I Création de la taxe. — Ce n’est pas un emprunt forcé.Les Romains ont connu jusqu’en 167 av. J.-C. l’impôt sur le capital ; ils l’appelaient tributum ex censu. Ce n’était pas une contribution annuelle ; il n’était perçu qu’en temps de guerre, et il était affecté exclusivement aux dépenses militaires. Les anciens n’avaient pas la ressource de recourir à l’emprunt pour faire face aux dépenses soudaines qui leur incombaient en pareil cas ; ils étaient forcés de tout acquitter sur les fonds du budget. Chaque fois, par conséquent, que les Romains avaient un ennemi sur les bras, il leur fallait trouver un supplément de recettes, et alors ils frappaient le capital. C’est en vertu du même principe que les Anglais frappèrent le revenu en 1799, au cours des luttes contre la France, et que depuis, après avoir rendu cette taxe permanente, d’accidentelle qu’elle était d’abord, ils ont conservé l’habitude d’en élever plus ou moins le taux pendant la guerre. La seule différence entre eux et les Romains est que, en semblable occurrence, ils s’adressent simultanément à l’emprunt et à l’impôt, tandis que les Romains ne pouvaient s’adresser qu’à l’impôt. Mais l’income-tax et le tributum sont nés d’une pensée identique. On a prétendu que le tribut existait déjà au Ve siècle avant notre ère, et même au delà, dès le règne de Servius Tullius[2]. Plusieurs textes paraissent favorables à cette opinion. Mais il en est d’autres qui la contredisent formellement ; ce sont ceux qui déclarent en termes très nets que jusqu’à la fin du r siècle les citoyens envoyés à l’armée ne recevaient rien de l’État. S’il en était ainsi, on n’avait évidemment pas besoin de tribut. Mommsen a essayé de concilier ces divergences à l’aide d’une hypothèse. Il suppose qu’au début les soldats étaient défrayés de leurs dépenses non par le Trésor public, mais par les tribus, qui étaient les subdivisions administratives de la cité, et il ajoute que les tribus demandaient au tributum les fonds nécessaires[3]. La conjecture est ingénieuse ; mais je ne la crois pas acceptable. D’abord elle a contre elle le témoignage explicite des auteurs anciens. Quand Tite-Live et Denys d’Halicarnasse écrivent qu’originairement les soldats romains remplissaient leurs obligations à leurs frais (de suo, τοΐς ίδίοις τέλεσι), leur langage ne prête à aucune équivoque ; il signifie certainement que les soldats tiraient tout d’eux-mêmes et qu’ils ne touchaient pas le moindre subside officiel. Si aujourd’hui nos troupes étaient payées par les départements ou les communes, personne ne s’aviserait de soutenir que leurs dépenses sont d’ordre privé. Il est d’ailleurs tout à fait conforme à l’esprit des institutions primitives que les particuliers assument la charge complète du service. Voyez par exemple ce qui se passait dans l’empire de Charlemagne. Le service obligatoire y est non seulement gratuit, mais encore onéreux. Pas de solde ; le guerrier s’équipe et s’entretient lui-même. L’habitant lui doit, aux étapes, le couvert, l’eau, le feu et la paille. L’empereur ne lui fournit ni armes, ni vêtements, et il ne le nourrit pas. Il fallait se munir d’habits pour six mois, de vivres pour trois mois. Il n’y avait pas de trésorerie, d’intendance, ni de remonte[4]. Il en était ainsi dans les premiers siècles de la Grèce, notamment à l’époque homérique, et aussi dans la vieille Rome. Les réformes imputées à Servius Tullius ne s’expliquent que par le souci de rejeter sur les soldats le poids intégral des frais de la guerre. Nous n’avons de renseignements précis qu’en ce qui concerne l’équipement, et il est visible qu’il était laissé complètement à la charge de chacun[5]. La solde était inconnue. Quant aux subsistances, on devine que le citoyen enrôlé emportait quelques provisions avec lui, et qu’il s’arrangeait pour vivre sur le pays. Du reste les expéditions généralement duraient peu, parce que l’ennemi n’était jamais éloigné et qu’on se bornait le plus souvent à des dévastations rapides et à des enlèvements de butin. Dans ces conditions, le tributum, c’est-à-dire l’impôt de guerre, était superflu, puisqu’il n’y avait pas de dépenses publiques de guerre. Vers la fin du Ve siècle on imagina de remplacer le service gratuit par le service payé, et on créa la solde. C’est, dit-on, en 406 avant Jésus-Christ, à l’occasion du siège de Véies, que l’innovation eut lieu. Il en sortit un double avantage. Désormais on fut libre de retenir les hommes sous les drapeaux aussi longtemps qu’il le fallait, et ainsi les campagnes ne risquèrent plus d’être écourtées par l’impatience des citoyens pressés de rentrer chez eux. En outre on put abaisser le cens requis pour figurer dans les légions, et ainsi les bases du recrutement furent élargies. Mais par contre il devint indispensable d’augmenter les ressources du Trésor, et c’est pour ce motif qu’on commença à taxer le capital. La solde et le tribut apparurent au même moment ; on eut un impôt de guerre le jour où l’État prit à son compte l’entretien de l’armée. On portait ces frais en dépense ; on fut donc obligé de porter en regard une recette équivalente, et comme on ignorait alors notre principe de l’unité budgétaire, on décida que la recette nouvelle, produite par le tribut, serait destinée tout entière au crédit ouvert pour la solde. Il s’ensuit que dans les années où il n’y avait point de solde à payer, le tribut n’était pas perçu. De là le caractère intermittent de cet impôt. Jusqu’au bout il fut un pur expédient nécessité par un besoin extraordinaire, et jamais il ne fut considéré comme un élément normal des revenus publics. On est même allé plus loin et on a dit que le tribut était moins un impôt qu’un emprunt forcé[6]. Ce n’est pas qu’aucun historien ancien le qualifie de la sorte ; mais on croit trouver la preuve du fait dans quelques textes qui en réalité doivent s’entendre autrement. On allègue par exemple un passage de Tite-Live où il raconte qu’en l’année 214 avant J.-C. tout le monde vint en aide à la pénurie du Trésor ; on vit notamment les tuteurs déposer à l’Ærarium les capitaux dont ils avaient l’administration et autoriser les questeurs à les employer comme ils voudraient, sauf à en rendre compte ultérieurement[7]. Si ce fut là un prêt consenti par certains citoyens, il fut absolument spontané, et il n’y a rien dans cette opération qui ressemble à la perception d’un tribut quelconque. Le même auteur nous apprend qu’en 187, après l’expédition de Manlius Vulso contre les Galates d’Asie Mineure, on préleva sur le butin de quoi rembourser au peuple la portion d’impôt qui n’avait pas été encore restituée[8] ; on en conclut que les sommes précédemment versées par les contribuables étaient de simples avances. Mais le langage de Tite-Live montre bien que le remboursement n’était pas obligatoire, puisqu’il fut prescrit sur les instances des amis de Manlius, qui espéraient par ce moyen le rendre populaire. On invoque enfin la phrase suivante du grammairien Festus : Vectigal æs appellatur, quod ob tributum et stipendium et æs equestre et hordiarium populo debetur[9]. Mais ce texte est en désaccord avec tout ce que nous savons du tribut, qui n’est regardé nulle part comme donnant aux particuliers un droit de créance sur l’État, et il suffirait, pour supprimer cette difficulté, de lire a populo, qui serait une leçon beaucoup plus satisfaisante. Quand, par une exception très rare, il arrivait à l’État d’emprunter, il s’engageait expressément à éteindre sa dette. En 243, pendant la première guerre punique, on mit à la charge des riches la construction d’une flotte de deux cents navires ; mais on ne manqua pas de stipuler que plus tard ils rentreraient dans leurs fonds, et il est probable que l’indemnité payée après la paix par les Carthaginois vaincus fut en partie consacrée à cet objet. En 210, sur l’initiative du Sénat, les citoyens apportèrent au Trésor tout ce qu’ils possédaient de numéraire et de métaux précieux. La crise financière se prolongea jusqu’en 204, et dès qu’elle eut cessé, on s’occupa d’amortir cette dette. On en remboursa le tiers immédiatement, et pour le surplus on fixa deux échéances très prochaines. Rien de pareil pour le tribut proprement dit. Jamais on n’emploie à ce propos l’expression pecunia mutua, qui dans Tite-Live désigne l’opération de 210, ni aucune locution analogue ; jamais non plus on ne s’engage à restituer. On restitue, si l’on peut, quand on a de l’argent disponible, mais toujours en vertu d’une concession bénévole. C’est une faveur qu’on accorde, ce n’est pas une obligation stricte qu’on remplit. II Déclarations des contribuables. — Contrôle administratif.Pour déterminer l’assiette de l’impôt, il fallait en premier lieu rechercher quel était le capital des contribuables. De temps en temps[10] les censeurs procédaient au dénombrement général des citoyens. Ceux-ci comparaissaient en personne devant les magistrats sur le Champ de Mars, sauf s’ils avaient une excuse valable. Varron nous a conservé une vieille formule d’où il résulte qu’on pouvait se faire représenter. Pour les soldats en campagne, on attendait qu’ils fussent libérés, ou bien on envoyait des agents aux armées. Les absences se multiplièrent de plus en plus, et les censeurs les toléraient, parfois en maugréant. Sous le gouvernement de César, tous les Italiens étant alors citoyens, l’opération cessa d’être concentrée à Rome ; elle fut exécutée dans toute la péninsule par les soins des municipalités. Dans le principe, le défaillant volontaire était incarcéré et puni de mort ; dans la suite on se contenta de confisquer ses biens et de le vendre comme esclave. Le citoyen faisait connaître aux censeurs son nom, son prénom, son surnom, le nom de son père, ou celui de son patron, s’il était affranchi, le nom de sa tribu et son âge. II indiquait aussi les noms des personnes libres qu’il avait sous sa puissance, notamment de sa femme et de ses enfants mineurs. Quant aux orphelins des deux sexes et aux veuves, on les inscrivait sur une liste spéciale, à la requête de leurs tuteurs. On déclarait également les biens. Mais le point délicat est de savoir lesquels étaient compris au cens. C’étaient d’abord les immeubles ruraux et urbains. Il fallait qu’ils fussent susceptibles d’être achetés et vendus conformément au jus civile[11], qu’ils fussent en un mot possédés en toute propriété d’après les règles du droit romain. Ils comprenaient évidemment l’ensemble du territoire primitif de Rome, c’est-à-dire toute l’étendue de cet ager romanus, dont nous ignorons les limites exactes, peut-être parce qu’elles changèrent au début, mais qui en tout cas se réduisit toujours à une partie du Latium[12]. C’est dans ce domaine que les citoyens exercèrent à l’origine leur droit de propriété, et ils l’y exerçaient seuls, le jus civile étant leur privilège exclusif. Les étrangers n’étaient autorisés à y acquérir que s’ils avaient obtenu le commercium. Les Romains, d’autre part, n’acquéraient à l’étranger que sous la même condition, et il est clair qu’on portait sur les rôles les terres qu’ils avaient chez leurs voisins en vertu d’un titre régulier. De bonne heure, il commença à se former par la conquête un second territoire, de plus en plus vaste, qui était l’ager publicus. Il englobait toutes les portions du sol que Rome avait enlevées aux populations vaincues, et par suite il était éparpillé un peu partout, tandis que l’ager romanus était continu. Il appartenait à l’État ; mais l’État ne le gardait pas intact entre ses mains. Par la vente, par la fondation des colonies, par les concessions individuelles, on en détachait à chaque instant des parcelles considérables, et ainsi, après avoir couvert presque toute l’Italie, il y disparut à peu près complètement, vers le temps de César. Nous n’avons pas à pénétrer ici dans l’étude détaillée de ces démembrements ; nous devons simplement examiner si les terres aliénées de la sorte étaient déclarées au cens. Il était de règle que toute terre publique devenue terre privée fût déclarée par l’acquéreur. La question se ramène donc à ceci. Quand l’État vendait ou donnait une terre, conférait-il vraiment le droit de propriété ? On a prétendu qu’il attribuait seulement la propriété de fait et qu’il se réservait le domaine éminent[13]. Lors même que cette opinion serait juste, elle n’infirmerait en rien dans la pratique les droits du détenteur. Le domaine éminent de l’État ne se manifestait en effet que par la perception de quelques centimes par jugère (1/4 d’hectare), et cette redevance nominale ne gênait nullement la libre transmission de l’immeuble par héritage, par donation, ou par vente[14]. Cette terre devait donc être déclarée aux censeurs. Nous n’avons pas la moindre raison de croire qu’on voulût avantager ces lots, et c’eût été le cas pourtant, si, en échange d’une taxe insignifiante, ils avaient été exemptés du tribut. Je vais plus loin : si l’on avait admis en principe que toutes les terres aliénées par l’État restaient en dehors du cens et de l’impôt, sous prétexte que l’État conservait sur elles un droit théorique, on ne voit pas sur quoi aurait pu peser le tribut, puisque même les terres de l’ager romanus passaient pour avoir été concédées jadis par l’État. Ainsi, que les terres sorties irrévocablement du domaine public aient été ou non assujetties pour la forme au droit supérieur de l’État, elles n’en étaient pas moins inscrites sur les registres du cens, et par là elles devenaient imposables. On n’en saurait dire autant des possessiones ou terres domaniales dont on laissait la jouissance aux particuliers. Tout citoyen avait la faculté de s’y installer, de les cultiver, ou d’y envoyer son bétail ; mais les riches tendirent de plus en plus à les accaparer, et la loi fut obligée en 367 avant J.-C. de fixer à 500 jugera (125 hectares) le maximum des parts individuelles ; encore fut-elle fréquemment éludée. Les occupants pouvaient en disposer comme il leur plaisait ; ils pouvaient même les vendre ; et cependant ils étaient loin d’en avoir l’entière propriété. L’État en effet était toujours libre de les leur reprendre, sans égard pour les dépenses qu’ils y avaient faites à leurs risques et périls ; de plus il exigeait le paiement d’une redevance, non pas nominale, mais proportionnelle à la récolte ou au nombre des têtes de bétail. Ces terres se trouvaient donc dans de tout autres conditions que les précédentes ; elles étaient données en location pour un temps indéfini plutôt qu’aliénées, et dès lors il n’y avait pas lieu de les porter au cens du tenancier, pas plus qu’il n’y avait lieu de superposer le tribut à la taxe qu’elles payaient déjà. On n’était tenté de les déclarer que si l’on voulait effacer toute trace des droits de l’État, et il est probable qu’on employa fréquemment ce procédé, de même qu’on s’ingéniait pour s’affranchir de la redevance. Mais dans les deux cas la manœuvre était frauduleuse. Elle entraînait cette conséquence que le détenteur, transformé ainsi en propriétaire, était désormais astreint au tribut ; mais ce tribut devait être moins onéreux que la redevance annuelle. Ce que je dis des terres occupées était encore plus vrai des terres louées par les censeurs. Il va de soi que celles-ci continuaient de faire partie de l’ager publicus et qu’elles payaient un simple prix de fermage. Le citoyen pouvait acquérir dans tout l’Empire romain, non seulement en Italie, mais même en province, et déjà avant l’année 467 la domination de Rome commençait à déborder hors de la péninsule, en Sicile, en Sardaigne, en Corse et en Espagne. Nous ne savons pas jusqu’à quel point les Romains s’empressèrent de profiter de leur droit dans ces diverses contrées. Une seule chose est sûre, c’est que leurs propriétés provinciales étaient soustraites au tributum, parce qu’elles étaient frappées d’une charge équivalente. Cicéron raconte l’histoire d’un citoyen nommé Decianus, qui s’était emparé indûment des terres d’un Asiatique, et qui ensuite les avait déclarées pêle-mêle avec ses autres biens. En agissant de la sorte, lui disait-on, tu as commis une grave imprudence ; car ces immeubles paieront de toute façon l’impôt ordinaire que Rome réclame aux provinciaux ; et, en outre, puisqu’ils figurent au cens, ils risquent de payer le tributum, si les besoins du Trésor exigent qu’un tribut soit perçu[15] Preuve certaine que légalement ils n’auraient pas dû être déclarés par pecianus. On recensait en second lieu les esclaves et les animaux de travail, qui étaient inséparables de la terre. Le menu bétail n’est pas mentionné, sans doute parce qu’on l’envoyait généralement sur les pâturages publics, où il était soumis à une taxe de dépaissance. Sous l’Empire on comptait le matériel agricole ; mais nous ignorons si l’usage est plus ancien. L’ensemble de tous ces objets constituait la garniture du fonds (instrumentum fundi) ; c’étaient les accessoires indispensables du sol. Mommsen suppose que primitivement les biens mobiliers n’étaient pas déclarés[16]. En soi l’idée est très plausible. Dans toute société il s’écoule un temps assez long avant que la fortune mobilière se développe, et il est naturel qu’elle n’attire les regards du fisc que le jour où elle acquiert quelque importance. A Rome, pendant les premiers siècles, la richesse fut surtout terrienne, et il se pourrait qu’à l’origine le sol eût été seul taxé. Mais un témoignage très précis de Festus nous oblige à écarter cette hypothèse. Il nous apprend en effet que dans l’opération du cens on appelait rudus le cuivre en lingots[17]. Or ce n’est pas dans le dernier âge de la République qu’on avait à déclarer des lingots pareils. L’habitude d’avoir des lingots, principalement d’un métal de médiocre valeur comme le cuivre, implique ou bien que la monnaie n’existe pas, ou bien qu’elle est extrêmement rare, et par conséquent le renseignement de Festus nous fait remonter pour le moins aux débuts de la frappe monétaire, c’est-à-dire au milieu du Ve siècle av. J.-C., alors que Mommsen place en 312 l’extension du tribut à tout le capital. Quand la monnaie eut décidément remplacé les métaux bruts, ce fut elle qu’on déclara, sans négliger d’ailleurs les lingots que l’on se trouvait posséder encore. On y joignait les vêtements des femmes, les bijoux, les voitures, et probablement tous les objets mobiliers. Il n’est indiqué nulle part qu’on enregistrât parmi les éléments imposables l’actif industriel et commercial. Ce silence des documents n’a rien qui doive nous étonner ; car il est à présumer que les censeurs ne recevaient pas de déclarations spéciales là-dessus. Pendant la période qui s’arrête à l’année 167 av. J.-C., l’actif d’un industriel ou d’un commerçant n’offrait guère que des capitaux et des esclaves ; on n’avait besoin en effet ni d’un matériel coûteux, puisque l’outillage était rudimentaire, ni de vastes locaux, puisqu’on ne produisait pas en grand. Or tout contribuable était forcé de signaler aux censeurs ses capitaux, quelle qu’en fût la destination. Pour les esclaves, si dans le principe on notait seulement ceux qui étaient voués à la culture, parce qu’il n’y en avait guère d’autres, il arriva plus tard qu’on y ajouta ceux qui étaient employés ailleurs par leurs maîtres. Il était donc inutile d’établir un article distinct pour les fabricants et les négociants, du moment que leur avoir était déjà connu des magistrats. Quant aux artisans libres, comme la plupart étaient pauvres, ils échappaient au tribut. Le citoyen ne se bornait pas à déclarer ses biens ; il devait encore les évaluer en argent, et c’est cette estimation qui servait de base à l’impôt. On s’est posé la question de savoir s’il avait le droit de déduire ses dettes. La difficulté semble assez facile à résoudre. Lorsqu’un individu énonçait en présence des censeurs son chiffre de fortune, il y englobait naturellement ses créances ; car ses créances étaient une fraction de son capital, et il était juste qu’il l’imputât à son actif. Mais il est clair que cette somme ne figurait pas à l’actif du débiteur, d’abord parce que celui-ci n’en était pas le propriétaire, et puis parce qu’elle ne pouvait pas être comptée deux fois. Le problème est un peu plus complexe quand on envisage le cas où le débiteur donnait un objet matériel en garantie. L’hypothèque n’étant pas pratiquée sous la République, les seules sûretés réelles étaient alors le gage, qui n’était de mise que pour les meubles, et la fiducie, qui était usitée également pour les immeubles. Or la fiducie transférait au créancier la pleine propriété de la chose livrée, sauf la faculté laissée au débiteur de la recouvrer après remboursement ; le premier était donc fondé à la déclarer comme sienne. Le contrat de gage ne transférait que la possession de fait ; le débiteur restait donc propriétaire de l’objet, et c’était lui sans doute qui le déclarait. Mais jamais un même objet ne devait être déclaré concurremment par l’une et l’autre partie. Dans tout système d’impôt qui repose sur les déclarations des contribuables, il y a lieu de prendre des précautions contre la fraude. Les Romains ne négligèrent pas ce soin. Il est possible cependant que chez eux les dissimulations aient été en somme plus rares qu’on ne s’y attendrait. Mommsen insiste avec raison sur cette idée que, d’une façon générale, ce peuple était d’une grande rectitude dans les affaires. Tous les actes de la vie, à Rome, revêtirent la ponctualité du marchand, la probité visant au respect de soi-même et de tous. En justice les livres de compte privés faisaient preuve, à peu près comme nos livres de commerce. La parole de l’homme sans reproche témoignait contre lui et aussi pour lui. Entre gens honorables le serment vidait juridiquement le procès. Suivant une règle traditionnelle, si la preuve manquait, les jurés prononçaient pour l’individu honnête contre celui dont la réputation était entachée[18]. Il n’est pas téméraire de penser qu’un pareil état d’esprit provoquait, de la part des citoyens, des déclarations le plus souvent sincères, et cette présomption se fortifie encore, lorsqu’on songe à ce patriotisme ardent et réfléchi, à ce souci de l’intérêt public, qui caractérisaient au plus haut degré le Romain. Contre ceux qui demeuraient sourds à la voix du devoir il existait des moyens de contrainte assez efficaces. D’abord le serment. Le citoyen jurait devant les censeurs de faire sur tous les points des déclarations véridiques, et un engagement aussi solennel était presque toujours pris au sérieux. On serait tenté de penser que toute omission frauduleuse exposait le citoyen à la perte de l’objet, en ce sens que, si cet objet lui était ravi, il n’avait plus qualité pour le revendiquer en justice. Sous l’Empire, quand un litige survenait à propos d’une question de limites, les registres du cens constituaient la meilleure des preuves, et on se demande si le défaut d’inscription d’une chose au nom d’un individu n’était pas une sorte d’aveu qu’il n’en avait pas la propriété. Je doute qu’on se montrât si rigoureux. Un homme qui se déclarait citoyen ne l’était pas nécessairement aux yeux de la loi. Un homme qui déclarait comme lui appartenant les biens d’autrui n’acquérait par ce subterfuge aucun droit sur eux. Donc, à l’inverse, un homme qui ne déclarait pas un objet n’était pas censé s’en dépouiller. Il y avait là tout au plus un indice ; il n’y avait pas de témoignage décisif. La propriété se perdait par la vente, par la donation, par la prescription, par une condamnation judiciaire ; elle ne s’évanouissait pas par prétérition. Seulement, si un objet non déclaré était pris ou réclamé par un tiers, son légitime propriétaire ne pouvait se défendre qu’en dévoilant lui-même la fraude dont il s’était rendu coupable. L’organisation politique de Rome était telle que chacun était intéressé à évaluer son patrimoine le plus largement possible. Le citoyen en effet occupait dans l’État le rang que lui assignait sa fortune, constatée au cens. On avait plus ou moins de droits selon qu’on se disait plus ou moins riche. L’assemblée centuriate qui, dans la période où nous nous renfermons était l’autorité suprême de la République en matière de législation, d’élections et de justice criminelle, se divisait en sections de vote, et chaque section, pourvue d’un suffrage, comptait de plus en plus de citoyens à, mesure qu’ils étaient plus pauvres. Par suite, quiconque estimait trop bas son avoir réduisait du même coup sa part d’influence dans l’État. Dissimuler une fraction de son capital, c’était s’infliger une certaine déchéance politique ; l’enfler au contraire, c’était s’élever dans la hiérarchie des citoyens. Le principe qui prévalait alors était que les charges fussent exactement proportionnelles aux droits. Les riches payaient davantage ; mais en revanche ils exerçaient une action plus forte sur la marche du gouvernement. Enfin, si malgré tout un citoyen essayait de tromper les censeurs, ceux-ci étaient loin d’être désarmés contre lui. Cette magistrature, accessible en fait aux seuls consulaires, placée au terme de la carrière sénatoriale, entourée d’un grand prestige et irresponsable, avait dans l’espèce des pouvoirs très étendus. C’était elle en réalité qui, avec des experts, arrêtait le chiffre de fortune de chacun, sans autre garantie que le serment de ne songer qu’au bien public et de garder une entière impartialité. Les censeurs procédaient à une enquête sur la situation pécuniaire de l’individu soupçonné ; ils provoquaient au besoin les dénonciations ; et un appel de ce genre était toujours entendu dans l’antiquité, d’autant plus qu’il y avait généralement une prime ; après quoi, ils faisaient les rectifications nécessaires. Les textes nous disent que,l’évaluation des biens s’appelait æstimatio censoria, parce qu’elle était l’œuvre des censeurs, et ils ajoutent que le capital du citoyen était fixé au chiffre que les censeurs avaient choisi ; car aucune voie de recours n’était ouverte contre leurs décisions. Cette révision pouvait être accompagnée de certaines peines. Mommsen est d’avis qu’une estimation mensongère équivalait à l’absence de déclaration, et était punie par conséquent de la confiscation, sinon de la vente de la personne. Mais cela n’est point démontré. Les censeurs, en vertu du droit de contrôle illimité qu’ils exerçaient sur la conduite publique et privée des citoyens, étaient libres d’infliger une flétrissure à l’homme dont ils découvraient la fraude. Pour mériter un châtiment pareil, il suffisait d’avoir violé un serment, et c’était ici le cas. Or cette flétrissure n’était pas simplement morale ; rien n’empêchait de lui donner encore d’autres sanctions, telles que la radiation de la liste du Sénat, l’exclusion de l’ordre équestre, la perte du droit de suffrage. Les censeurs portaient parfois le cens à un niveau absolument arbitraire. On nous signale par exemple un ancien dictateur dont le capital fut octuplé pour une raison politique[19]. Caton, dans son désir de combattre le luxe, évalua au décuple les jeunes esclaves achetés depuis le dernier recensement à raison de 10.000 as (550 fr.) par tête, et il adopta la même règle pour les voitures, les vêtements de femme et les objets de parure dont le prix dépassait 15.000 as[20]. Ces mesures sont très rares et elles ont le caractère d’une véritable peine. Mais elles n’étaient pas illégales et elles montrent jusqu’où allaient les prérogatives des censeurs. En somme, dans le système romain, l’estimation des fortunes se faisait d’après le double principe de la déclaration individuelle et de la taxation administrative. Bien qu’il y eût des chances sérieuses pour que les énonciations des citoyens fussent à peu près conformes à la vérité, on n’avait pas voulu se fier aveuglément à elles, et on avait chargé deux magistrats, non seulement de les contrôler par tous les moyens en leur pouvoir, mais encore de les modifier à leur guise et sans appel. Ces magistrats, les plus vénérés et les plus redoutés de tous, n’avaient aucun compte à rendre qu’à leur conscience, et leurs droits n’avaient d’autre limite que la nécessité d’être d’accord entre eux. Même dans les pays modernes où le gouvernement est le plus fort, on ne rencontre rien de semblable, et l’on peut dire qu’au fond c’était l’État qui déterminait le capital imposable, en utilisant à sa fantaisie les données fournies par les contribuables. III Vote de l’impôt par le Sénat. — C’est un impôt de répartition. — Et un impôt proportionnel. — Mode de répartition. —Immunités. — Taxes spéciales. — Recouvrement.Dans les États constitutionnels d’aujourd’hui, c’est le peuple souverain qui, par sel mandataires, établit l’impôt, et ce principe passe pour être le fondement même des libertés publiques. A Rome la règle était applicable aux impôts permanents, mais non pas au tributum. Ce ne fut pas une loi qui introduisit cette taxe, et dans la suite, chaque fois qu’elle fut perçue, la loi n’eut jamais à intervenir. La question était d’ordre administratif, et elle rentrait dans la compétence du pouvoir exécutif et du Sénat. Le Sénat, d’après Polybe, avait la haute main sur les finances. Cela seul suffit pour nous avertir que son autorité était prépondérante en matière de tribut. Mais ici, comme en tout, il n’avait aucun droit d’initiative. Il ne délibérait à ce sujet que sur la demande et sur le rapport des consuls. De plus ses résolutions n’étaient, au moins théoriquement, que de simples avis. Il n’ordonnait pas d’une façon impérative que la taxe serait levée ; il invitait les consuls à publier en leur nom personnel une ordonnance à cet effet ; mais son assentiment préalable était, à ce qu’il semble, obligatoire. Habituellement l’entente était complète entre les magistrats et lui, et c’est à peine si l’on se heurtait parfois à quelque résistance de la part des tribuns. Il y avait en effet, presque toujours, cas de force majeure. Le tribut était une somme fixe, calculée d’après le nombre des soldats ordinairement présents sous les drapeaux. Cet impôt normal, évalué sans doute d’une façon assez large pour parer à l’imprévu, s’appelait peut-être tributum simplex. Les Romains n’eurent longtemps que quatre légions sur pied. En 295, pour la première fois, on en voit apparaître six, et ce chiffre n’était pas encore dépassé en 218. S’il était nécessaire d’augmenter les effectifs, on aimait mieux souvent renforcer les légions existantes que d’en créer de nouvelles. Pendant la seconde guerre punique il fallut rompre avec cette tradition. En 215 il y eut douze légions, et on décida aussitôt qu’il serait perçu deux tributs. La même année, les chefs de l’armée d’Espagne, qui jusque-là n’avaient rien demandé, réclamèrent des fonds pour leurs troupes. On songea à édicter un troisième tribut ; mais on y renonça[21]. On ne s’arrêta pas davantage à cette idée dans la suite, même lorsqu’on avait sur les bras vingt-trois légions, et ce fut dès lors par des expédients qu’on pourvut tant bien que mal aux dépenses. La plupart des érudits croient que le tribut était un impôt de quotité, et qu’il consistait en une contribution de 1, 2, 3... pour 1000. A l’appui de cette thèse on cite plusieurs textes qu’il est bon d’examiner de près. Tite-Live raconte qu’en.209 douze colonies latines refusèrent d’envoyer à Rome des hommes et de l’argent[22]. Sur le moment on ne put pas les ramener de force à l’obéissance ; mais en 204, quand la situation militaire se fut améliorée, le Sénat songea à sévir contre elles. On les condamna à payer un subside annuel d’un as pour mille, et on décida que les biens seraient estimés d’après le système en vigueur à Rome[23]. Les modernes se sont imaginé que le taux adopté dans cette circonstance fut le même que le taux normal de l’impôt romain. Ils ont oublié qu’en 204 ce qu’on se proposa ce fut de châtier des rebelles. Il faut donc que la condition de ces colons ait été plus défavorable que celle des citoyens, et c’eût été une punition singulière que d’établir entre les uns et les autres une identité de charges. Dira-t-on que le tribut des colonies fut annuel, au lieu que le tribut des citoyens était accidentel ? Mais il est fort probable que depuis l’invasion d’Hannibal en Italie les citoyens y étaient soumis tous les ans, par suite des frais ininterrompus que la guerre entraînait. Le fait relaté par Tite-Live est donc étranger au débat. On allègue encore un autre passage du même auteur, qui n’est pas plus probant. En 187 on profita d’une guerre fructueuse pour rembourser au peuple le solde d’un tribut antérieur, et chaque citoyen toucha 25 as et demi p. 1000[24]. Huschke invente à cette occasion toute une histoire. D’après lui, le Sénat avait voté en 215, non seulement pour l’année courante, mais aussi pour les années subséquentes, la levée d’un tribut additionnel de 1 p. 1000. Pendant vingt-huit ans, de 215 à 187, cette taxe supplémentaire fut maintenue, et on ne réussit dans cet intervalle qu’à amortir deux annuités et demie. En 187 on amortit en bloc tout le reste, soit vingt-cinq annuités et demie. Par malheur rien de tout cela n’est dans les documents. Rien surtout n’atteste que la surtaxe de 215 ait subsisté si longtemps. Est-il admissible par exemple qu’en 200 et en 194, lorsqu’on n’avait que six et huit légions sous les armes, on ait demandé autant à l’impôt que dans les années 214-202, avec des effectifs doubles et triples ? Non, les contribuables n’eurent pas à verser et le Trésor n’eut pas à leur restituer vingt-huit surtaxes de 1 p. 1000, et dès lors le petit roman de Huschke s’écroule tout entier. La vérité est beaucoup plus simple. Le Sénat avait voté précédemment un ou plusieurs tributs, avec l’intention d’en rendre le montant un jour ou l’autre. Des acomptes successifs furent payés aux citoyens, et en 187 il n’y avait plus qu’un arriéré de 25 et demi p. 1000, ou, comme nous dirions aujourd’hui, de 2,55 p. 100. On le paya alors et la dette fut ainsi éteinte. Le tant pour mille dont il s’agit n’est pas une fraction du capital taxé, mais une fraction de la taxe elle-même. Un dernier argument a été emprunté à Tite-Live et à Plutarque. En 184, Caton, pendant sa censure, se montra particulièrement dur pour les riches. Non content d’estimer les objets de luxe bien au-dessus de leur valeur, il voulut, dit l’historien latin, ut his omnibus terni in millia æris attribuerentur[25]. Cela signifie, d’après quelques érudits, que ces objets furent imposés à raison de 3 as p. 1000, et non comme d’ordinaire, à raison d’un as. Mais cette interprétation impute gratuitement à Tite-Live une gross. e erreur. Mommsen, en effet note que les censeurs n’avaient point qualité pour déterminer le taux de l’impôt, et Caton était trop respectueux de la légalité pour commettre une usurpation de pouvoirs, qui d’ailleurs eût été inefficace. Le véritable caractère de l’acte qu’il accomplit est indiqué par Plutarque. Caton, écrit ce dernier, προσετίμησε τρεΐς χαλκοΰς πρός τοΐς χιλίοις. Or le verbe προστιμάω s’emploie toujours à propos d’une pénalité qu’on inflige, et ce qui montre qu’il a bien ce sens-là dans cette phrase, c’est la réflexion qui suit. On espérait, ajoute Plutarque, que cette précaution entraverait les progrès du luxe, à cause des έπιβολαί qui en seraient la conséquence, et l’on sait que ce terme s’entend proprement des amendes prononcées par les magistrats. Ainsi l’historien grec nous donne la clef du passage si obscur de Tite Live, qui émane pourtant de la même source. Caton fit deux choses en 184. D’une part, il majora dans une forte proportion le capital imposable des riches, pour que leur tribut fût aggravé, et cette mesure se rattachait à la partie financière de ses prérogatives. D’autre part, il les frappa d’une amende égale à 3 p. 1000 de la valeur de leurs objets précieux, et c’était là une forme du contrôle que les censeurs exerçaient sur les mœurs. Le nom même du tributum parait témoigner que c’était un impôt de répartition. Tribuere veut dire partager, comme il résulte de deux phrases de Cicéron, dont la langue est si exacte. Plus tard ce verbe en arriva à désigner le fait de donner, d’accorder, et il fallut, pour lui conserver sa signification primitive, le renforcer au moyen du préfixe dis. Mais dans le langage du droit le sens ancien de tribuere a survécu. L’actio tributoria, dont il est question dans le Digeste et dans les Institutes, a trait à un partage entre les créanciers. On aperçoit chez les jurisconsultes des locutions telles que venire in tributum, in tributum vocari, qui se réfèrent à une répartition. Si l’on remonte à la loi Acilia repetundarum, qui se place en 423/2 avant J.-C., on y trouve les mots tributus factus pris dans la même acception. Enfin un texte des Verrines oppose ces deux expressions tributum facere et tributum conferre, dont l’une vise l’assiette de l’impôt et l’autre sa perception. Il est difficile de deviner quels étaient les répartiteurs. A l’époque de Cicéron nous distinguons une classe censitaire qui venait immédiatement au-dessous des chevaliers, et d’où l’on tira pendant quelque temps le tiers des jurys criminels ; c’étaient les tribuni ærarii. Jadis ils avaient un caractère tout différent. Leur fonction essentielle était alors de payer la solde des troupes. A en juger par leur nom, étroitement apparenté avec le mot tribuere, dont nous avons défini le sens plus haut, ils étaient peut-être chargés aussi de répartir le tributum. Mommsen conjecture qu’ils étaient élus pour un an par les membres de la tribu, sous prétexte qu’ultérieurement on nomma de cette manière les curateurs des tribus, qui, d’après lui, les remplacèrent à la tête de ces groupes. Élus ou non, ils avaient, je pense, une certaine fortune ; car ils encouraient au moins en qualité de payeurs de l’armée, une responsabilité pécuniaire[26]. Je suppose qu’il y en avait plus d’un par tribu, non seulement parce que leur tâche était très complexe, mais aussi parce que les Romains avaient une prédilection marquée pour les commissions administratives. Les tribuns n’étaient pas des magistrats, au sens propre du mot ; comme nos répartiteurs, ils restaient de simples particuliers. Le principe qui régissait la répartition était celui de la proportionnalité. Tite-Live le déclare nettement lorsqu’il écrit que le tribut était payé également par tous[27], et Varron est encore plus explicite[28]. Cet impôt ne devenait progressif que dans les circonstances très rares où les censeurs exagéraient à dessein la valeur des biens d’un citoyen. Il y avait alors un écart plus ou moins grand entre le capital imposable et le capital réel ; mais le rapport entre le capital taxé et la taxe était le même pour tous les contribuables. Le premier soin des répartiteurs était de fixer la quote-part des groupes officiels qui se partageaient l’ensemble des citoyens. Mais de quels groupes s’agit-il ? Des tribus ou des centuries ? Denys d’Halicarnasse dit que c’étaient les centuries, tandis que Varron et Tite-Live donnent à entendre que c’étaient les tribus. Peut-être la seconde assertion est-elle confirmée par ce fait que les tribuni ærarii avaient le maniement du tributum ; ce qui ne se concevrait guère, si le tributum n’avait été en corrélation qu’avec les centuries, où ces tribuni n’avaient rien à voir. Toutefois, comme il est sage, en présence de deux textes contradictoires, de chercher à les concilier, au lieu de choisir entre eux, je me demande s’il n’y aurait pas lieu d’accueillir l’hypothèse suivante. Vers l’année 241 avant Jésus-Christ, on amalgama la division par centuries et la division par tribus, d’après un procédé que nous connaissons mal. Il est possible qu’à dater de ce moment l’impôt ait été réparti d’abord entre les tribus, puis entre les centuries de chaque tribu, et que Denys, oubliant que cette combinaison était nécessairement consécutive à la réforme de 241, en ait par inadvertance reporté l’adoption aux origines mêmes de tributum, qui pour lui remonte au règne de Servius Tullius. Denys prétend encore que toutes les centuries étaient taxées à un chiffre uniforme. Elles comprenaient, dit-il, d’autant moins de citoyens que ceux-ci étaient plus riches, et pourtant elles fournissaient le même contingent de soldats et la même somme d’impôt. Pour qu’il en fût ainsi, il aurait fallu qu’elles possédassent toutes à peu près le même capital ; sans quoi l’impôt n’aurait pas été proportionnel, et nous avons constaté qu’il l’était. Or cette condition n’était pas remplie. Il est manifeste que la centurie des ouvriers charpentiers était loin d’être aussi riche qu’une centurie de chevaliers et que les dix-huit centuries équestres représentaient en bloc une masse de biens autrement considérable que dix-huit centuries de la quatrième ou de la cinquième classe. Les mêmes différences existaient entre les tribus, et on ne remarque pas que les censeurs aient jamais songé à les supprimer. Quand ils transféraient malgré lui un citoyen d’une tribu dans une tribu voisine, c’était toujours pour l’atteindre dans son honneur, et non pour arriver à la péréquation de la matière imposable. A l’aide des registres du cens il était aisé de savoir la portion de la richesse publique qui appartenait à une tribu ou à une centurie ; il suffisait d’additionner les chiffres indiquant l’avoir des citoyens inscrits. Puis un calcul élémentaire permettait d’établir les contingents de ces divers groupes. Si la somme totale à répartir était d’un million d’as et qu’une tribu figurât sur les livres des censeurs pour un capital équivalent au vingtième du capital national, elle avait à payer 50.000 as. Un travail analogue était exécuté dans l’intérieur de chaque groupe, et on déterminait ainsi les parts individuelles d’impôt. Y avait-il des exemptions, en dehors de ces immunités tout à fait exceptionnelles, dont Valère Maxime nous offre un exemple, et qui n’étaient au fond que la compensation de certains sacrifices pécuniaires, volontairement consentis[29] ? D’après un récit de Tite-Live, il semble que lés soldats en campagne fussent légalement affranchis du tribut. En 401, comme on avait plusieurs ennemis à combattre, on confia la garde des remparts aux hommes qui avaient plus de quarante-six ans ; ceux-ci néanmoins furent astreints au tribut, et ils crièrent à l’injustice, alléguant qu’en défendant la ville ils accomplissaient une besogne de soldats. Pour les irriter davantage, les tribuns du peuple soutenaient que la tactique des patriciens était d’accabler une partie de la plèbe sous le poids du tribut et l’autre sous le poids du service militaire ; ce qui prouve que les deux charges étaient incompatibles. La chose était peut-être vraie en 401 ; mais elle ne devait plus l’être pendant la seconde guerre punique, quand presque la moitié des citoyens était sous les armes. Voici d’ailleurs un fait qui atteste le contraire. Il paraît que les pertes énormes éprouvées par les Romains aux batailles de Trasimène et de Cannes eurent pour effet de diminuer sensiblement le nombre des assujettis. Qu’est-ce à dire, sinon que les soldats de Cannes et de Trasimène avaient été comptés parmi les contribuables ? Au cours de cette guerre les augures et les pontifes échappèrent à l’impôt. Était-ce par fraude ou bien invoquaient-ils un droit positif ? Tite-Live ne le dit pas. Ce qu’il dit seulement, c’est qu’en 196 av. J.-C. les questeurs leur réclamèrent les sommes impayées et qu’ils les versèrent au Trésor, après avoir vainement imploré la protection des tribuns du peuple[30]. La loi exonérait les pauvres du tribut et du service, et on appliquait cette qualification à ceux dont le cens n’atteignait pas un certain chiffre. Mommsen prétend que ce minimum n’était pas le même dans les deux cas. Mais il n’appuie cette opinion sur aucun texte, et Denys, dont le témoignage n’a ici rien de suspect, formule une assertion tout opposée[31]. Le cens requis ne demeura pas immuable. Il était au début de 11.000 as[32] ; dans la première moitié du second siècle il n’était plus que de 4.000 as (377 fr.)[33], et plus tard il tomba peut-être à 1.500[34]. On élargissait par ce moyen la base du recrutement militaire et on augmentait la foule des contribuables. C’est un principe constant que là où existe un impôt soit sur le capital, soit sur le revenu, le capital et le revenu ne sont frappés qu’au-dessus d’une limite donnée. On estime en effet qu’un avoir inférieur est indispensable aux besoins de la vie. Telle est la règle de l’Income-tax en Angleterre, de l’Einkommensteuer en Prusse et de la contribution mobilière chez nous ; telle était également celle de l’eisphora athénienne. Ce qu’il y a de curieux à Rome c’est que, loin de s’élever avec le temps, comme il arrive d’ordinaire, le niveau s’abaissa graduellement. La raison en est qu’il fallait aux Romains de plus en plus de soldats[35], et qu’au moins depuis 167 on ne fut plus arrêté par la crainte de surcharger d’impôts la basse classe, puisque le tribut se trouva alors aboli de fait. Les enfants en tutelle et les femmes qui n’étaient sous la puissance ni d’un père ni d’un mari ne payaient pas le tributum ex censu ; mais ils avaient à supporter une taxe équivalente. L’État allouait aux dix-huit cents citoyens qui constituaient l’arme de la cavalerie 10.000 as destinés à l’achat d’un cheval et 2.000 destinés à sa nourriture. Cicéron semble croire que Tarquin l’Ancien fut l’auteur de cette mesure. Tite-Live dit que Servius Tullius n’imposa que les veuves et qu’il leur demanda de pourvoir uniquement aux frais d’entretien des chevaux, laissant au Trésor les frais d’achat. D’après Plutarque, Camille, pendant sa censure (401), frappa pareillement les orphelins, et ce fut apparemment avec ce fonds-là que les cavaliers se procurèrent dorénavant leurs montures. Parmi ces allégations la plus suspecte est celle de Cicéron ; car elle se fonde simplement sur une analogie problématique entre l’œuvre de Tarquin et les usages de Corinthe, d’où la famille de ce prince était peut-être issue. Doit-on supposer que les deux réformes de Servius et de Camille se complètent l’une l’autre, ou bien est-il préférable de penser que la réforme est tout entière imputable à Camille, qu’elle a été antidatée partiellement par Tite-Live, et que la double allocation dont on parle, et par conséquent l’impôt des orphelins et des veuves, furent établis au moment où l’on créa la solde et le tribut ? Il est impossible de rien affirmer là-dessus. Tout ce qu’on sait, c’est que la cavalerie entraînait une double dépense : 3.600.000 as pour alimenter dix-huit cents chevaux, et 1.800.000 as pour en acquérir cent quatre-vingts, ce corps se renouvelant chaque année par dixième[36], soit un total de 5.400.000 as[37]. C’est cette somme qui était répartie entre les femmes et les enfants, au prorata de leurs biens. On notera que cet impôt différait sur un point du tributum ; il était permanent, au lieu d’être intermittent, et il est dès lors à présumer que le taux en était plus léger. Un détail se rattache à la question des veuves et des orphelins. Le tributum étant un impôt réel, levé sur les biens, on est tenté de s’étonner que les Romains se soient plaints de la répercussion qu’eurent sur cette taxe les défaites sanglantes du lac Trasimène et de Cannes ; car un soldat avait beau disparaître, ses biens subsistaient, et c’était eux que l’on frappait. Mais on n’oubliera pas que ce citoyen, mort à la force de puisqu’il était soldat, laissait son patrimoine à un enfant mineur, et que ce dernier, s’il contribuait à l’entretien de la cavalerie, était exempt du tribut. D’autres individus étaient placés, comme lui, dans des conditions particulières, sans lui être d’ailleurs assimilés. L’ærarius était le citoyen que les censeurs avaient temporairement rayé de la liste des tribus et ainsi privé du droit de suffrage. Malgré cette déchéance, il restait soumis au tributum, parce qu’il restait propriétaire. Un grammairien ancien dit que la taxe était pour lui un impôt de capitation ; en tout cas elle était graduée d’après la fortune. Seulement, comme les censeurs évaluaient parfois les biens d’une façon fantaisiste, il pouvait se faire que l’ærarius fût démesurément surchargé[38]. C’était en réalité une peine qu’il subissait, jusqu’à ce que d’autres censeurs le ramenassent au droit commun. Aux ærarii la loi identifiait les Cærites. Ceux-ci étaient des Italiens que Rome avait gratifiés de tous les droits du citoyen, sauf le droit de vote. Habituellement cette faveur était octroyée non pas à des personnes isolées, mais à des communautés. Si l’on ne voit pas bien de quelle manière les Cærites étaient recensés, on sait qu’ils figuraient sur les rôles à côté des ærarii, c’est-à-dire en dehors de la liste des citoyens complets. Peut-être le tributum était-il aussi pour eux un impôt de capitation ; mais la chose n’est pas sûre. Les cités latines avaient une double obligation elles devaient fournir à Rome des soldats et les entretenir à leurs frais. Cette dernière charge correspondait pour elles au tribut, et les fonds avaient la même destination, puisqu’ils étaient employés aux dépenses du contingent local. En 204 ce système fut supprimé pour douze d’entre elles, qui en 209 avaient refusé leur concours aux Romains. A l’avenir leurs magistrats municipaux procédèrent au cens d’après les règles usitées à Rome, et sur les biens officiellement déclarés le fisc prit tous les ans un as pour mille. C’était là une innovation par rapport à la pratique romaine, et, quoi qu’en dise Mommsen, nous ignorons si elle demeura toujours en vigueur dans les douze cités rebelles, et surtout si elle fut étendue ultérieurement aux autres. Un texte de Cicéron nous autorise à avoir des doutes sur le second point. On ne sait pas par qui le tribut était recouvré. Il n’y a de certain que le droit de coercition des questeurs à l’égard des récalcitrants et des retardataires. Si leurs sommations étaient sans effet, ils traitaient l’individu comme un débiteur public : ils saisissaient ses biens et les vendaient aux enchères. Quant à la vente et à l’emprisonnement du débiteur lui-même, le consul seul pouvait les ordonner, et Mommsen rappelle qu’on n’en rencontre point d’exemple. Dans la réalité on se contentait de l’exécution sur le patrimoine. Il n’entre pas dans notre sujet de rechercher comment l’impôt était employé. Nous ne devons pas pourtant négliger une théorie de Mommsen qui concerne à la fois le mode d’emploi et le mode de recouvrement. D’après lui, le tribut, tout en figurant sur les livres des questeurs, ne passait pas par le Trésor ; les tribuns le retenaient par devers eux ; ils en disposaient conformément aux lois, et, en fin d’exercice, ils réglaient leurs comptes avec l’État. Cette opinion dérive tout entière de la signification du mot attribuere. D’une phrase où Tite-Live dit à propos de l’impôt des veuves qu’elles étaient attribuées aux cavaliers[39], Mommsen conclut que l’État déléguait sa créance sur les contribuables aux soldats dont il était le débiteur, et qu’il laissait à ceux-ci le soin de se faire payer par ceux-là. Mais entre les uns et les autres il y avait tout au moins un intermédiaire, le tribunus ærarius. C’était le tribun qui recevait l’argent, soit du Trésor représenté par les questeurs urbains, soit directement des contribuables, et c’était lui qui le remettait au soldat. Bien plus, si ce dernier était frustré de sa part, ce n’était pas au contribuable qu’il la réclamait, c’était au tribun, et son droit allait jusqu’à la saisie des biens[40]. L’attribution dont parle Tite-Live n’avait donc pas la portée que lui donne Mommsen, et elle n’était au fond que l’affectation stricte d’une recette déterminée à une dépense déterminée. Les tribuns ne conservèrent pas indéfiniment leur fonction de payeurs ; peut-être même la perdirent-ils assez vite. Quand les expéditions étaient courtes et qu’au bout de quelques semaines, ou de quelques mois le citoyen revenait dans ses foyers, on conçoit qu’il fût payé à Rome par eux. Mais lorsque les armées se répandirent au loin et qu’elles y séjournèrent longtemps, ce procédé ne fut plus praticable. Pendant la seconde guerre punique la solde était envoyée de la ville et touchée sur place. Dans ce cas, les tribuns, qui évidemment n’accompagnaient pas les légions, étaient incapables de remplir leur office, qui sans doute fut transféré aux questeurs militaires, adjoints au général en chef. IV Contributions de guerre et butin. — Abolition de l’impôt sur le capital en 167 av. J.-C. — Taxes de l’année 43 av. J.-C.Caton disait que la guerre doit nourrir la guerre. Cette maxime fut suivie de tout temps par les Romains de la République, et le tribut en était souvent allégé. Il n’était pas rare qu’un général vainqueur imposât à l’ennemi la charge de fournir la solde de ses troupes. En 394 et en 293 on accorda la paix aux habitants de Faléries sous cette condition. La même clause figura dans la trêve de vingt ans qui fut conclue avec les Volsiniens en 391. Une autre trêve signée avec les Étrusques en 308 stipula que l’armée romaine recevrait de ceux-ci la solde entière de l’année et deux tuniques par homme. Pour une simple suspension des hostilités, les Samnites durent verser en 341 le montant de la solde annuelle et trois mois de vivres. Pline dit que par la défaite des Samnites et la prise d’Anagnia Q. Martius Tremulus en 306 affranchit le peuple du tribut. En 205, quand les Espagnols demandèrent à traiter, ils donnèrent le double de la solde, du blé pour six mois et des effets d’habillement. Après la bataille de Zama, Scipion ne consentit à interrompre ses opérations militaires en vue des négociations de paix °que si les Carthaginois s’engageaient à payer et à nourrir ses troupes pendant l’armistice. Ces contributions de guerre aboutissaient de toute manière au dégrèvement ou à la suppression de l’impôt de guerre. Parfois l’armée était invitée par le Sénat à se suffire à elle-même. En 216 les propréteurs de Sicile et de Sardaigne écrivirent qu’ils n’avaient ni argent ni blé. On leur répondit qu’il était impossible de leur rien expédier ; ils devraient se tirer d’affaire comme ils pourraient. Le premier n’eut d’autre ressource que de s’adresser au tyran de Syracuse, Hiéron, ami des Romains, et il obtint de lui les fonds nécessaires à la solde, avec six mois de blé. Son collègue fit appel aux cités alliées de Sardaigne, qui de gré ou de force l’assistèrent. L’année d’après les Scipions se virent en Espagne réduits à la même gêne ; il leur fallait du blé, de l’argent et des vêtements ; ils déclaraient pourtant que, si le Trésor était à sec, ils tâcheraient de se procurer la solde dans le pays ; on les prit au mot et on ne leur envoya que le reste. En 180, le gouverneur de la province d’Espagne Citérieure avertit le Sénat qu’il n’avait besoin ni de vivres, ni d’argent ; ce qui indique qu’il tirait tout des indigènes. C’était là encore autant d’épargné pour les contribuables romains. Une guerre heureuse donnait toujours du butin. On sait en effet que d’après les idées antiques la guerre était le plus légitime de tous les modes d’acquérir et que le vainqueur avait le droit de s’emparer non seulement des propriétés publiques du peuple vaincu, mais même des propriétés privées. De ce butin il revenait aux soldats ce qu’il plaisait au général de leur laisser ; car il leur était défendu d’en rien détourner. La distribution était faite, soit pendant la campagne, soit à Rome, au moment de licencier les troupes. Les parts étaient égales ; mais d’ordinaire le centurion touchait deux fois plus et le cavalier trois fois plus que le fantassin. Nous ne connaissons de ces largesses que celles qui eurent lieu après les expéditions, et nous constatons qu’elles étaient assez modestes. Le plus ancien chiffre qui nous ait été transmis se réfère à l’année 295 ; il est de 82 as par tête (20 fr. environ)[41]. Après la guerre punique Scipion l’Africain accorda 400 as (100 fr.)[42], et dans la période qui va de l’année 200 à l’année 167 les gratifications oscillèrent entre un minimum de 70 as (17 fr.) et un maximum de 200 deniers (215 fr.). Il semble qu’au début ces libéralités étaient considérées comme une compensation du tribut versé[43]. Mais à la longue on finit par y voir un pur bénéfice, et on les exigea chaque fois, même quand on n’avait pas eu d’impôt à payer. Elles étaient bien loin d’absorber le produit total du butin. Tout général se croyait tenu d’enrichir le Trésor avec les dépouilles de l’ennemi. Il le faisait par patriotisme, par amour-propre, et aussi par intérêt ; car l’éclat de son triomphe en dépendait. Tite-Live nous donne, année par année, à partir du second siècle, le relevé des sommes qui de ce chef furent acquises par l’État. Si l’on y joint les indemnités de guerre arrachées à Carthage et à Antiochus de Syrie[44], on devine qu’elles montèrent à plusieurs centaines de millions. Les Romains profitèrent de cette bonne aubaine pour constituer une réserve métallique. Ils en possédaient déjà une, qui était alimentée par la taxe sur les affranchissements et qui devait parer aux difficultés suprêmes d’un grave danger national. On y avait pris 1.310 kilogrammes d’or en 209, et il est possible qu’on l’eût épuisée, soit à ce moment-là, soit depuis. Les gains que la guerre procura dans la première moitié du second siècle permirent de former un nouveau trésor, plus largement pourvu. On y entassa l’argent monnayé, les lingots et les objets précieux que les généraux raflaient partout, et on eut ainsi sous la main un capital sans cesse accru, qui était une sorte de fonds de roulement pour cette industrie lucrative qu’était la guerre. Le tribut devint dès lors inutile. Désormais, quand une guerre éclata, on trouva toujours dans l’ærarium assez d’argent pour suffire aux dépenses, et s’il en résultait une diminution momentanée de l’encaisse, le butin ne tardait pas à l’augmenter après la paix. Les historiens anciens fixent à l’année 167 avant J.-C. la disparition définitive de l’impôt sur le capital. A cette date, Paul-Émile, vainqueur de la Macédoine, apporta 300 millions de sesterces (60 millions de fr.), et ce brusque enrichissement rendit superflu tout appel ultérieur au tribut. On n’eut pas besoin de le supprimer, puisqu’il n’avait jamais compté parmi les recettes régulières du budget. Comme l’emprunt chez nous, c’était une ressource extraordinaire, dont l’objet propre était de tirer la Trésorerie d’embarras. Quand la Trésorerie ne fut plus embarrassée, le tribut n’eut plus de raison d’être. Néanmoins il continua d’exister, pour ainsi dire, à l’état latent. Cicéron envisageait telle éventualité où l’on serait obligé d’y recourir encore, et le cas se produisit peu après, en 43 avant J.-C. La taxe décrétée par les triumvirs dans cette circonstance n’eut presque rien de commun avec l’ancienne. Elle pesait sur les individus, citoyens ou non, qui avaient plus de 400.000 sesterces (80.000 fr.), et sur quatre cents femmes choisies parmi les plus riches. Elle comprenait à la fois un emprunt forcé de 2 p. 100 et un impôt de 10 p. 100 du capital ; mais, sous prétexte de fraudes dans les déclarations des biens, on multiplia les confiscations. Dion Cassius y ajoute d’autres charges qui font double emploi avec la précédente et qui peut-être la remplacèrent. Appien se contente d’y joindre un droit sur les successions et un impôt sur les esclaves, tous deux de création postérieure. A la veille de la bataille d’Actium, on établit une taxe du huitième sur le capital des affranchis domiciliés en Italie, dont la fortune dépassait 50.000 drachmes (47.000 fr. environ), et une taxe de 25 p. 100 sur le revenu foncier des hommes de naissance libre qui avaient des terres dans la péninsule. Mais on était depuis la mort de César en pleine période révolutionnaire, et les mesures fiscales s’en ressentaient. |
[1] Nouvelle revue historique du droit, 1904.
[2] Huschke, Die Verfassung der Königs Servius Tullius, p. 488 et suiv. ; Mommsen, le Droit public romain, VI, 1, p. 256 (tr. fr.) ; Marquardt, Organisation financière des Romains, p. 208 (tr. fr.). Willems est d’avis que le tribut fut créé par Servius, supprimé au début de la République et rétabli à la fin du Ve siècle (le Droit public romain, p. 104-105).
[3] Mommsen, Die römischen Tribus, p. 31-32.
[4] Langlois dans l’Armée à travers les âges, I, p. 67.
[5] C’est le seul moyen de comprendre pourquoi l’armement fut en rapport avec la fortune (Tite-Live, I, 4243).
[6] Huschke, p. 490 et 505 ; Mommsen, Röm. Tribus, p. 29, et Droit public, VI, I, p. 257.
[7] Tite-Live, XXIV, 18 ; Valère Maxime, V, 6, 8.
[8] Tite-Live, XXXIX, 7.
[9] Page 562 (édit. de Ponor).
[10] Le census n’avait pas toujours lieu à des intervalles réguliers, et Mommsen remarque que plus on remonte chronologiquement, plus les irrégularités sont fréquentes (Droit public, IV, p. 14-19).
[11] Festus, p. 40.
[12] Beloch attribue vers l’année 500 à l’ager romanus une superficie de 98.275 hectares.
[13] Voir par exemple Beaudouin, la Limitation des fonds de terre dans ses rapports avec le droit de propriété, p. 190, 197, 200.
[14] Ce fut de la part de Ti. Gracchus une innovation que d’interdire la vente des terres qu’il concéda (Appien, De b. c., I, 10 et 27) ; elle s’explique par le désir qu’il avait de reconstituer la petite propriété. On a dit que cette prohibition existait auparavant ; mais c’est une simple hypothèse, démentie par ce fait que Tiberius inséra dans sa loi une clause expresse à ce sujet.
[15] Cicéron, Pro Flacco, 32.
[16] Mommsen, Droit public, IV, p. 71, 73.
[17] Festus, p. 356.
[18] Mommsen, Histoire romaine, IV, p. 140 (trad. Alexandre).
[19] Tite-Live, IV, 24.
[20] Id., XXXIX, 44 ; Plutarque, Cato major, 18.
[21] Tite-Live, XXIII, 48.
[22] Tite-Live, XXVII, 9.
[23] Id., XXIX, 15.
[24] Tite-Live, XXXIX, 7.
[25] Tite-Live, XXXIX, 44.
[26] Aulu-Gelle, VI (VII), 10 ; Gaius, IV, 27.
[27] Tite-Live, I, 43.
[28] Varron, De l. l., V, 181.
[29] Valère Maxime, V, 6, 8. Il s’agit là de ceux qui en 214 vinrent en aide à la détresse du Trésor.
[30] XXXIII, 42.
[31] Denys, IV, 19 et VII, 19.
[32] Tite-Live, I, 43.
[33] Polybe, VI, 19, 2. Pour lui 4.000 as égalent 400 drachmes, et la drachme valait alors 0 fr. 9437, puisque le talent valait 5 662 fr. (Hultsch, Griech. und röm. Metrologie, p. 236, 2e édit.).
[34] Julius Paulus dans Aulu-Gelle, XVI, 10, 10.
[35] On finit même par enrôler ceux qui avaient de 1.500 à 375 as, et Marius admit tous les citoyens dans les légions (Aulu-Gelle, XVI, 10).
[36] On servait dix ans dans la cavalerie (Tite-Live, XXVII, I I).
[37] Il s’agit là évidemment de l’as lourd (æs grave) de 272 grammes de cuivre et non de l’as réduit en 217 à 27 grammes. Le total égale donc 1.350.000 francs. Les cavaliers touchaient en outre, comme les fantassins, une solde qui était prise sur le tribut (Polybe, VI, 39, 12 ; Tite-Live, VII, 41 ; Zonaras, VII, 20).
[38] Tite-Live, IV, 24.
[39] Tite-Live, I, 43.
[40] Caton dans Aulu-Gelle, VI (VII), 10.
[41] L’as de cette époque était l’as lourd de 272 grammes, qu’on évalue à 0 fr. 25.
[42] Depuis l’année 217 l’as ne pesait plus que 27 grammes ; mais dans les paiements militaires il avait gardé son ancienne valeur.
[43] Tite-Live, V, 20 ; X, 48.
[44] Carthage dut payer en cinquante annuités 10.000 talents, ou 57 millions de francs. Antiochus dut payer 15.000 talents ou 85 millions en quatorze échéances.