Légalement César devait sortir de charge à la fin de mars 50 ; mais il est probable que dès l’année 55 il était décidé à garder sa province et son armée plus longtemps. Les événements ne firent que le confirmer dans ce dessein. L’entrevue de Lucques, le renouvellement du triumvirat et le vote des lois Trébonia et Pompeia-Licinia jetèrent d’abord les républicains dans la consternation. Peut-être comprit-on alors la faute qu’on avait commise naguère en dédaignant l’alliance de Pompée[1] ; mais il était trop tard pour la réparer. Un seul espoir restait encore, et il fallut bientôt y renoncer. Les constitutionnels avaient obtenu aux comices consulaires de 55 la nomination de Domitius Ahenobarbus, un des leurs[2], et c’était là pour eux une chance d’autant plus favorable qu’il semblait qu’on n’eût pas à redouter l’année suivante la présence des triumvirs : César, en effet n’avait point quitté la Gaule, Crassus avait hâte de partir pour son gouvernement de Syrie et Pompée était pourvu du proconsulat d’Espagne. Mais en 54 Pompée se contenta d’envoyer ses lieutenants dans sa province d’Espagne, et prétextant les nécessités de sa charge frumentaire qui durait toujours[3], il demeura lui-même aux environs de Rome avec plusieurs légions qu’il commandait en vertu de son imperium proconsulaire. Cette fois on vit bien qu’il n’était guère possible d’échapper à la tyrannie des triumvirs, et parmi les républicains beaucoup perdirent courage. Cicéron fut du nombre. Déjà en 56, après les conférences de Lucques, il s’était réconcilié avec César et Crassus[4]. Il ne négligea dés lors aucune occasion de se faire pardonner son indépendance passée. Il fut aussi souple que le petit bout de l’oreille[5]. Il refoula au fond de son cœur ses sentiments véritables, et il accommoda sa conduite aux circonstances. Par moments le remords le prenait[6] ; mais pour se justifier il avait une théorie toute prête : En politique, comme en mer, disait-il, il faut savoir louvoyer[7] ; et fidèle à ce principe, il s’appliquait sinon à satisfaire tout le monde, du moins à ne blesser personne[8]. Quand le Sénat avait à discuter une question délicate, il s’abstenait d’aller à la séance[9]. Il n’était pas, comme on l’a prétendu, le chef officiel dei la majorité dévouée aux triumvirs ; mais souvent il mettait son éloquence à leur service. Il poussa la complaisance jusqu’à défendre, sur leur recommandation, Vatinius et Gabinius qu’il détestait[10]. Il n’est pas un de ses discours d’alors qui ne renferme quelque éloge pompeux de César[11]. Il fut très heureux de rentrer en grâce auprès de lui ; il devint son correspondant, son débiteur, presque son intendant[12], et ce fut un grand honneur, aux yeux de Cicéron, de recevoir les lettres flatteuses qui lui arrivaient de la Gaule, et d’y répondre par des protestations de dévouement et d’admiration[13]. Le triste rôle qu’il joua dans ces années-là atteste la terreur qu’inspirait aux esprits prudents et timides la puissance des coalisés de Lucques. Il y eut pourtant des constitutionnels qui, loin de se laisser abattre, continuèrent de lutter contre le monstre à trois têtes, comme on appelait le triumvirat[14] ; ce fut le groupe des Catoniens. Ils étaient dénués de sens politique, mais ils avaient, pour la plupart, les qualités qui font les hommes d’action. Pénétrés de la justice de leur cause et résolus à sauver la république par tous les moyens, ils n’étaient sujets ni aux défaillances qui paralysent les gens trop peu sûrs d’eux-mêmes, ni aux scrupules qui arrêtent les consciences trop timorées. Les décisions lies plus promptes et les plus énergiques étaient à leurs yeux les meilleures. Ils étaient inaccessibles à la crainte et ils n’hésitaient pas à payer de leur personne. Leur cœur était aussi ferme que leur langue était hardie. Ils étaient de ceux qui jamais ne s’avouent vaincus, et ils avaient toujours confiance dans le succès de leurs efforts. Pompée et ses légions n’avaient rien qui les effrayât ; on le croyait incapable de renverser la Constitution ; on savait que, malgré tout, une certaine rivalité d’intérêts -devait exister entre César et lui ; on n’ignorait pas qu’un secret penchant le portait vers l’aristocratie ; on connaissait enfin les faiblesses de ce caractère ondoyant, qui avait le grave défaut de ne pas se rendre compte exactement de ce qu’il voulait, d’avoir des aspirations vagues plutôt que des idées nettes, et de manquer d’autorité. Il n’y avait donc pas lieu de désespérer. Pour réussir à cette époque dans les élections, il suffisait d’avoir de l’argent. Les Catoniens en eurent, plus encore qu’auparavant, et ils le répandirent à pleines mains. Des peines sévères avaient été portées, en 55, contre la brigue et contre les associations politiques[15]. Ils ne cessèrent pourtant ni de se coaliser ni d’acheter les suffrages. Beaucoup sacrifièrent une partie de leur fortune pour arriver au consulat, au tribunat, à la préture ou pour y faire parvenir leurs amis. Jamais la corruption électorale ne fut aussi effrénée. Les dépenses occasionnées par le trafic des votes populaires étaient telles, que tous les ans, aux approches des comices, l’intérêt montait à un taux élevé[16]. Les constitutionnels avaient déjà à leur solde Milon et ses bandes : ils s’assurèrent l’appui de Clodius[17]. L’alliance de ces démagogues était doublement précieuse : d’abord, ils excellaient à travailler les tribus et à ménager une bonne majorité aux candidats qui payaient bien ; en second lieu, ils pouvaient combattre la force par la force et faire des émeutes au profit du sénat, comme d’autres en faisaient au profit des triumvirs. Ainsi s’expliquent les succès partiels que les républicains obtinrent dans les comices. En vain les Césariens et les Pompéiens déployèrent-ils toutes leurs ressources ; il leur fut impossible, en 55, d’évincer L. Domitius Ahenobarbus du consulat, Caton de la préture, C. Memmius du tribunat[18], et en 54 leurs adversaires furent assez puissants pour empêcher les élections. Dans les tribunaux, l’opposition aux triumvirs ne fut pas moins vive. La classe moyenne, en effet, y dominait, malgré une loi récente de Pompée qui avait haussé le cens des jurés[19] ; or cette classe était, en général, attachée à la constitution[20]. A côté d’elle, siégeait la noblesse sénatoriale, en majorité républicaine, et d’autant plus hardie qu’elle se sentait plus forte sur ce terrain. Les agents de Pompée et de César, que l’on poursuivit alors, se trouvèrent donc à la merci de leurs ennemis. De tous ces procès politiques, le plus célèbre fut celui de Gabinius. Ce personnage, étant proconsul de Syrie, avait pénétré en Egypte contre le gré du sénat, et rétabli, sur son trône Ptolémée Aulète, qui lui donna en échange 10.000 talents[21]. Il était à peine de retour à Rome qu’il fut accusé de lèse-majesté. L’argent du roi d’Egypte lui servit à corrompre ses juges ; Pompée intercéda activement en sa faveur, et il fut acquitté[22]. Mais, quelque temps après, il fut l’objet d’une nouvelle plainte en concussion ; il avait, disait-on, arraché à sa province plus de cent millions de drachmes. A Rome, ces sortes d’exactions demeuraient souvent impunies ; cette fois, on usa de sévérité. Pompée couvrit pourtant Gabinius de sa protection. Comme son titre de proconsul lui interdisait l’entrée de la ville, il assembla le peuple en dehors du Pomœrium ; il plaida longuement la cause de son client, il lut des lettres où César exprimait ses sympathies pour lui, il obligea Cicéron à prendre sa défense. Rien n’y fit, et Gabinius fut frappé d’une sentence d’exil et de confiscation[23]. En revanche, à l’égard des républicains, l’indulgence des jurys allait jusqu’à la faiblesse. Memmius Gemellus se présentait, en 54, au consulat et les Césariens l’appuyaient de toutes leurs forces[24]. Il crut sans doute que ce n’était pas là use garantie suffisante, et il forma avec Domitius Calvinus, candidat comme lui, un plan destiné à rendre leur succès certain. Pour gagner les consuls qui étaient alors en fonctions, ils s’engagèrent à leur procurer par fraude les provinces que ceux-ci désiraient avoir à l’expiration de leur charge, sinon filas leur paieraient une indemnité de 400.000 sesterces. Cette alliance ayant été bientôt rompue, Memmius dénonça au sénat le pacte qui avait été conclu et il fournit les preuves. On l’exila, et ce n’était que justice ; mais les consuls, qui n’étaient pas moins coupables que lui, ne furent point inquiétés ; ils étaient du parti des constitutionnels et Memmius était du parti contraire[25]. Mommsen remarque que dans ce temps-là les poètes eux-mêmes étaient hostiles aux triumvirs[26]. Il n’est rien resté de M. Licinius Calvus, ni de M. Furius Bibaculus ; tout ce que l’on sait d’eux, c’est qu’ils étaient républicains[27] ; mais nous avons conservé le recueil des poésies de Catulle, qui parut probablement en 54, et nous pouvons juger par là de la vivacité des épigrammes que ces jeunes littérateurs aimaient à lancer contre César et contre Pompée. A vrai dire, c’est toujours le même thème qui revient dans ces vers, satire de la vie privée de César plutôt que de sa vie publique[28]. Mais les sentiments de haine, de mépris et de colère qui y débordent attestent jusqu’à quel point était ardente l’opposition de ceux dont Catulle se faisait ici l’interprète. D’ailleurs, il est une de ces pièces qui touche à la politique, et c’est précisément la plus virulente[29]. Ces pamphlets circulaient librement dans Rome et dans l’Italie. On n’en était pas encore réduit, comme sous l’empire, à les propager en secret et avec mille précautions[30] ; on les produisait et on les lisait au grand jour. Il en était de même des discours que la parole mordante de certains avocats prononçait devant les tribunaux[31]. On se vengeait par des sarcasmes de la puissance de César et de ses glorieuses victoires ; on s’efforçait de rabaisser son mérite ; on répandait le bruit que le but de ses conquêtes était d’enrichir ses favoris, et, comme Caton, on reprochait au beau-père et au gendre de tout bouleverser dans le seul dessein de payer le prix de leurs débauches[32]. Ces violentes attaques durent blesser vivement leur amour-propre[33], et il faut croire qu’elles leur nuisirent un peu dans l’opinion, puisque César jugea utile d’y répondre en écrivant le récit de ses campagnes[34]. Malgré ces résistances, l’autorité des triumvirs était bien établie et personne ne la menaçait sérieusement. Les constitutionnels, même avec les recrues nouvelles qu’ils pouvaient avoir gagnées depuis 56, étaient peut-être assez forts pour relever la tête, mais non pour secouer le joug. Leurs petits succès électoraux, judiciaires et poétiques pesaient en somme très peu dans la balance, et vraiment, pour un homme d’esprit et de caractère, il n’y avait point 1à de quoi s’alarmer. César probablement n’y attacha qu’une faible importance, parce qu’il voyait les choses de haut et de loin. Mais Pompée, que le moindre obstacle déconcertait, se préoccupa davantage de ces fâcheux symptômes. Sa confiance dans l’efficacité du triumvirat commença à être ébranlée ; il désespéra de devenir par ce moyen le maître de Rome ; il éprouva le même désappointement qu’en 58, avec la différence que la cause de ses mécomptes n’était plus la démagogie, mais l’aristocratie républicaine ; et voyant que le pacte de Lucques n’avait pas eu les heureuses conséquences qu’il en attendait, il s’accoutuma insensiblement à l’idée de le rompre. Telles étaient ses dispositions quand il perdit sa femme Julie, fille de César[35] (août 54). Avec elle disparut un des plus puissants liens qui unissaient les deux triumvirs. Elle exerçait en effet une grande action sur son mari, qu’elle aimait tendrement, et elle l’employait à maintenir la concorde entre deux hommes qui lui étaient également chers. L’année suivante, on apprit que Crassus avait été tué chez les Parthes[36]. Dés lors, César et Pompée se trouvèrent seuls en présence, et l’on a remarqué avec raison qu’une rivalité à trois peut durer parce qu’il y a équilibre, au lieu qu’une rivalité à deux amène bientôt la guerre[37]. Crassus, d’ailleurs, avait toujours penché plutôt du c6té de César que du côté de Pompée, et il est certain que, s’il eût été obligé de choisir, il se serait déclaré pour le premier. Cette crainte avait plus que tout autre motif déterminé Pompée à conclure en 60 et à renouveler en 56 le triumvirat. Au fond, il désapprouvait cette coalition, qui devait profiter plus à César qu’à lui-même. Il y était entré cependant pour empêcher qu’elle ne fût dirigée contre lui, et il y était demeuré parce que le sénat, en 57, avait repoussé ses avances. La mort de Crassus fut donc à ses yeux un événement heureux ; car elle affaiblissait César, et elle permettait à Pompée de contracter de nouvelles alliances. Or, à ce moment-là, il arriva que les républicains eurent besoin de lui, et, pour le gagner à leur cause, lui offrirent des avantages inespérés. Depuis plusieurs années, Rome était en proie â l’anarchie. Les lois étaient sans cesse violées et les plus scrupuleux ne les respectaient qu’en les tournant. Les charges publiques s’acquéraient à prix d’argent, et ces sortes de marchés étaient si scandaleux, que des hommes d’ordinaire indulgents les jugeaient intolérables[38]. Souvent même on en venait aux mains et des dots de sang inondaient le forum ou le champ de Mars. En 53, il y eut un interrègne de sept mois, et en 52 les élections ne purent pas avoir lieu. La dictature parut être le seul moyen de réprimer ces désordres, et dès le mois d’octobre 54, on parlait de recourir à cette ressource suprême[39]. Pompée était naturellement désigné pour remplir ces fonctions, car on savait qu’il n’abuserait pas de sa puissance[40]. Cette idée, pourtant, était loin de plaire à tout le monde ; il semblait dangereux à quelques-uns de remettre en vigueur une magistrature dont Sylla avait fait récemment une arme si terrible et surtout de la confier à un des triumvirs déjà investi d’une autorité fort étendue. Aussi, lorsqu’en 53, le tribun Luccéius, en plein sénat, ouvrit l’avis de nommer Pompée dictateur, cette motion rencontra une telle opposition, que les amis de celui-ci s’empressèrent de le disculper et de protester que jamais il n’avait eu une ambition pareille[41]. En réalité, c’était bien là le but où il tendait, et il ne tarda pas à l’atteindre. Le 18 janvier 52, Clodius fut assassiné sur la voie Appienne par les gens de Milon. Son cadavre porté à Rome, excita l’indignation populaire. La foule s’assembla devant la tribune aux harangues où on l’avait placé ; des discours violents furent débités ; on der manda justice ; on cria à la vengeance ; on brûla le corps dans la curie Hostilia, lieu des séances du sénat, et le monument fut réduit en cendres avec la basilique Porcia. Neuf jours après à la maison de l’interroi, M. Lepidus, faillit être incendiée par la multitude, et Milon, s’étant montré au forum, dut S’enfuir déguisé, sous peine d’être ;égorgé. Beaucoup de ses amis furent massacrés, et, à la faveur de ces troubles, des bandes de scélérats, de gladiateurs, d’esclaves fugitifs, payés peut-être, commirent impunément d’affreux excès. Ils pénétraient dans les demeures des particuliers et les pillaient ; dans les rues ils attaquaient pour les tuer les chevaliers et les nobles[42]. Rome, sans lois et sans magistrats, fut pendant quelques jours livrée à toutes les horreurs de la démagogie. Le sénat, cette fois, n’hésita plus, et, sur la motion de Bibulus, il chargea l’interroi de nommer Pompée seul consul. On lui conféra une véritable dictature sauf le titre : il lui fut interdit de se donner un collègue avant deux mois[43] ; il conserva dans Rome même l’imperium attaché à sa charge de proconsul ; il eut le droit de puiser à son gré dans les caisses de l’État et de lever des troupes dans l’Italie entière ; enfin il fut armé d’une autorité discrétionnaire par la fameuse formule qui déclarait la république en danger[44]. Jamais tant de pouvoirs n’avaient été accumulés sur sa tête. Les constitutionnels pourtant n’avaient éprouvé aucun scrupule à les lui confier[45] ; la gravité du péril, encore accru par les manœuvres du parti césarien[46], les avait éclairés au point de leur inspirer une résolution vraiment politique dont le premier effet fut de dissoudre le triumvirat. Pompée, dès lors crut n’avoir aucun intérêt à demeurer l’allié de César. Il était le maître dans Rome, et il comptait ne plus cesser de l’être. Pourvu qu’il respectât la constitution et qu’il la protégeât contre les anarchistes et les ambitieux, les républicains étaient disposés à lui laisser un pouvoir à peu près absolu ; car il fallait qu’il y eût à la tête de l’Etat un homme assez fort pour réprimer les agitations de la rue, et pour contraindre César à obéir lors de l’échéance prochaine de son proconsulat ; un accord était possible dans ces conditions-là entre le sénat et Pompée, et, aux yeux de celui-ci, un pacte pareil était bien plus avantageux que le pacte de Lucques. Aussi, sans rompre encore avec César, il s’éloigna peu à peu de lui ; il profita de sa puissance pour miner celle de son rival ; il travailla à la détruire non par la force, mais par cabus de la légalité ; en cas de guerre civile, sa vanité lui promettait la victoire, et il savait qu’une fois César abattu personne ne serait en état de lui disputer la suprématie. César était au courant des moindres événements qui se passaient à Rome[47]. Il n’ignorait pas que ses ennemis étaient très nombreux et que la plupart étaient acharnés à sa perte : un jour Caton avait demandé qu’on le livrât aux Germains, alléguant qu’il était plus dangereux que les barbares[48]. Beaucoup s’affligeaient de ses succès et se félicitaient de ses revers ; ils contestaient l’importance des victoires dont la nouvelle leur parvenait, et souvent ils faisaient courir des bruits de défaite[49]. Quelques-uns prétendaient que toutes les lois promulguées par César pendant son consulat en violation des auspices étaient nulles[50], et ils songeaient à lui intenter de ce chef une accusation. Caton disait tout haut qu’il se chargerait lui-même de ce soin, et ce n’était point là une vaine menace, surtout après que Pompée eut fait adopter une loi en vertu de laquelle tout citoyen qui avait exercé une fonction publique postérieurement à l’année 70 pouvait être appelé à rendre ses comptes[51]. Or si César, au sortir de sa charge, était traduit en justice, il était difficile qu’il échappât à une condamnation ; d’abord, la composition des tribunaux ne lui était guère favorable ; de plus, on savait comment s’y prendre depuis le procès de Milon pour intimider les avocats et les jurés[52] ; enfin Pompée avait restreint les garanties que la loi ou l’usage avaient assurées jusque-là aux accusés[53]. César résolut donc de ne rentrer dans Rome qu’après avoir obtenu du peuple une magistrature qui le mit à l’abri de toute poursuite. A cet effet, il sollicita l’autorisation de briguer le consulat absent. Plusieurs sénateurs conseillaient à Pompée de lui refuser cette faveur[54]. Pompée ne voulut pas se montrer si rigoureux, soit qu’il eût pris à cet égard des engagements en 56, soit qu’il ne crût pas encore le moment venu de se séparer franchement de son rival ; et, sur la motion des dix tribuns, une loi fut votée qui donnait à César pleine satisfaction[55]. Mais, peu après, Pompée, par une loi nouvelle, remit en vigueur la règle qui exigeait la comparution personnelle des candidats[56] ; les Césariens réclamèrent, car cette seconde loi, ayant un caractère plus général, annulait la première ; et Pompée fit graver sur l’exemplaire authentique de sa loi une clause mentionnant la dispense accordée à César[57]. Mommsen pense que cette interpolation, ainsi ajoutée après coup, n’avait aucune valeur juridique[58]. Il n’est pas un seul texte dans les auteurs anciens qui confirme cette conjecture. Une autre mesure qui visait directement César fut la lex Pompeia de provinciis, adoptée également en 52. L’année précédente, le sénat avait établi que désormais il s’écoulerait un intervalle de cinq ans entre la gestion d’une magistrature urbaine et l’exercice d’une magistrature provinciale. Cette réforme avait pour objet de diminuer la brigue en enlevant aux candidats l’espoir de réparer, aussitôt après leur charge, les pertes occasionnées par les dépenses de la campagne électorale. Durant le consulat de Pompée et sur son initiative, le sénatus-consulte de 53 fut converti en loi[59], mais c’était dans une intention bien différente. On voulait que César, â l’expiration de son prochain consulat, redevînt simple citoyen et que rien ne le protégeât contre les attaques de ses adversaires. Il se plaignit amèrement de cette innovation[60], mais au fond il n’en fut point alarmé, car il espérait bien abroger, dès qu’il serait consul, le plébiscite de Pompée. En somme, l’essentiel pour lui, était d’arriver au consulat et de rester en Gaule, au moins jusqu’à son élection. Mais ici se présentait une grave difficulté. Le terme de son gouvernement était la fin de mars 50 et il lui était interdit de poser sa candidature avant les comices de juillet 49. Une loi rendue en 342 avait stipulé qu’un même citoyen ne serait admis deux fois au consulat qu’à dix ans d’intervalle. En 151, on alla encore plus loin et on déclara inéligible tout personnage consulaire. Sylla abolit, son, tour cette prohibition et St revivre la loi de 342[61]. Pompée, en 52, la viola, mais le principe n’en subsista pas Moins, de telle sorte que César, consul une première fois en 591, ne pouvait l’être une seconde fois qu’en 48. Dès lors, il ne paraissait guère possible qu’il réussit à garder son imperium jusqu’au jour où il serait élu, c’est-à-dire pendant plus du quinze mois au delà de l’échéance. Si l’on en croit Hoffmann[62], il brigua le consulat en 50 et il échoua. Mais Mommsen n’a pas eu de peine à démontrer que cette hypothèse était absolument fausse[63]. D’abord, un événement pareil, s’il avait eu lied, n’aurait point passé inaperçu, et aucun auteur ancien n’en fait mention[64]. En outre, César déclare qu’il n’a jamais songé à se présenter avant les comices de 49[65], et il est aisé de deviner les motifs qui écartèrent cette idée de son esprit. On sait que les comices électoraux étaient présidés par un des consuls en charge ; celui-ci notait les noms des candidats, s’assurait qu’ils remplissaient les conditions requises, et, dans ce cas, les inscrivait sur la liste officielle ; tout suffrage accordé à un citoyen qui n’y figurait pas était annulé[66]. Or, légalement, César était inéligible en 50, et s’il essayait de se faire nommer cette année-là, même en prétextant l’exemple de Pompée élu en 55 et en 52, il était à craindre que les consuls refusassent de recevoir son nom. D’ailleurs sa tactique constante pendant la période qui précéda la guerre civile fut de respecter autant que possible la légalité, d’user de toutes les ressources qu’elle lui offrait et de ne recourir aux armes que le jour où la force serait le seul moyen de défendre ses intérêts[67]. Enfin, le patriotisme très vif dans cette aime élevée et le souci de sa propre gloire lui conseillaient de ne point quitter la Gaulé avant de l’avoir complètement soumise. Il est vrai qu’à cet égard les campagnes de 52 et de 51 furent décisives[68] ; mais peut dire y aurait-il eu quelque imprudence de sa part à s’éloigner en 50, peu de mois après ses derniers succès. A supposer qu’aucune révolte ne tût plus à redouter, il fallait encore du temps pour organiser, au moins en gros, la conquête, pour donner le gouvernement des cités gauloises au parti aristocratique partout favorable aux Romains[69], pour effacer des esprits le souvenir des récentes défaites, et persuader à tous que le régime nouveau serait préférable à l’ancien[70]. Toutes ces raisons engagèrent César à différer sa candidature jusqu’en 49, et il crut que pour conserver son commandement durant l’intervalle compris entre le mois de mars 50, date de l’échéance, et le mois de juillet 49, date probable de son élection, il lui suffisait d’invoquer le privilège que Pompée lui avait fait conférer. Il allégua en effet que le peuple, en lui permettant de briguer le consulat absent, l’avait du même coup autorisé à demeurer dans sa province jusqu’au jour de sa nomination[71] ; car, comment imaginer qu’il pût être absent de Rome pour un autre motif ? Ce raisonnement, on l’avouera, était très spécieux, et Cicéron n’osait pas en nier la valeur[72]. Mais les adversaires de César, se fondant sur la lettre de la loi, répondaient qu’en vertu de ce plébiscite il était simplement dispensé d’assister aux comices où il se porterait candidat, quelle que fût la cause de son absence[73], et qu’en attendant il était obligé d’obéir aux ordres du sénat, si celui-ci jugeait à propos de le rappeler aussitôt après le terme légal de son gouvernement. Ces prétentions opposées furent soutenues de part et d’autre avec un acharnement égal. Quand la durée du proconsulat de César fut expirée, on essaya de lui ôter sa province et son armée, mais longtemps il empêcha ces tentatives de réussir[74]. Or, tant qu’il ne voyait pas arriver ses successeurs, il avait le devoir de rester en Gaule : ainsi le voulait le, droit public de Rome[75]. A la fin pourtant il fut rappelé et remplacé ; mais alors il tira l’épée et rie jeta dans la guerre civile. |
[1] V. le chap. III.
[2] Il avait déjà essayé de se présenter en 56 contre Pompée et Crassus ; mais il avait échoué. En 54 il eut pour collègue App. Claudius Pulcher qui était alors partisan de César.
[3] On sait qu’il avait reçu en 57 la potestas frumentaria pour cinq ans.
[4] Pour César, voir le discours De prov. consul. : pour Crassus, voir Ad fam., I, 9, 20.
[5] Ad Q. fr., II, 13, 4.
[6] Ad Att., IV, 6, 1. Ad Q. fr., II , 13, 5.
[7] Ad fam., I, 9, 21. Toute cette lettre, destinée à être montrée, est un effort de Cicéron pour expliquer sa conduite qu’au fond il blâme lui-même.
[8] Ad Q. fr., II, 15, 1.
[9] Ad Q. fr., II, 15, 2.
[10] Ad fam., I, 9,19 ; V, 9 ; Dion, 39, 63.
[11] Quelques extraits de ces discours sont cités dans l’Histoire de César (II, 418-421).
[12] Ad Att., IV, 16, 8 ; V, 6, 2 ; Ad fam., I, 9, 21.
[13] V. en particulier Ad Q. fr., II , 10, 13 et 15 ; III, 1, 5, 8, 9 ; Ad fam., VII, 5, 7, 17 ; XI, 27 ; Ad Att., IV, 15, 10 ; IV, 16, 7 ; IV, 18, 5 ; IV, 19, 2. Sur les relations de Cicéron et de César à cette époque, on peut consulter Bousier, Cicéron et ses amis, 237-271.
[14] App., De b. c., II, 9.
[15] Dion, 39, 37 ; Cie., Pro Plancio, 15, 47. Cf. Mommsen, De colleg. et sodal., 47.
[16] Cie., Ad Q. fr., II, 14, 4.
[17] C’est du moins ce qui parait résulter d’un passage de Cicéron, Ad fam., I, 9, 19.
[18] Ce Memmius était ennemi des triumvirs puisqu’en 54, étant tribun, il accusa Gabinius (Ad Q. fr., III, 1, 15).
[19] Asconius, 16.
[20] Mommsen, H. R., VII, 157.
[21] Dion, 39, 56-58 ; Schol. Bob., 271 (Orelli).
[22] Cie., Ad Q. fr., III, 1-4 ; Dion, 39, 55.
[23] Dion, 39, 55, 63 ; App., II, 24.
[24] Cie., Ad Att., IV, 15, 7.
[25] Toute cette affaire est racontée en détail par Cie., Ad Att., IV, 17. Cf. Ad fam., XIII, 19.
[26] Mommsen, H. R., VII, 160-163.
[27] Sur Bibaculus, v. Tac., Ann., IV, 34. Calvus était l’ami de Catulle qui parle souvent de lui (Catulle, 14, 50, 53. Cf. Suét., César, 73).
[28] V. Catulle, 29, 54, 57, 94.
[29] Cette pièce est la 29e du recueil.
[30] Cons. sur ce point Boissier, L’Opposition sous les Césars, 73-94.
[31] Un des avocats les plus célèbres du temps était le poète Licinius Calvus ; c’est lui qui accusa Vatinius (Tac., Diag. de orat., 21 ; Cie., Brutus, 81).
[32] Catulle, 29.
[33] Catulle l’atteste pour César dans ses pièces 54 et 94 ; César ne lui en garda pas rancune (Suét., 73).
[34] Mommsen pense que le De b. g. a été composé en 52-51 et publié en 51 (Hist. rom. VIII, 271, note).
[35] Plut., Pompée, 53. César offrit alors sa nièce Octavie à Pompée qui refusa (Suét., 27).
[36] Crassus fut tué le 9 juin 53 (Mommsen, H. R., VII, 188).
[37] Duruy, Hist. des Rom., II, 433.
[38] Cie., Ad. Q. fr., II, 15, 2.
[39] Ad Att., IV, 18, 3.
[40] App., II, 19, 20.
[41] Plut., Pompée, 54 ; Cie., Ad Q. fr., III, 8, 4 ; III, 9, 3.
[42] Asconius, 31-34 ; Appien, II, 21-22 ; Dion, 40, 48-49.
[43] Pompée prit comme collègue le 1er août 52 son beau-père Q. Metellus Scipion.
[44] Ascon., 35, 37 ; App., II, 23 ; Plut., Pompée, 54 ; Tite-Live, Epit., 107. Cf. Salluste, Catil., 28.
[45] C’est Bibulus qui en avait fait la proposition et Caton l’avait appuyé (Plutarque, Caton, 47).
[46] On craignait que le peuple ne conférât la dictature à César, ou que nommant Pompée consul, il ne lui donnât César pour collègue (Dion, 40, 50).
[47] Cie., Ad Q. fr., III, 10, 1.
[48] Plut., Caton, 51, César, 22.
[49] Ad fam., VIII, 1, 4 ; Lucain, II, 571.
[50] C’est ainsi que Bibulus déclarait nulle la lex Julia relative aux comptes des gouverneurs de province parce qu’elle avait été portée contre les auspices (Cie., Ad fam., II, 17).
[51] App., II, 23.
[52] Accon., 41. 42. Cf. le commencement de la Milonienne.
[53] Accon., 37, 40 ; Dion, 40, 52.
[54] Cie., Phil., II, 10, 24.
[55] Suétone (ch. 26) raconte ce fait de la façon suivante : Les tribuns, dit-il, se proposaient en 52 de provoquer la nomination de César comme collègue de Pompée. Mais César préféra obtenir la permission de briguer le consulat absent ; sur sa demande les tribuns préparèrent un projet de loi dans ce sens et Pompée l’appuya. Cf. Appien, II, 25 ; Dion, 40, 56 ; Plut., Pompée, 56. Cicéron prétend, au contraire, que l’initiative de cette mesure appartient à Pompée (Ad. Att., VIII, 3, 3).
[56] Dion, 40, 56.
[57] Suét., 28 ; Ad. Att., VIII, 3, 3.
[58] Die Rechtsfr., 48.
[59] Mommsen (Röm. Staatsr., II, 1, 231, 2e édit.) croit qu’en 52 il a eut, à ce sujet, non pas une loi votée, mais un second sénatus-consulte, conjecture qui tombe d’elle-même si l’on songe que Dion, parlant de la loi de 52 (40, 30), emploie le mot έψηφισμένου. Il ajoute que ce qu’on appelle généralement la lex Pompeia de provinciis est en réalité de l’année 51, et il se fonde, sur une lettre adressée par Cicéron en 51, au consul Marcellus pour le prier a ut aut mihi succedat (en Cilicie) quam primum aliquis aut ne quid accedat temporis ad id, quod tu mihi et senatusconsulto et lege finisti. (Ad. fam., 15, 9, 2). Mais le sénatus-consulte et la loi dont il est question ici sont simplement le sénatus-consulte qui avait nommé Cicéron gouverneur et la loi curiate par laquelle le consul lui avait fait conférer l’imperium.
[60] César, De b. c., I. 85. Malgré le sénatus-consulte de 53 et la loi de 52, Pompée se fit proroger pour cinq ans dans son gouvernement d’Espagne. Il en avait le droit, étant déjà investi de ce commandement. A vrai dire, ce n’était pas une charge nouvelle qu’il recevait, il se contentait de prolonger la durée d’une magistrature qu’il exerçait depuis 55. Le mot fameux de Tacite : suarum legum auctor idem ac subversor (Ann., III, 28) ne trouve donc pas ici son application.
[61] Tite-Live, VII, 42 ; X, 13 ; Epit. 56 ; App., I, 100 ; Cie., De legibus, 3, 3, 9.
[62] De origine belli civilis Cæsariani, p. 30 et suiv.
[63] Die Rechtsfr., 39.
[64] En 50, Hirtius fait allusion à l’échec électoral de Ser. Galba, lieutenant de César. (De b. g., VIII, 50.)
[65] César, De b. c., I, 32 : Se nullum eatraordinarium honorera appetisse, sed exspectato legitimo tempore consulatus eo fuisse contentum quod omnibus civibus pateret.
[66] Ascon., 89 ; Tite-Live, III, 21 ; VII, 22 ; VIII, 15 ; X, 15 ; XXVIV, 6 ; XXXIX, 38. Velleius, 2, 92.
[67] D’après Dion, le privilegium accordé à César en 52 stipulait qu’il ne pourrait avoir le consulat avant les comices de 49, όταν έκ τών νόμων καθήκη (40, 51). Il n’est pas probable que cette clause ait été insérée dans la loi.
[68] La prise d’Alésia est de 52 et celle d’Uxellodunum de 51.
[69] Sur ce point, v. Fustel de Coulanges, Institut. Polit. de la France, I, p. 25-31.
[70] C’est à cela que César employa les derniers moments de son séjour en Gaule (Hirtius, De b. g., VIII, 49.)
[71] Tite-Live (Epit., 108) dit que la loi de 52 autorisait César à garder sa province jusqu’à son second consulat. Il y a là une exagération de langage que Mommsen reconnaît lui-même (Die Rechtsfr., 43).
[72] Ad. Att., VII, 7, 6.
[73] Cette distinction se trouve marquée nettement dans une phrase de Cicéron : Quid ergo ? exercitum retinentis, cum legis dies transierit, rationem haberi placet ? Mihi vero ne absentis quidem. (Ad. Att., VII, 7, 6.)
[74] Cælius expose clairement le calcul de César : Multum ac diu ludetur, atque ita diu ut plus biennium in his tricis moremur.
[75] Ulpien au Digeste, 4 16, 10 : Meminisse oportebit usque ad adventum successoris omnia debere proconsulem agere, cum sit unus proconsulatus et utilitas provinciæ exigat esse aliquem per quem negotia sua provinciales explicent.