LE DIFFÉREND ENTRE CÉSAR ET LE SÉNAT — (59-49 AV. J.-C.)

 

CHAPITRE VI. — DÉBATS SUR LE RAPPEL DE CÉSAR.

 

 

Dès l’année 51, le consul M. Claudius Marcellus était décidé à provoquer le rappel immédiat de César. Il fit des efforts réitérés pour déterminer le sénat à cet acte de vigueur[1] ; mais il ne put triompher de la répugnance que les républicains eux-mêmes éprouvaient à commettre une telle injustice et une telle imprudence ; souvent il advint qu’on n’était pas en nombre suffisant pour délibérer[2]. D’ailleurs Pompée, dont les paroles étaient alors autant d’oracles, déclara que la loi autorisait César à garder sa province jusqu’à la fin de mars 50, et que par conséquent il était impossible d’en disposer avant le 1er de ce mois[3]. On se rangea à cet avis et la discussion fut rejetée à l’année suivante. Un sénatus-consulte rendu le 29 septembre prescrivit aria consuls désignés de porter à l’ordre du jour du 1er mars la question du remplacement de César, et l’on s’engagea à siéger tant qu’elle ne serait pas tranchée, sans même prendre les vacances obligatoires. Quiconque oserait intercéder ou réclamer l’ajournement serait regardé comme ennemi de la république et d’avance on menaçait de passer outre[4].

Les consuls qui entrèrent en charge le 1er janvier 50 étaient C. Claudius Marcellus et L. Æmilius Paulus. On les savait hostiles à César, et c’est pour ce motif qu’ils avaient été élus[5]. Les tribuns paraissaient être dans les mêmes sentiments, surtout Curion[6], et dès lors le succès des manœuvres que préparaient les Pompéiens semblait assuré. On ne se doutait pas que César avait déjà acheté la neutralité d’Æmilius Paulus[7], et que par l’intermédiaire d’Antoine il avait gagné Curion à sa cause[8]. Cela seul lui suffisait pour tenir ses ennemis en échec, car le droit de veto que la loi conférait aux tribuns leur permettait de réduire à l’impuissance lé sénat et le peuple. Curion d’ailleurs n’était pas tin homme ordinaire ; il était éloquent, habile, astucieux, fertile en expédients, et, malgré sa jeunesse, très versé dans l’art de mener une intrigue parlementaire. Son alliance avec César demeura d’abord secrète ; il importait en effet qu’on ignorât le véritable motif de sa défection. Si l’on soupçonnait le marché qu’il avait conclu, il courait risque de perdre toute influence. Il ne tarda pas néanmoins à se détacher ouvertement du sénat. Une proposition émanée de son initiative ayant été repoussée, il affecta de considérer cet échec comme une insulte personnelle, et il rompit avec les républicains[9]. Il n’eut garde pourtant de prendre place aussitôt dans la faction césarienne. Il feignit de vouloir rester en dehors des partis pour se donner les apparences d’une entière impartialité, pensant avec raison que sa parole n’en aurait que plus de poids[10].

Le 1er mars 50, l’affaire des Gaules vint en délibération. Le consul Marcellus, se fondant sur ce fait que le gouvernement de César était à la veille d’expirer, demanda que l’on désignât ses successeurs. Curion appuya cette motion ; mais il ajouta qu’il fallait aussi l’appliquer à Pompée, alléguant que le seul moyen de délivrer la république de tout danger était d’enlever à l’un comme à l’autre leurs commandements militaires. Les Pompéiens se récrièrent ; César était au terme de son proconsulat et la loi exigeait son rappel immédiat, au lieu que Pompée avait encore devant lui six années d’imperium, et il était injuste de le dépouiller de ses pouvoirs avant l’heure[11]. Celui-ci néanmoins, pour déjouer la tactique de Curion, fit le désintéressé, et il écrivit au sénat une lettre où il se disait prêt à rentrer dans la vie privée et à abandonner une autorité qu’il n’avait acceptée que pour le bien de l’État. De retour à Rome, il renouvela cette offre en pleine curie, et il ajouta que César sans doute en ferait autant. Mais Curion répliqua qu’il ne devait pas se borner à de vaines promesses, et il le somma, s’il était sincère, de se démettre à l’instant de ses fonctions. Pompée naturellement refusa, et dès lors le tribun ne cessa de le poursuivre de ses attaques, aux applaudissements du peuple, qui admirait son courage et qui parfois l’escortait jusqu’à sa maison en lui jetant des fleurs comme à un athlète vainqueur dans un grand combat[12].

César cependant restait en Gaule, mais Pompée était bien résolu à l’en arracher, même par les armes, avant qu’il fût consul[13]. Déjà il avait donné à entendre qu’au besoin il ne reculerait pas devant la guerre civile[14], et il y était d’autant plus porté que la victoire lui paraissait certaine. On lui disait que César était détesté de ses soldats et il le croyait[15]. Il avait sous les ordres quatre légions, sans compter celles qui étaient en Espagne, et il se figurait que l’Italie entière se lèverait à son appel[16] ; la joie enthousiaste qu’avait provoquée sa récente guérison l’entretenait dans cette illusion[17]. Le dernier terme qu’en lui-même il assignait au proconsulat de César était le milieu de novembre 50[18]. Mais chaque fois qu’on essaya de reprendre cette discussion, Curion arrêta tout par son veto[19]. Un jour pourtant il fuit possible de délibérer et de voter. Sur la motion de Marcellus, le sénat décida à une forte majorité que César serait remplacé et que Pompée ne le serait pas. Mais Curion ayant exigé que l’on mit aux voix la question suivante : Pompée et César doivent-ils renoncer ensemble à leurs commandements ? 370 suffrages contre 22 se prononcèrent pour l’affirmative[20]. Ce vote, loin d’être irréfléchi, exprimait fidèlement les sentiments véritables du sénat. Si tous legs républicains redoutaient César, beaucoup parmi eux se défiaient de Pompée. Ils n’ignoraient pas que celui-ci visait comme celui-là à la dictature, et ils craignaient la guerre civile précisément parce qu’elle ne pouvait engendrer que la tyrannie, quel que fût le vainqueur[21]. La lutte n’était pas alors entre la monarchie et la république, mais entre deux ambitions rivales qui tendaient l’une et l’autre à la monarchie. Il ne s’agissait pas de savoir si Rome aurait un maître, mais qui serait le maître[22]. Aux yeux des constitutionnels, il valait mieux assurément que ce fût Pompée, car avec lui l’espoir d’une revanche était toujours permis. Mais n’y avait-il pas moyen d’empêcher qu’une semblable alternative se posât ? et si une occasion se présentait d’annuler à la fois les deux adversaires, n’était-il pas prudent de la saisir ? Les sénateurs saisirent celle qui s’offrit à eux et ils crurent avoir sauvé ainsi la république. Mais leur joie fut de courte durée Pompée n’était pas d’humeur à obéir, et, à vrai dire, il ne le pouvait pas. Ses titres officiels faisaient toute sa puissance, et, s’il les perdait, il n’était plus rien dans Rome. Sans doute César devait imiter son exemple ; mais celui-ci avait le droit de briguer le consulat dès l’année 49, tandis que Pompée eût été condamné à la vie privée jusqu’en 41[23]. La partie n’était donc pas égale entre eux et Pompée refusa d’obtempérer aux ordres du sénat qui n’insista pas,

Vers le mois d’octobre, le bruit se répandit que César avait rappelé quatre légions de la Gaule Transalpine et qu’il les avait postées à Plaisance. Curion affirma que la nouvelle était fausse, et elle l’était réellement. Mais Marcellus affecta de la tenir pour vraie, et il demanda au sénat que l’on prît en hâte des mesures de défense. Le tribun déclara qu’il s’opposait à tout armement extraordinaire et le sénat lui donna raison. Aussitôt le consul s’écria qu’il saurait bien pourvoir seul au salut public, et, son, tant de la ville, il se rendit auprès de Pompée qui campait avec ses soldats dans les environs. Je te somme, lui dit-il, dans l’intérêt de la patrie de marcher contre César et je te permets de lever toutes les troupes qu’il sera nécessaire. Pompée répondit qu’il était prêt à exécuter les ordres des consuls, et il commença ses préparatifs. Curion, dont l’autorité avait pour limite les murs mêmes de Rome, était hors d’état de les entraver : il se consuma quelques jours en vains efforts pour empêcher les enrôlements, et le 10 décembre il s’empressa de rejoindre César à Ravenne[24].

La guerre était désormais inévitable. Plusieurs sénateurs, Cicéron notamment, parlaient encore de conciliation[25] ; mais on ne les écoutait pas. Pompée et ses amis étaient hostiles à toute idée d’accommodement, et dans l’autre camp les esprits n’étaient pas moins surexcités[26]. César comprit qu’au point oh en étaient les choses il fallait brusquer la solution des difficultés pendantes. Il avait sur ses ennemis l’avantage d’avoir sous la main une armée toute prête tandis que les troupes de Pompée étaient dispersées en Italie, en Espagne et en Orient[27]. Il importait de ne pas laisser à celui-ci le temps de les rassembler. Il envoya donc son ultimatum au sénat. Curion, chargé du message, franchit en trois jours les deux cent dix kilomètres qui séparaient Ravenne de Rome et parut dans la curie le 1er janvier 49[28]. Autant qu’on en peut juger d’après les indications fournies par les auteurs, César offrait de renoncer à son commandement si Pompée renonçait au sien ; au cas où cette condition serait repoussée, il demandait qu’on lui laissât jusqu’aux prochains comices, soit la Cisalpine avec deux légions, soit l’Illyrie avec une seule légion[29] ; en somme, il refusait de céder sur le point qui faisait l’objet de tout le débat. Sur les instances des tribuns Marc-Antoine et Q. Cassius, sa lettre fut communiquée au Sénat ; mais le consul Lentulus ne voulut pas mettre aux voix ses propositions ; il craignait une surprise analogue à celle de l’année précédente. Une discussion pourtant s’engagea, et quelques sénateurs ouvrirent des avis modérés. L’un d’eux se prononça pour l’ajournement, un autre opina pour que Pompée se retirât dans sa province d’Espagne. Mais Lentulus leur reprocha vivement leur faiblesse, et dans un discours véhément il conjura le sénat de montrer un courage égal au péril. Son assurance, ses menaces, la terreur qu’inspiraient Pompée et ses soldats entraînèrent les plus timides, et un décret voté précipitamment intima l’ordre à César de licencier son armée et de quitter sa province au jour qu’on lui désignerait ; sinon il serait traité en ennemi public[30]. L’intercession des tribuns n’était valable que s’il s’agissait d’une province prétorienne[31] ; néanmoins Marc Antoine et Q. Cassius opposèrent leur veto ; on passa outre, et ils s’enfuirent à Ravenne[32], sans avoir couru les dangers auxquels ils se vantèrent d’avoir échappé[33]. A la nouvelle des mesures adoptées contre lui, César n’hésita pas : il prit ses soldats à témoin de la justice de sa cause, traversa le Rubicon, pénétra en Italie et donna le signal de la guerre qui devait faire de lui le premier empereur romain[34].

 

 

 



[1] App., II, 26 ; Dion, 40, 59 ; Suét., 28, Hirtius, De b. g., VIII, 53 ; Cie., Ad fam., VIII, 1, 2, 4. Mommsen commet, à cet égard, une erreur grave (p. 50-51). Il prétend qu’en 51 il s’agissait seulement de désigner les consulaires qui devaient être envoyés en Gaule le 1er mars 49, tandis que Marcellus proposait de remplacer César à l’instant même. Appien l’atteste clairement lorsqu’il dit : είσηγεΐτο (Marcellus) δέ ήδη καί διαδόχους αύτώ (César) πέμπειν έπί τά έθνη. Dion n’est pas moins explicite : διαδόχους οί (César) ήδη πρό τοΰ καθήκοντος χρόνου πεμφθήναι. Enfin Cœlius écrit à Cicéron impatient de quitter la Cilicie, qu’on s’occupera probablement le 1er mars 50 de nommer son successeur et que dès lors il pourra retourner à Rome vers le milieu de l’année (Ad fam., VIII, 9). Depuis l’adoption de la loi Pompeia il n’était plus nécessaire d’observer la règle de la loi Sempronia qui exigeait un intervalle de dix-huit mois au moins entre la nomination des gouverneurs de province et leur entrée en charge.

[2] Cie., Ad. fam., VIII, 5, 3.

[3] Cie., Ad. fam., VIII, 8, 9 ; App., II, 26.

[4] Ce sénatus-consulte est reproduit textuellement dans une lettre de Cælius (Ad fam., VIII, 8). Un autre sénatus-consulte permit aux vétérans de César de demander leur congé au sénat ; c’était, comme le dit Mommsen (H. R., VII, 210), travailler à dissoudre l’armée des Gaules. Plusieurs tribuns opposèrent leur veto à ces deux décrets ; on n’en tint pas compte.

[5] App., II, 26.

[6] Cie., Ad fam., II, 7 ; VIII, 4.

[7] App., II, 26.

[8] Suét., 29 ; Velleius, 20 48 ; App., II, 26.

[9] Cie., Ad fam., VIII, 6, 5 ; Dion, 40, 62.

[10] Dion, 40, 61-62.

[11] App., II, 27.

[12] App., II, 28.

[13] Cie., Ad fam., VIII 11, 3 : Pompeius valde non vint et plane timet Cæsarem consulem designari priusquam exercitum et provincias tradiderit. VIII, 14, 2 : Cn. Pompeius constituit non pati C. Cæsarem consulem aliter fieri nisi exercitum et provincias tradideret, Cæsari autem persuasum est se salvum esse non posse, si ab exercitu recesserit.

[14] Ad Att., VII, 8, 4.

[15] App., II, 30.

[16] Plut., Pompée, 61.

[17] Plut., Pompée, 61.

[18] Cie., Ad fam., VIII, 11, 3 : Incubuisse cum senatu Pompeius videtur, ut Cæsar Id. novembribus decedat. Mommsen pense qu’il s’agit là des ides de novembre 49, ce qui n’est guère probable, étant donnée la date de la lettre (juin 50). A moins d’adopter l’opinion fausse de Zumpt, il est difficile d’expliquer pourquoi Pompée fixe au 13 novembre 50 le retour de son rival. Voici à cet égard une conjecture qui parait assez vraisemblable. En 52, le peuple avait autorisé César à briguer le consulat absent. Comme son gouvernement expirait en mars 50, on était fondé à croire qu’il poserait sa candidature aux comices suivants. C’est sans doute à cela qu’Hirtius fait allusion dans le passage du De bello gallico (VIII, 39) où il dit qu’en 51 les Gaulois n’attribuaient plus à César qu’une année de séjour en Gaule. En prévision d’une pareille éventualité, Pompée voulait que César quittât sa province et revint à Rome vers le milieu de novembre, un mois et demi avant l’inauguration de son consulat, afin que ses ennemis pussent l’attaquer. On se demandera peut-être pour quel motif il reculait son remplacement jusqu’à une époque si éloignée. La raison en est bien simple : au moment où Cælius écrivait sa lettre César se trouvait à Arras (De b. g., VIII, 46) puisque étant parti rapidement de cette ville pour aller en Italie, il n’arriva dans la Cisalpine qu’après qu’Antoine eut été nominé augure de septembre (De b. g., VIII, 50 ; Cf. Cie., Ad fam., VIII, 12 et 14, et le Comment. de Paul Manuce, 593). Or, avant qu’il abandonnât sa province, il fallait voter le décret de rappel, le lui envoyer, et lui laisser un délai d’un mois pour rendre ses comptes en conformité de la loi Julia, sans parler du temps nécessaire pour son voyage de retour.

[19] Cie., Ad fam., VIII, 13, 2.

[20] App., II, 30.

[21] Ad Att., VII, 5, 4 : Et victoria quum multa mala, tum certè tyrannus exsistet. Ad fam., IV, 9, 3 ; IV, 14 ; VI, 4 ; IX, 6 ; Dion, 40, 58.

[22] Ad Att., VIII, 11, 2 : Uterque regnare vult. X, 7, 1 : regnandi contentio est.

[23] En vertu de la loi de 342.

[24] App., II, 31.

[25] Cie., Ad fam., IV, 1, 2, 3 ; VI, 6 ; Ad Att., VII, 5 : Ego is sum qui illi concedi putem utilius esse quod postulat quam signa conferri. VII, 6 ; Phil., II, 10.

[26] Ad Att., VII, 8, 4 : Quod quæris ecquæ spes pacificationis sit, quantum ex Pompeii multo et accurato sermone perspexi, ne voluntas quidam est. Ad fam., XVI, 12 : Mirus invaserat furor non solum improbis, sed etiam de qui boni habentur, ut pugnare cuperent.

[27] Mommsen, H. R., VII, 229, 240.

[28] App., II, 32 ; Hist. de César, II, 505.

[29] Dion, 41, 1 ; Suét., 29 ; App., II, 32. D’après Cicéron le ton de la lettre était très amer : Minces ad senatum et acerbas litteras miserat (Ad fam., XVI, 11, 2).

[30] César, De b. c., I, 1-2 ; Dion, 41, 3 ; Plut., 34.

[31] Cie., De Prov. cons., 7, 17 ; Mommsen suppose (Die Rechtsfr., note 128) que lorsqu’un gouvernement provincial avait été conféré par un plébiscite (et c’était le cas pour César) les tribuns avaient le droit d’intervenir. Cette hypothèse est contredite par le texte même de Cicéron. Dans ce passage, l’orateur parle de deux provinces consulaires, la Syrie et la Macédoine, données à Gabinius et à Pison par un plébiscite (Cf. Pro Sestio, 24 ; in Pis., 16) et il déclare que si on les attribue à des préteurs tribunus intercedere poterit, nunc non potest. D’ailleurs en 49, les pouvoirs de César étaient depuis longtemps échus et la loi Trébonia avait perdu tout son effet.

[32] App., II, 13 ; César, De b. c., 1, 2 ; Cie., Phil., 11, 21-22.

[33] Ad fam., XVI, 11, 2.

[34] App., II, 35 ; César, De b. c., I, 7-8 ; Plut., 32 ; Suét., 31.