LA MAIN-D’ŒUVRE INDUSTRIELLE DANS L’ANCIENNE GRÈCE

 

CHAPITRE III. — L’ÉVOLUTION DE L’INDUSTRIE EN GRÈCE.

 

 

A partir du VIIIe siècle, nous assistons en Grèce à un développement rapide de l’industrie et du commerce. Ce phénomène ne se produisit pas partout avec la même intensité. Dans les cités qui possédaient un vaste territoire, comme Athènes et Sparte, on demeura fidèle aux anciennes traditions, et on continua de s’appliquer surtout à la culture du sol. Là, au contraire, où l’on se trouva enfermé dans d’étroites limites, on s’ingénia à tirer parti des autres ressources du pays, et pour peu qu’il fût favorable à l’industrie ou au trafic maritime, c’est dans ce sens que se tourna l’activité de la population.

L’exemple des Phéniciens eut à cet égard une influence décisive sur les destinées de la Grèce. Depuis longtemps, ce peuple de négociants et de marins provoquait l’admiration et excitait la jalousie de ses clients. Leurs navires sillonnaient toute la Méditerranée orientale ; leurs comptoirs étaient disséminés sur toutes les côtes, et les produits de leurs ateliers inondaient tous les marchés. On savait qu’il y avait là pour eux une source abondante de profits, et, comme il était naturel, on songeait de plus en plus à la leur disputer. Pendant plusieurs siècles, les Grecs s’étaient contentés de leur fournir des matières premières et de leur acheter, en échange, des objets manufacturés. Mais, peu à peu, ils conçurent la pensée de leur faire concurrence. A force de vivre en rapport avec eux et de les voir à l’œuvre, à force de manier les articles que ces étrangers leur vendaient, ils réussirent à s’approprier quelques-uns de leurs procédés, et dès lors ils eurent une double ambition : ils prétendirent, d’une part, élaborer eux-mêmes les matières brutes qu’auparavant ils leur cédaient, et, d’autre part, ils voulurent se ménager des débouchés au dehors. Alors commença en Grèce, non pas la grande industrie, mais l’industrie d’exportation.

Or, les Phéniciens n’étaient plus en mesure de défendre le monopole dont ils avaient joui jusque-là. Affaiblis par leurs discordes intestines et par les rivalités de ville à ville, tenus en bride par la domination brutale des rois d’Assyrie, qui, pour être intermittente, n’en était pas moins fort lourde[1], dénués d’ailleurs de tout esprit militaire, ils ne pouvaient guère opposer aux Grecs qu’une résistance économique, c’est-à-dire, en somme, peu efficace. Ils se laissèrent donc graduellement évincer de la mer Égée, et même quand ils se furent procuré d’amples compensations dans les régions encore barbares de l’Occident[2], ils virent leurs rivaux accourir sur leurs traces, et se faire à côté d’eux une place en Italie, en Sicile, en Gaule et en Espagne.

Les Ioniens d’Asie-Mineure étaient alors, de tous les Grecs, les plus avancés en civilisation. Comme les Phéniciens, ils occupaient une contrée en bordure sur la mer ; mais, sans parler des avantages que leur offrait un littoral riche en ports sûrs et bien abrités, la mer qui s’étalait sous leurs yeux, toute parsemée d’îles, les conduisait très vite vers des parages habités par leurs frères de race. De plus, au lieu d’être séparés du continent par de hautes montagnes, ils communiquaient librement avec l’intérieur du pays par des vallées qui leur facilitaient l’accès du royaume presque hellénisé de Lydie.

Au débouché d’un de ces fleuves, le Méandre, s’élevait la ville de Milet. C’était 1h peut-être, à l’époque où nous sommes, la plus florissante qu’il y eût dans le monde grec. Elle avait pour principale industrie la fabrication des étoffes et des tapis, qu’elle avait probablement apprise des Lydiens[3], et elle y joignait, semble-t-il, celle du meuble[4]. Il ne lui suffisait pas de pourvoir aux besoins de la consommation locale ; elle avait un champ d’opérations beaucoup plus vaste. Depuis le jour où elle fonda le comptoir de Cyzique, vers le milieu du VIIIe siècle[5], elle ne cessa de créer de nouveaux établissements dans le Pont-Euxin et dans les environs, si bien qu’elle finit, dit-on, par être la métropole de quatre-vingt-dix cités[6]. Ses navires allaient chercher dans la mer Noire des laines, des peaux, des salaisons, du bois, du fer, de l’or, du vermillon, des esclaves, et y apporter à la fois des denrées agricoles, telles que le vin et l’huile, et des produits ouvrés. Les Milésiens s’aventurèrent également vers le sud et vers l’ouest. Ils se glissèrent dans le delta du Nil[7], et on sait que leurs marchandises pénétraient dans l’Italie méridionale et même en Étrurie[8], quoiqu’ils n’eussent pas de colonies dans ces mers-là.

Dans la Grèce propre, l’île d’Eubée avait des gisements de cuivre que les Phéniciens avaient peut-être connus et que la ville de Chalcis exploita après eux[9]. Le minerai était traité sur place, et tous les témoignages anciens s’accordent pour nous représenter les Chalcidiens comme d’excellents métallurgistes[10]. Eux aussi s’efforcèrent de donner à leur industrie une extension considérable par le commerce d’exportation. Tandis qu’ils fondaient sur la côte thrace, dans une région minière, les cités de la Chalcidique[11], ils envoyaient leurs colons en Sicile, à Naxos[12], et en Italie, à Cumes[13].

L’admirable situation de Corinthe au point de croisement des deux grandes routes, l’une terrestre, l’autre maritime, qui traversent l’Hellade, la prédestinait à devenir une puissance commerçante de premier ordre. Il est possible que les Phéniciens se soient déjà aperçus des avantages du lieu et qu’ils aient eu en cet endroit un centre industriel. Dans la suite, en tout cas, Corinthe ne tarda pas à atteindre un haut degré de prospérité. Avec l’argile blanche de ses falaises, elle modela des poteries dont la vogue fut extraordinaire[14] ; elle fit des tissus et des tapis de laine ornés de belles couleurs[15] ; elle tira du bassin de l’Acheloos des bois de constructions navales[16], et elle eut le mérite d’inventer vers l’an 700 la trière[17] ; enfin elle demanda à l’Eubée et plus tard à l’Étrurie[18] les métaux qui lui permirent de fabriquer à profusion des armes, des vases, des miroirs et des ustensiles de tout genre[19]. Là encore, les progrès de la colonisation marchèrent de pair avec ceux de l’industrie. En 734, les Corinthiens se fixèrent à Corcyre et à Syracuse[20], et s’il ne paraît pas qu’ils se soient installés à demeure sur la côte étrusque, ils nouèrent dans le pays des liens étroits, comme le prouve l’histoire de Démarate[21].

L’essor économique de Milet, de Chalcis et de Corinthe se manifeste dans beaucoup d’autres villes de la Grèce. Sans doute il faudrait ici faire quelques réserves. Toute cité maritime n’était pas nécessairement une cité industrielle, et plus d’une employa ses navires à transporter seulement les produits d’autrui. De même, la colonisation put être parfois provoquée par des causes étrangères à l’état de l’industrie, notamment par l’excès de population, les révolutions politiques ou l’hostilité des voisins. Il est visible cependant que les efforts tenaces des Grecs pour s’ouvrir des marchés d’approvisionnement ou de vente témoignent de l’activité de leurs ateliers.

Quoique les colonies fussent pour la plupart indépendantes, elles gardaient le plus souvent des relations avec la métropole ; elles accueillaient volontiers ses navires, ses commerçants, ses marchandises, et elles contribuaient ainsi à accroître sa prospérité. J’ajoute que plusieurs devenaient à leur tour des métropoles, et que toutes ces villes répandaient autour d’elles, jusque chez les indigènes, des goûts de plus en plus raffinés, que l’industrie hellénique était seule capable de satisfaire.

C’était alors le moment où l’aristocratie, victorieuse de la royauté, détenait à peu près partout l’autorité publique. En général, cette classe tirait sa richesse de la possession qu sol ; mais, sur certains points, c’est à d’autres sources qu’elle était obligée de la puiser. Corinthe, par exemple, avait à sa tête une puissante et nombreuse famille, celle des Bacchiades, qui, avec une admirable entente de ses intérêts, chercha dans le trafic et l’industrie les ressources que l’agriculture lui refusait. Nous ne savons pas trop comment elle s’y prit ; mais il est indubitable qu’elle eut l’initiative du progrès économique qui fit la fortune de cette opulente cité[22]. L’aristocratie milésienne suivit peut-être la même politique, bien que l’élève du bétail lui donnât de gros revenus[23]. On concevrait mal d’ailleurs que l’industrie se fût développée là ou ailleurs contre le gré de la classe gouvernante et en dehors de sa participation ; car cette classe avait seule la richesse, et par conséquent la possibilité de procurer aux artisans la mise de fonds indispensable. Si médiocre que fût l’outillage, si viles que fussent les matières premières, il fallait des avances à quiconque exerçait une profession pour son compte, et ces avances devaient être considérables dès qu’il s’agissait d’un travail compliqué, comme l’exploitation des mines ou l’industrie des transports maritimes. Or, à qui les demander, sinon à ceux qui concentraient dans leurs mains presque tout le capital social ? L’aristocratie enfin favorisa les arts manuels par son amour du bien-être et du luxe. Elle s’habituait de plus en plus à priser les beaux vêtements, les belles armes, les beaux mobiliers, et comme il est peu probable qu’elle achetât tout cela aux Phéniciens, aux Lyciens et aux autres peuples du voisinage, il arrivait forcément que les ouvriers indigènes tâchaient de répondre de leur mieux à ses exigences, par un travail chaque jour plus intense et plus soigné.

Le régime qui succéda à l’oligarchie, je veux dire la tyrannie, aida d’une façon encore plus efficace au progrès de l’industrie. Il apparut dans le monde grec vers l’année 700, et dès lors il se  propagea de ville en ville pendant tout le cours du VIIe et du VIe siècle. La raison générale de son avènement fut la formation d’une classe intermédiaire entre les nobles et les paysans, d’une classe qui, en vertu des difficultés qui gênaient la mobilisation du sol[24], ne put guère s’élever que par le commerce et l’industrie[25]. A peine eut-elle acquis quelque importance dans la société, à peine eut-elle des intérêts à défendre, qu’elle voulut se prémunir contre l’oppression des grands, et elle soutint la tyrannie parce qu’elle comptait trouver en elle une protectrice.

Ce qui montre bien le caractère de cette révolution politique, c’est qu’elle débuta dans les ports et les villes d’industrie, à Milet, à Érythrées, à Chios, à Corinthe, à Chalcis, à Sicyone, à Mégare[26]. Elle fut plus tardive à Athènes, parce que l’Attique fut lente à s’engager dans les voies de la production industrielle. Enfin, plusieurs contrées, telles que la Béotie, la Thessalie, et peut-être l’Élide[27] réussirent à l’éviter, parce qu’elles restèrent avant tout des pays agricoles, et Sparte fut en grande partie redevable du même avantage à cette circonstance que les métiers y étaient réservés aux périèques, c’est-à-dire aux sujets de la république.

Sans négliger l’agriculture, les tyrans mirent tous leurs soins à encourager l’industrie et les spéculations commerciales. Ceux de Corinthe, Kypsélos et Périandre, fondent en Chalcidique la colonie de Potidée[28], et dans les mers de l’ouest les colonies d’Ambracie, d’Apollonie, d’Anactorion, d’Épidamne et de Leucade[29]. Loin de les abandonner à elles-mêmes, ils s’appliquent à les maintenir sous leur autorité, en les faisant administrer par des princes de leur famille, et ils essayent d’assujettir Corcyre, qui se posait en rivale de sa métropole[30]. Ils combattent l’oisiveté et enjoignent à tous les citoyens de vaquer à quelque profession ; ils se chargent même, à l’occasion, de leur procurer de la besogne[31]. Les bénéfices étaient tels qu’en dix ans on pouvait, dit-on, doubler son capital[32]. Ce que nous savons du coffre de Kypsélos, consacré par Périandre à Olympie, atteste la prodigieuse habileté des bronziers de Corinthe à cette époque, puisqu’ils étaient capables d’exécuter une pareille merveille de ciselure et d’incrustation[33] ; et il est notoire d’autre part que vers le même temps ses terres cuites se dispersaient dans la plupart des régions du monde ancien[34].

Sicyone, sous la dynastie des Orthagorides, importait qu cuivre de l’Espagne méridionale, peut-être par l’intermédiaire des villes italiennes de Siris et de Sybaris, et était renommée pour ses ateliers de métallurgie[35].

On voit par les poésies de Théognis qu’au Vie siècle Mégare offrait le spectacle d’un bouleversement complet des institutions, des idées et des fortunes. Tandis que les nobles s’appauvrissaient, des roturiers s’élevaient par la richesse mobilière au sommet de la société, et cet aristocrate de vieille roche, ce conservateur endurci, se familiarisait avec la pensée de faire du commerce[36].

Athènes, dès le VIIe siècle, possédait de nombreux ouvriers[37] et avait au moins une industrie très active, celle de la céramique[38]. Mais c’est surtout au VIe, pendant la tyrannie de Pisistrate et de ses fils, que les métiers y prirent une grande extension. Cette ville, jusque-là pauvre, obscure et repliée sur elle-même, commence alors à diriger ses regards vers la tuer. Elle domine dans les Cyclades[39], s’installe à Sigée en Troade[40], colonise la Chersonèse de Thrace[41], et noue des relations amicales avec Argos avec la Thessalie et la Macédoine[42]. Elle exploite les mines de plomb argentifère du Laurion, et reçoit du nord l’or et l’argent du mont Pangée, où Pisistrate avait des propriétés[43]. Comme à Corinthe, l’oisiveté du pauvre est un délit que punit la loi[44]. Les travaux publies occupent une multitude de bras[45]. Déjà les articles athéniens s’expédient au loin, et on en cite qui ont été trouvés dans les nécropoles étrusques[46].

Samos devient une grande ville industrielle sous Polycrate. Depuis longtemps ses navires parcouraient la Méditerranée jusqu’aux Colonnes d’Hercule, et se risquaient même au delà, soit pour alimenter ses ateliers, soit pour en vendre les produits[47]. Elle fut encore plus florissante quand elle eut à sa tête un chef énergique, hardi, ambitieux, qui sut en peu d’années improviser une forte marine, conquérir l’hégémonie de l’Archipel, s’allier intimement avec le roi d’Égypte, et donner à sa cour un éclat que rehaussait la présence des poètes et des artistes étrangers. Avant lui, deux inventions attribuées aux Sauriens Glaukos, Rhoecos et Théodoros, la soudure du fer et le coulage du bronze, avaient singulièrement perfectionné l’industrie métallurgique de l’île[48], si bien que les commandes affluaient de tous côtés, même de la part des souverains de Lydie et de Perse[49]. Cette industrie ne fut pas la seule qui eut de l’éclat sous le tyran. Le temple d’Héra, l’aqueduc d’Eupalinos, la digue du port, tous ces travaux de Polycrate eurent autant de célébrité que ceux de Pisistrate[50]. Si l’on y joint les constructions navales[51], la fabrication des tapis[52] et la bijouterie[53], on aura une idée de la diversité des métiers que pratiquaient les ouvriers samiens au VIe siècle.

A en croire Thucydide, cet état de choses était commun à toute l’Ionie[54]. Il ne fut pas interrompu par la soumission de la contrée à la Perse. Gouvernées par des tyrans qui garantissaient leur obéissance, ces villes désormais n’eurent d’autre souci que de tirer le meilleur parti possible de leurs ressources, et il est vraisemblable que leur annexion à cet immense empire fut à certains égards une bonne fortune pour elles, parce qu’elle étendit jusqu’au cœur de l’Asie le rayonnement de leur activité commerciale.

Dans la Grèce d’Occident, c’est-à-dire en Sicile et en Italie, le développement de l’industrie fut peut-être entravé par la proximité de Carthage[55], par la concurrence de la Grèce propre et de la Grèce asiatique, et par la fertilité exceptionnelle d’un sol qui tournait de préférence les gens vers l’agriculture. Néanmoins, la puissante marine du tyran Gélon de Syracuse[56], l’énorme accroissement de la superficie et de la population de la capitale, les travaux publics qui furent entrepris dans cette cité, à Agrigente, à Himère et ailleurs, les ex-voto déposés dans les temples, l’abondance du monnayage local[57], tout cela montre que la Sicile ne demeura pas en dehors du mouvement économique que nous décrivons, et il en fut de même des villes helléniques d’Italie, si l’on en juge d’après ce que les auteurs nous racontent de Sybaris[58], dont la destruction remonte à 510.

Le fait saillant du Ve siècle fut la primauté qu’Athènes exerça alors dans tout le monde grec. Malgré l’antagonisme, tantôt latent, tantôt déclaré, de Sparte, les Athéniens se placèrent durant cette période à la tête de l’Hellade, et leur prépondérance ne fut pas moins marquée dans le domaine industriel et commercial que dans tous les autres.

La vigoureuse impulsion que leur avaient donnée les Pisistratides s’accentua encore à la faveur du régime démocratique qui prévalut après la chute de la tyrannie[59]. Les rangs dès lors tendirent de plus en plus à se confondre et les fortunes à se niveler. Nul ne voulut se résigner à vivre sous la dépendance d’autrui. Tous prétendirent à l’égalité politique et sociale, et chacun essaya de s’émanciper par le travail, par l’acquisition de la richesse mobilière, plus communément accessible. Cette ambition fut secondée par plusieurs circonstances, dont l’une, la découverte de nouveaux gisements miniers en Attique, fut purement fortuite[60]. Les guerres Médiques poussèrent les Athéniens à construire une flotte formidable, qui leur servit d’abord à vaincre les Perses, puis à constituer dans l’Archipel une vaste confédération qui bientôt se transforma en un véritable empire. Ils furent ainsi les maîtres de la mer, et leur port du Pirée fut le grand entrepôt de la Grèce[61] Il en résulta un avantage inappréciable pour leur industrie. Nous ignorons s’ils songèrent déjà à s’assurer par des conventions spéciales le monopole de l’importation de certaines denrées exotiques, comme ils le firent plus tard pour le vermillon de Kéos. Mais il est clair qu’ils eurent plus de facilités que personne pour se munir au dehors de matières premières. D’après un contemporain, aucune cité ne pouvait vendre son fer, son bois, son lin, sans leur agrément. Aussi la plupart les vendaient-ils de préférence aux Athéniens, et ceux-ci accumulaient de la sorte dans leurs magasins tous les objets bruts dont leurs voisins se partageaient la production[62]. Ce n’est pas tout ; les sujets extérieurs  d’Athènes venaient volontiers s’approvisionner chez eux d’objets manufacturés[63], et cette tendance se manifestait d’une façon encore plus sensible dans les colonies qu’elle avait disséminées un peu partout, eu Eubée, à Égine, parmi les Cyclades, en Thrace et jusqu’en Italie à Thurioï. Elle avait en somme au Ve siècle tout ce qu’il fallait pour que son industrie prospérât. La main-d’œuvre, libre ou servile, y était surabondante ; la pauvreté de son territoire était largement compensée par la richesse du sous-sol ; l’étranger lui envoyait toutes les matières premières qu’elle ne trouvait pas en Attique ; sa puissance, son prestige, sa marine rendaient aisé l’écoulement de ses marchandises ; enfin elle avait cette confiance en soi, cette ardeur d’entreprise, cet élan qu’inspire le succès, et qui engendrent à leur tour des merveilles, pour peu qu’on y joigne les qualités techniques.

L’industrie athénienne n’alla pas jusqu’à annihiler celle de toutes les autres cités. Hors de l’Attique, les ateliers étaient si loin de chômer qu’Athènes leur demandait une foule de produits ouvrés. C’est ainsi que les trésors des temples renfermaient des lits de Chios et de Milet, des vases en argent de Chalcis, des boucliers en or de Lesbos, des étuis de flûte en ivoire de même origine[64], et les inventaires qui énumèrent ces ex-voto sont évidemment très incomplets. Il suffit d’ailleurs de feuilleter les comédies d’Aristophane pour constater que les Athéniens faisaient un grand usage des articles fabriqués à l’étranger[65], sans compter que, même à leur apogée, une bonne partie du monde hellénique, comme la ligue péloponnésienne, la Sicile et l’Italie du Sud, échappait presque entièrement à leur action, ou ne la subissait que de son plein gré.

Il est bien avéré pourtant qu’en matière d’industrie Athènes était hors de pair. Par malheur, les désastres qui marquèrent la fin de sa lutte contre Sparte lui titrent très funestes. Dépouillée de ses possessions d’outre-mer, obligée de renoncer à son hégémonie maritime, épuisée d’hommes et d’argent, odieuse à ceux qu’elle avait récemment opprimés, elle fut sur le point de périr dans cette crise, qu’aggrava encore la guerre civile. Mais cette déchéance ne dura pas, et, sans remonter au rang d’où elle était descendue, elle se releva assez vite dès le début du IVe siècle. Elle eut dans la suite quelques retours d’ambition, et elle essaya de restaurer partiellement son ancien empire. Néanmoins, c’est surtout par une politique de paix, de recueillement et de travail qu’elle s’appliqua à refaire ses forces. Les préoccupations économiques semblent avoir eu alors une importance capitale aux yeux de ses hommes d’État. Le traité des Revenus, de Xénophon, qui peut être regardé comme le programme de plusieurs d’entre eux, préconise toute une série de réformes destinées à enrichir le Trésor et la société, et nous savons que quelques-unes furent réalisées[66]. Sans doute l’industrie, notamment l’industrie minière, traversa des périodes de gène[67]. Mais, à tout prendre, il ne paraît pas que la production ait notablement baissé, ni que les bénéfices aient diminué[68]. On a été jusqu’à dire, sans réussir, il est vrai, à le démontrer, qu’après la guerre du Péloponnèse la Grèce devint de plus en plus un pays industriel[69].

Les conquêtes de Philippe et d’Alexandre amenèrent dans celle contrée une perturbation profonde. Elles n’affectèrent pas seulement la vie politique des cités, elles en troublèrent aussi boute l’existence économique. De tout temps, la concurrence avait été très ardente entre les villes helléniques et l’étranger, entre les villes helléniques elles-mêmes, et dans chacune d’elles entre les particuliers[70]. Elle s’accrut encore après la constitution de l’empire macédonien et des royaumes qui sortirent de son démembrement. Ce n’est pas que la Macédoine ait essayé d’entrer directement en rivalité avec les grandes places de commerce qu’elle tenait sous sa dépendance. Bien n’indique que son industrie se soit développée au point de menacer celle de l’Hellade, sauf peut-être en ce qui touche la métallurgie[71]. Mais partout eu Orient il se créa sous Alexandre et après lui de nouveaux centres manufacturiers, comme Rhodes, Alexandrie, Pergame et bien d’autres, qui accaparèrent une bonne partie de la clientèle des anciens. Il arriva en outre ceci qu’une foule d’artisans abandonnèrent la Grèce et allèrent se fixer dans ces opulentes monarchies d’Afrique et d’Asie qui étaient une sorte de foyer d’appel pour quiconque voulait faire fortune ou chercher aventure. Ainsi l’activité industrielle se déplaça. Elle quitta les lieux où elle s’était concentrée jusque-là, pour se porter sur les confins du monde grec et du monde à demi hellénisé, dressant en cet endroit une barrière que les produits helléniques ne franchissaient guère, que souvent même ils n’atteignaient pas. Les objets façonnés dans ces villes neuves ou transformées étaient toujours l’œuvre du génie grec ; mais ils ne provenaient pas de la Grèce proprement dite, et ce n’était pas la Grèce qu’ils enrichissaient. Cela est si vrai qu’au moment où brillait de tout son lustre l’industrie hellénistique, la vieille Grèce soutirait d’un double fléau qui trahissait sa décadence : elle voyait d’une part sa population diminuer[72], et d’autre part elle était de plus en plus déchirée par les luttes des classes, acharnées à se disputer surtout la possession du sol, comme si le sol eût été désormais la source unique des fortunes[73].

 

 

 



[1] Dès le règne d’Ashshournazirpal (mort en 860), les villes phéniciennes paient tribut à l’Assyrie (MASPERO, Hist. anc. des peuples de l’Orient, p. 360, 4e édit.).

[2] Les Phéniciens fondèrent des établissements en Sicile (Rosh Melquarth, Motya, Soloéis, Ziz), en Sardaigne (Caralis, Tharros, Sulci), en Afrique (Utique, Hippo, Hadrumète, Leptis, Carthage), en Espagne (Gadir, Carteia, Malaca, Abdera, Six, Onoba). Au VIIIe siècle, toutes ces villes se mirent sous la protection de Carthage, qui était plus capable de les défendre (MASPERO, p. 315-318 et 416-417).

[3] Tissus de Milet importés à Sybaris (ATHÉNÉE, XII, p. 519 B, d’après Timée). La beauté de ses tapis était proverbiale (EUSTATHE, Commentaires sur Denys le Périégète, 823). Sur celle industrie en Lydie, voir RADET, La Lydie et le monde grec au temps des Mermnades, p. 44-45.

[4] Les meubles de Milet étaient très estimés au Ve siècle (CRITIAS dans ATHÉNÉE, XI, p. 486 E).

[5] E. MEYER, Geschichte der Alterthums, II, 445-446.

[6] PLINE, Hist. nat., V, 112 (Detlefsen). ÉPHORE (fragm. 92, Didot) et STRABON (XIV, p. 635) ne donnent pas de chiffre.

[7] MALLET, Les premiers établissements des Grecs en Égypte, p. 28-34.

[8] HÉRODOTE, VI, 21 ; DIODORE, XII, 21 ; LENORMANT, La Grande Grèce, I, p. 262 et suiv.

[9] STRABON, X, p. 447 ; EUSTATHE, Commentaire sur Denys le Périégète, 764. Le nom de Chalcis parait dériver de χαλκός (cuivre).

[10] ÉTIENNE DE BYZANCE, au mot Λϊδηψος. ALCÉE (fragm. 15 Bergk). ESCHYLE dans PLUTARQUE, De defectu oraculorum, 43.

[11] STRABON, X, p. 447. Il n’y en eut pas moins de 22 (DÉMOSTHÈNE, X, 26).

[12] THUCYDIDE, VI, 3 (en 735).

[13] HELBIG, L’épopée homérique, p. 553.

[14] RAYER et COLLIGNON, Histoire de la céramique grecque, p. 58-59.

[15] BARTH, Corinthiorum commercii et mercaturæ historiæ particula, p. 24-29.

[16] CURTIUS, Hist. gr., I, p. 32 (tr. fr.).

[17] THUCYDIDE, I, 13.

[18] Le territoire de Corinthe ne produisait point de métaux (PAUSANIAS, II, 3, 3). On sait au contraire quelle était à cet égard la richesse de l’Eubée, qui se trouvait dans le voisinage, et de l’Étrurie qui faisait avec les Corinthiens un commerce très actif.

[19] BLÜMNER, Die gewerbliche Thätigkeit der Völker der klassischen Alterthums, p. 74-75.

[20] THUCYDIDE, VI, 6 ; STRABON, VI, p. 269. M. Beloch conteste la date donnée par Eusèbe et rajeunit Syracuse d’une trentaine d’années (Gr. Gesch., I, p. 181, note 3).

[21] DENYS D’HALICARNASSE, III, 46. On a des raisons d’admettre aujourd’hui l’authenticité de cette tradition (Cf. RAYET-COLLIGNON, Hist. de la céramique, p. 70-71).

[22] HÉRODOTE, V, 92 ; DIODORE, VII, 9 ; CURTIUS, Hist. gr., I, p. 325-328,

[23] CURTIUS, p. 509-510.

[24] Voir mon livre sur La Propriété foncière en Grèce, L. I, ch. 4 et 7.

[25] Thucydide établit une étroite corrélation entre l’accroissement de la richesse en Grèce et l’établissement de la tyrannie (I, 13).

[26] Cf. la liste dressée par PLASS, Die Tyrannis, II, p. 265.

[27] Il est fort douteux que Pantaléon de Pise soit un tyran (Ibid., p. 166-167).

[28] THUCYDIDE, I, 56 ; NICOLAS DE DAMAS, fragm. 60 (Didot).

[29] BUSOLT, Griech. Geschichte, I, p. 450-452.

[30] HÉRODOTE, III, 48-53 ; NICOLAS DE DAMAS, fragm. 60.

[31] NICOLAS DE DAMAS, fragm. 59 ; SUIDAS, Περίανδρος.

[32] PSEUDO-ARISTOTE, Économiques, II, 2, 1.

[33] COLLIGNON, Histoire de la sculpture grecque, I, p. 94.

[34] POTTIER, Catalogue des vases antiques du Musée du Louvre, p. 419-420.

[35] PAUSANIAS, VI, 19, 1-4 ; BLÜMNER, Die gewerbliche Thätigkeit d. Völker d. kl. Alterthums, p. 77.

[36] THÉOGNIS, 179-180.

[37] Dès l’année 580, les δημιουργοί formaient une classe importante de la cité (ARISTOTE, Gouvernement des Athéniens, 13).

[38] POTTIER, p. 229-232 ; PERROT, Hist. de l’art, VII, p. 160.

[39] Notamment à Délos et à Naxos (HÉRODOTE, I, 64 ; THUCYDIDE, III, 104).

[40] HÉRODOTE, V, 94.

[41] HÉRODOTE, VI, 35-36.

[42] CURTIUS, Histoire grecque, I, p. 449.

[43] HÉRODOTE, I, 64 ; ARISTOTE, Gouv. des Athéniens, 15.

[44] PLUTARQUE, Solon, 31.

[45] THUCYDIDE, VI, 54. CURTIUS, I, p. 453-459.

[46] RAYET et COLLIGNON, Hist. de la céramique grecque, p. 101 ; GSELL, Fouilles dans la nécropole de Vulci, p. 505.

[47] HÉRODOTE, IV, 152.

[48] COLLIGNON, Hist. de la sculpture grecque, I, p. 153 et suiv. Une tradition fait de Glaukos un Chiote.

[49] HÉRODOTE, I, 51 ; PAUSANIAS, X, 16, 1 ; ATHÉNÉE, XII, p. 514 F.

[50] HÉRODOTE, III, 60 ; ARISTOTE, Politique, VIII, 9, 4.

[51] On attribuait une invention navale à Polycrate (ALEXIS, dans ATHÉNÉE, XII, p. 540 E ; LYSIMAQUE cité par SUIDAS, Σαμίων ό δήμος). Il avait une flotte de 100 navires (HÉRODOTE, III, 39).

[52] Introduction à Samos des moutons à laine fine de Milet et de l’Attique (ATHÉNÉE, XII, p. 540 D. Cf. THÉOCRITE, XV, 125).

[53] Le fameux anneau de Polycrate était l’œuvre de Théodoros (HÉRODOTE, III, 41). Pythagore de Samos avait pour père un bijoutier (DIOGÈNE LAËRCE, VIII, 1, 1).

[54] THUCYDIDE, I, 16.

[55] On sait que Carthage occupait toute la partie occidentale de la Sicile.

[56] Avant la bataille de Salamine, il offrit aux Grecs une flotte de 300 trières. (HÉRODOTE, VII, 158 ; Cf. THUCYDIDE, I, 14).

[57] DIODORE, XI, 25-26 ; CURTIUS, III, p. 235-239 ; BUSOLT, Gr. Gesch., p. 256 et 268.

[58] TIMÉE, fragm. 60. DIODORE, XII, 9.

[59] HÉRODOTE, V, 78.

[60] En 483-2, d’après ARISTOTE (Gouv. des Athén., 22).

[61] ISOCRATE, IV, 42.

[62] PS.-XÉNOPHON, Gouvernement des Athéniens, II, 11-12. Cf. II, 7.

[63] Le mouvement de voyageurs qui avait lieu au Pirée se traduisait par une augmentation des recettes de la douane (Ibid., I, 17).

[64] CIA., I, p. 65, col. 2 ; p. 73, col. 1 ; p. 74, col. 2.

[65] Voir par exemple Chevaliers, 237 ; Ass. des femmes, 74, 319 ; Thesmoph., 730-731 ; Guêpes, 1157-1158. Il se peut toutefois qu’Athènes fabriquât beaucoup d’objets d’imitation.

[66] Ce traité date probablement de 355 av. J.-C.

[67] Voir notamment DÉMOSTHÈNE, XLII, 3.

[68] Comparer DÉMOSTHÈNE, XXVII, 9, et ESCHYNE, I, 97. En 354, Démosthène disait d’Athènes : Έν ταύτη χρήματ' ένεστιν όλίγου δέω πρός άπάσας τάς άλλας είπΐν πόλεις  (XIV, 25).

[69] BELOCH, Griech. Geschichte, II, p. 347.

[70] Xénophon dit des exploitations minières du Laurion : Έν μόνω τούτω ών έγώ οΐδα έργων ούδέ φθονεΐ ούδείς τοΐς έπισκευαζομένοις (Revenus, IV, 4).

[71] D’après Diodore (XVI, 8), Philippe tirait de ses mines un revenu net de 1.000 talents par an (environ 6 millions de fr.). En 185, un de ses successeurs metalla et vetera intermissa recoluit et nova multis locis instituit. (TITE-LIVE, XXXIX, 24). Cf. XLV, 18 : Metalli quoque macedonici quod ingens vectigal erat.

[72] Le fait est certifié pour le IIe siècle par un contemporain (POLYBE, XXXVII, 4, 4).

[73] Voir mon livre sur La Propriété foncière en Grèce, p. 607-613.