Eschyle avait conservé le souvenir d’un temps où les hommes ne savaient pas employer la brique ni le bois pour construire les maisons, et où ils habitaient sous terre, connue des fourmis[1]. Si les premières populations de la Grèce ont traversé cet état de sauvagerie, elles en étaient déjà sorties dans des siècles très reculés. Les découvertes laites en Troade, eu Attique, en Béotie, en Argolide et dans quelques îles de la mer Égée prouvent en effet qu’il une époque fort lointaine il y avait sur tous ces points une certaine industrie. A Théra, par exemple, on a exhumé des poteries très grossières, qui ont été sûrement fabriquées sur place, des instruments de pierre, une scie en cuivre, et des vestiges de maisons[2]. A Hissarlik, dans les couches les plus profondes de la colline où fut Troie, on a trouvé des ruines de remparts et recueilli beaucoup d’objets de provenance indigène : vases de terre cuite, armes de silex taillé, aiguilles et épingles en os et en corne[3]. A Tirynthe, l’établissement le plus ancien a fourni des ébauches d’idoles, ainsi que des poteries mal préparées et niai cuites, qui sont évidemment des produits locaux[4]. En Attique, comme en Béotie, les céramistes ont commencé également par une poterie façonnée à la main, dénuée de imite peinture, et décorée tout au plus de quelques traits incisés dans l’argile fraîche[5]. Cette période de l’industrie hellénique peut être datée approximativement ; Les données de la géologie et de l’histoire s’accordent pour fixer vers l’an 2000 avant J.-C. l’éruption volcanique qui détruisit la ville de Théra[6]. Partant de ce point de repère chronologique, les archéologues font remonter jusqu’à l’année 2500 et même plus haut les origines de la ville primitive d’Hissarlik, et ils prolongent, d’autre part, bien au delà du cataclysme de l’an 2000 la fabrication des objets de style théréen. C’est donc, à ce qu’il semble, entre le XXVe et le XVe siècles que s’étend la plus vieille civilisation dont il soit possible de saisir la trace dans le monde grec[7]. On voudrait savoir quelle était la condition des hommes qui se livraient à tous ces travaux. Malheureusement, nous n’avons sur leur compte aucun renseignement. Leurs œuvres sont sous nos yeux ; mais eux-mêmes nous échappent. Nous soupçonnons seulement qu’ils ne dépassaient guère le niveau intellectuel des Polynésiens ou des Caraïbes[8], bien que l’on constate déjà dans les procédés et les outils de Théra un progrès sensible sur ceux d’Hissarlik[9]. Avec le XVe siècle s’ouvre une nouvelle période de trois ou quatre siècles, qu’on nomme la période mycénienne ou égéenne. Ce ne sont plus ici quelques débris que Schliemann et ses successeurs ont arrachés au sol ; ce sont des villes entières qu’ils ont mises à jour, avec leurs remparts et leurs citadelles, des résidences royales, des tombeaux renfermant encore leurs cadavres, des poteries, des bijoux en nombre infini, des armes, des pièces d’orfèvrerie, des pierres gravées. Il y a eu là pour nous la brusque révélation d’une société riche, prospère, active, qui, d’une extrémité à l’autre de la mer Égée, offre une véritable unité. Il n’entre pas dans notre sujet de décrire et d’apprécier toutes ces trouvailles ; car ce sont les hommes que nous étudions, et non pas leurs produits. La seule question qui nous intéresse est celle-ci : Quels sont les maçons et les architectes qui ont élevé les fortifications de Troie, de Tirynthe et de Mycènes, bâti les prétendus palais de Priam et des Pélopides, creusé les tombeaux de l’Argolide, de la Laconie, de l’Attique et de la Béotie ? De quelles mains sont sortis ces gobelets, ces vases, ces verreries, ces colliers, ces bagues, ces statuettes, ces bas-reliefs, ces poignards, qui formaient alors le mobilier tant des morts que des vivants ? La réponse n’est point facile, et le problème est loin d’être résolu. Parmi les opinions en présence, j’adopterais volontiers celle qui fait ici une large place à l’importation étrangère, principalement à l’importation phénicienne[10]. Les Phéniciens étaient à la fois un peuple de commerçants, de navigateurs et d’industriels. Ils demandaient à leurs voisins des matières premières, et ils leur envoyaient en échange des produits ouvrés. Ils avaient dans toute la Méditerranée orientale des comptoirs, qui étaient pour eux des lieux d’approvisionnement en même temps que des bazars où se débitaient leurs marchandises[11]. Plus habiles à imiter et à combiner les motifs égyptiens et assyriens qu’à imaginer des motifs nouveaux, ils avaient acquis dans la longue pratique de leurs métiers une facilité, une adresse, une sûreté de main qui les rendaient également aptes à fabriquer des articles de choix et de la pacotille. Ils pouvaient ainsi satisfaire tous les goûts, et étendre indéfiniment leur trafic, d’autant plus qu’ils vendaient volontiers à leur clientèle les produits étrangers pêle-mêle avec les leurs[12]. Le Péloponnèse était pour eux un précieux débouché. Il y avait à Tirynthe et à Mycènes des souverains opulents et dépensiers, environnés sans doute d’une aristocratie florissante, qui aimaient les belles choses, et qui avaient les moyens de se les procurer. De là un afflux continu d’objets phéniciens et égyptiens, que les princes et les nobles achéens s’empressaient d’acheter pour orner leurs demeures, leurs tombeaux ou leurs propres personnes. Il est probable aussi que ces chefs prenaient à leur service beaucoup d’ouvriers exotiques. Ils devaient les fixer en Grèce, soit en traitant avec eux de gré à gré, soit en les acquérant comme esclaves ou les enlevant par la piraterie. C’est là une hypothèse que confirment une foule d’indices, tels que l’appel fait aux Cyclopes de Lycie pour l’érection des murs de Tirynthe[13], la présence en Béotie et en Argolide de Cadmos et de Palamède qui paraissent symboliser le génie inventif de la race phénicienne[14], l’habitude qu’avaient les Tyriens de vendre les captifs de guerre aux riverains de la mer Égée[15], la prédilection encore persistante chez les Grecs de l’époque homérique pour les esclaves sidoniennes[16], enfin la tendance toute naturelle qui poussa dans la suite la plupart des dynastes helléniques à rechercher les artistes et les artisans du dehors, quand leur cité en était dépourvue. Ces immigrants, volontaires ou forcés, trouvaient dans le pays d’utiles auxiliaires. Trop peu nombreux pour tout faire par eux-mêmes, ils étaient souvent obligés de recourir à la main-d’œuvre locale. Les travaux d’endiguement et de canalisation qui furent exécutés au lac Copaïs[17], les travaux de construction qui eurent lieu à Athènes, à Tirynthe, à Mycènes, à Orchomène, exigeaient la concentration, sur un même point, d’une masse énorme d’ouvriers. en fallait beaucoup pour fabriquer les briques crues qu’on entassait dans les murailles de ce temps-là[18]. Il en fallait encore davantage pour remuer et mettre en place les blocs gigantesques que l’on remarque à Orchomène, au mur pélasgique d’Athènes, et sur les acropoles de l’Argolide. La carrière avait beau être proche[19] ; on devine combien de bras étaient nécessaires, lorsqu’il s’agissait d’amener et d’élever, sans autre outillage que les cordes et le levier, des pierres qui pesaient 4.000, 12.000, 30.000 et même 120.000 kilogrammes[20]. Si, comme on l’a dit, la direction de tous ces travaux était confiée à des Asiatiques[21], la grosse besogne était laissée aux indigènes, et j’incline. à penser que, selon la coutume des monarchies orientales, c’est surtout par la corvée qu’on réunissait les ouvriers dont on avait besoin. Il est à présumer que le roi, comme en Égypte et en Judée, ordonnait à ses sujets de se rendre tel jour sur les chantiers, et que les différentes équipes s’y succédaient périodiquement, sans recevoir peut-être ni nourriture ni salaire[22]. Cette conjecture est d’autant plus acceptable, que certaines de ces dynasties, les Pélopides notamment, étaient originaires d’Asie. La métallurgie, l’orfèvrerie, la céramique et les industries similaires comportaient une tout autre organisation. Pour ces sortes d’ouvrages, il ne pouvait y avoir que de petits ateliers où travaillait, sous l’œil du patron et en collaboration avec lui, un personnel très restreint ; souvent même le patron travaillait seul. Là encore les étrangers occupaient une grande place, soit qu’ils fussent attachés à la cour d’un prince ou à la maison de quelque riche Achéen, soit qu’ils se tinssent à la disposition du public. Mais, à la longue, ils se créèrent des concurrents parmi les indigènes. Alors même qu’ils se montraient fort attentifs à cacher les secrets de leurs métiers, il était inévitable que des ouvriers qui vivaient perpétuellement en contact avec eux réussissent à leur en dérober au moins quelques-uns. A défaut de conseils, les œuvres suffisaient pour éveiller l’émulation et former le goût des praticiens qui les entouraient[23]. Elles suscitèrent d’abord de gauches et maladroites imitations ; mais peu à peu l’éducation de l’œil et de la main se perfectionna, et l’on vit des Achéens essayer de rivaliser avec ces modèles, parfois en y ajoutant une pointe d’originalité qui était leur marque personnelle et comme leur signature[24]. Ainsi, à l’époque mycénienne, on devine l’existence en Grèce de deux catégories d’artisans : d’une part des étrangers venus de force ou attirés par du gain, de l’autre des gens du pays, plus nombreux et moins expérimentés. Chacune d’elles comprenait à la fois des esclaves et des hommes libres, et, parmi ces derniers, beaucoup étaient réduits par intervalles à la servitude temporaire de la corvée. L’industrie n’était pas partout également prospère. Très active dans les États riches, comme l’Argolide et la Béotie, elle était encore rudimentaire dans les contrées pauvres, comme l’Attique. Elle avait d’ailleurs, à bien des égards, un caractère domestique ; car il y a grande apparence que les vêtements communs, par exemple, et les meubles ordinaires, étaient fabriqués dans l’intérieur de chaque famille. Par contre, on travaillait déjà pour l’exportation ; on expédiait fort loin, jusqu’en Égypte, en Italie, et peut-être en Espagne, des céramiques chargées sur des navires phéniciens[25], et si nous ne connaissons pas exactement les ateliers d’où partaient ces poteries, nous savons en tout cas qu’ils étaient situés dans le bassin de la mer Égée. Vers l’année 1100 survint un événement qui s’appelle l’invasion des Doriens dans le Péloponnèse. Ce ne fut pas, comme on l’a cru souvent, le brusque débordement d’un flot de barbares, ni l’assujettissement soudain de la Grèce méridionale à une armée conquérante. Les Doriens arrivèrent par bandes successives et isolées[26]. Pendant un siècle ou deux, il y eut une infiltration lente, niais continue, de nouveaux éléments de population, qui de gré ou de force se firent une place au milieu des anciens habitants[27] et finirent par les dominer complètement. Les Achéens ne furent ni exterminés ni expulsés en masse ; mais les opulentes dynasties qui les avaient gouvernés jusque-là succombèrent l’une après l’autre, entraînant dans leur chute les aristocraties qui partageaient avec elles le pouvoir et la richesse. Il en résulta un appauvrissement graduel de la contrée, et, par suite, un ralentissement notable de la production industrielle. La société d’alors a évidemment moins d’éclat que celle de la période précédente ; les métaux précieux y sont plus rares, les ressources moindres, et les goûts plus modestes. On voit apparaître un art plus sobre et plus monotone, caractérisé dans la céramique par la ligne droite et le dessin géométrique. On ne songe plus à élever de grandes constructions, peut-être parce qu’on n’eu a pas les moyens. Le territoire se morcelle en une foule de petites principautés qui tendront bientôt à l’unité, mais qui mettront beaucoup de temps à l’atteindre[28]. Enfin la vie se rétrécit et semble se borner, plus encore qu’autrefois, à l’exploitation du sol. La classe des artisans dut souffrir de tous ces changements. Il y en eut peut-être qui passèrent à l’étranger ; mais la plupart restèrent dans le pays. Ce qui le prouve, c’est la permanence, dans la poterie, de certains motifs d’ornement propres à l’art mycénien, c’est aussi la transformation rapide que subit le décor rectiligne apporté par les Doriens. Ces deux faits seraient incompréhensibles, si les envahisseurs avaient complètement évincé les indigènes du domaine industriel ; ils ne s’expliquent que par la collaboration des ouvriers achéens avec les ouvriers doriens et par la combinaison des procédés familiers aux uns et aux autres[29]. Il n’est guère possible de savoir quel fut le contrecoup immédiat du nouvel état de choses sur la situation économique et juridique des travailleurs. Nous ne possédons là-dessus que de vagues indications. Il faut descendre jusqu’à l’époque homérique, pour voir se dissiper un peu toutes ces obscurités. |
[1] ESCHYLE, Prométhée, 450-453.
[2] FOUQUÉ, Santorin el ses éruptions, p. 103 et suiv.
[3] SCHLIEMANN, Ilios, p. 262-330 de la traduction française.
[4] SCHLIEMANN, Tirynthe, chapitre III.
[5] POTTIER, Catalogue des vases antiques du Musée du Louvre, p. 213 et 238.
[6] FOUQUÉ, p. 129-131.
[7] POTTIER, p. 119.
[8] On leur a attribué la pratique du tatouage (PERROT, Histoire de l’art dans l’antiquité, VI, p. 748).
[9] PERROT, p. 992.
[10] Voir notamment POTTIER dans la Revue des études grecques, VII, p. 117 et suiv. ; HELBIG dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions, tome XXXV, 2e partie.
[11] Odyssée, XV, 415 et suiv. ; HÉRODOTE, I, I.
[12] Cf. HELBIG dans les Sitzungsberichte der Akad. der Wissenschaften zu München, 1896, p. 565-567 ; Revue archéologique, 1895, II, pl. XIV et XV.
[13] STRABON, VIII, p. 372 ; APOLLODORE, II, 2, 1.
[14] L’origine phénicienne de Cadmos est indubitable (Dict. des Antiq., I, p. 775). Les Grecs revendiquaient Palamède comme un homme de leur race (APOLLODORE, II, 1, 15). Mais le fait qu’on lui attribuait l’invention ou la propagation de l’alphabet, concurremment avec Cadmos (MAPERO, Hist. anc. des peuples de l’Orient, p. 746, 4e édit.), prouve peut-être qu’il faut le rattacher à la Phénicie. Noter en outre qu’il descendait de Belos, dont le nom est évidemment phénicien (Belidæ Palamedis dans VIRGILE, Énéide, II, 82).
[15] JOËL, III, 4 et suiv.
[16] Iliade, VI, 289-291 ; Odyssée, XV, 417-118, 427-429.
[17] Ces travaux se rapportent à une époque qui correspond à l’apogée de Mycènes... Les soutènements en maçonnerie rappellent les constructions de Tirynthe... (Kambanis dans BCH, XVI, p. 131. Cf. XVII, p. 337.)
[18] SCHLIEMANN, Tirynthe, p. 240 de la trad. franç.
[19] La carrière d’où ont été tirés les blocs de grès dont il a été fait un grand usage à Mycènes et à Tirynthe, a été retrouvée par Tsoundas à une heure et demie de Mycènes. (PERROT, p. 477, note 5).
[20] ADLER dans Tirynthe, p. VII ; PERROT, p. 498.
[21] POTTIER, Catalogue, p. 207.
[22] Cf. HÉRODOTE, II, 124 ; I Rois, V, 13 et suiv. ; MASPERO, Hist. anc. des peuples de l’Orient, I, p. 324 et suiv. (édition illustrée) ; PERROT, Histoire de l’art, I, p. 26-27 ; IV, 145-146. On a cru apercevoir des traces de corvée dans Homère (MOREAU, Revue des études grecques, VIII, p. 317) ; mais les textes ne sont pas probants.
[23] PERROT, II, p. 894-895.
[24] Voir les observations de M. Heuzey dans BCH, XVI, p. 317.
[25] PERROT, VI, p. 940 ; HELBIG, Sitzungsberichte, p. 553 et suiv.
[26] D’après Pausanias, l’invasion des Doriens dura au moins trois générations (VIII, 5, 6).
[27] PAUSANIAS, II, 13, 1.
[28] ÉPHORE, fragm. 18 et 20 (DIDOT) ; PAUSANIAS, III, 22, 11 ; CURTIUS, Histoire grecque, I, p. 213 (trad. fr.).
[29] POTTIER, Catalogue, p. 222-223 ; PERROT, VII, p. 205 et suiv.