LE DIFFÉREND ENTRE CÉSAR ET LE SÉNAT — (59-49 AV. J.-C.)

 

CHAPITRE IV. — DURÉE DU SECOND GOUVERNEMENT DE CÉSAR.

 

 

Mommsen et Zumpt admettent tous deux qu’en 65 les pouvoirs de César furent prorogés pour cinq ans. Mais c’est là le seul point qui leur soit commun.

On sait que Mommsen, s’appuyant d’une part sur l’idée qu’il se fait de l’année militaire, de l’autre sur le discours De Provinciis consularibus, arrête au 1er mars 54 le quinquennium conféré â César par la loi Vatinia. Celui que la loi Pompeia-Licinia y ajouta se prolongea donc jusqu’au 1er mars 49, et c’est en effet au let mars que Mommsen place le terme du proconsulat des Gaules[1]. Le malheur est que son opinion se trouve en désaccord avec plusieurs textes qui méritent toute confiance. Cicéron, dans une lettre écrite en décembre 50 à son ami Atticus, constate, sans même essayer de le prouver, que le commandement de César est déjà périmé[2]. Appien nous atteste, dans le récit des derniers mois de 50, que légalement les pouvoirs de César étaient expirés[3]. Enfin Dion affirme qu’en 51 l’échéance du gouvernement de César était proche, et qu’elle devait avoir lieu έν τώ όστέρω έτει[4]. Il n’en faut pas davantage pour nous obliger à rejeter la date du 1er mars 49 proposée par Mommsen.

Zumpt, profitant des indications que les textes précédents lui fournissaient, s’est efforcé de découvrir dans le courant de l’année 50 le jour inconnu qui avait marqué juridiquement la fin du proconsulat de César[5]. Tout d’abord il a été frappé de voir que Pompée songeait à rappeler son rival le 13 novembre ; et, ne sachant comment expliquer ce fait, il a cru que cette date était le terme du gouvernement des Gaules ; puis, remontant de cinq années en arrière, il a fixé au 13 novembre 55 le vote de la loi Pompeia-Licinia, en ajoutant qu’à Rome quand un magistrat investi d’un imperium extraordinarium obtenait une prorogation de pouvoirs, la durée de sa nouvelle charge était comptée depuis l’instant de la prorogation elle-même et non depuis l’échéance de la charge ancienne[6]. Ce principe, appliqué au cas présent, conduit Zumpt à négliger l’intervalle qui s’étend du 13 novembre 55 au 1er mars 54, et à ne prolonger le second quinquennium de César que jusqu’au 13 novembre 50[7].

Il y a là deux questions distinctes à examiner : la question de droit et la question de fait. Nous commencerons par la seconde, et nous rechercherons s’il est vrai que la loi Pompeia-Licinia a été adoptée le 13 novembre 55.

Sur ce point les renseignements ne manquent pas. Cicéron, dans une lettre antérieure au 18 novembre 55 et postérieure au 14, nous apprend que Crassus est parti depuis peu pour sa province de Syrie, sans attendre la fin de son consulat[8]. Il est vraisemblable qu’un certain espace de temps s’était écoulé avant qu’il eût achevé ses préparatifs. D’ordinaire les proconsuls et les préteurs consacraient deux mois à cette besogne, puisque leur charge urbaine expirait le dernier jour de décembre et qu’ils quittaient habituellement Rome vers le 1er mars. Or, dans l’hypothèse de Zumpt, Crassus n’aurait pas eu une semaine pour organiser la périlleuse expédition dont il avait le commandement. Le vote de la loi Trébonia précéda donc son départ de plusieurs mois, et l’on se rappelle qu’au rapport de Dion la loi Pompeia-Licinia passa le même jour. Dans une autre lettre de Cicéron nous lisons un passage qui jettera peut-être quelque lumière sur le débat actuel. L’auteur raconte, à la date du 27 avril 55, qu’il a vu récemment Pompée à Naples, qu’ils ont causé ensemble des affaires publiques, et que Pompée s’est mis à dédaigner la Syrie et à vanter l’Espagne[9]. Cette phrase signifie ou bien que les consuls étaient sur le point de tirer au sort les provinces que leur avait décernées la loi Trébonia, et dans ce cas Pompée aurait fait connaître à Cicéron celle qu’il convoitait ; ou bien que la répartition avait eu lieu, et dans ce cas il aurait exprimé sa satisfaction d’avoir reçu un lot si avantageux. . Mais, quel que soit le sens que l’on préfère, il est à présumer qu’au moment où Pompée parlait, la loi qui le concernait et par suite la loi qui concernait César avaient été déjà adoptées. Cette conjecture paraîtra encore plus probable si l’on rapproche des deux textes de Cicéron le témoignage de Plutarque et de Dion Cassius. Le premier dit que Pompée et Crassus, à peine élus consuls, présentèrent au peuple la loi qui porte leur nom[10]. Or une lettre de Cicéron à son frère Quintus prouve qu’ils étaient en fonctions dans le courant de février[11]. Quant à Dion, qui suit presque toujours dans ses récits l’ordre chronologique, voici comment il dispose les événements de l’année 55. Livre XXXIX, chap. XXXI, élection de Pompée et de Crassus ; chap. XXXII, nomination de Vatinius à la préture ; chap. XXXIII-XXXVI, lois Trébonia et Pompeia-Licinia ; chap. XXXVII, lois contre la brigue et contre le luxe ; chap. XXXVIII, inauguration du théâtre de Pompée : chap. XXXIX, départ de Crassus. Il résulte de là que si nous connaissions l’époque où furent célébrés les jeux que Pompée donna au peuple en 55, cette date serait pour nous un point de repère qui nous aiderait à fixer celle de la loi Pompeia-Licinia. Nous essaierons donc de diriger dans ce sens nos recherches. Pison, proconsul .de Macédoine, revint à Rome vers le milieu de l’été de 55 ; peu de jours après, il se plaignit au sénat des attaques dont il avait été l’objet pendant son absence, et Cicéron lui répondit par une violente invective. Or un passage de ce discours contient une allusion très claire aux fêtes que Pompée préparait[12]. On ignore, il est vrai, le jour et le mois où cette harangue fut prononcée. Mais le texte que nous y avons relevé indique que la dédicace du théâtre de Pompée est antérieure à l’automne, ce qui nous autorise à placer le vote de la loi Pompeia-Licinia avant le mois de septembre. Les jeux extraordinaires dont il est ici question ne durent pas se confondre avec ceux qui avaient un caractère périodique ; donc ils n’eurent pas lieu en avril, ce mois étant occupé entièrement par d’autres fêtes officielles[13]. Ils n’eurent pas lieu non plus en mai, car Cicéron y assista, et en mai il était hors de Rome[14]. Ainsi l’hésitation n’est possible qu’entre les mois de mars, juin, juillet, août, et un document d’une authenticité incontestable nous permet de les fixer au 12 août. On lit dans les fastes d’Amiternum en regard de cette date : Veneri victrici, hon(ori), virtut(i), felicitati in theatro marmoreo, mots qui désignent évidemment l’inauguration du théâtre de Pompée dédié, on le sait, à Venus victrix[15]. Comme ces jeux furent postérieurs à la loi Pompeia-Licinia dont ils furent peut-être séparés par un assez long intervalle, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que la loi fût du premier semestre ou même du premier trimestre. Dans tous les cas elle n’est pas du mois de novembre 55, et l’argumentation de Zumpt pèche par la base.

Voilà pour le point de fait. Quant au principe d’après lequel toute prorogation de pouvoirs votée avant l’échéance primitive aurait eu son effet depuis la date de la prorogation même, et non depuis l’instant où ces pouvoirs expiraient, Zumpt prétend l’avoir établi dans son étude sur les dictatures de César[16], et il y renvoie le lecteur. Il est aisé de voir que ce travail ne fournit aucune preuve sérieuse à l’appui de sa thèse.

Lorsqu’on eut reçu à Rome la nouvelle certaine de la mort de Pompée, on élut César dictateur pour la deuxième fois. Suivant Plutarque, Dion Cassius et Zumpt, cette charge devait durer une année, et elle se termina en réalité avec le mois de décembre 47[17]. Suivant Mommsen, elle devait se prolonger jusqu’à la fin des guerres civiles et elle se termina avec le mois de décembre 46[18]. Quelle que soit la solution que l’on adopte, ce système ne nous apporte pas la moindre lumière sur la discussion actuelle[19].

La troisième dictature fut conférée pour dix ans à César[20] après la bataille de Thapsus qui fut livrée le 8 avril 46[21]. Or les fastes du Capitole la font commencer, non pas en 46, mais en 45[22], et rien n’est capable d’infirmer l’autorité d’un texte pareil. Le doute d’ailleurs n’est pas possible. Sur les pierres où sont gravés ces fastes, les différentes années sont séparées par de petites lignes[23]. On trouve une de ces lignes après le troisième consulat de César qui est de l’année 46, et au-dessous est mentionnée sa troisième dictature ; puis on lit : Eodem anno C. Julius C. f. C. n. Cæsar IIII sine c(onlega) ; il s’agit là de son quatrième consulat. Il est donc certain que César ne prit possession de sa troisième dictature que le 1er janvier 45, quoiqu’elle lui eût été donnée dans le printemps précédent. Cela prouve d’abord que le jour initial de cette magistrature fut celui de l’entrée en charge ; en second lieu, que Zumpt a tort d’invoquer cet exemple pour défendre sa thèse sur la prorogation, puisque dans son système il y eut un intervalle de plusieurs mois entre la deuxième et la troisième dictature, et que, dans le système de Mommsen, César n’inaugura la troisième qu’après avoir abdiqué la deuxième.

Cette dictature décennale fut convertie en dictature perpétuelle après la bataille de Munda qui eut lieu le 17 mars 45[24]. Or César ne paraît pas avoir porté le titre de dictator perpetuo dès l’année 45 ; il ne le prit sans doute que le 1er janvier 44[25]. La loi qui lui accordait ce privilège n’eut donc pas son effet à partir du moment où elle fut adoptée. Il est vrai que César n’attendit pas, pour se proclamer dictateur perpétuel ; que la dictature décennale Mt expirée, et il semblera peut-être que c’est là une violation du principe que nous opposons à celui de Zumpt. Mais on remarquera que, dans le cas présent, il n’y eut pas en réalité de prorogation. La dictature perpétuelle que César reçut en 45 ne fut pas un prolongement de sa dictature décennale ; elle se confondit avec elle, et celle-ci devint une partie de celle-là.

Octave, Antoine et Lépide furent nommés triumvirs[26] d’abord pour une période de cinq ans, et ce quinquennium s’étendit d’après les Fasti colotiani, du 27 novembre 43 au 31 décembre 38[27]. Puis ils prorogèrent d’eux-mêmes leurs pouvoirs, le peuple sanctionna cette mesure et leur charge se termina à la fin de 33. Mais on ne songea pas à appliquer la règle formulée par Zumpt. Dion assure qu’un intervalle s’écoula entre le premier et le second quinquennium[28]. D’autre part, Auguste, dans l’inscription d’Ancyre, affirme qu’il fut triumvir pendant dix années consécutives (συνεχέσιν έτεσιν δέκα)[29]. Il est donc probable qu’en 37 il fut tacitement convenu ou formellement stipulé que le second quinquennium courrait depuis l’échéance du premier.

Auguste, à plusieurs reprises, fit proroger les fonctions de ceux qu’il avait associés à sa puissance tribunicienne. Ainsi Agrippa, qui en 18 avait reçu cette dignité pour cinq ans, y fut maintenu en 13 pour une période d’égale durée. Le même honneur fut accordé à Tibère en 6 avant J.-C., puis en 4 après J.-C., et lui fut prorogé en 13 pour dix ans[30]. Mais les textes ne nous indiquent pas nettement de quelle manière on compta ces années, ni quel fut le point de départ de ces diverses prorogations. Il est avéré seulement que sous Auguste et ses successeurs les années tribuniciennes de l’empereur ne commençaient ni le 1er janvier ni le 10 décembre[31], et il est fort probable qu’elles datèrent toutes du jour anniversaire de la collation et de la prise de possession de la potestas tribunicia[32]. Il en fut de même sans doute d’Agrippa et de Tibère. Sur les fastes, en effet, on trouve toujours inscrite, à côté Fun de l’autre, les noms d’Auguste et de son collègue[33]. Nous savons d’ailleurs qu’Auguste conféra cette dignité à Tibère, le 26 juin, jour initial de ses propres années tribuniciennes[34] ; c’était évidemment afin que celles de son fils adoptif coïncidassent avec les siennes. Donc, à moins de supposer qu’en 13 avant J.-C. et en 13 après, on eut la précaution de proroger les pouvoirs d’Agrippa et de Tibère le 26 juin, il faut reconnaître que le second quinquennium de l’un et le second decennium de l’autre partirent du moment précis où les précédents expiraient, quel que fût le jour du vote de la loi de prorogation.

On voit que les assertions de Zumpt au sujet du deuxième proconsulat de César ne sont pas plus fondées en droit qu’en fait, et il reste établi que ce proconsulat ne venait pas à échéance le 13 novembre 50.

A cette solution négative du problème qui nous occupe il s’agit de joindre une solution positive. Plutarque, Appien et Suétone prétendent que le second gouvernement de César devait durer cinq ans comme le premier[35]. Parfois aussi on cite à l’appui de ces textes une phrase de Cicéron que souvent on a mal interprétée : duo tempora inciderunt, dit-il, quibus aliquid contra Cæsarem Pompeio suaserim... unum, ne quinquenii imperium Cæsari prorogaret[36]. On a cru que cette expression signifiait : proroger le quinquennium de César pour une période d’égale longueur, au lieu qu’elle signifie simplement : proroger pour un temps indéterminé. Ce passage n’a donc rien à voir dans ce débat. Quant à Plutarque, son témoignage n’a guère d’autorité dans les questions obscures de l’histoire romaine ; car il avoue qu’il savait à peine le latin et qu’il comprenait difficilement Tite-Live et César[37]. Appien en général est plus digne de foi, mais non dams cette circonstance. Il raconte lui-même qu’en 51, avant les comices consulaires, C. Claudius Marcellus demanda qu’on remplaçât César dans son gouvernement ; Pompée s’y refusa, alléguant qu’il valait mieux attendre l’échéance légale, dont on n’était séparé que par un court intervalle[38] ; or l’intervalle eût 60 assez long si la loi Pompeia-Licinia avait conféré à César un nouveau quinquennium. Dion, parlant du même fait, est encore plus précis ; il dit que l’échéance du proconsulat des Gaules devait avoir lieu dans le courant de l’année 60[39], et cette assertion ne peut d’aucune façon se concilier avec le chapitre XVIII d’Appien. Si l’on admet, comme nous avons essayé de le démontrer, que le premier gouvernement de César se terminait en mars 53, on conclura du texte d’Appien que le second allait jusqu’au mois de mars 48. Si, au contraire, on pense avec Mommsen que le premier finissait en même temps que le mois de février 54, on arrêtera le second au commencement de mars 49, ce qui n’est pas moins incompatible avec le passage de Dion. Le seul moyen d’accorder Dion et Appien serait d’adopter le système de Zumpt réfuté plus haut. Appien se trouve même en contradiction avec Cicéron et César. Le premier[40], dans une lettre datée de la deuxième quinzaine de décembre 50, affirme que les pouvoirs du proconsul des Gaules sont échus. De son côté César, faisant allusion au sénatus-consulte de janvier 49 qui lui ordonnait de quitter immédiatement sa province, se plaint qu’on ait voulu par là lui enlever six mois de commandement, et l’unique argument sur lequel il se fonde est une loi de 52, qui, dit-il, en l’autorisant à briguer le consulat absent, l’avait implicitement autorisé à garder son gouvernement jusqu’aux comices de juillet 49[41]. Nous examinerons plus loin si cette prétention était justifiée. Pour le moment il nous suffira de remarquer que César ne songe nullement à se prévaloir de la loi Pompeia-Licinia ; cette loi avait donc perdu son effet en 50, ce qui confirme bien l’assertion de Dion, mais non pas celle d’Appien. Les mêmes objections peuvent être faites à Suétone, et elles paraîtront sans doute assez sérieuses pour nous permettre de suspecter les témoignages des auteurs qui attribuent une durée de cinq ans au second proconsulat de César.

Seul, Dion lui assigne une durée de trois ans, et il nous donne à entendre qu’il n’était arrivé à ce résultat qu’après une étude attentive de la question. Οί όπατοι (de 55), dit-il, προσεποιήσαντο αύτούς, ώστε τήν ήγεμονίαν καί έκείνω (César) τρία έτη πλείω (ώσγε τάληθές εύρίσκεται) μηκύναι[42]. On sait la nuance exacte qu’exprime le mot εύρίκειν. Il ne signifie pas seulement trouver, mais trouver en cherchant. Il est probable qu’au temps de Dion ce point était obscur, et qu’il n’était pas facile de l’éclaircir. Les documents peut-être manquaient depuis l’incendie qui sous Vitellius avait détruit les archives du Capitole[43], et l’absence de preuves authentiques laissait aux historiens une plus grande liberté d’opinions. Laquelle choisir ? Evidemment celle que corroborent les faits dont la certitude est démontrée. Or si l’on soumet à ce critérium le texte de Dion Cassius, on n’hésitera pas à le considérer comme véridique, et à conclure que le second gouvernement de César s’étendit légalement du mois de mars 53 au mois de mars 50.

Cette thèse soulève tout d’abord une objection qu’il importe d’écarter. Comment supposer, dira-t-on, qu’aux conférences de Lucques les triumvirs aient décidé d’accorder à César un proconsulat de trois ans, tandis que Pompée et Crassus en obtenaient un de cinq ? Est-il vraisemblable que César ait souscrit à un arrangement pareil et ait accepté de redevenir simple citoyen avant ses deux rivaux ! N’est-il pas plus probable qu’il se fit donner une prorogation égale en durée à celle de leurs proconsulats, afin de garder l’imperium aussi longtemps qu’eux t On peut répondre à cela que de toute façon l’imperium de César et l’imperium de Pompée devaient finir à une époque différente. Admettons, en effet, que la loi de 55 ait conféré à César un nouveau, quinquennium. Le terme de ce second gouvernement sera, d’après Mommsen, le 1er mars 49, d’après Zumpt, le 13 novembre 50, d’après nous, la fin de mars 48. Or, si le système de Mommsen est vrai, le commandement de Pompée devait expirer le 1er mars 50 ; si c’est celui de Zumpt, il devait prendre fin dans le premier semestre de l’année 50 ; si c’est le notre, il devait se prolonger jusqu’en mare 49. Mais dans tous les cas son échéance eût été antérieure d’une année à l’échéance des pouvoirs de César. Or, à Lucques la situation des triumvirs était telle qu’ils avaient besoin l’un de l’autre ; nul n’était assez puissant pour y parler en maître, et il fallut se faire des concessions réciproques[44]. C’eût été de la part de César une prétention exorbitante que de vouloir garder son armée cinq ans de plus ; il n’aurait même pas eu pour excuse la grande entreprise militaire qu’il avait commencée ; car la conquête des Gaules était déjà bien avancée[45]. Il renonça donc à réclamer cette faveur et il se contenta d’une prorogation de trois ans, s’exposant ainsi à perdre son armée avant que Pompée perdît la sienne, mais comptant bien la conserver par quelque moyeu détourné jusqu’à son deuxième consulat.

Parmi les textes qui se rapportent à la période comprise entre les années 55 et 49, plusieurs confirment la conjecture de Dion et aucun ne la contredit. Ceux qui ont été cités plus haut, à savoir Appien, De b. c., II, 26 ; Dion, 40, 59 : Cicéron, Ad Att., VII, 7, 6, prouvent que la loi Pompeia-Licinia cessa d’avoir son effet en 50. Cicéron, dans le mois de juin 51, écrit à son ami Atticus qu’il a vu Pompée, et il ajoute : Civem illum egregium relinquebam et ad hæc quæ timentur propulsanda paratissimum[46]. Le danger auquel il fait ici allusion est la résistance possible de César aux ordres du sénat quand le moment sera venu de le rappeler. Dans une autre lettre datée du mois de juillet, il dit encore : Quum hæc leges, habebimus consules ; omnia perspicere poteris de Cæsare, de Pompeio[47]. Le 1er août 51, Cœlius raconte à Cicéron que récemment Pompée s’est écrié : Omnes oportere senatui audientes esse[48], ce qui montre que bientôt une occasion allait s’offrir de constater si César était prêt à obéir. Dans cette même correspondance on voit que les hommes politiques se préoccupaient beaucoup en 51 de connaître les sentiments des magistrats désignés pour l’année suivante. Ainsi Caelius remarque que le futur consul, L. Æmilius Paulus, et le futur tribun Curion sont hostiles à César[49]. Le 13 septembre, le sénat prescrit aux consuls qui entreront en charge le far janvier, de mettre à l’ordre du jour du 1er mars la discussion relative aux provinces consulaires, et Caelius dit à ce propos : Galliæ in eamdem conditionem quam ceterœ provinciœ vocantur[50]. Pompée déclare vers le même temps qu’il ne peut sans injustice rien décider au sujet du gouvernement de César avant le 1er mars 50, mais qu’après cette date il n’hésitera pas[51]. Mommsen explique ce fait comme il suit : il croit que la loi Pompeia-Licinia avait défendu au sénat de disposer des deux Gaules avant le commencement de la dixième et dernière année du commandement de César, c’est-à-dire avant le 1er mars 50[52], et il s’appuie sur un passage d’Hirtius qui est loin d’être aussi explicite. Marcellus, dit celui-ci, proximo anno (an 51) contra legem Pompeii et Crassi retuierat ante tempus ad senatum de Cæsaris provinciis[53]. Cette motion était, en effet, prématurée, car ce que Marcellus avait demandé en 51, c’était que le sénat choisit, non pas les successeurs éventuels de César, mais ses successeurs immédiats[54]. Le sens que Mommsen attribue au texte d’Hirtius est donc inexact, et ainsi tombent les conséquences qu’il en déduit. Zumpt n’interprète pas mieux les paroles de pompée. Pourquoi Pompée déclare-t-il qu’on ne doit statuer sur les provinces de César qu’après le 1er mars ? C’est, d’après lui, parce qu’au mois de mars le sénat avait l’habitude de répartir les provinces qui deviendraient vacantes pendant l’année ; or, comme le proconsulat de César expirait en 50, il fallait désigner ses successeurs en même temps que ceux des autres gouverneurs, ne quid extra ordinem de eo decerni videretur[55]. Pour réfuter cette opinion, il suffit de se rappeler une lettre de Cælius à Cicéron où on lit cette phrase : Pompée veut que César abandonne la Gaule après le 1er mars 50[56]. Elle nous atteste que Pompée comptait, dès qu’on serait au mois de mars, non pas pourvoir au remplacement de César pour une date encore éloignée, mais le remplacer sur-le-champ. Il est possible qu’à Lucques il est promis de ne pas souffrir qu’on écourtât par un rappel anticipé le proconsulat de son rival ; mais si l’on tient compte du temps nécessaire aux successeurs de celui-ci pour recevoir de l’assemblée curiate l’imperium, pour se préparer au départ et faire le trajet de Rome en Gaule, on reconnaîtra que, même nommés le 1er mars, ils ne pouvaient arriver dans leur province avant la fin de ce mois, c’est-à-dire avant la fin du gouvernement de César. Pompée ne violait donc pas ses engagements, en exigeant que cette affaire fût dieu cotée et résolue aussitôt après les calendes de mars. Le 1er mars 50, le consul Marcellus proposa d’envoyer à César, ses successeurs, car, ajouta-t-il, έληγεν ό χρόνος[57]. Cet imparfait signifie que les pouvoirs de César touchaient à leur échéance lorsque Marcellus parlait[58] ; ce qui s’accorde bien avec la thèse qui fixe cette échéance aux derniers jours de mars, mais non avec celles qui la rejettent au mois de novembre 50 ou au mois de mars 49. Le débat traîna en longueur par l’effet des intrigues des Césariens et de l’indécision du sénat, et Pompée finit par dire que César devrait quitter sa province le 13 novembre sans délai : Scena rei totius hæc, écrivait à ce sujet Cælius en mai ou en juin, Pompeius, tanquam Cæsarem non impugnet, sed quod illi æquum putet, constituat, ait Curionem quærere discordias[59]. Cette phrase a été souvent traduite ainsi : Pompée prétend qu’il n’attaque point César, et qu’il n’exige de lui (en demandant son retour pour le 13 novembre) qu’une chose juste ; preuve certaine, ajoute Zumpt, que cette date était le terme légal du proconsulat des Gaules. Si l’expression quod iili æquum putet signifiait ici ce qui est juste, illi serait de trop et l’on aurait dit simplement quod æquum putet. Il n’y aurait même pas le mot putet, mais plutôt quod æquum sit. Putet indique que Pompée croit ou affecte de croire la mesure dont il s’agit indifférente (æquum) à César ; il le met hors de cause ; il assure qu’avec lui on s’accorderait aisément ; qu’en bon citoyen il ne ferait point obstacle à l’exécution des lois et à la nomination de ses successeurs, mais que Curion veut tout brouiller. Ce texte, ainsi compris, cesse d’être un argument en faveur de l’opinion de Zumpt et il tend, au contraire, à démontrer qu’au moment où Pompée tenait ce langage les pouvoirs de César étaient déjà expirés.

 

 

 



[1] Die Rechtsfr., 42.

[2] Cie., Ad Att., VII, 7, 6 ; VII, 8, 4.

[3] App., De b. c., II, 28.

[4] Dion, 40, 59.

[5] Zumpt, 84.

[6] Cie., Ad fam., VIII, 11, 3.

[7] Zumpt, 194.

[8] Cie., Ad Att., IV, 13, 2 : Crassum quidem nostrum minore dignitate aiunt profectum paludatum quam olim æqualem ejus L. Paullum. Zumpt, citant ce texte, croit y trouver la preuve que Crassus partit en décembre (page 73).

[9] Ad Att., IV, 9, 1. Zumpt (80) explique mal le sens des mots sane sibi displicens. J’entendrais volontiers par là que Pompée, toujours dissimulé (Ad fam., VIII, 1, 3), voulut tromper Cicéron sur ses dispositions véritables, et feignit d’être mécontent de sa situation présente, peut-être afin de se ménager les sympathies des républicains modérés.

[10] Plut., Crassus, 15 ; Pompée, 52 ; Caton, 42-43.

[11] Cie., Ad Q. fr., II, 7, 2.

[12] Cie., In Pis., 27, 65 ; Asconius, p. 15.

[13] Les grands jeux duraient du 4 au 10 avril ; les jeux Ceriales du 12 au 19 ; les jeux Floraux du 28 avril au 3 mai (C. I. L., I, 377).

[14] Cicéron décrit ces jeux dans une lettre à M. Marius (Ad fam., VII, 1) : Sur son séjour hors de Rome en mai, v. Ad Q. fr., II, 8 ; Ad Att., IV, 9, 2 ; IV, 10, 11, 12, 13, 14.

[15] C. I. L., I, 324 et 399.

[16] Zumpt., Stud. rom., 199-266.

[17] Plut., César, 51 ; Dion, 42, 20 ; Zumpt, 210.

[18] C. I. L., I, 451-453.

[19] Zumpt prétend que le jour initial de cette seconde dictature fut le jour du vote de la loi qui la conférait. Mais il n’en donne aucune preuve. Il se contente de dire : Quoniam in certum tempus deferebatur, in lege non modo diem ad quem pertineret, sed etiam à quo prescribi oportebat, nec quum lex ferretur, quando Cæsar honorem esset auspicaturus poterat divinari (p. 213). Ce raisonnement, si spécieux qu’il paraisse, ne saurait prévaloir contre les textes.

[20] Dion, 42, 55 ; Plut., 51.

[21] C. I. L., I, 316 et 391.

[22] C. I. L., I, 440.

[23] C. I. L., I, 451.

[24] App., De b. c., II, 106 ; Dion, 44, 8 ; Tite-Live, Epit., 116. Sur la date de la bataille de Munda, v. C. I. L., I, 330 et 388.

[25] Nous n’avons aucune preuve que César ait porté ce titre en 45. V. au contraire pour l’année 44, Cie., Phil., II, 34, 87, et Josèphe, Ant. Jud., 14, 10, 7.

[26] Cet exemple et le suivant ne sont pas invoqués par Zumpt ; il m’a paru intéressant de les citer.

[27] C. I. L., I, 466.

[28] Dion, 48, 54. Appien dit à tort (De reb. Illyr., 18) que le 1er janvier 33 Octave avait encore devant lui deux années de triumvirat. Le deuxième quinquennium finit la 31 décembre 33 (Mommsen, Röm. Staatsr., II, 697).

[29] Monument d’Ancyre, I, 43.

[30] Dion, 54, 12 ; 54, 28 ; 55, 13.

[31] Mommsen, Röm. Staatsr., II, 2, 773 (2e édit.).

[32] Il semble que l’un et l’autre avaient lieu simultanément ; au moins rien n’indique le contraire.

[33] C. I. L., I, 441, 442, 471.

[34] C. I. L., I, 395 ; Velleius, 2, 103. CL Mommsen, Röm. Staatsr., II, 2, 773, note 4.

[35] Plut., César, 21 ; Appien, II, 18 ; Suét., 24.

[36] Cie., Phil., II, 10, 24. C’est par erreur qu’on a quelquefois cité Tite-Live (Epit., 105) ; dans ce passage il n’est question que de Pompée et de Crassus.

[37] J.-V. Leclerc, Des journaux chez les Romains, 117.

[38] Appien, II, 26.

[39] Dion, 40, 59.

[40] Cie., Ad Att., VIII, 7, 8.

[41] César, De b. c., I, 9 : Doluisse se, quod populi romani beneficium sibi per contumeliam ab inimicis extorqueretur, ereptoque semenstri imperio in urbem retraheretur, cujus absentis rationem haberi proximis comitiis (de 49) populus jussisset.

[42] Dion, 39, 33.

[43] Tacite, Hist., III, 72.

[44] J’ai essayé d’établir de fait dans le chapitre précédent.

[45] V. Hist. de J. César, II, livre IV, chap. 1-3.

[46] Cie., Ad Att., V, 7.

[47] Cie., Ad Att., V, 12, 2.

[48] Ad fam., VIII, 4, 4.

[49] Ad fam., VIII, 10, 3 : Paulus porno non humanè de provincia loquitur. Il faut entendre non la province de Cicéron, mais celle de César ; Cælius ne parle de la première qu’à partir de ces mots : Quod ad tuum decessum attinet (Cf. Pauli Manutii comment. in M. Tullii Cicer. epist. ad diversos, 580).

[50] Ad fam., VIII, 9, 2.

[51] Ad fam., VIII, 8, 9.

[52] Die Rechtsfr., 51-52.

[53] Hirtius, De b. g., VIII, 53.

[54] Dion, 40, 59.

[55] Zumpt, 84.

[56] Ad Fam., VIII, 8, 4. Mommsen pense à tort qu’il s’agit ici du 1er mars 49 (note 135).

[57] App., II, 27.

[58] Zumpt, 162.

[59] Cie., Ad fam., VIII, 11, 3.