LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES DANS L’EMPIRE ROMAIN

 

CONCLUSION.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Nous avons essayé de recueillir et de mettre en œuvre la plupart des documents que l’on possède sur les assemblées provinciales. Cette élude paraîtra sans doute fort incomplète ; encore craignons-nous d’avoir par moments trop affirmé. Ce que l’on connaît le mieux, en somme, de cette institution, c’est la partie extérieure. On sait d’une façon à peu près exacte comment ces diètes étaient composées, en quels lieux elles se réunissaient, de quelles matières elles s’occupaient, quels actes elles accomplissaient. Mais combien ne serait-il pas plus intéressant de lire les discours qui s’y prononçaient, de pénétrer dans l’âme des députés, de mesurer, enfin, le degré de liberté qui leur était laissé ! Ceci malheureusement nous échappe, et c’est à peine si quelques rares textes projettent sur ces points obscurs de faibles lueurs.

Il est possible néanmoins de se faire une idée assez nette de l’objet et de l’esprit de toute cette organisation. Pour bien l’apprécier, une précaution est nécessaire : il faut au préalable oublier les principes du droit moderne, et se placer au point de vue antique. Il serait oiseux, par exemple, dangereux même, de rechercher si les règles du Self-government trouvaient ici leur application. Les Romains n’avaient prévu ni la Grande Charte, ni nos lois sur les conseils généraux de département. Nulle pensée théorique ne leur inspira la création des assemblées dont nous avons esquissé l’histoire. Ils ne se dirent pas qu’il était rationnel d’associer les populations à la gestion de leurs propres affaires, et ils ne jugèrent pas que ce fat un droit strict pour elles de surveiller l’administration des fonctionnaires publics. Ils virent, dans beaucoup de contrées de leur Empire, des réunions de ce genre déjà toutes constituées ; ils les respectèrent là où elles existaient, après les avoir rendues inoffensives ; là où ils n’en rencontrèrent pas, ils permirent d’en établir, et ils tirèrent parti des unes comme des autres.

Ces diètes ne furent, en réalité, qu’un instrument de règne et un moyen de gouvernement. Loin d’accroître la somme d’indépendance dont les hommes jouissaient, elles les rattachèrent par un lien encore plus étroit à la domination de Rome. Elles ne furent pas pour les vaincus le refuge et la forteresse de l’esprit particulariste ; elles aidèrent, au contraire, à propager partout la langue, les mœurs, les lois, l’influence de Rome. Rome et l’Empereur reçurent d’elles non pas seulement les marques de la plus complète obéissance, mais aussi celles de l’adoration ; et tous les ans elles étaient astreintes à renouveler en leur honneur un serment politique sanctionné par la religion.

Les assemblées furent même quelque chose de plus. Par elles, le prince avait dans toutes les provinces, établie a demeure, une sorte de police officieuse, d’autant plus portée à dénoncer les abus qu’eUe était la première à en souffrir. Ce n’est pas que par cette voie indirecte il fût tenu au courant de tout ce qui se passait dans ses États. Ces conseils n’étaient généralement pas assez libres pour dire toute la vérité, et souvent ils mentaient ou se taisaient par contrainte. Il n’était pas rare pourtant que leur parole servît à éclairer le souverain, et à lui signaler soit les mérites réels, soit les torts graves de ses agents. Les fonctionnaires savaient dès lors qu’il fallait compter avec eux, et ainsi ils se sentaient soumis à un contrôle qui, pour n’être pas absolument efficace, avait cependant de quoi troubler leur quiétude. Les plus hardis se croyaient assez forts pour étouffer les plaintes, et, s’ils étaient traduits en justice, pour empêcher toute condamnation. Mais il y a toujours une part d’imprévu dans les choses humaines, et l’espoir très fondé d’un acquittement ne vaut pas, en définitive, la certitude de n’être point poursuivi.

Tel fut l’avantage essentiel que présenta cette institution. Ce sont là assurément de médiocres franchises, surtout si on leur compare celles dont bénéficient la plupart des nations modernes. Mais an fait est ici digne de remarque. C’est sous un régime despotique que ces libertés ont été octroyées et pratiquées ; ce sont des princes investis par la loi d’un pouvoir illimité et vénérés à l’égal des dieux, qui d’eux-mêmes ont poussé leurs sujets à formuler leurs griefs, à exprimer leurs vœux, à porter, enfin, des jugements sur leur administration. On chercherait inutilement, dans les empires qui de nos jours offrent quelque analogie avec l’empire romain, l’exemple d’une pareille générosité ; si bien qu’il faut moins s’étonner de l’état rudimentaire où restèrent ces assemblées que de leur existence même et de leur longue durée. Il est peut-être regrettable qu’un système sérieux de garanties politiques ne soit pas sorti de là. Mais il ne paraît pas que l’idée en soit venue à personne. Ni les empereurs ne songèrent à la réaliser, ni les populations ne souhaitèrent qu’elle le fût. Les esprits ne concevaient pas un autre mode de gouvernement que celui qu’ils avaient sous les yeux, et l’on ne voyait pas dans l’extension de la liberté le remède aux maux qu’on subissait. C’est du prince que l’on s’obstinait à tout attendre, et l’on ne se plaignait guère que de la difficulté où l’on se trouvait d’élever ses doléances jusqu’à lui.