indignes de quiconque se respectait. D’après Athénée, Solon interdit aux honnêtes gens celle de parfumeur[48] ; mais cette prohibition légale dut à la longue disparaître, puisque Eschine le philosophe ne dédaigna pas ce métier[49]. Le lexicographe Pollux cite encore les bateliers, les tanneurs, les corroyeurs et les charcutiers[50]. Peut-être cette classification est-elle un peu arbitraire. Il semble en effet que l’auteur, pour certaines de ces industries, se soit trop docilement inspiré d’Aristophane, et qu’il ait attribué une portée trop générale aux injures que dans les Chevaliers le poète prodigue au fabricant de cuirs Cléon et à son rival le marchand de boudins. Sauf les métiers notoirement sordides ou infâmes, la plupart étaient plus ou moins estimés suivant le goût de chacun, et ce serait, s’exposer à de graves erreurs que d’étendre à une industrie toute entière ce qui- n’était souvent qu’un jugement individuel, ou de prendre trop au sérieux ce qui n’était parfois qu’une boutade. Le public était loin de regarder du même œil les patrons riches et les ouvriers pauvres. Si les premiers, alors même qu’ils étaient de simples métèques, c’est-à-dire des étrangers domiciliés, réussissaient à se faire des amis jusque dans la haute société d’Athènes, comme l’armurier Képhalos dont il est question au début de la République de Platon[51], les seconds obtenaient tout au plus le degré de considération qu’ils atteignent chez nous. Cette distinction est tellement conforme à la nature des choses qu’on la constate dans tous les temps et dans tous les pays, même dans ceux où la passion de l’égalité est le plus vive, et il n’en résultait aucune défaveur pour le travail. . Je n’en veux pour preuve qu’un curieux entretien de Socrate dans les Mémorables de Xénophon[52]. Aristarchos se trouve momentanément sans ressources ; ses terres sont aux mains de l’ennemi, ses maisons ne se louent pas, ses marchandises ne se vendent pas, et nul ne consent à prêter son argent. Or, plusieurs de ses parentes ont été obligées de se réfugier chez lui, et il est fort en peine pour les nourrir. Socrate, étonné de sa détresse, lui signale plusieurs industriels qui à ce moment même vivent dans l’aisance et s’enrichissent. Aristarchos répond que c’est parce qu’ils possèdent des esclaves, tandis que lui ne peut contraindre au travail les femmes qu’il a recueillies dans sa maison. Comment ! lui dit Socrate, parce que ces personnes sont libres et apparentées avec toi, tu penses qu’elles ne doivent rien faire que manger et dormir ! Crois-tu donc que le bonheur consiste dans l’oisiveté, et qu’il est toujours préférable de s’engourdir dans la paresse plutôt que de chercher à acquérir et à conserver tout ce qui est indispensable à la vie ? Tu prétends que ces femmes savent confectionner des vêtements. Pourquoi ne tirent-elles pas parti de leurs talents ? Lesquels sont plus sages, ceux qui se condamnent à la fainéantise ou ceux qui se livrent à une occupation utile ? Lesquels sont plus justes, ceux qui travaillent ou ceux qui, les bras croisés, rêvent aux moyens de subsister ? Tout ce chapitre de Xénophon est le commentaire textuel du passage de l’oraison funèbre de Périclès que j’ai cité plus haut. L’accord est ici complet entre le politique et le philosophe. Ils voient tous deux dans le travail, non pas un mal inévitable, mais un bien, et ils placent au-dessus de tout la vaillance de l’individu qui s’efforce d’échapper par son labeur aux embarras de la pauvreté ou de la gêne. Ce n’est point là une théorie en l’air, encore moins un paradoxe, qu’ils énoncent. Périclès dit formellement qu’il se contente de répéter ce que tout le monde pense à Athènes, et Socrate, en parlant de la sorte à Aristarchos, prêche un homme déjà à moitié converti ; tant ces idées étaient répandues dans la société ! Est-il maintenant à propos d’insister sur les doctrines des philosophes, et de montrer combien elles s’écartent de l’opinion commune ? Si ingénieuses, si profondes qu’elles soient, elles sont pour l’historien d’un médiocre profit. Fondées en grande partie sur une connaissance superficielle des institutions égyptiennes, sur une appréciation erronée des lois spartiates, sur les préjugés surannés de l’aristocratie hellénique, elles n’offrent guère qu’un intérêt de curiosité, d’autant plus qu’elles n’eurent, à ce qu’il semble, dans la pratique qu’une très petite influence. Ce sont de pures spéculations qui sans doute séduisirent beaucoup d’esprits, mais dont l’action fut faible sur le public ; elles ne sortirent guère de l’ordre des idées pour pénétrer dans l’ordre des faits, et dès lors nous sommes autorisés à ne pas nous y appesantir. De tous les philosophes grecs, le seul peut-être qui ait préconisé le travail, c’est Antisthène, le chef de l’école cynique, et il est certain qu’il avait en vue le travail physique[53]. Les autres sont unanimes à professer qu’il n’y a pour l’homme libre, pour le citoyen, qu’un état convenable, l’oisiveté (άργία) ou le loisir (σχολή)[54]. A leurs yeux, le travail a un double inconvénient : il affaiblit le corps et enlève à l’âme toute son énergie ; de plus, il empêche l’individu de s’appliquer à son perfectionnement moral et d’acquérir les qualités qui le rendent capable de remplir ses devoirs civiques[55]. Ils avouent qu’une société ne peut se passer d’industrie, et par conséquent d’artisans ; mais ces artisans, ils les relèguent au dernier degré de l’échelle sociale, et quand ils n’en font pas des esclaves, ils les excluent en bloc de la cité. Le pythagoricien Hippodamos, par exemple, distingue dans la république trois catégories de personnes : la première, appelée τό βουλευτικόν, comprend ceux qui gouvernent ; la seconde, τό έπίκουρον, est la classe des guerriers ; la troisième, τό βάναυσον, fournit aux autres leurs moyens d’existence. Les cieux premières mènent seules une vie libre et indépendante ; la troisième, subdivisée en trois parties, les agriculteurs, les artisans et les commerçants, travaille, produit et obéit[56]. Platon se prononce pour une organisation analogue, du moins dans son traité de la République, qui contient ses rêveries plutôt que ses idées. Partant de ce principe que nul ne fait bien plusieurs besognes différentes[57], il veut, lui aussi, qu’il y ait trois classes dans les magistrats, les guerriers et les travailleurs, les magistrats devant se recruter parmi les plus figés et les plus sages des guerriers[58]. Les guerriers ne posséderont rien[59] ; le régime de la communauté s’étendra pour eux jusqu’aux femmes et aux enfants[60]. Les laboureurs, les artisans, tous de condition libre, jouiront du droit de propriété, et pourvoiront aux besoins de la société toute entière[61]. L’hérédité des professions sera la règle. Néanmoins, les magistrats élèveront à la haute classe les meilleurs sujets de la classe inférieure, et rejetteront dans la basse classe ceux qui mériteront de déchoir[62] ; de la sorte, chacun occupera la place la plus conforme à ses aptitudes et à l’intérêt public. Dans les Lois, Platon a le dessein d’esquisser le plan d’une cité non pas idéale, mais réelle. L’État qu’il y crée compte 5.040 citoyens, qui reçoivent tous un lot de terre, d’où ils tirent par le travail de leurs esclaves un revenu modeste[63]. Des précautions minutieuses sont prises pour que le nombre des citoyens et des lots demeure immuable. L’industrie est réduite au minimum ; elle se borne à la fabrication des objets usuels. Il est interdit aux citoyens d’exercer un métier quelconque. Ils ont une tâche qui exige beaucoup d’étude, c’est de mettre et de conserver le bon ordre dans l’État ; or une œuvre pareille n’est point de celles qu’on exécute à la hâte[64]. Toutes les professions manuelles sont laissées aux métèques, et nul n’a le droit d’en cumuler deux à la fois[65]. Le corps des artisans se fractionne en treize parts. Une d’elles habite dans la ville, où elle est distribuée entre les douze quartiers ; les autres résident à la campagne. Les magistrats déterminent la quantité d’ouvriers nécessaire à chaque canton rural, et les fixent aux endroits les plus commodes pour les cultivateurs[66]. Après un séjour de vingt ans, le métèque est obligé de quitter le pays avec tous ses biens[67]. Ainsi, prépondérance du régime agricole, restriction systématique de l’industrie et du commerce, et par suite de la richesse mobilière, maintien aussi exact que possible de l’égalité sociale, exploitation du sol confiée à des espèces de serfs, métiers abandonnés aux étrangers établis dans la contrée, longs loisirs ménagés aux citoyens pour qu’ils puissent consacrer toute leur vie à l’acquisition et à la pratique de la vertu, tels sont les principaux traits de la conception platonicienne de l’État. Qu’il y ait là de nombreux emprunts faits aux législations positives des cités aristocratiques de la Grèce, notamment à celle de Sparte, c’est ce qui n’est point douteux. Mais la pensée primordiale appartient en propre au philosophe, et jure avec le spectacle qu’il avait sous les yeux, surtout à Athènes. Les doctrines politiques d’Aristote procèdent de la même inspiration. La qualité essentielle du citoyen doit être, d’après lui, la vertu ; mais on n’arrive à la vertu que par un apprentissage qui suppose une certaine liberté d’esprit. Il faut donc que le citoyen s’abstienne de tous ces travaux pénibles et absorbants qui dépriment l’âme en même temps qu’ils fatiguent le corps[68]. En soi, le travail n’est pas absolument condamnable. Ce qui avilit, c’est de travailler pour autrui en vue d’un salaire ou d’un profit matériel ; une condition semblable ravale l’homme au niveau de l’esclave[69]. Il est visible dès lors que dans tout l’État sagement ordonné, le citoyen ne sera ni artisan ni marchand, car ce genre de vie est bas et contraire à la vertu ; il ne sera pas non plus agriculteur, car il a besoin de loisirs, tant pour s’élever à la vertu que pour s’acquitter de ses devoirs civiques[70] ; et comme la société ne peut vivre que par le concours de ces professions, ce sont les étrangers et les esclaves qui en seront chargés[71]. Ces principes toutefois comportent des exceptions plus ou moins graves, selon la nature du régime en vigueur. Dans une aristocratie, c’est-à-dire dans un État où les dignités sont attribuées au mérite et à la vertu, l’artisan et l’ouvrier seront privés des droits politiques. Dans une oligarchie censitaire, l’artisan, s’il est riche, aura accès aux magistratures, tandis que l’ouvrier pauvre n’y parviendra jamais. Dans une démocratie avancée, l’un et l’autre possédera forcément la plénitude des prérogatives du citoyen[72] ; mais le signe d’un État bien réglé, c’est l’exclusion qui frappe à cet égard l’ensemble des artisans[73]. Cette hostilité des philosophes contre le travail industriel fut toujours vivace en Grèce ; on en trouve l’écho, nullement affaibli, jusque dans les écrits de Plutarque et de Lucien[74]. Mais ce préjugé ne pénétra profondément ni dans les mœurs ni dans les institutions. Le public, s’il connut ces belles théories, s’y montra réfractaire, et la classe inférieure n’en souffrit pas plus dans sa considération que dans ses intérêts. Elles n’empêchèrent ni les arts manuels de prospérer, ni les ouvriers de travailler, ni les patrons de s’enrichir. C’est tout au plus si elles fournirent aux aristocrates des arguments de plus à l’appui d’une opinion qui était traditionnelle chez eux. Elles n’eurent d’autre effet que de créer à l’usage des gens distingués ou prétendus tels une sorte de snobisme qui fut en somme peu contagieux, et qui n’entama guère le gros de la population. |
[1] HÉSIODE, Travaux et Jours, 311. Il est curieux de remarquer les efforts que fait Platon pour dénaturer le sens de cette phrase (Charmide, 10).
[2] Cf. La Propriété foncière en Grèce, p. 74-77 et. 122-126.
[3] XÉNOPHON, Gouv. des Lacédémoniens, VII, 1-2.
[4] Rapprocher le mot d’Hérondas dans les Moralia de Plutarque, I, p. 271 Didot.
[5] Poëtæ lyrici græci de Bergk, III, p. 651 (4e édit.).
[6] ARISTOTE, Gouv. des Athén., 2. Cf. La propriété foncière en Grèce, p. 420-422.
[7] ARISTOTE, Fragments (Rose), p. 386.
[8] XÉNOPHON, Economiques, IV, 3.
[9] ARISTOTE, Politique, III, 3, 4.
[10] Ibid., II, 4, 13.
[11] PLUTARQUE, Questions grecques, 29.
[12] GILBERT, Handbuch der griechischen Staatsalterthümer, II, p. 89-90.
[13] Voir chapitre VII.
[14] HÉRODOTE, II, 167.
[15] Voir ce que dit Aristote sur le principe des tyrans (Politique, VIII, 8, 7).
[16] HÉRODOTE (II, 177) et DIODORE (I, 77) l’attribuent à Solon ; Théophraste l’attribue à Pisistrate (PLUTARQUE, Solon, 31).
[17] LYSIAS, fragm. 189 et suiv. (Didot).
[18] DIOGÈNE LAËRCE, VII, 5, 2.
[19] LYSIAS, fragm. 35 ; ISOCRATE, VII, 44-45.
[20] PLUTARQUE, Solon, 22. Cette loi lui fut suggérée par la nécessité de suppléer à la stérilité qu sol de l’Attique.
[21] VITRUVE, préface du livre VI.
[22] PS.-XÉNOPHON, Gouvernement des Athéniens, I, 1 et 2.
[23] THUCYDIDE, II, 40.
[24] DÉMOSTHÈNE, LVII, 30.
[25] THUCYDIDE, loc. laud.
[26] PLATON, Protagoras, 10 ; ESCHINE, I ; 27.
[27] XÉNOPHON, Mémorables, III, 7, 6.
[28] ARISTOPHANE, Ass. des femmes, 431 et suiv.
[29] PLATON, République, VIII, p. 565 A.
[30] ARISTOTE, Polit., VII, 2, 7.
[31] Le μιθός έκκλησιαστικός fut successivement porté de une à deux, puis à trois oboles. Il avait déjà atteint ce dernier chiffre en 393 (ARISTOPHANE, Ass. des femmes, 295).
[32] Le μιθός δικαστικός, institué par Périclès, était de trois oboles dès l’année 424 (ARISTOPHANE, Chevaliers, 255). Quelques-uns prétendent, dit Aristote, qu’il abaissa le niveau intellectuel du jury (Gouv. des Athén., 27).
[33] ARISTOTE, Gouv. des Athén., 7, 22, 26.
[34] La Propriété foncière en Grèce, p. 524-525.
[35] ARISTOTE, Gouv. des Athén., 62.
[36] Il demandait τήν πολιτείαν μή πάσιν, άλλά τοΐς γήν έχουσι παραδοΰναι (Argument du XXXIVe discours de Lysias).
[37] En 322, Antipater (DIODORE, XVIII, 18). Cassandre en 318 réduisit le cens de moitié (XVIII, 74).
[38] DINARQUE, C. Démosthène, 71. D’après le contexte, il est douteux que ce fût là une prescription légale.
[39] Élection comme stratèges d’Eucratès, marchand d’étoupes, en 432, de Lysiclès, marchand de moutons, en 428, de Cléon, corroyeur, en 425, 424 et 422 (EUPOLIS, 117 Koch ; ARISTOPHANE, Grenouilles, 727-733).
[40] ARISTOTE, § 26.
[41] PLATON, Gorgias, 68.
[42] CIA, IV, 1, p. 79, n° 302.
[43] Ibid., p. 42, 88, 101, 103.
[44] CONZE, Attische Grabreliefs, t. I, pl. 119.
[45] PLUTARQUE, Solon, 43.
[46] PLUTARQUE, Périclès, 12.
[47] PLATON, Lois, XI, p. 920 D. Ibid., p. 920 E.
[48] ATHÉNÉE, XIII, p. 612 A.
[49] Ibid., p. 611 F. Voir aussi l’individu pour lequel Hypéride écrivit le Plaidoyer contre Athénogène.
[50] POLLUX, VI, 128. Il appelle ces métiers βίοι έφ' οΐς άν τις όνειδισθείη.
[51] Sa profession nous est indiquée par son fils Lysias (XII, 19).
[52] XÉNOPHON, Mémorables, II, 7. Il est visible qu’Aristarchos est un citoyen, et non pas un métèque. On admet généralement que dans cet ouvrage Xénophon exprime plutôt ses idées personnelles que celles de Socrate.
[53] DIOGÈNE LAËRCE, VI, 1, 2.
[54] Plutarque prête à Thalès cette parole : Άριστον αύτώ δοκεϊν οΐκον έν ώ πλείστην άγειν τώ δεσπότη σχολήν έξεστιν (Banquet des Sept Sages, 12). Socrate disait ότι ή άργία άδελφή τής έλευθερίας έστί (ÆLIEN, Hist. var., X, 14. Cf. DIOGÈNE, II, 5, 31). Platon estime par-dessus tout celui qui a été élevé έν έλευθερία τε καί σχολή (Théétète, 25). ARISTOTE, Polit., V, 2, 4. HÉRACLIDE DE PONT cité par ATHÉNÉE, XII, p. 512 B.
[55] PLATON, République, VI, p. 495 D. XÉNOPHON, Économiques, IV, 2 et 3. ARISTOTE, Politique, V, 2, 1.
[56] STOBÉE, XLIII, 92 et 93.
[57] PLATON, République, II, p. 374 A.
[58] Ibid., III, p. 412.
[59] III, p. 417 ; IV, p. 419.
[60] V, p. 457 C.
[61] Cela résulte de ce fait que tout travail est défendu aux guerriers (III, p. 395 B).
[62] III, p. 415.
[63] Lois, V, p. 737 et suiv.
[64] VIII, p. 846 D.
[65] VIII, p. 847 A.
[66] VIII, p. 848 E.
[67] VIII, p. 850.
[68] ARISTOTE, Politique, V, 2, 1.
[69] Ibid., IV, 13, 5, et V, 2, 2. La seule différence, c’est que l’esclave travaille pour une personne unique, au lieu que l’artisan travaille pour le public (III, 3, 3). Cf. Rhétorique, I, 9, 27.
[70] Politique, IV, 8, 2.
[71] IV, 4, 4.
[72] III, 3, 3-4.
[73] III, 3, 2.
[74] PLUTARQUE, An ; seni gerenda sit respublica, 4 ; Périclès, 1 et 2. LUCIEN, I, 9 ; LXIX, 12.