I Natalité des esclaves. — Immigration. — Nombre.Dans les républiques helléniques on distinguait en général trois catégories de personnes, les esclaves, les étrangers et les citoyens. Il semble que les maîtres auraient dû encourager leurs esclaves à procréer ; car tout esclave qui naissait dans la maison était un capital fourni gratuitement par la nature, au même titre qu’un poulain, un veau ou un agneau, et, de même qu’un éleveur s’enrichit par la fécondité de son bétail, de même aussi une esclave prolifique pouvait être une source de profits. Il y avait en Grèce des gens qui spéculaient là-dessus : témoin ce Gellias d’Agrigente, qui montrait avec plaisir à ses hôtes les enfants que lui donnaient ses esclaves. Mais il est douteux que cet exemple ait été partout suivi. Divers indices tendent à établir que l’on s’efforçait plutôt de restreindre la natalité de cette classe. Au lieu de rapprocher les deux sexes, on avait soin de les séparer, surtout la nuit, et on ne tolérait leurs accouplements que de loin en loin : Nous ne devons pas permettre, dit Xénophon, que nos esclaves aient des enfants sans notre agrément[2]. C’était là une faveur qu’on accordait à ceux dont on tenait à récompenser ou à stimuler le zèle, et si, malgré toutes les précautions, il survenait au maître par cette voie plus d’esclaves qu’il n’en voulait, il n’hésitait pas à les supprimer. Cette répugnance, si singulière au premier abord, pour les naissances serviles s’explique aisément. L’esclave n’avait de prix que s’il était en état de travailler. Tant qu’il était dans l’enfance, il ne rapportait rien et il dépensait. Il en était de lui comme des animaux, qui pendant quelque temps ne sont guère qu’un capital en espérance. Mais pour ceux-ci cette période d’attente est assez courte ; pour les esclaves elle durait plusieurs années. Un esclave n’était vraiment productif qu’à l’âge adulte, et, si dès l’adolescence on le mettait à l’œuvre, il est clair qu’il rendait encore fort peu de services. Avant 1848, le Conseil colonial de la Guadeloupe estimait qu’un noir de douze ans avait coûté à son propriétaire cinq fois plus qu’il ne valait et le double de ce qu’il devait valoir à vingt-cinq ans. Cette assertion est probablement exagérée ; mais il ne faudrait pas, d’autre part, tomber dans l’excès opposé, et dire, comme on l’a fait, que les frais d’entretien des jeunes esclaves se réduisaient à rien. Nous avons la preuve qu’en 329 avant J.-C., chaque esclave public entraînait pour le trésor athénien une dépense annuelle de deux cents francs, sans parler du logement, et qu’à Délos, vers l’année 180, on comptait pour la nourriture une moyenne de cent vingt francs et Our les vêtements une moyenne de quinze francs[3] Si l’on prend le tarif de Délos, qui est le plus faible, et qu’on le diminue des quatre cinquièmes pour les esclaves de un à douze ans, on verra que ceux-ci, au moins depuis leur sevrage, occasionnaient environ trente-neuf francs de frais par an, et cela sans compensation, puisqu’ils demeuraient forcément inactifs. C’était donc à peu près quatre cents francs qu’on était obligé de risquer avant qu’un esclave Mt en mesure de rien gagner, et souvent on sacrifiait cette somme en pure perte, car la mortalité devait être considérable parmi ces enfants. Or les esclaves achetés revenaient beaucoup moins cher. Pour un prix approximatif de deux cents francs, on pouvait avoir un esclave ordinaire ; parfois même, quand cette marchandise abondait au lendemain de quelque guerre, on s’en procurait à un taux inférieur. Aussi jugeait-on préférable de les acquérir déjà adultes plutôt que de les faire produire à domicile. Nous avons un témoignage positif de la rareté des esclaves nés à la maison. Le hasard nous a conservé une foule d’actes d’affranchissement, où est indiquée l’origine des individus qu’on libère de la servitude. Dans plusieurs la liberté est accordée simultanément à une femme et à ses enfants. Or, presque toujours, la lemme n’a qu’un fils ou une fille, et c’est par exception que le nombre des enfants monte à deux, trois ou quatre. Il est vrai que ces familles ne sont peut-être pas toutes au complet ; néanmoins les exemples sont assez fréquents pour justifier une conclusion générale. Malgré cette limitation systématique des naissances, les esclaves pullulaient. La guerre, la piraterie, d’autres causes encore les multipliaient à l’infini, et on ne remarque pas qu’ils aient jamais manqué sur les marchés. On les recrutait en Grèce et surtout à l’étranger, si bien que ce trafic avait pour effet d’enfler constamment la population des cités par l’immigration. Mais l’affluence des esclaves dépendait des besoins du pays. Aujourd’hui, quand un homme s’expatrie, il s’en va souvent à l’aventure, et il peut arriver qu’il aille dans une contrée où sa présence était inutile. Les esclaves, au contraire, étant achetés, ne vont que là où on les appelle, et on ne les appelle que si l’on y trouve un avantage. Lorsqu’un individu était riche, il aimait à s’entourer d’une foule de serviteurs. Partout le travail domestique était accaparé par les esclaves, et il se compliquait à mesure qu’on avait plus de fortune. Il embrassait des besognes qui, de nos jours, en sont détachées, telles que la boulangerie, le tissage des étoffes, la confection des vêtements, et dans chaque partie du service il y avait un véritable gaspillage de main-d’œuvre. Des petits ménages, qui chez nous n’auraient certainement pas l’idée de se pourvoir d’une bonne, avaient un ou plusieurs esclaves. Le philosophe Aristote, sans vivre dans l’opulence, n’en avait pas moins de neuf, non compris les enfants. Par dédain des occupations manuelles, peut-être aussi par désir de paraître, on en réunissait chez soi le plus possible, au risque de se priver un peu sur quelque autre article de son budget, et on s’efforçait de mettre en pratique le précepte de Démocrite : Use des esclaves comme des membres du corps, un pour chaque chose. De toutes les formes du luxe, celle-là était la plus prisée et la plus répandue. On sait, sans qu’il soit nécessaire d’insister, le rôle que jouaient les esclaves dans l’agriculture, l’industrie et le commerce. Si parfois on a eu le tort de méconnaître l’importance du travail libre dans les sociétés antiques, il reste vrai qu’une large place, une place prépondérante peut-être, était réservée au travail servile. L’esclave était aussi indispensable au propriétaire foncier que les bœufs de labour et les instruments aratoires. C’est par les esclaves que les mines étaient exploitées. Ils remplissaient les boutiques, les ateliers, les comptoirs, les navires marchands. Aucune profession, depuis les plus relevées jusqu’aux plus humbles, ne leur était fermée, et on les regardait comme les agents, sinon exclusifs, du moins essentiels, de la production. Cette institution se prêtait, avec une merveilleuse souplesse, aux combinaisons les plus variées. Il y avait des individus qui possédaient tous les esclaves dont ils avaient besoin ; tel était le cas du père de l’orateur Lysias, qui laissa à ses héritiers une fabrique d’armes garnie de cent vingt ouvriers. D’autres, au lieu d’affecter une partie de leurs capitaux à cet objet, aimaient mieux prendre des esclaves en location, les embaucher quand ils avaient du travail, et les renvoyer dans les moments de chômage. Parmi les loueurs de main-d’œuvre qu’on nous signale à Athènes, figure Nicias, qui tirait de là un bénéfice net de cent soixante francs par jour. Enfin certains maîtres autorisaient leurs esclaves à travailler pour leur propre compte, en n’exigeant d’eux que le versement d’une redevance journalière de tant par tête. Par l’esclavage, une cité augmentait à sa guise le nombre de ses habitants. Mais, comme la plupart des esclaves arrivaient du dehors et que tout esclave importé supposait une dépense d’argent faite par un particulier, ce procédé n’était de mise que dans les États riches. Un individu ne doublait son personnel domestique que s’il en avait les moyens. Un négociant, un industriel ne se procurait de nouveaux ouvriers que si ses affaires s’étendaient. L’accroissement de la population par les esclaves était donc un signe de prospérité, comme chez nous l’extension et l’amélioration de l’outillage. L’histoire de la Grèce est caractérisée par l’essor économique qui commença au VIIIe siècle avant Jésus-Christ pour ne plus s’arrêter qu’au IVe. Dans le principe, la Grèce n’était guère qu’une contrée agricole ; mais peu à peu un changement s’accomplit. La configuration du pays, les qualités de la race, l’état social et politique, tout concourut à la tourner vers l’industrie, le commerce, la navigation, la colonisation, et partout naquirent des villes qui, comme Milet, Chalcis, Corinthe, Égine, et plus tard Athènes, trouvèrent dans ces voies nouvelles la richesse et l’éclat. Il se produisit là, en petit, un phénomène comparable à celui dont les peuples modernes ont tour à tour donné le spectacle. Toutes les sociétés progressives ont suivi cette marche, et la Grèce en cela ne fit qu’obéir à une loi de l’humanité. De nos jours, le machinisme peut suppléer à l’insuffisance des bras et fournir autant de forces auxiliaires qu’il en faut. Les Grecs n’avaient pas cette ressource. La science n’était pas encore assez avancée pour multiplier à volonté les moyens mécaniques, et c’était l’homme qui devait, à lui seul, exécuter toute la besogne. De là le développement graduel de l’esclavage. Ce fut une ville maritime, Chio, qui la première introduisit chez elle des esclaves d’origine exotique. Son exemple fut imité par les cités qui avaient des besoins analogues, et ainsi se forma un Courant régulier d’immigration qui, de tout l’Orient, amena en Grèce un supplément de travailleurs. Les seuls États qui échappèrent à cette innovation, du moins jusqu’au IVe siècle, sont ceux qui, comme la Béotie, la Phocide, la Locride et la majeure partie du Péloponnèse, restèrent étrangers à l’évolution économique dont j’ai parlé. Une autre cause favorisa le progrès numérique de la classe servile. Il est remarquable que les citoyens perdirent de plus en plus leurs habitudes laborieuses. Primitivement, personne ne méprisait le travail manuel, et on voyait même des fils de rois faire œuvre d’artisan. Dans la suite, au contraire, il arriva que l’aristocratie d’abord, puis la bourgeoisie riche, et finalement le peuple, répugnèrent de plus en plus au travail. Cette tendance s’observe ordinairement dans les pays esclavagistes, et ce n’est pas là une des conséquences les moins funestes de cette institution. Elle lut accentuée dans le monde hellénique par les nécessités militaires qui arrachaient constamment l’individu à ses affaires pour l’envoyer à l’armée, par l’attrait de la politique qui parfois l’absorbait tout entier, par la diversité des secours, et indemnités pécuniaires que l’État distribuait et qui étaient autant de primes à l’oisiveté. Or, chaque fois qu’un homme libre désertait le travail, un esclave prenait sa place. Si l’on avait à ce sujet de bonnes statistiques, on constaterait, de siècle en siècle, un déplacement lent peut-être, mais continu, de la main-d’œuvre, un recul incessant des ouvriers et des employés libres devant les esclaves. Le champ d’activité, de plus en plus rétréci pour les premiers, s’élargissait de plus en plus pour les seconds, et il fallait que les marchands de chair humaine alimentassent sans interruption ce foyer d’appel toujours ouvert. Les documents nous signalent dans quelques cités la présence d’une masse énorme d’esclaves, 400.000 en Attique, 460.000 à Corinthe, 470.000 dans la petite île d’Égine. Mais il est évident que ces chiffres sont faux ; comment admettre en effet qu’abstraction faite de la population libre, Égine ait compté 4.700 habitants par kilomètre carré, Corinthe 522 et l’Attique 150 ? Le malheur est que nous ignorons dans quelle mesure ils le sont. Ceux qu’on a essayé de leur substituer ne sont pas moins arbitraires, et c’est par pure hypothèse qu’on attribue à l’Attique 100.000 esclaves, à Corinthe 60.000 et à Égine 70.000. Le premier surtout paraît beaucoup trop faible, lorsqu’on réfléchit que la plupart des familles athéniennes étaient servies par des esclaves, que certaines en possédaient plus de cinquante, et que des textes dignes de foi mentionnent des patrons qui en avaient jusqu’à six cents et même mille. De l’ensemble des témoignages se dégage cette impression que les esclaves abondaient partout où le travail était très intense ; mais la natalité n’y était pour rien. Si cette classe augmentait dans un pays, ce n’était pas à cause de la fécondité des mères et de l’excédent des naissances, c’était parce que ce pays était riche et qu’il tirait de l’étranger une multitude de bras. Le nombre des esclaves était en rapport avec la fortune publique, parce qu’on ne les acquérait que là où on pouvait les payer et les occuper. II Les affranchis. — Leur nombre en rapport avec la richesse générale. — Natalité.L’esclave sortait souvent de la servitude. Cet avantage lui était conféré par son maître, tantôt du vivant de celui-ci, tantôt par testament, et la concession en était ou bien gratuite, ou bien subordonnée au paiement d’une rançon. Il arrivait parfois, mais très rarement, que l’esclave était libéré soit par la loi, soit par une décision de l’autorité publique. On devine sans peine que la classe des affranchis avait de l’importance, surtout dans les États riches. D’abord c’était là, on l’a vu, que s’accumulaient les esclaves, et il va de soi qu’il y avait une relation numérique entre ces deux sortes de gens. En outre, dans un pays prospère, l’esclave avait plus de chances qu’ailleurs d’amasser le prix de sa rançon. Il est difficile d’apprécier jusqu’à quel point la pratique de l’affranchissement affectait le chiffre total de la population d’une cité. La première idée qui se présente à l’esprit, c’est qu’elle le laissait intact. L’élévation d’un esclave à la dignité d’homme libre était ici indifférente, puisque l’individu, après comme avant sa promotion, ne comptait jamais que pour un. Au surplus, le maître stipulait volontiers que l’affranchi lui continuerait pendant quelque temps ses services, si bien que provisoirement ce dernier conservait sa position de la veille. Mais les choses ne se passaient pas toujours de cette manière. Il était assez usuel que le maître octroyât d’emblée une liberté complète et que l’affranchi obtînt, suivant l’expression consacrée, le droit de faire ce qu’il voulait et d’aller où il voulait. S’il en profitait pour s’établir au dehors, il amoindrissait d’une unité la population de l’État qu’il quittait, et à la longue il pouvait se faire que ces départs la diminuassent sensiblement, La question est donc de savoir si cette éventualité était très fréquente. Or l’affranchi n’était guère enclin à se déplacer. S’il émigrait dans une cité voisine, il y retrouvait la môme condition, puisque partout l’étranger et l’affranchi étaient traités pareillement. Il est vrai qu’il échappait alors à l’autorité de son ancien maître ; mais cette autorité était une protection plus encore qu’une charge, car le maître avait le devoir de l’assister, de l’aider à gagner sa vie, et souvent il l’employait lui-même ou lui procurait du travail. L’affranchi perdait cette garantie au delà de la frontière, et c’est pourquoi il se gardait habituellement de la franchir. Loin de réduire la population, l’affranchissement servait à l’accroître. Supposez un homme qui se sépare par ce procédé d’une partie de ses esclaves. A moins de restreindre son train de maison ou ses affaires, il sera obligé d’en acheter un nombre égal, et il le fera d’autant plus qu’il aura, par la vente de la liberté, réalisé un plus fort bénéfice. Le vide formé par la libération d’un esclave était donc immédiatement comblé. Pour un affranchi que l’on congédiait, on acquérait un nouvel esclave, et chaque fois c’était un être humain de plus qui pénétrait dans le pays. L’affranchi, n’étant pas citoyen, ne pouvait pas posséder d’immeubles, si ce n’est par autorisation spéciale du peuple. Mais il pouvait s’occuper de commerce et d’industrie, et par ce moyen parvenir à une honnête aisance ou même à la fortune. On en cite beaucoup qui exerçaient des métiers lucratifs et dont le rang social était assez haut ; ils semblent notamment avoir eu presque le monopole des opérations financières. Or, en ce cas, ils faisaient comme tout le monde : ils achetaient, eux aussi, des esclaves, soit pour le service domestique, soit pour leurs ateliers et leurs bureaux, et ainsi ils étaient à leur façon des agents d’immigration, puisqu’ils appelaient à eux tout un personnel désormais indispensable à leur profession et à leur bien-être. Ce n’est pas tout. Dans la classe servile, la natalité était sans cesse entravée par le maître, qui ne voulait pas avoir à sa charge des bouches inutiles. Cet obstacle disparaissait pour l’affranchi. Du jour où un individu était déclaré libre, sa fécondité n’était limitée que par sa propre volonté, et non plus par celle d’autrui, et il est probable qu’il n’y apportait pas les Mêmes restrictions. Il était naturel que cet homme eût le désir de fonder une famille et de se procurer les joies de la paternité. Il lui fallait avoir des enfants pour être certain de recevoir après sa mort ces honneurs funèbres auxquels les anciens attachaient tant de prix. S’il était pauvre, il tirait parti de leur travail et se ménageait en eux une ressource pour sa vieillesse. S’il était riche, il se croyait intéressé à laisser des héritiers directs ; sans quoi, le fruit de ses épargnes passait de droit à son ancien maître. Tout l’engageait en un mot à éviter la stérilité, qui auparavant lui était presque imposée, et la population s’en ressentait. III Les étrangers. — Leur affluence dans les États de grande richesse mobilière. — Comment ils contribuèrent à accroître la population.Les étrangers domiciliés ou métèques tenaient une large place dans la plupart des cités ; c’étaient des gens qui avaient abandonné sans esprit de retour leur pays d’origine. Leur situation juridique était à. peu près identique à celle des affranchis. Comme la loi leur refusait le droit de propriété immobilière, ils se consacraient forcément à l’industrie et au commerce, et ils fournissaient non seulement des ouvriers, des artisans, des matelots, des marchands de détail, mais encore des chefs d’entreprise, des armateurs, des banquiers et des négociants. Ils se rendaient de préférence dans les cités qui pouvaient offrir un aliment à leur activité et à leurs spéculations, c’est-à-dire dans les ports de mer, les centres de grande production et les villes de gros trafic. La remarque que nous avons faite au sujet des esclaves s’applique également à eux ; ils étaient d’autant plus nombreux dans un Etat que cet état était plus prospère ; leur affluence allait de front avec la richesse. A Athènes, par exemple, on voit que vers la fin du Ve siècle avant Jésus-Christ, les métèques, avec les affranchis, atteignaient le chiffre de 100.000 âmes contre 120.000 citoyens, soit la proportion de cinq à six. Ce chiffre baissa dans le siècle suivant ; néanmoins, en 309, on comptait un métèque pour deux citoyens. Les étrangers n’étaient pas uniformément répartis sur le territoire de l’Attique ; ils s’installaient le plus volontiers à Athènes et au Pirée. Sur 246 métèques, dont la résidence nous est indiquée, 87 logeaient à la campagne et 159 habitaient la ville ou son annexe maritime. Cela montre bien la nature de leurs professions[4]. L’aversion de Platon pour la fortune mobilière se traduit par une hostilité toute pareille envers les immigrés. Dans la république de ses rêves, il tolère la présence de ceux-ci, parce qu’il faut évidemment que quelqu’un exerce les métiers interdits aux citoyens ; mais il exige qu’ils partent au bout de vingt ans avec tout ce qu’ils possèdent, et si, avant ce délai, ils dépassent une certaine somme de richesse, ils devront s’en aller dans les trente jours. Cette mesure a pour objet essentiel d’empêcher l’accumulation des capitaux. La chose est si vraie que, lorsqu’un étranger ne séjourne pas et vient simplement en touriste. Platon recommande de le bien accueillir. Sparte était un État continental, plus soucieux de maintenir sa prépondérance militaire et ses vieilles institutions que de s’enrichir ; aussi se montrait-elle peu hospitalière pour les étrangers. Contre eux, elle employait fréquemment le procédé brutal de l’expulsion. Elle les autorisait à pénétrer chez elle au moment des fêtes et à y demeurer quelques jours ; mais il ne semble pas qu’elle leur ait permis de s’y fixer. On n’a pas la moindre preuve de l’existence en Laconie d’une classe de métèques. C’est tout au plus si l’on y aperçoit de rares individus de cette espèce. Quel contraste avec les cités dont le développement économique était plus avancé ! Là on ne se contentait pas d’ouvrir la frontière toute grande aux étrangers ; on les invitait à entrer et on s’appliquait à les garder. Nulle part cette politique ne se manifeste avec autant de netteté qu’à Athènes. Notre cité, dit un écrivain du Ve siècle avant J.-C., a besoin de métèques à cause de sa marine et de la multiplicité de ses métiers. C’est de cette pensée que s’inspira toujours le parti progressiste : Solon, Pisistrate, Thémistocle, Périclès furent tous favorables aux étrangers qui apportaient en Attique soit des capitaux, soit certaines aptitudes professionnelles. Ils n’étaient pas arrêtés par la crainte de susciter des concurrents aux citoyens ; ils estimaient que plus il y aurait de travailleurs, mieux cela vaudrait. D’ailleurs, s’il est vrai, comme je l’ai déjà noté, que les citoyens prirent de plus en plus le goût de l’oisiveté, il fallut bien que la classe des métèques, avec celle des esclaves, les suppléât, et de fait on remarque qu’il y eut, à partir du Ive siècle, un empiétement graduel à la fois du travail servile et du travail des étrangers. Il existait à Athènes une foule d’usages profitables aux métèques, On leur accordait une entière liberté d’allure et de langage, et un conservateur déplorait que rien extérieurement ne les distinguât des citoyens. Ils n’étaient point parqués dans un quartier spécial, comme à Gortyne ; ils habitaient où il leur plaisait. Ils participaient aux cérémonies religieuses, et leurs filles figuraient dans la procession solennelle des Panathénées. Ils avaient toutes les facilités désirables pour célébrer leurs cultes particuliers ; on leur permettait même d’élever des sanctuaires en l’honneur de leurs dieux, fussent-ils absolument étrangers à l’Olympe grec, et on leur concédait des terrains à cet effet. La loi les protégeait dans leurs biens et dans leurs personnes presque autant que les citoyens, et, le cas échéant, on défendait leurs intérêts au delà des’ frontières. Il y avait toute une hiérarchie de faveurs qu’on leur octroyait au fur et à mesure qu’ils en paraissaient dignes : exemption totale ou partielle de certaines charges, assimilation aux citoyens en matière d’impôts, droit d’acquérir des immeubles, enfin, comme récompense suprême, droit de cité. Quelques novateurs auraient souhaité qu’on fût encore plus généreux. Lorsque vers l’année 350 av. J.-C. Xénophon se demanda par quels moyens on pourrait restaurer la puissance affaiblie d’Athènes, il songea aussitôt aux métèques et il proposa une série de réformes destinées à les séduire : abolition des coutumes qui blessaient gratuitement leur amour-propre, création d’une magistrature investie à leur égard d’un droit de tutelle, abandon des emplacements vacants dans la ville avec faculté d’y bâtir des maisons, dispense du service militaire dans l’infanterie, admission des plus riches dans le corps aristocratique des cavaliers. Ce Conseil ne fut pas écouté ; mais Athènes n’en resta pas moins le point de mire de quiconque cherchait une nouvelle patrie. Un contemporain do Xénophon le déclare expressément : Elle se montre, dit-il, si libérale aux étrangers, elle s’adapte si aisément à leurs besoins, qu’elle attire aussi bien ceux qui veulent gagner leur vie que ceux qui veulent jouir de leur fortune. Heureux ou malheureux, ce n’est pas en vain qu’ils s’adressent à elle : elle offre aux uns la plus agréable résidence et aux autres l’asile le plus sûr[5]. Nul doute que cette politique n’ait été suivie, à des degrés divers, par les cités qui ne se suffisaient fias à elles-mêmes. Nous savons que plusieurs d’entre elles se montraient fort accueillantes pour les étrangers. Cela tenait parfois à l’humeur de leurs habitants ; mais cela dépendait encore plus de leur état économique. Leur sociabilité dérivait d’une exacte compréhension de leurs intérêts. Rhodes est peut-être, de toutes les républiques anciennes, celle qui fut le mieux organisée en vue du commerce ; aussi était-elle pleine de métèques. Je n’examine point s’il n’eût pas été préférable que partout le travail fût aux mains des seuls citoyens. Je dis simplement qu’étant données les mœurs et les institutions, une ville de commerce et d’industrie ne pouvait se passer de ces gens-là, et qu’alors toutes les barrières s’abaissaient devant eux. Ce n’était pas uniquement par eux-mêmes, par l’apport de leurs personnes et de leurs familles, que les métèques grossissaient la population ; ils y contribuaient aussi d’une autre manière. S’il y avait des pauvres parmi eux, les riches n’y manquaient pas non plus. La fabrique la plus considérable que nous connaissions dans le monde hellénique était à un métèque athénien. Un individu originaire de Thrace n’occupait pas moins de mille esclaves dans les mines du Laurion. Certains faisaient fortune dans les banques, les entreprises de travaux publics, le commerce maritime. Leur activité étant dirigée tout entière vers le gain, il leur arrivait souvent de gagner beaucoup d’argent, et nous savons que dans toute la Grèce, depuis Athènes jusqu’à Byzance, ils possédaient des capitaux abondants. Or les métèques riches agissaient comme les citoyens riches : ils achetaient des esclaves, car l’esclave était l’accompagnement obligatoire de la richesse. Même s’ils bornaient leur ambition à mener la vie oisive du rentier, il leur fallait à domicile un personnel de serviteurs. Une nécessité analogue, et plus impérieuse encore, pesait sur ceux qui étaient dans les affaires, puisque le travail servile tendait à tout envahir. Il s’ensuit que tout métèque riche était le centre d’un groupe d’esclaves. Sa venue dans une ville n’ajoutait pas seulement une unité à la population ; elle y ajoutait, soit immédiatement, soit à la longue, autant d’unités que cet homme amenait ou acquérait d’auxiliaires. Mais ici une question se pose. Si les métèques arrivaient des pays non helléniques, leur immigration était pour la Grèce un bénéfice net ; si, au contraire, ils étaient Grecs eux-mêmes, leurs déplacements pouvaient modifier la population de telle ou telle cité isolée ; mais ils ne changeaient rien au chiffre total de l’ensemble. Or les métèques se recrutaient à la fois parmi les Barbares et parmi les Grecs, dans une proportion qu’il est impossible d’établir exactement. Il est certain que les Grecs dominaient et même qu’ils avaient une assez forte majorité ; mais à côté d’eux on aperçoit aussi des Asiatiques, des Africains, des Thraces, et bien d’autres. La puissance d’attraction d’une cité se faisait sentir partout où rayonnait son action politique et commerciale, et, quand elle était assez énergique pour franchir les limites du monde grec, elle entraînait les Barbares. Il y eut donc de ce chef une infiltration permanente d’éléments exotiques, et elle fut régie par la même loi que nous avons signalée à propos des esclaves. S’il se forma entre l’étranger et les républiques helléniques un double courant d’esclaves et d’hommes libres, c’est parce que ces républiques étaient riches et travailleuses. Les premiers venaient de force, tandis que les seconds venaient spontanément et par intérêt ; mais les uns et les autres obéissaient à la même impulsion et remplissaient le même office. Ils allaient là ou étaient les capitaux et les chances de gain, et ils y apportaient avec eux un surcroît de prospérité et de population. IV Opinions des philosophes sur la population civique.Le problème est plus délicat en ce qui touche les citoyens, par suite des intérêts multiples qui étaient ici en conflit. Les philosophes grecs insistent de leur mieux sur la nécessité de restreindre cette classe. Platon veut qu’une cité ait « un territoire suffisant à l’entretien d’une certaine quantité d’habitants modérés dans leurs désirs », et que cette quantité soit telle « qu’ils puissent soit se défendre contre les attaques de leurs voisins, soit leur prêter main-forte à l’occasion ». Le chiffre de la population civique doit donc être, d’après lui, tout relatif et dépendre du chiffre qu’atteindra Celle des États limitrophes. Néanmoins, pour des raisons qu’il est superflu de rappeler, il finit par décider qu’il y aura cinq mille quarante familles, pourvues chacune d’un domaine indivisible et inaliénable. On aura soin que le nombre de ces familles demeure immuable. Les garçons se marieront de trente à trente-cinq ans, et les filles de seize à vingt. Pendant les dix premières années, les époux s’appliqueront à avoir des enfants ; après ce délai, on les tiendra quittes, si l’union a été féconde ; sinon, on les séparera. Pour assurer la perpétuité des familles par les mâles, on permettra aux pères qui auront plusieurs fils d’en céder à ceux qui n’en auront pas. Si la natalité est exagérée, le gouvernement interdira la génération, et, si ce n’est pas assez, il enverra au dehors, pour y fonder une colonie, l’excédent des citoyens. Par contre, il se pourra que les naissances soient en déficit, et que les exhortations des vieillards, les flétrissures et les distinctions honorifiques soient incapables de remédier au mal, — ou bien encore que les guerres et les épidémies ramènent la population à un niveau trop bas. Dans ce cas, on se résignera à l’obligation fâcheuse, mais inévitable, d’appeler des éléments de qualité inférieure, c’est-à-dire probablement des étrangers[6]. Aristote part de ce principe qu’une cité, comme toute chose, ne doit être ni trop petite ni trop grande. Trop petite, elle ne trouve pas en elle les moyens nécessaires à son existence, et le propre d’une cité est de n’avoir besoin de personne. Trop grande, elle est non pas une cité, mais une nation, et dès lors elle est très difficile à gouverner. Comment, par exemple, un général commandera-t-il à une multitude excessive de soldats ? Quel héraut se fera entendre dans l’assemblée, s’il n’a pas une voix de stentor ? Il est bon que tous les citoyens se connaissent entre eux, qu’ils sachent s’apprécier mutuellement ; sinon, les magistratures seront mal ordonnées et les jugements mal rendus. Enfin, lorsqu’un État est très peuplé, rien n’est plus aisé pour les étrangers que de se glisser frauduleusement dans les rangs des citoyens[7]. Ainsi Aristote estime qu’un chiffre élevé de population est un inconvénient, soit qu’il provienne de l’étendue du territoire, soit qu’il tienne au taux de la natalité. Dans la première hypothèse, le défaut ne peut être conjuré qu’au moment où la cité est constituée ; dans la seconde, c’est l’affaire de l’autorité publique. Les mariages auront lieu pour les femmes à dix-huit ans, pour les hommes à trente-sept ; c’est l’âge où ces derniers ont la plénitude de leur vigueur. On choisira de préférence le mois de Gamélion, qui correspond à notre mois de Janvier. D’ailleurs, on consultera au préalable un médecin, qui aura à déterminer le moment où le corps est le mieux disposé. En tout cas, il faudra cesser d’engendrer après la cinquante-cinquième année. Durant la grossesse, on veillera attentivement sur la santé de la femme, sur son alimentation qui devra être substantielle, sur son état mental qui devra être calme et paisible. Si l’enfant naît malingre ou difforme, on le jettera à la rue : à quoi bon conserver un être destiné à périr bientôt ou à végéter misérablement ? Si l’on s’aperçoit que la population grandit trop, on limitera la facilité de procréer des enfants, et si, malgré tout, il y a trop de femmes enceintes, on les fera avorter, non pas en cachette, mais ouvertement et pour obéir à la loi. La seule condition requise sera que le fœtus n’ait pas encore donné signe de vie[8]. Les opinions des philosophes ne sont pas à négliger, parce qu’il est toujours intéressant de savoir ce que de grands esprits ont pensé. Mais, pour l’historien, elles n’ont le plus souvent qu’une valeur médiocre, sauf dans le cas où elles ont passé dans les faits. Tant qu’elles restent à l’état de théories, il n’a guère à en tenir compte. Qu’importe à ses yeux une vue personnelle de Platon ou d’Aristote, si elle n’est pas sortie du domaine de la spéculation ? Il attache beaucoup plus de prix, surtout lorsqu’il s’agit d’un peuple libre, au sentiment de la foule qu’à celui des penseurs, et une institution concrète l’éclaire mieux qu’une notion abstraite ou un système dogmatique. En Grèce, notamment, il n’est pas rare de noter une contradiction absolue entre les conceptions des philosophes et les tendances de la masse des citoyens. Il en est ainsi pour ce qui concerne le travail. Il pourrait en être de même de la population. A supposer que le point de départ des unes et des autres fût identique et qu’une idée commune les inspirât, il n’en subsiste pas moins que la pratique conduit à des tempéraments dont la logique n’a cure et qu’une société s’arrête parfois à mi-chemin, alors qu’un théoricien va jusqu’au bout. V La population civique et l’armée. — Les naturalisations. — La question des subsistances. — Le socialisme d’État. — Diminution graduelle du nombre des citoyens à Sparte. — Et dans les autres États grecs.Le service militaire étant la première, des obligations civiques, il fallait, semble-t-il, qu’une cité eût de nombreux citoyens pour avoir de nombreux soldats ; de là vient sans doute qu’à Sparte, c’est-à-dire dans un État où tout était tourné vers la guerre, le célibat était considéré comme un délit. Cependant le souci de la défense nationale influait, en somme, assez peu sur la natalité du monde grec. On pouvait, en effet, se procurer des soldats ailleurs que parmi les citoyens. Les métèques étaient régulièrement enrôlés, et souvent dans une forte proportion. On avait encore la ressourcé, dans les circonstances graves, de recourir aux esclaves. Enfin, l’habitude se répandit de faire appel aux mercenaires, et ceux-ci, après avoir été au début un simple appoint, en arrivèrent à former presque toute l’armée. On avait un moyen factice d’augmenter la classe des citoyens, c’était de prodiguer les naturalisations d’étrangers. Cette faveur était accordée tantôt à des individus isolés, tantôt à des groupes d’individus. Lorsqu’on voulait réparer les effets de quelque calamité qui avait dépeuplé le pays, on faisait de larges promotions de citoyens, et alors on ne se montrait pas difficile dans les choix ; parfois on allait jusqu’à accueillir, les yeux fermés, quiconque se présentait. Clisthène procéda ainsi à Athènes dans un intérêt politique, quand, pour renforcer le parti démocratique dont il était le chef, il donna le droit de cité à une multitude de métèques et d’affranchis. Mais d’ordinaire on était moins généreux. Même dans les républiques les plus ouvertes, ce privilège envié n’était octroyé qu’après un long stage et en récompense d’une suite de services. Le gain normal de la population civique était donc, de ce chef, assez médiocre. La fraude elle-même n’était pas toujours efficace ; car les listes des citoyens étaient périodiquement révisées et les intrus sévèrement punis. J’ajoute que, si l’on excepte les moments de crise où l’État offrait ce titre à qui était désireux de le prendre, la plupart des naturalisés se trouvaient déjà sur place. Ce n’étaient pas des gens qui accouraient tout exprès du dehors pour jouir de cet avantage ; ils étaient depuis longtemps établis dans la contrée, et la distinction qu’ils recevaient enlevait à la classe des métèques tout ce qu’elle apportait à celle des citoyens, de sorte qu’il y avait compensation. Quant aux naturalisations en masse, elles servaient plutôt à boucher des trous qu’à créer des citoyens supplémentaires. La raison principale, qui amena Malthus à préconiser la limitation volontaire des naissances, fut la persuasion que la population augmente beaucoup plus vite que les moyens de subsistance. Aujourd’hui cette opinion est reconnue fausse. En Grèce, on ne l’exprimait pas dans des termes aussi rigoureux que Malthus ; mais le préjugé était en vogue, du moins à l’état de pressentiment obscur. On était convaincu que les citoyens ne devaient pas être fort nombreux, sous peine de mourir de faim. Le sol en général était peu fertile et les procédés de culture bien inférieurs aux nôtres. Il y avait donc presque toujours un déficit de denrées alimentaires, notamment en Attique, et par là on se trouvait constamment à la merci de l’étranger. La législation athénienne sur les blés atteste une crainte permanente de la disette. Encore cette cité avait-elle la chance de posséder une marine puissante, qui lui permettait d’assurer la régularité des arrivages, et des mines d’argent qui lui fournissaient un numéraire abondant. Mais que dire de celles qui n’avaient ni métaux précieux, ni industrie active, ni commerce lointain ? Elles devaient s’arranger pour vivre sur leur propre fonds, puisqu’il leur était difficile de s’approvisionner au dehors. Aussi, lorsqu’il s’était établi une espèce d’équilibre entre la production et la consommation, on tenait à ce qu’il ne fût plus troublé, et la meilleure précaution paraissait être de ne pas accroître le nombre des bouches à nourrir. Comme on ne croyait pas alors à la possibilité d’étendre indéfiniment les moyens d’existence, il était naturel que l’on crût à la nécessité de restreindre les besoins, et ainsi se formait dans la classe des citoyens un état d’esprit défavorable à la natalité. Un autre motif se joignit à celui-là pour conseiller la prudence. Ce que les Grecs demandaient à l’État, ce n’étaient pas seulement les biens que toute société civilisée en attend, je veux dire la sécurité extérieure, l’ordre intérieur, la garantie des droits individuels ; ils exigeaient en outre de lui certains profits matériels. La cité étant un groupement d’intérêts autant qu’une association morale, chacun réclamait sa part d’avantages palpables. Sous le régime aristocratique, les nobles se réservaient la majeure partie du butin, vendaient la justice aux plaideurs et exploitaient les roturiers sans vergogne. Dans les démocraties, le peuple prenait sa revanche. Par l’impôt et la confiscation il extorquait aux riches des sommes considérables, et, au lieu de les affecter exclusivement aux besoins généraux de l’État, il se les attribuait volontiers à lui-même. Pendant les fêtes, il se nourrissait et, s’amusait aux frais du Trésor ou des riches ; le reste du temps il se faisait payer pour assister à l’assemblée et siéger dans les tribunaux, et, s’il y avait des excédents budgétaires, il en ordonnait souvent la répartition. Le citoyen, surtout le citoyen pauvre, était tin parasite à la charge de l’État, et le gouvernement devait s’ingénier pour satisfaire ses convoitises. Or, Il est clair que plus on conviait d’individus à la curée, et plus les portions étaient réduites. Puisque le fonds commun était limité, le nombre des ayants droit devait l’être également. Un accroissement exagéré de la population civique eût été pour tous un malheur, et il était préférable qu’elle demeurât stationnaire et même qu’elle baissât. Il y avait une république où la loi elle-même nuisait à la natalité, c’était Sparte. Là chaque citoyen possédait au cœur du pays un petit domaine, concédé gratuitement par l’État et suffisant pour son entretien. Des serfs, désignés sous le nom d’hilotes, cultivaient ces terres moyennant une redevance annuelle. Le taux en avait été fixé une fois pour toutes et jamais il ne fut modifié. Il semble qu’on l’eût évalué d’une façon assez stricte. Nous savons en effet que le maître touchait soixante hectolitres de grain. Or il dépensait à lui seul pour son repas du soir, qu’il partageait avec ses concitoyens, une dizaine d’hectolitres, et il lui en fallait encore pour son repas du matin et pour sa famille[9]. Ajoutez qu’il n’avait point d’autre ressource : tout commerce, toute industrie, toute occupation lucrative lui étaient interdits ; on voulait que rien ne le détournât de ses devoirs civiques et qu’il fût toujours à la disposition de l’État. Dans les premiers temps, Sparte fit quelques conquêtes autour d’elle, particulièrement en Messénie, et il est probable qu’on en profita pour élargir un peu les lots primitifs. Mais bientôt ce mouvement d’expansion s’arrêta et les revenus privés se consolidèrent. Or, il est notoire que du jour où un rentier cesse de s’enrichir, il s’appauvrit. Sans doute la redevance du Spartiate échappa à cette cause de dépréciation qui provient de l’avilissement de l’argent, puisqu’elle était perçue en nature. Mais, si forte que fût la discipline sociale, elle fut incapable d’empêcher l’amour du bien-être et le progrès du luxe. Ces goûts nouveaux commencèrent à poindre vers la fin du Ve siècle avant Jésus-Christ, quand les métaux précieux affluèrent au lendemain de la guerre de Péloponnèse, et ils persistèrent, en s’aggravant, lorsque la décadence arriva. On s’accoutuma à dépenser davantage alors que les revenus ne changeaient pas, et cette imprévoyance obligea les citoyens à emprunter. Le fléau des dettes prit très vite une grande extension, et, comme les capitaux ne se reconstituaient pas, par le travail, il conduisit ceux qu’il atteignait à une gêne irrémédiable, lorsqu’il ne les condamnait pas à une ruine totale. Le Spartiate avait toujours été intéressé à ne pas se surcharger d’enfants, puisqu’il avait pour vivre un revenu médiocre et invariable. Il dut se surveiller encore plus dès que ses dépenses somptuaires s’accrurent. Aussi voit-on qu’au IVe siècle av. J.-C., on se plaignait déjà du déclin de la natalité. Le gouvernement, alarmé, essaya de l’enrayer en affranchissant de certaines corvées militaires les pères de trois enfants, et en exemptant d’impôts les pères de quatre. Ce n’était pas se montrer bien exigeant, et pourtant la mesure fut inefficace. Peut-être eût-il mieux valu abolir tout simplement les prescriptions qui vouaient le citoyen à l’oisiveté ; mais nul n’y songea. Bientôt on ne se contenta pas de limiter le plus possible la fécondité matrimoniale ; on cessa même de se marier. Polybe nous décrit au second siècle des communautés de frères, réunis sur le domaine familial, avec une femme unique dont ils usaient à tour de rôle et qui leur donnait à tous des enfants[10]. Cette pratique singulière remontait très haut ; mais, tandis qu’autrefois elle avait pour objet d’empêcher l’extinction de la famille en autorisant un citoyen impuissant à se faire suppléer par un homme du même sang que lui, désormais elle ne servait qu’à diminuer le nombre des ménages, et par conséquent des naissances. On s’explique dès lors que la population civique ait décru d’une façon continue. S’il est douteux qu’en 479 av. J.-C. elle ait compté 8.000 mâles adultes, les calculs les plus modérés lui en attribuent au moins 3.000 en 418. Or, une centaine d’années plus tard, elle n’en avait plus, d’après Aristote, qu’un millier, et il ne lui en restait que 700 au milieu du siècle suivant. On a essayé d’épiloguer sur ces chiffres ; on a prétendu que, si les citoyens s’étaient raréfiés, c’est parce que beaucoup d’entre eux étaient tombés dans les classes inférieures. Mais les textes, consultés sans idée préconçue, prouvent qu’il y eut vraiment dépopulation. Ce phénomène tient à des causes diverses, notamment à la fréquence des guerres. Je crois cependant que la principale fut la restriction de la natalité. Il était assez ordinaire, au IVe siècle, qu’il se trouvât dans les familles une fille unique pour recueillir l’héritage paternel ; c’est l’indice, non pas qu’on s’arrêtait à un premier enfant, mais que les enfants n’abondaient pas. Dans les autres État grecs, le citoyen n’était pas assujetti par la loi aux mêmes conditions d’existence qu’à Sparte. Néanmoins, le fait que nous avons constaté ici fut à peu près universel. Si l’on considère Athènes, dont l’organisation et les mœurs furent toutes différentes, on remarque dans le courant du Ve et du IVe siècle av. J.-C., que le nombre des citoyens âgés de plus de dix-huit ans paraît avoir baissé d’un tiers environ[11]. Cette chute fut en partie déterminée par des causes accidentelles, comme la peste qui, de 430 à 427, enleva 4.700 hommes, et aussi la guerre, surtout la guerre du Péloponnèse. Mais habituellement un peuple viril ne tarde pas à combler les vides créés par de tels fléaux. Si Athènes ne parvint pas à réparer ces pertes, si même le déficit s’accentua dans la suite, c’est évidemment pour des motifs non plus transitoires, mais permanents, dont l’action s’étendit à la Grèce entière. Vers la fin du IVe siècle, de graves perturbations survinrent dans la Méditerranée orientale. La Grèce, comme on l’a dit, ne fut plus au point central du commerce et de la politique. La formation de l’empire d’Alexandre et des royaumes qui lui succédèrent déplaça, pour ainsi parler, l’axe de la prospérité économique en faisant surgir partout des villes nouvelles, qui furent les rivales des villes helléniques et qui bientôt les supplantèrent. C’est à Éphèse, à Rhodes, à Alexandrie, à Pergame que passa la prépondérance ; c’est là que s’élabora désormais la richesse, et, sauf quelques exceptions, les cités de la Grèce propre ne jouèrent plus qu’un rôle effacé. A la même époque se produisit un exode ininterrompu de ses habitants. L’Orient attirait à lui tous ceux qui aimaient les aventures ou qui avaient envie de faire fortune. Ils s’en allaient, légers d’argent, mais pleins d’espérance, vers ces contrées immenses dont on leur disait tant de merveilles et qui semblaient ouvrir à leur activité et à leur intelligence un champ presque illimité. Soldats mercenaires, fonctionnaires publics, artisans, employés, trafiquants, usuriers, précepteurs, médecins, ils ne dédaignaient aucune profession et ils réussissaient dans toutes. Le Grec n’est dépaysé nulle part ; à plus forte raison était-il prompt à s’acclimater dans ces monarchies à demi hellénisées d’Asie et d’Afrique, où il retrouvait à chaque pas sa langue et ses compatriotes. Il se tourna également vers l’Occident à mesure que les rapports des Romains avec l’Orient se multipliaient ; il envahit lentement l’Italie, comme il avait envahi les royaumes d’Égypte et de Syrie, et il arriva ainsi que la Grèce s’appauvrit peu à en hommes, de même qu’elle s’appauvrissait en capitaux. Il y aurait lieu de se demander si les mœurs privées n’étaient pas jusqu’à un certain point préjudiciables à la propagation de l’espèce. Lorsqu’on songe aux relations anormales que souvent les hommes nouaient entre eux, lorsqu’on se rappelle la place si restreinte que tenait dans leur vie l’intimité du foyer domestique, l’étrange tolérance qu’on avait pour le concubinat, l’attrait extraordinaire qu’exerçaient les courtisanes, on incline à penser que tous ces dérivatifs du mariage compromettaient singulièrement la fécondité des femmes légitimes. Les règles du droit influaient aussi sur elle. Au IVe siècle, le fils aîné n’avait aucun privilège dans la maison. Si les filles n’héritaient pas, à moins d’être sans frères, si elles devaient se contenter de la dot qu’elles avaient reçue en se mariant, les fils se partageaient la succession paternelle par portions« égales. Le père pouvait avantager l’un deux ; mais il ne pouvait tester en faveur d’une personne étrangère à sa descendance directe que dans le cas où il n’avait point d’enfant mâle. Le patrimoine se morcelait donc d’une génération à l’autre, et les fils étaient en général plus pauvres que leur père. Jadis, aux beaux temps de la Grèce, il leur était possible de relever leur condition. La chose fut plus difficile lorsque les sources de gain commencèrent à se tarir. La décadence économique dont souffrirent la plupart des cités s’opposa à la reconstitution des fortunes individuelles, et, par une fâcheuse coïncidence, l’amour du plaisir grandit au moment même où les revenus fléchissaient. Cette époque est celle où les poètes comiques nous montrent les Grecs constamment occupés à faire bombance et à se divertir. Il existait en Béotie des sociétés dont l’unique objet était de bien manger et de bien boire ; on leur léguait des capitaux, même au détriment de ses enfants, et leurs adhérents avaient parfois dans le mois plus de repas de corps qu’il n’y avait de jours. La contagion gagna jusqu’aux Spartiates, dont la sobriété avait été si longtemps proverbiale. On s’asservit à une foule de besoins factices, et d’autant plus impérieux, qui alourdissaient les budgets des particuliers. De là, des dettes et des expropriations ; de là, le progrès des idées socialistes et la violence croissante des guerres que se livraient les pauvres et les riches. Tous ces motifs déterminaient le citoyen, dans l’intérêt de ses enfants comme dans le sien, à restreindre de parti pris sa famille, et cela sans qu’il courût le risque d’en abréger la durée, puisque l’adoption l’aidait à la perpétuer. Une étude attentive des ménages athéniens conduit à cette conclusion que ceux de quatre enfants et au-dessus étaient assez nombreux au Ve siècle av. J.-C. et au début du IVe, tandis plus tard on alla très rarement au delà de trois[12]. Je sais bien que ces chiffres sont approximatifs ; car nous ne sommes presque jamais sûrs de connaître tous les enfants d’un même personnage ; mais ils valent en tout cas comme points de comparaison entre les deux périodes. Nous avons d’ailleurs du fait qu’ils indiquent une preuve irrécusable. Un des plus graves historiens de l’antiquité, Polybe, signale parmi les Iléaux du second siècle avant notre ère la dépopulation. Nous n’avons eu à subir, dit-il, ni des épidémies ni des guerres prolongées, et pourtant les villes sont désertes et les terres stériles. Nous manquons d’hommes parce que nous manquons d’enfants. On aime trop l’argent et le bien-être, et pas assez le travail. Par suite, on ne veut plus se marier, ou, si l’on se marie, on tâche de n’avoir pas plus d’un ou deux enfants, afin de les élever dans le luxe ou de leur laisser un plus bel héritage[13]. Ces lignes semblent dater d’hier ; tant il y a sur ce point d’analogies entre la société hellénique et la nôtre ! Dans cette voie cependant, les Grecs s’avancèrent plus loin que nous. Aujourd’hui il n’est personne, même parmi les malthusianistes les plus décidés, qui demande l’anéantissement des nouveau-nés. Ils conseillent des mesures préventives, mais non pas des mesures destructives. Ils sont d’avis qu’il faut produire peu d’enfants ; mais ils respectent la vie de ceux qui naissent. En Grèce, on était plus radical. Le père avait toujours le droit de se débarrasser de sa progéniture, et, il en usait volontiers, surtout si c’était une fille. Il ne tuait pas l’enfant brutalement ; l’usage était plutôt qu’il l’abandonnât. Beaucoup de ces petits êtres mouraient ; d’autres étaient recueillis par les passants et d’ordinaire jetés en servitude. De toute façon Ils étaient perdus pour le pays : comme les pères restaient libres de les revendiquer à toute heure, ceux qui s’en étaient chargés prenaient la précaution de les vendre à l’étranger, de préférence en Orient. La pratique de l’abandon était d’origine très ancienne ; mais, loin de s’atténuer avec le progrès des mœurs, elle ne fit au contraire que s’étendre. Les pauvres y recouraient pour alléger leur misère, les riches pour réduire leurs dépenses pendant leur vie et éviter l’éparpillement de leur patrimoine après leur mort. Le texte de Polybe sur la dépopulation renferme une allusion très nette à ce procédé, et un philosophe postérieur écrivait : Ce qui me paraît le plus odieux, c’est que des gens qui n’ont pas la pauvreté pour excuse, qui possèdent des biens, qui sont même riches, se refusent à nourrir leurs enfants et tuent quelques-uns d’entre eux pour grossir la part de leur frère. Les lois qui régirent en Grèce le mouvement général de la population furent, comme on voit, d’ordre économique. Le nombre des habitants, aussi bien des esclaves que des hommes libres, fut partout en raison directe de la prospérité publique. Dans les temps modernes, le perfectionnement de l’outillage est tel qu’on peut exécuter une besogne énorme avec peu de bras ; les capitaux, très mobiles, circulent à travers les différents États pour les vivifier ; l’abondance et la rapidité des moyens de communication mettent les produits du monde entier à la portée de tous. Il en résulte que, si la population continue d’être un élément essentiel de la richesse des nations, elle n’en est pas l’élément principal. Rien de pareil dans les pays grecs, où la force humaine n’était pas aidée par la machine, où les capitaux n’osaient guère s’aventurer au dehors, parce qu’ils n’y étaient pas suffisamment protégés, où le rayon d’approvisionnement de chaque État était assez restreint. Là, une cité était obligée de compter avant tout sur ses ressources propres, et la plus nécessaire était celle que lui procurait une nombreuse population. Mais une cité n’avait une population très dense qu’à la condition d’être largement pourvue de travail et d’argent. Du jour où ces deux choses lui faisaient défaut, elle tendait à se dépeupler. Aussi la Grèce du second et du premier siècle av. J.-C. offre-t-elle à cet égard le spectacle d’une lamentable décadence. Thèbes, dit Strabon, n’est plus qu’un bourg et les autres cités de Béotie ont éprouvé la même déchéance. La Messénie est en grande partie déserte, et la Laconie n’est rien en comparaison d’autrefois. En Arcadie, les villes se sont vidées et les campagnes sont délaissées. Vers l’année 214, Larissa de Thessalie avait son territoire en friche. Dans l’île d’Eubée, les deux tiers du sol étaient incultes, et jusqu’aux portes des villes on se serait cru au milieu d’une solitude. Enfin, Plutarque résume tout en déclarant, avec quelque exagération, que la Grèce serait incapable d’armer plus de trois mille hommes d’infanterie de ligne. |
[1] Revue de Paris, 15 octobre 1904.
[2] Économique, IX, 5.
[3] Voir la Main-d’œuvre industrielle en Grèce, p. 190, et Francotte, l’Industrie dans la Grèce ancienne, II, p. 324.
[4] Clerc dans le Dictionnaire des antiquités, III, p. 1883.
[5] Isocrate, Panégyrique d’Athènes, 41.
[6] Platon, Lois, V, p. 737, 740, 741 ; VI, p. 784.
[7] Aristote, Politique, VII, 4.
[8] Politique, IV, 4 et 14.
[9] Voir la Propriété foncière le Grèce, p. 402 et 405.
[10] Polybe, XII, 6 b.
[11] Il y en avait 30.000 au temps des guerres médiques (Hérodote, V, 97) et 21.000 en 317-307 av. J.-C. (Athénée, VI, p. 272 B).
[12] Les éléments de cette statistique sont fournis par la Prosopographia attica de Kirchner.
[13] XXXVII, 4.