Ce n’était pas assez pour César d’avoir le gouvernement des Gaules. Il fallait aussi empêcher que pendant son absence ses ennemis eussent le champ libre à Rome. Les lois avaient été violées en 59 par César et par ses agents, si bien que la plupart de ses actes et des leurs étaient inconstitutionnels. Le sénat pouvait donc les abroger et ainsi le dépouiller dé son commandement. En supposant qu’il n’allât pas jusque-là, il pouvait commencer contre lui une de ces guerres d’intrigues et de chicanes où excellent les assemblées, miner sa puissance à petits coups redoublés, ébranler peu à peu sa popularité, et surtout préparer, pour l’époque de son retour, un moyen sûr de le perdre. Les impatients n’attendirent même pas qu’il fût arrivé dans sa province. Il était à peine sorti de charge que les préteurs L. Domitius Ahenobarbus et C. Memmius parlaient déjà d’abolir les lois juliennes ; mais le sénat eut peur des légions campées près de Rome, et il rejeta cette motion imprudente. On poursuivit alors le questeur de César, et lui-même fut cité en justice par le tribun L. Antistius ; l’intervention des autres tribuns le sauva[1]. Ces attaques, bien qu’elles eussent échoué, avaient ceci de grave qu’elles attestaient clairement les dispositions hostiles du parti aristocratique. Pour couper court à toutes ces manœuvres, César resserra son union avec Crassus et Pompée. Il emmena comme lieutenant le fils du .premier, et il donna sa fille en mariage au second. Les alliances de famille ne sont pas toujours un gage d’amitié entre hommes politiques ; mais, de l’aveu des historiens anciens, Julie, par l’action qu’elle exerça sur son époux, contribua à maintenir l’accord des triumvirs[2]. Ils firent nommer consuls, pour l’année 58, Pison, beau-père de César, et Gabinius, créature de Pompée[3] ; ils portèrent au tribunat P. Clodius et s’assurèrent par là l’appui des sociétés secrètes et des bandes de gladiateurs dont il était le chef. Pour les années suivantes, ils s’engagèrent à combattre la candidature de quiconque ne serait pas leur partisan déclaré ; ils exigèrent même de quelques suspects des promesses écrites de fidélité[4]. Enfin, ils enlevèrent au sénat son plus éloquent orateur et le plus chaud défenseur de la constitution[5] : Cicéron fut exilé, sous prétexte que l’exécution des complices de Catilina avait été illégale, et Caton fut envoyé en Orient avec mission de régler les affaires de Byzance et d’annexer file de Chypre. Toutes ces mesures eurent pour, effet d’accroître encore la terreur que César avait inspirée à ses ennemis. On avait compté que la tyrannie des triumvirs ne se prolongerait pas au delà du consulat de César[6] ; il fallait désormais renoncer à cet espoir. C’en est fait, disait Cicéron, il n’y a plus moyen d’échapper à la servitude, et nous y sommes résignés ; mais l’exil et la mort sont préférables à notre condition actuelle (Ad Att., II, 18, 1). Dans plusieurs de ses discours, il fait un tableau lamentable de l’état où se trouvait la république au commencement de 58. Il décrit l’abaissement du sénat et l’anarchie qui en est la conséquence, les«violences des consuls et de Clodius, l’absence de toute justice, les meurtres, les incendies demeurés impunis, l’armée du désordre sans cesse grossie par des enrôlements d’esclaves ; il montre le découragement et la frayeur des honnêtes gens, la puissance de César et de ses alliés, l’effroi que cause la simple menace de leur courroux, le respect mêlé de crainte qu’on éprouve pour leurs volontés réelles ou supposées[7]. Quand Clodius se mit en devoir -de chasser Cicéron de Rome, il n’eut qu’à persuader au peuple qu’il agissait par ordre de César, Pompile et Crassus. Le silence des triumvirs, qui se gardèrent de désavouer ce langage, fut pour Cicéron un avertissement suffisant, et il partit[8]. La république était donc à la merci de la coalition ; mais Pompée se lassa bientôt du rôle qu’il jouait. Jusqu’ici, c’était César qui avait retiré les plus grands profits de la formation du triumvirat. Tandis que ses deux collègues restaient à Rome sans titre officiel, sans attributions légales, il était lui-même à la tête d’une nombreuse armée, il commandait deux provinces, il entreprenait une guerre qui lui promettait beaucoup de gloire, et tous ces avantages lui étaient garantis pour une période de cinq ans. La balance n’était donc pas égale entre les coalisés. Un autre embarras de Pompée, c’est qu’il était un homme d’ordre, et qu’il se voyait pourtant obligé de souffrir l’anarchie, sinon de la favoriser. Il peut arriver quelquefois qu’un ambitieux, pour devenir le maître, se fasse démagogue. Mais la démagogie n’a jamais été une forme de gouvernement ; c’est une arme dont les politiques les moins scrupuleux ne se servent qu’avec l’intention de la briser le lendemain de la victoire. Pompée le savait bien ; car, s’il n’était pas, comme César, un homme d’État, s’il n’avait ni sa haute raison, ni son esprit pratique, il était, d’instinct, conservateur, et il avait assez de bon sens pour comprendre que la société avait besoin d’être protégée contre les agitateurs, les assassins et les incendiaires. Mais la nécessité d’annuler le sénat, ennemi commun des triumvirs, forçait Pompée à rechercher l’appui de la populace. Que gagnait-il à cela ? Le mépris des honnêtes gens et la haine de l’aristocratie. Il était naturel qu’on lui imputât tout le mal qu’il n’empêchait pas ; la plupart le considéraient comme complice de ce que Rome renfermait de plus mauvais ; quelques-uns, plus indulgents, le regardaient simplement comme dupe, ce qui, pour un homme aussi vaniteux que Pompée, était encore moins flatteur. Il voulut échapper à l’odieux ou au ridicule d’une situation pareille, et il y fut presque contraint par Clodius. Le tribunat de ce personnage fut marqué par l’adoption de plusieurs mesures empruntées au programme des démocrates avancés. Il diminua les attributions des censeurs[9], abolit les lois Ælia et Fufia[10], fît des distributions gratuites de blé aux pauvres[11], supprima les restrictions récemment apportées au droit d’association, et rétablit les clubs des carrefours[12]. Pompée sans doute désapprouvait ces réformes. Il n’osa pas cependant les combattre, par crainte de perdre tout prestige, si ses attaques échouaient, ou de compromettre sa popularité, si elles réussissaient. Ce succès enhardit Clodius. Au lieu d’être un agent docile des triumvirs, comme ceux-ci l’avaient espéré, il prétendit travailler pour son propre compte, et cette ambition n’avait rien que de légitime. Puisque la force désormais décidait tout, et que le pouvoir était la proie non dé ceux qui en étaient dignes, mais de ceux qui étaient en état de le prendre, il n’y avait aucune témérité de la part de Clodius à le convoiter ; car nul n’était capable alors de tenir tête à ses bandes. Pompée n’avait pour le moment à lui opposer qu’une sorte d’autorité morale, et s’il enrôlait à son torr des gladiateurs, des misérables, des vauriens, il n’était pas certain de réunir une troupe aussi nombreuse et aussi dévouée que celle de son adversaire. Clodius en tout cas ne le redoutait guère, et il n’hésita pas à engager le premier les hostilités. Pompée avait emmené d’Asie le fils de Tigrane, roi d’Arménie, et la présence de ce jeune homme à Rome était un gage de la soumission de son père ; Clodius, pour une somme d’argent, le fit évader[13]. Il cita en justice quelques amis de Pompée, afin de voir si le crédit de leur protecteur pourrait les sauver[14]. Enfin, le 11 août 51, un de ses esclaves fut arrêté, avec un poignard à la main, devant la curie, et il avoua que son maître lui avait ordonné de tuer Pompée[15]. Ces violences étaient loin de déplaire au sénat ; car elles mettaient Pompée dans l’embarras, et c’est à lui surtout qu’on en voulait[16]. On se réjouissait de le voir aux prises avec cette démagogie, dont il avait préféré l’alliance à celle de l’aristocratie ; on applaudissait à son impuissance, on riait de ses mécomptes, et on espérait que les ennemis de la république se détruiraient les uns par les autres. Pompée devina sans peine qu’à lutter contre Clodius avec les armes dont celui-ci faisait usage il n’aurait jamais le dessus. La guerre des rues n’était pas son fait, et, après quelques vaines tentatives, il n’osa plus s’aventurer sur le terrain de son rival. Il avait d’ailleurs le tort de conserver jusque dans son rôle de démocrate ses habitudes de grand seigneur, sa fatuité, ses dédains, tandis que Clodius ne manquait pas une occasion de flatter la foule. Pour avoir raison de lui, Pompée changea de politique, et, sans rompre avec César, il songea à se rapprocher du sénat. Il savait que le meilleur moyen de lui plaire était de rappeler Cicéron, et de réparer ainsi une injustice que tous les honnêtes gens avaient déplorée[17]. Il écrivit à César, il lui envoya même P. Sestius, tribun désigné, pour le consulter à ce sujet, et il paraît que la réponse fut favorable[18]. César, en effet, n’avait aucun grief personnel contre Cicéron ; il n’avait à lui reprocher que l’ardeur de ses sentiments républicains ; mais il pensait que l’exil l’aurait rendu plus sage ; on eut d’ailleurs la précaution d’exiger de lui la promesse qu’il resterait désormais tranquille[19]. Son retour, loin d’être un danger pour les triumvirs, semblait leur offrir quelques avantages. Clodius décidément s’émancipait un peu trop ; l’ambition l’égarait au point qu’il avait l’audace d’attaquer les lois juliennes, et de soutenir, à l’exemple de Bibulus, qu’elles étaient nulles[20]. Il était nécessaire d’abattre sa présomption et de lui montrer qu’il n’était pas le maître. Or rien n’était plus propre à l’humilier que de ramener à Rome celui qu’il avait été si fier d’en chasser. César n’avait donc aucun motif sérieux pour repousser la proposition de Pompée, et il l’accepta. Il est vrai que Clodius et son frère, le préteur Appius, empêchèrent, en octobre 58, le vote de la loi qui concernait Cicéron[21]. Mais, le 1er janvier 57, le consul P. Cornelius Lentulus soumit de nouveau l’affaire au sénat ; elle fut ensuite portée devant le peuple le 23 janvier. Clodius n’était plus tribun ; néanmoins il avait encore toute la puissance que lui donnaient ses bandes. Des scènes sanglantes eurent lieu au forum ; le tribun Q. Fabricius, qui s’y était installé avant le jour, en fut expulsé ; l’un des consuls eut ses faisceaux brisés ; P. Sestius fut laissé pour mort ; Q. Cicéron dut se cacher ; Pompée fut menacé ; le Tibre, les égouts, furent remplis de cadavres, et il fallut ajourner la délibération[22]. On chargea alors Milon et Sestius, dès qu’il fut rétabli, d’organiser une troupe capable de tenir en respect celle de Clodius[23] ; on fit venir des citoyens de l’Italie entière[24] ; on déclara ennemi public quiconque ferait obstacle au retour de l’exilé[25], enfin la loi qui ouvrit à Cicéron les portes de Rome fut adoptée le 4 août[26]. Il partit de Brindes vers le 9 août, et c’est au milieu de la joie et des félicitations de toute l’Italie qu’il fit son voyage ; le sénat alla à sa rencontre hors de la ville ; quand il entra dans Rome, une immense acclamation retentit et une foule innombrable l’accompagna au Capitole (4 septembre)[27]. On conçoit combien dut être vive sa reconnaissance pour ceux à qui il était redevable d’un pareil triomphe[28]. Il s’empressa de témoigner à Pompée sa gratitude. Rome souffrait de la disette ; le trésor était appauvri ; la piraterie infestait de nouveau la Méditerranée, et le service des approvisionnements était désorganisé comme tous les autres ; il n’arrivait plus de blé du dehors et le pain coûtait fort cher[29]. Le 6 septembre il y eut une sorte d’émeute devant la curie. La populace affamée, et en outre excitée par Clodius, qui rejetait tout le mal sur Pompée et Cicéron[30], proféra des menaces et des cris de mort. Le sénat décida de nommer un magistrat extraordinaire qui serait chargé de pourvoir à l’alimentation de la ville. Cicéron proposa aussitôt Pompée, qu’il savait désireux d’exercer un grand commandement, et il employa toutes les ressources de son talent à défendre cette motion, qui fut adoptée sans peine. Sur l’ordre du sénat, les consuls présentèrent au peuple une loi qui confiait à Pompée, pour une période de cinq ans, la potestas frumentaria dans toute l’étendue de l’empire ; des sommes considérables lui étaient allouées ; il pouvait choisir quinze lieutenants ; il avait la surveillance de tous les ports et de tous les marchés ; il était, selon l’expression de Plutarque, le maître absolu de la navigation et de l’agriculture du monde entier (Pompée, 49). Un tribun, C. Messius, inspiré sans doute par Pompée, demanda qu’il fût libre de puiser à sa fantaisie dans les caisses de l’État, qu’il eût une flotte et une armée, et que dans chaque province son autorité fût supérieure à celle du proconsul ou du préteur en fonctions : c’était réclamer pour lui la domination universelle. Cicéron trouva que Messius allait trop loin ; Crassus sentit renaître son ancienne jalousie ; les amis de César refusèrent de prêter les mains au succès d’une combinaison qui aurait subordonné le proconsul des Gaules à Pompée ; enfin Pompée lui-même par sa maladresse nuisit plus que personne à ses propres intérêts ; au lieu de formuler nettement ses prétentions, il déclara qu’il se contentait du projet des consuls, laissant à ses familiers le soin de dire qu’il préférait celui de Messius[31]. Cette duplicité n’eut pas le résultat qu’il en attendait, et ce fut la proposition la plus modérée qui passa. Le service que Cicéron rendit à Pompée dans cette circonstance est le premier effort que fit le grand orateur pour le détacher de César et l’unir étroitement au parti sénatorial. On se figure volontiers qu’il était revenu d’exil découragé et résolu à ne plus se compromettre[32]. Les textes nous le montrent sous un jour bien différent. Si les lettres qu’il écrivait de Thessalie étaient tristes et désespérées, les discours qu’il prononça devant le sénat et devant le peuple après son retour furent pleins d’ardeur et de confiance[33]. L’accueil magnifique qu’il avait reçu depuis Brindes jusqu’à Rome l’avait profondément touché, et cet esprit mobile, aussi prompt à l’enthousiasme qu’à l’abattement, se fit illusion sur le caractère des manifestations dont il avait été l’objet. Il crut qu’elles s’adressaient à la république autant qu’à sa personne, et il s’imagina que la plupart de ceux qui l’avaient acclamé étaient prêts à défendre la constitution menacée. Dés lors, il n’eut qu’une pensée : rétablir l’union du sénat et des chevaliers, grouper autour d’eux tous les citoyens qui ne voulaient point de révolution, former ainsi un parti dont le programme fût assez large pour lui permettre de comprendre les diverses classes de sa société, et faire face d’une part aux anarchistes tels que Clodius, de l’autre aux ambitieux tels que César. Qu’il ait réellement conçu un projet semblable, c’est ce qui résulte nettement du Pro Sestio, qui est, comme on sait, du 11 mars 56. Ce discours nous paraît avoir, à ce point de vue, une importance sérieuse, et il ne sera pas superflu de nous y arrêter un moment[34]. De tout temps, dit Cicéron, il y a eu dans Rome des optimates et des populares. Pour être rangé parmi les optimates il n’est pas nécessaire d’être noble, il suffit d’être honnête et de vouloir conserver les institutions actuelles. Or qui empêche qu’un plébéien, qu’un affranchi même ait de telles idées ? Quant aux populares, ce sont le plus souvent des hommes qui par nature aiment les troubles et la discorde, ou qui considèrent les révolutions comme un moyen, soit de refaire leur fortune, soit d’échapper au châtiment que méritent leurs crimes. Ces gens-là ont aujourd’hui peu d’influence, car le peuple est avide surtout de paix et de tranquillité. Il n’est nullement hostile aux nobles ; combien de fois n’a-t-il pas préféré leurs conseils à ceux des agitateurs ! Il est attaché à la constitution qui a fait de Rome ce qu’elle est ; où trouver en effet une république mieux organisée que la nôtre avec ses deux magistrats annuels, avec son sénat ouvert à quiconque est digne d’y entrer, avec les garanties qu’elle assure aux intérêts du peuple t Ces avantages, la foule les apprécie comme la noblesse, si bien qu’en réalité l’accord est complet entre les différents ordres de l’État. Sauf quelques rares exceptions, tous les citoyens sont unanimes sur ce point qu’il faut maintenir la république et la constitution ; les assemblées du forum, les comices, les jeux en fournissent la preuve, chaque fois que le peuple est libre d’y manifester ses véritables sentiments. Ce n’est pas à dire que tout aille pour le mieux et qu’il n’y ait aucun danger à redouter. Les démagogues suppléent au nombre par l’audace ; ne pouvant gagner des partisans, ils en achètent ; leur moyen habituel de propagande est la corruption et leur moyen habituel d’action la violence ; comme ils n’ont rien à risquer ni rien à perdre, ils n’éprouvent jamais la moindre hésitation, et chez eux l’esprit de discipline est plus fort que chez leurs adversaires. C’est un devoir impérieux pour nous, ajoute Cicéron, de lutter contre eux avec l’énergie dont nos ancêtres nous ont donné l’exemple. Aimons la patrie, obéissons au sénat, écoutons les avis des meilleurs d’entre nous ; tachons que notre conduite soit toujours conforme aux prescriptions de la vertu ; ayons confiance dans le succès de notre cause et soyons prêts à affronter tous les maux que le sort nous enverra. Cet appel à la concorde, cet éloge de la constitution, cette déférence envers le sénat, ces efforts pour démontrer que les citoyens honnêtes s’entendent au fond mieux qu’ils ne pensent, indiquent assez le but que poursuivait alors Cicéron. Il était persuadé comme en 63 que la république ne serait sauvée que par l’union intime des partis modérés, et il voulait lui ménager cette dernière chance de salut. Une coalition pareille avait besoin d’un chef qui pût être un général d’armée, car César commandait plusieurs légions, et de sa part tout était à craindre. Cicéron destinait probablement ce rôle à Pompée. Les louanges qu’il lui décerne dans chacun de ses discours, le soin qu’il met à rappeler sans cesse ses qualités au public en les exagérant[35], semblent autoriser cette conjecture. D’ailleurs personne, en dehors de Pompée, n’était capable de prendre en main la défense de la constitution. Pompée seul paraissait au niveau de cette tâche ; il avait un grand renom militaire, l’éclat de ses campagnes d’Orient n’avait pas encore été éclipsé par les victoires de César, et ses inclinations naturelles se portaient vers l’aristocratie. Le rattacher au parti sénatorial c’était procurer à celui-ci l’appui d’une épée jusqu’à présent invincible ; c’était aussi dissoudre le triumvirat et réduire César à l’impuissance. Il exit été par conséquent d’une bonne politique d’amener Pompée à croire qu’il serait plus avantageux et plus glorieux pour lui d’être le champion de la république que son ennemi. Sans doute il faudrait payer ses services ; mais on savait qu’il ne serait pas trop difficile à satisfaire. Son ambition avait des limites ; il tenait moins au pouvoir lui-même qu’aux apparences du pouvoir ; il voulait qu’on le reconnût comme le premier personnage de Rome ; mais il ne réclamait pas le gouvernement tout entier de l’État, et il n’était pas homme à dépouiller le sénat de toute autorité[36]. César était bien autrement redoutable ; s’il triomphait, la république était perdue. Il était donc prudent de rechercher, même au prix de quelques sacrifices, la protection du seul citoyen qui semblât être en situation de balancer son influence dans Rome et de le vaincre sur les champs de bataille. Cicéron était bien pénétré de cette nécessité, et c’est pour ce motif qu’il avait fait conférer à Pompée la charge de nourrir la populace. Mais tout le monde ne fut pas aussi clairvoyant que lui. Les chevaliers étaient en général indifférents aux questions politiques. Ils n’avaient aucune préférence théorique pour la monarchie ou pour la république, et en principe ils n’étaient pas plus favorables à César qu’à Pompée. Uniquement préoccupés de leurs intérêts matériels, ils étaient prêts à défendre tout régime qui les enrichirait, fût-ce la dictature. Si à l’époque de la conjuration de Catilina ils s’étaient alliés avec le sénat et avec Cicéron, ce n’était point par amour pour l’aristocratie ni par dévouement à la constitution ; c’était seulement parce que la démagogie menaçait leurs fortunes. Cette coalition n’avait pas duré plus longtemps que l’occasion qui l’avait fait naître[37], et il n’y avait pas de motif pour qu’elle se reformât. Clodius ne pouvait guère inspirer de craintes sérieuses aux chevaliers, surtout depuis le désaveu indirect que les triumvirs lui avaient infligé en autorisant le retour de Cicéron. César les effrayait encore moins ; ils n’avaient aucun grief contre lui ; pendant son consulat, ils n’avaient eu qu’à se louer de sa bienveillance ; et à l’heure présente ils le voyaient avec plaisir travailler à la conquête d’un pays où ils espéraient trouver, dans un avenir peut-être rapproché, une vaste champ ouvert à leurs spéculations commerciales et financières. Quelle que fût leur reconnaissance envers Cicéron qui les avait sauvés en 63 et envers Pompée qui leur avait rendu en Asie de grands services, il ne fallait pas croire qu’ils fussent d’humeur à se déclarer brusquement les ennemis de César, sous prétexte que les nobles avaient peur de lui. Le sénat, étant une assemblée purement politique, considérait les événements d’un autre point de vue que l’ordre équestre. Mais là aussi on comptait beaucoup d’individus qui par indolence ou par système n’avaient point d’opinion. L’essentiel pour eux était de vivre en paix et de jouir de leurs richesses. Peu leur importe que la république périsse, disait Cicéron, pourvu qu’on ne touche pas à leurs viviers[38]. Soit qu’ils fussent égoïstes par nature, soit que les malheurs des temps les eussent découragés, soit enfin que l’étude de la philosophie d’Epicure les eût convertis[39], ils se tenaient à l’écart, parlaient peu en public, agissaient moins encore, évitaient de se compromettre avec aucun parti, et tâchaient de fermer l’oreille aux bruits du forum et de la curie. Ceux-là n’étaient pas les plus dangereux, car, s’ils étaient inutiles à la cause de la république, ils ne faisaient rien pour lui nuire. Les sénateurs amis de César n’étaient pas aussi inoffensifs. Il est d’usage que dans tout corps délibérant les gens médiocres se placent sous la direction de quelque personnage considérable dont ils suivent scrupuleusement les avis et l’exemple. A Rome il en était comme dans les Etats modernes. César disposait dans le sénat d’un certain nombre de voix par cela seul qu’il était noble, riche, éloquent. D’autres se groupaient autour de lui pour mériter sa protection et pour s’élever de la sorte à la préture, au tribunat, ou au consulat. Il en est même qu’il enchaînait à sa cause en leur donnant ou en leur prêtant de l’argent[40]. Sa libéralité n’avait point de bornes, et, pendant son gouvernement, il consacra presque toute sa fortune, sans cesse alimentée par la guerre, à gagner l’appui ou la neutralité des citoyens les plus influents. Son absence n’eut pas pour effet de refroidir le zèle de ses admirateurs et de ses créatures, car il avait laissé à Rome des agents dévoués qui maintenaient la discipline dans son parti. La coterie césarienne n’offrait donc aucune prise aux intrigues de Cicéron. Celle de Crassus était moins puissante peut-être ; mais elle était aussi fidèle à son chef, qui n’avait lui-même aucun sentiment d’hostilité contre César. Les plus fermes défenseurs de la constitution étaient ces conservateurs que l’on désigne parfois sous le nom de Catoniens. Ils avaient des principes solides à une époque oh les hommes n’étaient guidés que par l’intérêt. Ils étaient très soucieux de la légalité qui, dans leur esprit, se confondait toujours avec l’équité. Ils répugnaient en général aux innovations, non seulement par respect pour le passé, mais encore parce qu’ils pensaient que l’organisation actuelle de la cité était le dernier mot de la sagesse humaine. Ils croyaient que les destinées de Rome et celles de la république étaient étroitement liées ensemble, et ils avaient autant de haine pour leurs adversaires que pour les ennemis de 1a patrie. Mais ils avaient aussi le grave défaut d’être dépourvus d’esprit politique. Cicéron disait de Caton : Il a de l’énergie et il est honnête ; le malheur est qu’il manque de bon sens et d’habileté (Ad Att., I, 18, 7). Cette critique s’applique au groupe tout entier. Les Catoniens écoutaient plutôt la voix du devoir que les conseils de la prudence. Ils avaient tellement confiance dans la justice de leur cause, qu’ils se faisaient souvent d’étranges illusions. Ils poussaient jusqu’à l’excès la plupart de leurs qualités : chez eux la vigueur du caractère dégénérait en raideur, la franchise en naïveté, l’ardeur des convictions en fanatisme, le courage en témérité. Ils n’avaient pas assez de souplesse pour comprendre le mérite du plan conçu par Cicéron, ni surtout pour y adhérer. Ils désiraient affaiblir César, mais non en fortifiant Pompée. Ils ignoraient la tactique qui consiste à faire un pas en arrière pour en faire deux en avant. Ils avaient encore un autre travers. Qu’ils fussent patriciens ou plébéiens, ils appartenaient presque tous à des familles illustres, et ils affectaient à l’égard des parvenus une morgue qui n’était point du goût de Cicéron. Il leur déplaisait que cet homme nouveau fût leur égal par les honneurs et qu’il fût au-dessus d’eux par le talent ; ils étaient jaloux de sa gloire, et son retour triomphal les avait froissés[41]. Ils se rappelaient que ses premiers succès oratoires avaient été remportés aux dépens de l’aristocratie, -et ils s’obstinaient à voir en lui l’avocat de l’ordre équestre plutôt que le champion de la noblesse. Dans ces conditions, il n’était guère possible à Cicéron de compter sur leur appui. Abandonné par ceux qui auraient dû être les plus empressés à le seconder, il ne lui restait plus que l’espoir de convertir à ses idées d’une part ses amis personnels, de l’autre les partisans de Pompée. Mais ce n’était là qu’une petite minorité. Sa tentative échoua donc par l’effet de l’indiscipline du sénat. Il eut beau conjurer ses collègues d’oublier leurs discordes et de s’unir ensemble pour sauver la république[42] ; sa parole se perdit dans le tumulte des passions, des opinions et des intérêts contraires qui divisaient l’assemblée. Les constitutionnels eurent en 56 l’occasion de témoigner à Pompée leur sympathie et de conclure une alliance avec lui. Ptolémée XII Aulète avait été chassé d’Égypte par ses sujets, mécontents de la lourdeur des impôts, et il était venu à Rome dans l’espoir que le sénat l’aiderait à rentrer en possession de son royaume[43]. Pour se faire des amis, il eut recours à la corruption, il distribua l’argent à pleines mains, et comme ses ressources ne suffisaient pas, il emprunta[44]. Pompée convoitait le commandement de l’armée qui serait chargée de restaurer le prince déchu. Il avait logé Ptolémée dans sa propre maison, et il se déclarait hautement son protecteur. Mais, fidèle à ses habitudes de dissimulation, il n’osait pas réclamer ouvertement la mission qu’il avait à cœur d’obtenir[45]. L’Égypte était alors un des plus riches pays du monde, et elle contribuait à approvisionner Rome de blé[46]. A ce double titre, il semblait dangereux d’y laisser pénétrer un envoyé de la république escorté d’une flotte et d’un corps de troupes[47]. De quoi ne serait point capable un ambitieux qui aurait à sa disposition l’opulent trésor des rois Lagides et le grenier de Rome ? On consulta les livres sibyllins, et on y trouva la réponse qu’on y cherchait. L’oracle interdisait l’emploi de la force pour le cas où il faudrait ramener un roi en Égypte[48]. Pompée n’en persista pas moins à désirer que cet honneur lui fût confié. Mais on lui suscita plusieurs compétiteurs. Hortensius mit en avant le nom de Lentulus, proconsul de Cilicie ; Bibulus demanda qu’Aulète fût accompagné à Alexandrie par trois commissaires, et de délai en délai l’affaire demeura en suspens[49]. Ce fut là pour Pompée un échec grave, et il en éprouva un vif ressentiment. Il avait vu dans ce débat le sénat presque entier contre lui. Crassus, malgré le pacte de l’année 60, était resté son rival ; et cette fois sa jalousie avait été accrue par l’importance du commandement que briguait son adversaire[50]. On ne sait pas quelle fut la conduite des Césariens ; mais il est probable qu’ils ne déployèrent pas un grand zèle en faveur de Pompée[51]. Les Catoniens furent, comme toujours, les plus ardents. Ils étaient en général hostiles à toute mission extraordinaire[52], et ils n’étaient pas hommes à faire fléchir la rigueur de leurs principes pour de simples motifs d’opportunité. Ils avaient d’ailleurs des griefs sérieux contre Pompée, à qui ils reprochaient d’avoir en plusieurs circonstances trahi la cause de la noblesse, et la rancune chez eux était souvent plus forte que la raison. Ils ne comprirent pas que son ambition était au fond très inoffensive, qu’il n’y avait pas en lui l’étoffe d’un tyran, qu’à ses yeux l’expédition d’Égypte était plutôt une occasion de parader en Orient qu’un moyen d’asservir sa patrie, qu’elle le rendrait peut-être plus vain mais non plus redoutable, et qu’en somme c’était acheter à peu de frais son amitié, si utile en ce moment, que de l’acquérir au prix d’une semblable concession. Ils mirent un véritable acharnement à combattre ses prétentions, et elles furent repoussées. Tandis que le sénat irritait ainsi son dépit, Pompée se voyait bafouer par la populace. Clodius avait été élu édile en janvier 57, et aussitôt il avait déposé une plainte contre Milon pour cause de violence. A cet égard, ils n’avaient rien à s’envier l’un à l’autre ; car ils étaient tous deux chefs de bandes. Il n’y avait entre eux qu’une différence : Clodius servait la démagogie, au lieu que Milon trouvait avantage à défendre les conservateurs. Pompée, par haine pour le premier plutôt que par sympathie pour le second, prêta à l’accusé l’appui de sa parole. Mais à peine eut-il ouvert la bouche que les bandes de Clodius s’efforcèrent d’étouffer sa voix : on ne se contenta pas de pousser des cris confus, on lui jeta à la face des injures et des moqueries. Quel est l’homme, disait Clodius, qui fait mourir la plèbe de faim ? — C’est Pompée, répondaient ses compères. — Qui voudrait aller à Alexandrie ? — Pompée. — Qui faut-il y envoyer ? — Crassus. Pompée tint tête à l’orage ; il prononça son discours jusqu’au bout, malgré le bruit et les interruptions ; il réussit même par moments à imposer le silence ; ses partisans rendirent insulte pour insulte, et l’on finit par en venir aux mains. Le surlendemain, le sénat, par un décret spécial, déclara que ces désordres étaient contraires au bien de la république ; niais C. Caton profita de la circonstance pour attaquer Pompée avec une extrême vivacité. Pompée répliqua, et il montra par son langage combien il était aigri ; il alla jusqu’à dire qu’un complot était formé contre sa vie, mais qu’il saurait veiller à sa propre sûreté mieux que n’avait fait jadis Scipion l’Africain. Ses craintes, pour n’être pas fondées, étaient néanmoins très sincères ; il se croyait entouré d’ennemis. Dans sa pensée, Caton, Crassus, Clodius, Bibulus, Curion s’entendaient tous contre lui, et il les jugeait capables d’un crime[53]. Voilà donc à quelle triste condition était -réduit un homme qui naguère était si populaire et si puissant. La noblesse le détestait, le sénat lui était hostile, et la foule le tournait en ridicule. Il lui fallait, pour se protéger, appeler des gens de la campagne et en faire ses gardes du corps ; il avait essayé de sortir légalement de son inaction ; on lui en avait ôté les moyens. César, au contraire, se couvrait de gloire dans la Gaule ; il avait déjà vaincu les Helvètes, refoulé Arioviste en Germanie, conquis la Belgique, et, en récompense, le sénat, par une générosité dont il n’y avait pas jusqu’ici d’exemple, avait décidé qu’il y aurait quinze jours d’actions de grâces[54]. Pompée sans doute en fut jaloux ; mais il vit qu’il ne gagnerait, rien à nourrir des sentiments d’hostilité contre lui. Il songea plutôt à remettre en vigueur le pacte qu’il avait formé avec les deux autres triumvirs, mais en stipulant cette fois pour lui-même des avantages certains et immédiats. Or il se trouva qu’à ce moment César eut besoin du concours de Pompée comme Pompée avait besoin de celui de César. Il existait dans le sénat un parti qui s’obstinait à contester la légalité de toutes les mesures prises en 59. Une tentative avait été faite dés les premiers mois de 58 pour les abolir ; elle avait échoué. Les Catoniens n’en continuèrent pas moins à les regarder comme nulles, et ils attendirent une occasion de les abroger. Dans les premiers temps qui suivirent le départ de César ils ne bougèrent pas. Le plus hardi d’entre eux, Caton, était en Orient ; l’union des triumvirs était encore intacte ; Clodius était tribun, et une sorte de terreur planait sur la curie et le forum. Mais quand on fut revenu de la stupeur causée par les violences de l’année 59 et que la discorde se fut glissée parmi les ennemis de la république, les attaques contre les lois juliennes recommencèrent. Au mois de décembre 57, le tribun Rutilius Lupus demanda que l’on suspendît l’exécution de la loi agraire de César et la distribution des terres de Campanie. Cette motion, quand elle fut présentée au sénat, ne provoqua aucune objection. Il est vrai qu’elle ne fut pas non plus approuvée par l’assemblée, et c’est au milieu d’un profond silence que Lupus la développa. Mais ce silence même était un symptôme grave. La majorité évidemment était indécise, ou plutôt elle n’osait pas manifester ses sentiments à l’égard de César, par crainte de l’irriter. Pour se tirer d’embarras, elle résolut de ne statuer qu’après avoir entendu Pompée, alors absent[55]. La question fut de nouveau agitée le 5 avril 56, et il parait que la discussion fut très orageuse. On se serait cru, dit un témoin oculaire, en plein forum. Elle fut encore ajournée, et renvoyée, sur l’avis de , Cicéron, au 15 mai[56]. Vers la même époque, le préteur L. Domitius Ahenobarbus insista pour qu’on rappelât César immédiatement ; il se fondait sur l’illégalité du plébiscite vatinien. Ses efforts furent vains, tant était délicate l’affaire qu’il avait soulevée i Retirer à César son commandement, c’était le contraindre à la désobéissance et peut-être à la guerre civile. Il était naturel que le sénat hésitât à affronter un pareil danger. Mais Domitius déclara qu’il briguerait le consulat pour l’année suivante, et qu’en 55 il reviendrait à la charge avec toute l’autorité que lui donneraient ses hautes fonctions[57]. Or son immense fortune rendait fort probable son succès dans les prochains comices. Ces manœuvres inspirèrent une certaine inquiétude à César. Il connaissait assez ses adversaires pour savoir qu’ils ne s’en tiendraient pas à la menace et qu’ils ne négligeraient aucun moyen de le perdre. Sans doute le sénat ne semblait pas jusqu’ici partager leur animosité ; mais au cas où il serait impossible de l’entraîner, n’avait-on pas la ressource de s’adresser au peuple et de lui arracher par les procédés habituels un vote de surprise ? Ainsi César n’avait pas de garanties suffisantes contre ses ennemis, et il voyait leur audace grandir chaque jour avec leurs forces. Pour ruiner d’avance leurs projets, il songea à renouveler, en le consolidant, le pacte de l’année 60. L’alliance conclue entre les triumvirs n’avait pas été rompue, mais elle s’était bien relâchée, et elle ne subsistait plus que de nom. Une sourde rivalité divisait Crassus et Pompée, et tous deux portaient envie à César, devenu au moins leur égal. Mais la similitude de leurs intérêts actuels les rapprocha, et les conférences de Lucques eurent pour effet de rétablir l’ancienne coalition (avril 56). Les négociations qui précédèrent cette entrevue furent tenues secrètes. Pompée était déjà sorti de Rome que Cicéron ne se doutait encore de rien[58]. La présence de César à Lucques n’était point faite pour éveiller les soupçons ; car il était déjà venu dans la Cisalpine en 57[59]. Crassus se rendit le premier auprès de lui, et Pompée le suivit à quelques jours d’intervalle, sous prétexte d’aller en Sardaigne, où l’appelait, disait-il, le soin des approvisionnements[60]. Une foule nombreuse de solliciteurs, de curieux et de courtisans prit le même chemin. Parmi eux se trouvaient des sénateurs, des préteurs et des proconsuls ; on vit un jour, à la porte de César, cent vingt faisceaux de licteurs[61]. Les pourparlers ne furent pas longs, et les triumvirs tombèrent aisément d’accord. Tout démontre, dit Mommsen, que cet arrangement ne fut pas un simple compromis entre hommes également puissants et luttant à armes égales. Pompée, à Lucques, était dans la position d’un fugitif déchu du faîte de la puissance et qui vient implorer l’aide de son rival. Que César le repoussât en déclarant la coalition dissoute ou qu’en l’accueillant il laissât leur alliance vivre dans les conditions actuelles, dans l’un et l’autre cas Pompée était perdu. Si alors il ne rompait pas avec César, il n’était plus que le client de son associé ; s’il se séparait de lui pour se rapprocher de l’aristocratie, un tel pacte, contraint et forcé, et conclu à la dernière heure, n’avait rien qui dût effrayer César[62]. Il suit de là, dans la pensée de Mommsen, que César était libre de ne point faire de concessions à Pompée, et que, s’il lui en fit, ce fut de son plein gré. Cette appréciation est quelque peu inexacte, et il importe de la rectifier. Pompée, au mois d’avril 56, était dans un état d’abaissement qui lui ôtait le droit de formuler de vastes prétentions. Mais César, de son côté, était menacé par des dangers sérieux. Il avait à Rome beaucoup d’ennemis acharnés à sa ruine, et ceux-ci épiaient le moment où ils pourraient le frapper sûrement. Ils savaient que cette occasion s’offrirait au plus tard en 53, quand César quitterait la Gaule après les cinq années de son gouvernement provincial. On se proposait de le citer alors en justice et de lui demander un compte sévère des illégalités qui avaient marqué son consulat. Quelques-uns, plus impatients, se fondaient sur ces illégalités mêmes pour soutenir la nécessité de lui enlever sans délai son commandement, et il était à craindre que leurs manœuvres ne finissent par réussir, bien que la majorité du sénat les désapprouvât. Or, si César était rappelé avant le terme fixé par la loi Vatinia, une guerre civile était inévitable ; car il n’était guère d’humeur à se laisser dépouiller par ses adversaires. Dans ce cas, il lui fallait renoncer à la conquête de la Gaule, ce qui eût été un rude sacrifice pour son ambition et pour son patriotisme[63]. D’ailleurs, il n’était pas encore sûr de ses troupes ; ses plus anciens soldats ne combattaient sous lui que depuis deux ans, et les autres étaient enr6l6s depuis peu[64]. Il n’avait eu ni le temps ni l’occasion de s’assurer leur dévouement, et la plupart d’entre eux ne le connaissaient pas assez pour servir docilement tous ses projets. En cas de guerre, il était probable que le sénat se hâterait de solliciter le secours de Pompée. Or Pompée avait un renom militaire plus grand que celui de son rival, et il pouvait, tant par le prestige de ses victoires passées que par le souvenir des largesses qui les avaient suivies, gagner à la cause de la république de nombreux défenseurs. César, sans doute, fit toutes ces réflexions, et il comprit qu’il était plus sage de fortifier son alliance avec Pompée que de s’exposer à une lutte armée contre le sénat. Le triumvirat rétabli avait, à ses yeux, l’avantage de couper court aux intrigues des Catoniens, d’empêcher qu’un rappel prématuré l’arrachât lui-même à la Gaule, enfin de rendre possible une prorogation de ses pouvoirs. S’il en était ainsi, on conviendra que César était pour le moins aussi intéressé que Pompée à renouveler le pacte de l’année 60 ; ils durent donc traiter d’égal à égal et se faire de mutuelles concessions. L’entrevue de Lucques ne tarda pas à produire ses fruits. César, Pompée et Crassus, désormais unis, furent tout-puissants. La validité des lois juliennes ne fut plus mise en question. On cessa de proclamer l’illégalité des distributions agraires de Campanie. Quelques sénateurs ayant prétendu que le plébiscite de Vatinius était nul et que dés lors on avait le droit de rappeler César le 1er mars 54, Cicéron, qui par prudence s’était rallié aux triumvirs, combattit cette motion, et elle fut rejetée[65]. On décréta que l’entretien des six légions levées par César en sus de celles qui lui avaient été primitivement assignées serait à la charge du trésor et que le nombre de ses lieutenants serait porté à dix[66]. Enfin Pompée et Crassus furent élus consuls au commencement de 55. Pour bien montrer l’accord qui existait entre les triumvirs, César avait donné des congés à beaucoup de soldats qui, conduits par P. Crassus, vinrent voter à Rome[67]. Vatinius fut nommé préteur contre Caton, et parmi les tribuns, deux seulement, P. Aquilius et Ateius Capito, furent pris dans l’opposition[68]. Dès qu’ils se furent emparés des magistratures de l’État, les triumvirs travaillèrent à exécuter l’autre partie du programme arrêté à Lucques. Il avait été stipulé, en effet, que Pompée et Crassus auraient après leur charge un gouvernement provincial, et que le commandement de César serait prorogé. Ce fut le tribun Trébonius qui se chargea de présenter au peuple la loi qui concernait les consuls en fonctions[69]. Il Proposa de leur conférer l’Espagne et la Syrie, en leur laissant le soin de déterminer, soit par le sort, soit par un arrangement à l’amiable, quelle serait la part de chacun ; il y joignit le droit d’enrôler autant de soldats qu’il leur plairait, et de faire à leur gré la paix on la guerre[70]. Ce projet donna lieu à de vives discussions. Caton le combattit dans un long discours, qui ne dura pas moins de deux heures ; à la fin Trébonius le somma de se taire, et comme il continuait de parler, des licteurs l’expulsèrent du forum. On perdit ainsi une journée entière. L’assemblée du lendemain fut troublée par des scènes encore plus tumultueuses ; mais la loi Trébonia passa[71]. Aussitôt les consuls sollicitèrent pour César une prolongation de pouvoirs[72] ; ils l’obtinrent sans peine malgré -un nouveau discours de Caton, qui essaya vainement de prouver à Pompée qu’il avait tort de s’allier avec César et de favoriser sa puissance[73]. Ces deux lois votées, Crassus et Pompée procédèrent à la répartition de leurs provinces[74] ; le premier reçut la Syrie où il comptait trouver l’occasion d’attaquer et de vaincre les Parthes ; le second eut l’Espagne. L’un et l’autre gouvernement leur fut décerné pour cinq ans ; tous les historiens anciens sont d’accord sur ce point. Quant au proconsulat de César, le chapitre suivant a pour objet d’examiner quelle devait en être la durée. |
[1] Suét., 23.
[2] Plut., Pompée, 50 ; Suét., 27. On sait l’importance que Lucain attribue à la mort de Julie.
[3] Caton essaya d’écarter la candidature de Gabinius en l’accusant de brigue ; le préteur refusa de recevoir sa plainte (Cie., Ad Q. fr., I, 2, 15).
[4] Suét., 23.
[5] César proposa à Cicéron de l’emmener en Gaule comme lieutenant. Sur son refus, il permit à Clodius de l’envoyer en exil.
[6] Cie., Ad Att., II, 7, 3.
[7] Pro Sestio, 15, 34 ; 19, 42 ; Orat. post red. in sen. habita, 13, 33 ; Orat. post red. ad Quir., 6, 14.
[8] Cie., Pro Sestio, 17 et 18.
[9] Dion, 38, 13 ; Cie., Pro domo, 25, 66.
[10] Cie., In Pis., 4, 9 ; De Harusp. resp., 27, 58.
[11] Ascon., p. 9.
[12] Mommsen, De colleg. et sodal. roman., 73-78.
[13] Dion, 38, 30.
[14] Plut., Pompée, 48.
[15] Plut., Pompée, 49 ; Ascon., 47.
[16] Mommsen, H. R., VII, 119.
[17] Cicéron avait été exilé pour avoir mis à mort sans jugement les complices de Catilina (Plut., Cicéron, 30 ; App., De b. c., II, 15). Il est vrai que sa responsabilité avait été dégagée par un sénatus-consulte qui lui ordonnait cette exécution ; mais Clodius prétendit que ce sénatus-consulte était faux (Cie., Pro domo, 19, 50). Quand on vit que Cicéron allait être frappé, le sénat et les chevaliers prirent le deuil (Plut., 31 ; Cie., In Pis., 8).
[18] Ad Att., III, 18, 1 ; Ad fam., I, 9, 9 ; Pro Sestio, 33, 71.
[19] Ad fam., I, 9, 9.
[20] Cie., De domo, 15, 40 ; De Harusp. resp., 23, 48.
[21] Pro Sestio, 32 ; Ad Att., III, 23. Hist. de César, II, 360.
[22] In Pis., 15, 34 ; Pro Sestio, 34 et 35 ; Pro domo, 27, 70 ; Orat. post redit. ad Quir., 6, 14 ; In sen., 3, 7.
[23] Pro Sestio, 39 ; Dion, 39, 8 ; Plut., Cicéron, 33 ; Cie., De off., II, 17, 58.
[24] Orat. post red, in sen., 9, 24 et 11, 28 ; De domo, 28, 75 ; In Pis., 15, 34.
[25] Orat. post red. in sen., 11, 27.
[26] Ad Att., IV, 1, 4. Pompée prit la parole devant le peuple en faveur de la loi (Orat. ad Quir., 7).
[27] Plut., Cicéron, 33 ; Cie., Orat. in sen., 15, 39 ; De domo, 28 ; In Pis., 22 ; Ad Att., IV, 1, 5.
[28] Voir l’expression de sa gratitude pour Pompée dans Orat. post red. in sen., 3, 5 et 11, 29.
[29] Mommsen, H. R., VII, 135.
[30] Cie., De domo, 5, 11 ; Ad Att., IV, 1, 6.
[31] Toute cette affaire est clairement exposée par Cicéron (Ad Att., IV, 1).
[32] Boissier, Cicéron et ses amis, 227 (3e édit.).
[33] Cie., Orat. post red. in sen., 14, 36 ; Ad Quir., 8.
[34] Pro Sestio, 44-69, V. surtout 45, 46, 49, 50, 65, 66, 67, 68.
[35] Cie., Or. ad Quir., 7 ; De domo, 15, 25 et suiv. ; Pro Sestio, 31, 67.
[36] Pompée n’avait pas la hardiesse nécessaire pour faire un coup d’État et renverser la république. A deux reprises différentes, en 71 et en 60, il s’était trouvé à la tête d’une armée victorieuse qui lui permettait de devenir le maître, et chaque fois il avait licencié ses troupes.
[37] Cie., Ad Att., I, 17, 9 ; I, 19, 6.
[38] Cie., Ad Att., I, 18, 6 ; II, 1, 7.
[39] V. Martha, le Poème de Lucrèce et dans l’ouvrage de M. Boissier l’étude sur Atticus.
[40] Mommsen, H. R., VII, 131.
[41] Cie., Ad Att., IV, 2, 5.
[42] Cie., De Harusp. resp., 28.
[43] Dion, 39, 12.
[44] Cie., Ad fam., I, 1, 1 ; Pro Rabirio posthumo, 2.
[45] Ad Q. fr., II, 2, 3 ; Ad fam., I, 2, 3.
[46] Les revenus de la couronne d’Alexandrie égalaient à peu près ceux du fisc romain (Mommsen, H. R., VI, 310).
[47] De 81 à 56, Rome eut plusieurs occasions de mettre la main sur l’Égypte ; jamais elle n’en voulut profiter. Cie., De lege agr., II, 16 ; Plut., Crassus, 13 ; Suét., 11 ; App., De b. Mithr., 114.
[48] Dion, 39, 15 ; Cie., Ad fam., I, 7, 4.
[49] Cie., Ad fam., I, 2.
[50] Hist. de César, II, 374, note 4.
[51] L’intérêt de César dans cette affaire était évidemment que Pompée ne tilt pas envoyé en Égypte ; d’abord parce que celui-ci aurait trouvé dans cette expédition une occasion d’accroître sa puissance ; en second lieu, parce qu’une telle concession aurait eu pour effet de le gagner à la cause du sénat. Il n’est pas probable cependant que les Césariens aient combattu ouvertement Pompée ; ils se contentèrent de ne point l’appuyer ; et s’ils agirent contre lui, ce fut en secret.
[52] Cie., Pro Sestio, 28, 60.
[53] Tous ces faits sont racontés en détail par Cicéron (Ad Q. fr., II, 3).
[54] César, De b. g., II, 35 ; Cie., De Prov. cons., 10, 25.
[55] Cie., Ad Q. fr., II, 1, 1.
[56] Cie., Ad Q. fr., II, 5, 1 ; Ad fam., I, 9, 8.
[57] Suét., 24.
[58] Cie., Ad Q. fr., II, 5, 3.
[59] César, De b. g., I, 54.
[60] Cie., Ad Q. fr., l. c.
[61] Plut., César, 24 ; Pompée, 51 ; Dion, 99, 25 ; App., II, 17. Cf. Hist. de César, II, 380, note 2.
[62] Mommsen, H. R., VII, 143.
[63] Mommsen, H. R., VII, 144.
[64] César en 59 avait reçu quatre légions tant du Sénat que du peuple, et depuis lors les nécessités de la guerre l’avaient forcé d’en lever six de plus.
[65] C’est dans cette occasion que Cicéron prononça le De Provinciis conluraribus. Cf. Pro Balbo, 27, 61 ; De Prov. cons., II, 28.
[66] Cie., Ad fam., I, 7, 10. Cette lettre est placée par Wesenberg en mars 56, tandis qu’elle doit être reportée au mois de mai ou de juin. A défaut d’autres preuves, il suffit de remarquer qu’à l’instant même où Cicéron l’écrivait, il avait été déjà félicité du mariage de sa fille avec Crassipes par Lentulus, proconsul dans la lointaine province de Cilicie (I, 7, 11). Or en mars 56, les pourparlers n’étaient pas encore terminés (Ad Q. fr., II, 4, 2) et les fiançailles n’eurent lieu que le 6 avril (Ibid., II, 5, 2). D’ailleurs si la lettre Ad fam., I, 7, était antérieure aux conférences de Lucques, on ne comprendrait pas comment César aurait pu obtenir si aisément du sénat (perpaucis adversantibus) des faveurs si grandes en un moment où les Catoniens étaient le plus acharnés contre lui, ni surtout comment Cicéron y ferait allusion à une décision qui ne fut prise qu’en mai (ne lege Sempronia succederetur, facile perfectum est). — On s’est quelquefois trompé sur le sens des mots placés dans la dernière parenthèse. Ainsi l’auteur de la Vie de César les traduit comme il suit : On ne tient aucun compte de la loi Sempronia qui voulait qu’on lui donnât un successeur (II, 387) ; d’où il résulterait qu’en 56, quand on parla de déterminer la date du rappel de César, on invoquait seulement la loi Sempronia, et que par conséquent le 1er mars 54 était bien l’échéance du quinquennium conféré en 59. Je crois que la phrase de Cicéron doit être entendue autrement. Les Catoniens se fondaient sur le caractère illégal du plébiscite vatinien pour demander que César fût remplacé le 1er mars 54. Mais ils se fondaient aussi sur la loi Sempronia pour demander qu’on nommât dès 56 ses successeurs éventuels ; car cette loi exigeait que l’on désignât les gouverneurs des provinces consulaires au moins dix-huit mois avant leur entrée en charge. Le sénat dans le cas présent refusa de l’appliquer, sans examiner si César détenait ses provinces légalement ou non, et sans se préoccuper du jour où ses fonctions expiraient.
[67] Dion, 39, 31.
[68] Plut., Caton, 42 ; Dion, 39, 32.
[69] Ce soin fut confié à Trébonius pour le même motif qui avait obligé César de s’adresser en 59 à Vatinius.
[70] Dion, 39, 33. Les historiens anciens ne s’accordent pas sur l’étendue des provinces qui furent conférées aux triumvirs. Dion se contente de dire que Pompée eut l’Espagne et Crassus la Syrie avec les pays voisins. Appien (II, 18) attribue à Pompée l’Espagne et l’Afrique ; de même Plutarque (52). Celui-ci donne à Crassus la Syrie et l’Égypte ; enfin Tite-Live (Epit., 105) décerne la Germanie à César. Il n’est pas probable que Crassus ait obtenu l’Égypte, d’abord cette contrée était encore indépendante ; en outre il eût été imprudent de reconnaître à un commandant d’armée le droit d’y pénétrer. On peut supposer que Plutarque n’a pas bien compris le texte dont il s’est servi ; il a cru sans doute que les mots pays voisins désignaient l’Égypte et non le royaume des Parthes. Quant à l’assertion de Tite-Live touchant la Germanie, il faut l’interpréter dans ce sens que César fut autorisé à diriger des expéditions au delà du Rhin selon qu’il le jugerait convenable. En ce qui concerne Pompée, il n’eut certainement pas, comme l’a établi Zumpt (p. 79), le gouvernement de la province d’Afrique, mais la liberté de faire la guerre en Numidie et en Mauritanie. — D’après Plutarque (Pompée, 52), le nombre des légions de Pompée ne fut pas illimité ; il n’en eut que quatre. Le texte de Dion (39, 33) parait mériter plus de confiance.
[71] Plut., Caton, 43 ; Dion, 39, 34-35.
[72] Zumpt insiste avec raison sur ce fait qu’il y eut deux lois : l’une, celle de Trébonius, relative à Pompée et à Crassus ; l’autre relative à César (Plut., Caton, 43 ; Dion, 39, 33 ; Hirtius, De b. g., VIII, 53). Dion prétend que la seconde fut présentée au peuple immédiatement après l’adoption de la première ; elle put donc être votée le jour même où la loi Trébonia passa, si, comme il est vraisemblable, on n’observa pas la règle des trois nundines.
[73] Plut., Caton, 43.
[74] App. (II, 18) et Plut. (Crassus, 15) disent qu’ils tirèrent leurs provinces au sort. Du reste, quel qu’ait été le procédé employé par eux, ils eurent chacun la part qu’ils désiraient.