LA MAIN-D’ŒUVRE INDUSTRIELLE DANS L’ANCIENNE GRÈCE

 

CHAPITRE II. — LE TRAVAIL INDUSTRIEL DANS LA GRÈCE HOMÉRIQUE.

 

 

L’Iliade et l’Odyssée ne sont pas du même auteur ni de la même époque. Il est possible que ces deux poèmes aient été composés par une suite d’aèdes qui se rattachaient tous à la famille des Homérides de Chios. En tout cas, le travail d’où ils sont sortis a duré plusieurs générations, et chacune d’elles a laissé sa trace dans cet ensemble de chants. D’une façon générale, on peut affirmer que l’Odyssée nous représente une société moins primitive que celle de l’Iliade ; il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les institutions de l’une et de l’autre. En second lieu, on a réussi, sans trop de peine, à démêler dans ces deux œuvres des groupes de chants ou des parties de chants qui trahissent une antiquité différente. Enfin on a des raisons de penser qu’un certain nombre de vers isolés sont de simples interpolations[1]. Il résulte de là que les poésies homériques doivent être consultées par l’historien avec de grandes précautions. Comme elles s’échelonnent sur une période de trois ou quatre siècles, il faut y voir la peinture non d’un état unique, mais de plusieurs états successifs de civilisation, d’autant plus que ces divers poètes s’inspirent à la fois des souvenirs du temps qui les a précédés et du spectacle qu’ils ont sous les yeux. Il est bon cependant de noter que, vu la lenteur de l’évolution qui transformait alors les mœurs et les usages, les erreurs chronologiques offrent peut-être ici des inconvénients moindres qu’ailleurs. Sans doute les conditions du travail industriel subirent plus d’une modification dans la période où s’élabora l’épopée homérique, c’est-à-dire entre le début du Xe siècle et le milieu du VIIe[2]. Mais elles furent bien plus stables que de nos jours, et j’imagine qu’un artisan de l’an 800 av. J.-C. ressemblait fort à un artisan de l’an 1000.

Les objets mentionnés par Homère ne sont pas tous d’origine hellénique. Sans parler même de ceux qui sont purement imaginaires[3], beaucoup avaient été importés de l’étranger. Les Grecs de cette époque estimaient par dessus tout les produits phéniciens, spécialement les tissus et les pièces d’orfèvrerie[4]. Je te donnerai, dit Ménélas à Télémaque, le plus précieux des joyaux que renferme ma maison ; c’est un cratère en argent massif, couronné d’une bordure d’or. Phædimos, roi de Sidon, m’en lit présent lorsqu’il me reçut, chez lui à mon retour de Troie[5]. Dans les jeux célébrés à l’occasion de la mort de Patrocle, on remarquait parmi les prix un cratère pareil, le plus beau qui existait sur terre, car il avait été décoré par les habiles Sidoniens. On en savait toute l’histoire. Jadis des Phéniciens débarqués à Lemnos l’avaient offert au roi Thoas ; plus tard, il avait servi à payer entre les mains de Patrocle la rançon de Lycaon, fils de Priam, et maintenant Achille le destinait à récompenser le coureur le plus agile[6]. La cuirasse d’Agamemnon était un cadeau du roi de Chypre Kinyras ; elle provenait donc du rayon où s’étendait la civilisation phénicienne[7]. Si les Grecs tachaient de se procurer par tous les moyens des tisseuses et des brodeuses de Sidon[8], ils devaient mettre le même empressement à acheter les étoffes qui leur arrivaient de la côte syrienne. Un curieux récit de l’Odyssée nous montre des négociants phéniciens à l’œuvre dans un port hellénique[9]. Ils abordent avec une abondante cargaison qu’ils étalent aux yeux de la population émerveillée. On admire surtout un collier d’or et d’ambre, que les femmes se passent de main en main et qu’elles dévorent du regard. Leur séjour se prolonge jusqu’à ce qu’ils aient écoulé par le troc toutes leurs marchandises, et quand ils repartent au bout d’un an, ils emmènent le propre fils du roi, volé par une esclave fugitive. La Grèce tirait encore de l’Égypte et de l’Asie-Mineure une masse considérable d’objets, qu’elle s’appliquait ensuite à copier[10]. Mais, à en juger d’après les documents, elle demandait principalement à ces contrées, comme à la Phénicie, des articles de luxe ayant une certaine valeur artistique. J’ajoute que parmi les matières premières dont elle avait besoin, les métaux tout au moins lui étaient fournis par ses voisins. Elle connaissait depuis longtemps l’or, l’argent et le bronze ; elle finit même par utiliser le fer[11]. Mais il est à remarquer que le poète ne signale jamais une mine quelconque, comme si les mines du monde grec n’étaient pas encore exploitées[12].

1° Le travail servile.

Une bonne partie du travail industriel était exécutée dans chaque maison par des femmes esclaves.

La source presque unique de l’esclavage était la violence, sous ses deux formes essentielles, la guerre et la piraterie.

Quand une ville avait été prise, on distribuait les captifs entre les vainqueurs, qui en faisaient ce qu’ils voulaient. Ceux qui n’étaient pas envoyés à la mort[13], ou délivrés moyennant une rançon[14], tombaient dans la servitude. Tel était le sort que subissaient d’ordinaire les femmes. D’après Homère, les suites habituelles d’une guerre malheureuse étaient le massacre des hommes, la destruction des maisons, l’asservissement des femmes et des enfants[15]. Les tentes d’Agamemnon renfermaient une foule de femmes, que les Achéens lui avaient abandonnées après chacune de leurs expéditions[16]. Briséis avait été enlevée par Achille dans Lyrnessos, quand il dévasta cette ville[17], et Andromaque s’attendait à être incorporée avec son fils dans le butin des Grecs, après que Troie aurait succombé[18]. Son époux, d’ailleurs, lui avait annoncé par avance cette infortune. Peut-être quelque Achéen t’emmènera-t-il toute en larmes, privée de la liberté ; peut-être iras-tu dans Argos tisser la toile pour autrui, ou puiser l’eau à la fontaine, et l’on dira : Voilà la femme d’Hector, le meilleur des guerriers qui défendirent Ilion ![19] Sur ce point, les tragiques restent fidèles à la tradition de la poésie épique. Dans les Choéphores d’Eschyle, le chœur se compose d’esclaves arrachées aux foyers paternels[20]. Dans les Sept contre Thèbes, les femmes et les jeunes filles de la ville assiégée multiplient leurs lamentations à la pensée des maux dont elles se sentent menacées. Plusieurs pièces d’Euripide, Hécube, Iphigénie en Tauride, les Phéniciennes, ont aussi des chœurs de captives.

Même en temps de paix, la liberté individuelle courait de grands risques. Dans une société où la piraterie n’entraînait aucune défaveur[21], les vols d’êtres humains étaient très fréquents. Des peuples entiers, tels que les Taphiens[22], et des particuliers, se livraient sans scrupule à ce genre de déprédations. Voici un exploit dont Ulysse se vante auprès de son hôte Alkinoos. Au sortir d’Ilion, le vent me pousse à Ismaros, chez les Kicones. Je saccage la ville et je tue les citoyens ; quant aux femmes et aux richesses, nous les emportons pour les partager, et nul ne s’éloigne sans une portion égale de butin[23]. Ailleurs, dans un récit mensonger, il prétend que Zeus lui conseilla de se rendre en Égypte avec des pirates errants. Il retient la plupart d’entre eux à l’embouchure du fleuve, et envoie les autres à la découverte. Ceux-ci ont l’imprudence de ravager la campagne, de massacrer les hommes, de ravir les femmes et les enfants. Les habitants de la ville voisine accourent, et les agresseurs sont tous frappés à mort ou capturés[24]. Une esclave établie dans l’île de Syrié déclare qu’elle est fille d’un opulent Sidonien, et que des pirates l’ont saisie au moment où elle revenait des champs. Elle réussit à s’évader plus tard sur un navire phénicien, entraînant avec elle le petit Eumée, fils de son maître[25]. Télémaque ne rougit pas de posséder des esclaves que le noble Ulysse a razziés pour lui[26]. C’était une question toute simple que de demander à un esclave s’il était né dans une ville que la guerre avait ruinée, ou bien s’il avait été victime de quelque acte de piraterie[27]. Dans les hymnes homériques, nous voyons des pirates chargés de s’emparer de Déméter et de Dionysos[28], et Hérodote, au début de son histoire, nous décrit des Phéniciens qui font brusquement main basse sur les Argiennes réunies autour de leurs navires pour acheter les marchandises mises en vente[29]

Les esclaves de naissance étaient fort rares[30]. Ils n’apparaissent en nombre que dans le dernier chant de l’Odyssée, qui compte parmi les plus récents[31]. En revanche, beaucoup étaient acquis par voie d’achat[32], d’échange[33], ou de donation[34]. Les prix variaient selon les circonstances. Un fils de Priam, Lycaon, fut vendu par Achille pour cent bœufs[35]. Laërte céda vingt bœufs pour avoir Euryclée, sa gouvernante[36]. Une esclave habile aux travaux de son sexe est estimée quatre bœufs[37]. Il se peut d’ailleurs que ce soient là des chiffres de fantaisie, sans rapport avec la réalité.

Les hommes étaient généralement employés à l’élève du bétail et à la culture du sol ; quelques-uns pourtant étaient affectés au service intérieur. Quant aux femmes, c’étaient elles principalement qui constituaient le personnel domestique. L’esclavage était tellement dans les mœurs que certains esclaves, comme Eumée, avaient eux-mêmes un serviteur[38]. Auprès des riches et des rois il y avait des esclaves à foison, cinquante dans le palais d’Alkinoos, et autant dans celui d’Ulysse[39]. Cette surabondance s’explique par la diversité de leurs occupations. Elles n’étaient pas seulement chargées des soins du ménage ; elles devaient de plus moudre le grain, faire le pain, filer, tisser, confectionner les vêtements[40]. La maison était une espèce d’atelier où se fabriquaient les objets d’un usage courant. La maîtresse du logis en avait la surveillance directe. Toute la journée elle se tenait dans son appartement, et elle travaillait lit au milieu de ses esclaves[41]. Il semble que, pour stimuler leur paresse, on obligeât parfois chacune d’elles à accomplir telle bûche dans un délai déterminé[42]. Une pièce spéciale, gardée par une femme dé confiance, renfermait, avec les provisions de bouche, les matières brutes et les produits façonnés[43]. Naturellement, on recherchait de préférence les personnes qui étaient d’excellentes ouvrières, comme les Sidoniennes[44]. Les novices étaient formées par les plus âgées. Ainsi la vieille nourrice Eurvclée parle à Ulysse des esclaves qu’elle a instruites à peigner le lin[45]. De même Déméter, quand elle offre ses services aux filles du roi Kéléos, se vante de pouvoir enseigner aux femmes leurs métiers[46].

L’esclave est appelé dans Homère δμώς, δμωή. Ce terme ne paraît pas dériver de δαμάω, dompter[47], mais plutôt de maison, le δμώς, comme l’ οίκεύς, est l’homme de la maison, au même titre que le famulus romain est l’homme de la familia[48]. Dans les idées primitives, remarque avec raison Sumner Maine, on ne concevait que les rapports formés par le lien familial. La famille se composait d’abord de ceux qui lui appartenaient par le sang, puis des adoptés, puis des esclaves[49]. L’esclave était donc quelque chose de plus qu’une bête de somme ; entre son maître et lui il pouvait s’établir une certaine réciprocité d’affection. C’est ainsi du moins qu’Homère nous dépeint leurs relations. Or, quand même on admettrait qu’il a un peu embelli le tableau, on n’ira pas jusqu’à prétendre qu’il a dit ici le contraire de la vérité.

Assurément tous les esclaves n’étaient pas traités comme Briséis, qu’Achille aimait de tout son cœur[50], ni comme le porcher Eumée, qui menait une existence à peu près indépendante sur un coin reculé qu domaine[51]. Il y avait des degrés dans les égards qu’on se témoignait de part et d’autre. Mais ce qui dominait, c’était chez le maître la bienveillance, chez l’esclave le respect. Il fallait une circonstance exceptionnelle pour altérer ce double sentiment. L’insubordination des esclaves d’Ulysse est provoquée par l’absence du héros et par l’anarchie qui en résulte[52]. Si Mélantho méconnaît les soins maternels que lui prodigua jadis Pénélope, c’est parce qu’elle s’abandonne à un amour coupable pour le prétendant Eurymachos[53]. Ulysse tirera bientôt une terrible vengeance de tous ces torts, en vertu qu droit de vie et de mort que lui confère sa qualité de chef de maison. Néanmoins, même au milieu de ces désordres, quelques esclaves, tels qu’Eumée et Euryclée, montrent une fidélité inébranlable, et lorsque Pénélope s’afflige qu départ inexpliqué de Télémaque, toutes les femmes du palais, jeunes et vieilles, s’empressent autour d’elle pour s’associer à sa douleur[54]. Pareillement, quand Andromaque, après ses adieux à Hector, rentre dans sa demeure, elle arrache des sanglots à ses servantes, qui craignent comme elle l’issue de la lutte où son mari va s’engager[55].

On s’étonne de constater avec quelle facilité les esclaves de l’époque homérique se résignent à une condition qui, pour la plupart d’entre eux, était une si affreuse déchéance. Ce qui les consolait dans leur malheur, c’était la sécurité dont ils jouissaient. L’isolement était alors si dangereux, qu’il y avait grand profit à pouvoir remplacer par une famille nouvelle celle qu’on avait perdue. On s’attachait à son maître parce qu’on voyait surtout en lui un protecteur, et tout en regrettant le passé, on s’accommodait du présent par crainte de l’avenir. Les paroles que Sophocle prête à Tecmessa expriment bien cet état d’esprit. Il n’est rien de pire pour les hommes, dit-elle, que la servitude. J’étais née d’un père libre et distingué entre tous les Phrygiens par la richesse, et aujourd’hui je suis esclave ; les dieux et surtout ton bras l’ont décidé ainsi... Je n’ai plus de regards que pour toi ; car tu as détruit ma patrie par ta lance, et la destinée m’a enlevé mon père et ma mère. Quelle patrie, quelle richesse aurais-je en dehors de toi ? Toi seul es mon salut[56].

De nombreux indices attestent que les esclaves éprouvaient une extrême répugnance à se séparer de leurs maîtres. Nourris, logés, vêtus[57], et parfois pourvus d’un petit pécule[58], ils étaient presque au comble de leurs vœux, s’ils recevaient par moments quelque marque d’intérêt[59]. Il était fort rare qu’ils songeassent à fuir[60] ou même à acheter leur liberté. Homère, en tout cas, semble ignorer la pratique de l’affranchissement[61]. L’esclave vieillissait d’ordinaire dans la maison, chargé d’une tache de plus en plus légère, et d’autant plus dévoué qu’il oubliait davantage ses premières origines.

2° Le travail libre.

Hésiode, qui vivait vers la fin des temps homériques[62], fait un devoir à l’homme de travailler, et condamne énergiquement l’oisiveté. La faim, dit-il, est l’inséparable compagne de l’homme oisif. L’homme oisif est également en horreur aux dieux et aux hommes ; c’est un insecte sans aiguillon, un frelon avide qui s’engraisse en repos du labeur des abeilles... Celui qui travaille voit ses troupeaux augmenter et grandir sa fortune. Par le travail tu deviendras plus cher aux dieux et aux hommes. Travailler n’a jamais rien de honteux ; la honte n’est que pour la paresse... Si ton cœur est possédé du désir de la richesse, tu n’as qu’à travailler et encore travailler. Garde-toi, ajoute-t-il, de fréquenter les forges, les tièdes portiques chauffés par le soleil, dans la saison rigoureuse où le froid éloigne l’homme de sa besogne ; même alors, un homme actif sait accroître son bien. Il vante cet esprit d’émulation qui excite au travail l’homme le plus indolent. S’il en voit un autre s’enrichir, il sort de son oisiveté et s’empresse à son tour de labourer, de planter, de régler sa maison. Le voisin stimule le voisin par son ardeur à gagner ; cette rivalité est bonne pour les mortels[63].

Dans Homère, ce ne sont pas des exhortations au travail qu’on rencontre, ce sont des individus qui travaillent de leurs propres mains. Les dieux eux-mêmes leur en donnent l’exemple. Héphaistos met son adresse au service de toutes les divinités de l’Olympe ; il construit la porte de l’appartement d’Héra et il fabrique pour Thétis les armes d’Achille[64]. Athéna tisse le péplos d’Héra et le sien[65]. La nymphe Calypso promène une navette d’or sur son métier, et Circé fait en chantant d’une voix mélodieuse une étoffe aussi légère et aussi belle que celles qui sortent de la main des déesses[66]. On citait même des dieux qui avaient consenti, comme Apollon et Poseidon, à garder les troupeaux du roi Laomédon et à édifier les remparts de Troie[67].

Les rois et les personnes de sang royal n’éprouvaient pas plus d’aversion pour le travail industriel. Un fils de Priam, Lycaon, va dans les champs couper des rejetons de figuier sauvage pour en tresser le devant d’un char[68]. Pâris bâtit sa maison avec l’aide des meilleurs ouvriers de la ville, et on devine qu’il ne se contente pas de les commander[69]. Ulysse n’est nullement embarrassé pour terminer en quatre jours l’embarcation qui doit l’emporter loin de Calypso[70]. Précédemment, il avait à Ithaque élevé les murs de sa chambre, et façonné un lit tout décoré d’or, d’argent et d’ivoire, et tendu de sangles de cuir rouge[71]. Hippodamia, la fille d’Anchise, excellait parmi les vierges de son âge pour sa beauté, son esprit et son adresse de main[72]. Achille déclare qu’il ne veut point épouser la fille d’Agamemnon, par sa beauté la rivale d’Aphrodite et par son art l’égale d’Athéna[73]. Hélène a dans ses coffres des tissus de luxe qu’elle a faits elle-même[74], et le poète nous la représente brodant sur une étoffe de pourpre les combats des Grecs et des Troyens[75]. Les femmes du plus haut rang passent de semblable manière une bonne partie de leur temps, si bien qu’Hector et Télémaque peuvent sans injure renvoyer Andromaque et Pénélope à leur toile et à leurs quenouilles[76]. Ce n’était pas par fantaisie ni par désœuvrement que l’on se condamnait à ces tâches vulgaires. L’état des mœurs était tel que nul n’avait besoin de se violenter pour entretenir de la sorte son activité. A tous les degrés de la hiérarchie sociale, les habitudes étaient à cet égard identiques. Chaque famille, depuis la plus noble jusqu’à la plus humble, avait une tendance à se suffire presque à elle-même et à produire par l’intime collaboration de tous ses membres, libres ou non, la plupart des objets nécessaires à la vie.

Il y avait cependant un assez grand nombre d’artisans qui travaillaient pour le public, charrons, charpentiers, maçons, forgerons, orfèvres, corroyeurs, potiers[77]. Selon la coutume des sociétés primitives, la ligne de séparation n’était pas encore bien nette entre les différents métiers, et souvent un même individu en cumulait plusieurs à la fois. II était naturel qu’un dieu comme Héphaistos fût simultanément armurier, ébéniste et serrurier[78] ; mais les hommes jouissaient aussi d’un privilège analogue. Toute profession avait quelque chose de vague et d’indéterminé qui favorisait les empiétements réciproques, et il n’était pas d’ouvrier qui se confinât dans le cercle étroit de sa besogne. Le charron, dans Homère, doit commencer par être bûcheron, car il faut qu’il aille d’abord abattre les arbres dont il fera du bois[79]. Le charpentier se plie à la même obligation[80]. Le σκυτοτόμος n’est pas un simple tailleur de cuir ; il est également apte à recouvrir un bouclier d’épaisses peaux de bœuf et de plaques de métal, si bien qu’on peut lui substituer dans cette opération le χαλκεύς[81]. Le mot χαλκεύς désigne tout ouvrier en métaux, l’orfèvre comme le bronzier[82]. Celui de τέκτων a une compréhension fort étendue, puisqu’il s’applique à quiconque façonne le bois, même à l’ornemaniste[83]. La division du travail est en somme très flottante, et il semble qu’elle repose sur la nature non des objets fabriqués, mais des matières employées.

On a dit que le poète distinguait par le suffixe ευς les métiers exercés à titre permanent et par le suffixe ος les occupations accidentelles et temporaires. Ainsi le est un potier de profession et n’est que cela, au lieu qu’on pouvait être ήνίοχος (cocher) par occasion, comme Hector. De même Tychios est essentiellement un bronzier (χαλκεύς), et, le cas échéant, un corroyeur (σκυτοτόμος)[84]. La conjecture est ingénieuse, mais peut-être un peu trop subtile. Elle ne serait fondée que s’il existait pour chaque métier deux termes, l’un en ευς, l’autre en ος, indiquant ces deux catégories de travailleurs ; or, on ne remarque rien de semblable. Au surplus, il n’est pas exact que tout individu qualité par un terme en ος, soit forcément un artisan de circonstance. Tychios notamment paraît être avant tout un σκυτοτόμος, d’abord parce que le poète l’affirme[85], et en outre parce que son nom, à en juger par l’étymologie, est proprement celui d’un apprêteur de peaux[86].

En principe, toutes les professions étaient libres, et on ne connaissait ni castes, ni corporations. Il y avait pourtant des fils qui suivaient de plein gré la condition de leurs pères. Ce n’étaient pas seulement ceux qui trouvaient dans leur famille la tradition de certains secrets ou de certaines aptitudes particulières, comme les devins, les médecins et les aèdes[87], c’étaient aussi de simples artisans, comme Phéréclos, fils du charpentier Harmonidès[88] ; mais il est impossible de savoir si cette habitude était fort répandue.

Parmi les artisans, plusieurs étaient entourés d’une véritable considération ; ils passaient même pour être inspirés directement par les dieux[89]. Je rangerais volontiers dans cette classe tous ceux qu’Homère mentionne par leurs noms, Épeios, Phéréclos, Tychios, Laerkès, Icmalios. Ils avaient un atelier[90] ; mais ils se transportaient souvent à domicile[91]. Ils possédaient un outillage, d’ailleurs assez sommaire[92] ; quant à la matière première, elle leur était fournie par leurs clients, surtout si elle avait quelque prix[93]. Les métiers n’exigeaient donc qu’une mise de fonds insignifiante, et étaient facilement accessibles. J’ajoute qu’on n’aperçoit nulle part dans l’épopée. la moindre trace de concurrence. On dirait qu’un artisan de chaque espèce suffisait à chaque groupe de population. Peut-être y avait-il un forgeron, un charpentier, un potier par ville ou par village, abstraction faite du personnel exclusivement attaché aux rois ou aux nobles. J’observe toutefois qu’Hésiode parle de la rivalité qui anime le potier contre le potier et le charpentier contre le charpentier[94] ; mais, à l’endroit où nous le lisons, ce vers est visiblement interpolé, et il se pourrait bien qu’il fût apocryphe.

Certains artisans, même des femmes[95], travaillaient isolément, et avaient une clientèle personnelle. D’autres formaient des groupes associés à une besogne commune. Il convient de se demander si ces derniers étaient tous embauchés et payés par le client lui-même, ou s’ils étaient sous les ordres d’un patron qui s’interposait entre eux et lui. Il y a dans l’Iliade un passage où l’on voit plusieurs individus en train de préparer une peau de bœuf qu’un homme (άνήρ) leur a confiée[96]. On les appelle λασίς ; ils sont libres par conséquent, mais subordonnés à celui qui les a chargés de ce travail[97], et rien n’empêche de les regarder comme les ouvriers d’un chef d’industrie. A chaque pas, l’épopée nous signale, sous le nom de thètes, des gens de basse condition, dont le trait caractéristique est qu’ils touchent un salaire (μισθός[98]). Recrutés d’ordinaire dans cette masse flottante de vagabonds, de mendiants, d’aventuriers et de bannis qui parcouraient le monde grec, ils louaient leurs bras, pour un temps plus ou moins long, à quiconque voulait les prendre à son service[99], et j’imagine que beaucoup étaient enchantés d’entrer dans quelque atelier[100]. A moins d’avoir une habileté exceptionnelle, ils devaient se montrer fort peu exigeants, car généralement la faim les pressait[101]. Comme la monnaie n’était pas encore en usage, on payait l’ouvrier en nature, par exemple en vivres et en vêtements[102] ; mais parfois on le chicanait sur les clauses du contrat, et on le renvoyait en lui retenant ses gages[103], sans qu’il eût toujours les moyens de se faire rendre justice[104].

Il serait intéressant de connaître l’importance relative qu’avaient alors la main-d’œuvre libre et la main-d’œuvre servile. Nous n’avons par malheur sur ce point que des lueurs bien incertaines. Ce qui prévalait dans l’industrie domestique, c’étaient les esclaves, surtout les femmes ; encore ne faut-il pas oublier que la même une place était réservée aux personnes libres. Hors de la maison, au contraire, les métiers étaient tous accaparés par les ouvriers libres ; en tout cas, il n’y a pas trace dans Homère d’un esclave affecté à une besogne de cette nature. On peut donc dire  que sauf les occupations du ménage, qui embrassaient, il est vrai, plusieurs métiers dévolus plus tard à des artisans de profession, la Grèce homérique était essentiellement un pays de travail libre[105], du moins dans le domaine industriel. Mais on doit ajouter qu’elle était aussi un pays de très petite industrie, qu’elle se bornait à satisfaire les besoins locaux, et qu’elle ne songeait guère à écouler au dehors les produits ouvrés[106].

 

 

 



[1] MAURICE CROISET, Histoire de la littérature grecque, tome I.

[2] Ces dates sont à peu près celles que propose M. Helbig (L’épopée homérique, p. 4 de la trad. fr.)

[3] DUMONT, Les Céramiques de la Grèce propre, I, p. 143.

[4] HELBIG, p. 23-24.

[5] Odyssée, XV, 115-119. Il ajoute que le vase est l’œuvre d’Héphaistos, voulant indiquer par là qu’il eût mérité d’être fabriqué par le plus habile des dieux.

[6] Iliade, XXIII, 740-749.

[7] Iliade, XI, 19-20.

[8] Iliade, VI, 289-290 ; Odyssée, XV, 417-418, 427-429.

[9] Odyssée, XV, 415 et suiv.

[10] Odyssée, IV, 125-132 ; Iliade, IV, 141-144 ; POTTIER, Catalogue, p. 225-228.

[11] Voir la statistique dressée par Beloch (Rivista di Filologia, II, p. 49 ; Griechische Geschichte, I, p. 80, note 4.)

[12] BLÜMNER, Technologie und Terminologie der Gewerbe und Künste der Griechen und Römern, IV, p. 4-5.

[13] Iliade, XXIII, 175-176.

[14] Iliade, I, 13 ; VI, 427.

[15] Iliade, IX, 593-594.

[16] Iliade, II, 226-228.

[17] Iliade, 689-690.

[18] Iliade, XXIV, 125 et suiv.

[19] Iliade, VI, 454-461.

[20] ESCHYLE, Choéphores, 76-77.

[21] Odyssée, III, 71-74.

[22] Odyssée, XV, 421.

[23] Odyssée, IX, 40-44.

[24] Odyssée, XVII, 424 et suiv.

[25] Odyssée, XV, 425 et suiv.

[26] Odyssée, I, 398.

[27] Odyssée, XV, 384-388.

[28] Hymnes homériques, V, 123 et suiv., VII, 6 et suiv.

[29] HÉRODOTE, I, 1.

[30] Odyssée, XVIII, 321-322. Les enfants nés d’un homme libre et d’une esclave sont libres (Odyssée, IV, 10-12).

[31] Dolios, esclave de Laërte, a plusieurs fils, et d’autres que lui étaient peut-être dans le même cas (Odyssée, XXIV, 222-223, 387).

[32] Iliade, XXIV, 751-753 ; Odyssée, XV, 483 ; XX, 382-383.

[33] Iliade, VIII, 475.

[34] Odyssée, IV, 736 ; XXIV, 278-279.

[35] Iliade, XXI, 79.

[36] Odyssée, I, 431.

[37] Iliade, XXIII, 705.

[38] Odyssée, XIV, 449-452.

[39] Odyssée, VII, 103 ; XXII, 421.

[40] BUCHHOLZ, Die Homerischen Realien, II, 2, p. 77-78. Les ouvrières faisaient souvent office de servantes, et les esclaves ruraux de serviteurs (Odyssée, IV, 681-683 ; XX, 253-255).

[41] Iliade, VI, 490-492.

[42] Odyssée, XX, 106-110.

[43] Odyssée, II, 337 et suiv.

[44] Iliade, VI, 289-291. Je ne doute pas que ces femmes ne fussent des esclaves.

[45] Odyssée, XXII, 422-423.

[46] Hymnes homériques, V, 144.

[47] Scholiaste de l’Odyssée, IV, 644 ; BUCCHOLZ, II, 1, p. 63.

[48] BRÉAL, dans les Mémoires de la Société de linguistique, VII, p. 449.

[49] SUMNER MAINE, L’ancien droit, p. 156 de la tr. franç.

[50] Iliade, IX, 343.

[51] Voir le début du XIVe chant de l’Odyssée.

[52] Odyssée, XVII, 320-321.

[53] Odyssée, XVIII, 321 et suiv.

[54] Odyssée, IV, 718-720.

[55] Iliade, VI, 497 et suiv.

[56] SOPHOCLE, Ajax, 485-490, 514-519.

[57] BUCHHOLZ, II, 2, p. 82-85.

[58] Odyssée, XIV, 452.

[59] Odyssée, XV, 374-379.

[60] Odyssée, XX, 318 et suiv.

[61] Peut-être y est-il fait allusion dans Odyssée, XIV, 62-64.

[62] M. Maurice Croiset le place vers l’année 800 (Hist. de la littér. grecque, I, 482).

[63] HÉSIODE, Travaux et Jours, 20-24, 303 et suiv., 493-495.

[64] Iliade, XIV, 166-168 ; XVIII, 468 et suiv.

[65] Iliade, V, 734-735 ; XIV, 178-179.

[66] Odyssée, V, 61-62 ; X, 221-223.

[67] Iliade, XXI, 441 et suiv. Cf. PAUSANIAS, fr. 15 (à la suite de l’Hésiode de Didot).

[68] Iliade, XXI, 37-38.

[69] Iliade, 313-315.

[70] Odyssée, V, 244 et suiv.

[71] Odyssée, XXIII, 190 et suiv.

[72] Iliade, XIII, 431-432.

[73] Iliade, IX, 388-390.

[74] Odyssée, XV, 105.

[75] Iliade, III, 125-127.

[76] Iliade, VI, 490-492 ; Odyssée, I, 356-358 (ce dernier passage est peut-être interpolé).

[77] Le potier n’est mentionné qu’une fois dans Homère (Iliade, XVIII, 601).

[78] Iliade, XIV, 166-168, 238-240 ; XVIII, 478 et suiv.

[79] Iliade, IV, 485-486.

[80] Ibid., XIII, 389-391.

[81] Rapprocher Iliade, VII, 219-221 et XII, 294-297.

[82] Odyssée, III, 425 et 432.

[83] Iliade, IV, 110-111 ; V, 59-63 ; VI, 315 ; XXIII 712-713 ; Odyssée, XIX, 56-57. EUSTHATE, Odyssée, XVII, 383 ; RIEDENAUER, Handwer und Handwerker in den homerischen Zeiten, p. 86 et suiv.

[84] RIEDENAUER, p. 6 et 7 ; BUCHHOLZ, II, 1, p. 166-168.

[85] Iliade, VII, 221.

[86] DOTTIN, De hominum nominibus in Iliade inclusis, p. XXIV.

[87] Iliade, II, 730-731 ; Odyssée, XV, 241 et suiv. ; BUCHHOLZ, II, I, p. 40. Pour les aèdes, on n’a qu’à se rappeler le γένος même des Homérides (STRABON, XVI, p. 645 ; HARPOCRATION, Όμηρίδαι).

[88] Iliade, V, 59-60. Le mot τέκτονος est ici un nom commun, et non pas un nom propre.

[89] Iliade, XV, 410-412 ; Odyssée, VI, 232-234.

[90] Odyssée, XVIII, 328. EUSTATHE, au même endroit.

[91] Odyssée, III, 425.

[92] Enclume, marteau et tenailles de l’orfèvre Laerkès (Odyssée, III, 434).

[93] Odyssée, III, 436-437. BUCHHOLZ, II, 1, p. 167.

[94] Hésiode, Travaux et Jours, 25.

[95] Iliade, IV, 141-144.

[96] Iliade, XVII, 389-303.

[97] Hipponax dit que le mot λαός signifie ό ύποτεταγμένος (Anecdota græca de Cramer, I., p. 265) et il cite à ce propos Hécatée de Milet qui appelle Héraclès τοΰ Εύρυσθέοις λέων (attique pour λαός). Cf. EBELING, Lexicon homericum, au mot λαός.

[98] Odyssée, XVIII, 357-358 ; SCHOLIASTE, IV, 644.

[99] Iliade, XXI, 444 ; Hésiode, Trav. et jours, 600-603.

[100] Odyssée, XVII, 382 et suiv.

[101] Odyssée, XV, 308 et suiv., 343-345 ; XVIII, 286-287. Dans Hymnes homér. V, 173, άπείρονι μισθώ, est une exagération évidente. Le vers de l’Iliade, XVII, 435, est plus conforme à la réalité.

[102] Odyssée, XVIII, 360-361.

[103] Iliade, XXI, 450-452.

[104] On voit dans Hésiode combien la justice était partiale pour les riches. (Cf. mon livre sur La Propriété foncière en Grèce, p. 130).

[105] J’emprunte cette expression à Beloch, qui exagère un peu dans ce sens-là (Die Bevœlkerung der gr.-rœm. Welt, p. 493).

[106] HELBIG, L’épopée homérique, p. 21 (tract. fr.). L’auteur remarque que les Grecs de cette époque ne fournissaient à l’étranger que des matières premières et des esclaves.