Texte numérisé par Marc Szwajcer
L’édit de 418 est le seul document qui nous éclaire sur la composition des assemblées de diocèse. On y voit que le concilium d’Arles devait être formé par la réunion des curiales, des honorati et des judices des sept provinces. L’ensemble de ces personnages était appelé optimorum conventus. Il importe de définir au préalable le sens de tous ces termes. 1° Judices. — Le mot judex servait à désigner tout gouverneur de province, quel que fût son rang. Il avait prévalu, parce que ces administrateurs, dépouillés avec le temps d’une bonne partie de leurs attributions, avaient désormais pour principale fonction la justice. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que cette expression s’appliquât à eux dans les cas seulement où on les envisageait comme juges. La langue, même officielle, les qualifiait ainsi en toute circonstance[1]. Il suit de là que les sept gouverneurs de la Gaule méridionale étaient de droit membres du concilium. Il y en avait un parmi eux, celui de la Viennoise, qui était bien supérieur aux autres, puisqu’il était consularis, tandis que ses collègues étaient de simples prœsides[2]. Tous néanmoins devaient siéger au même titre dans l’assemblée. 2° Honorati. — La classe des honorati comprenait tous les hommes qui avaient rempli certaines charges proprement appelées honores. Tous les honneurs cependant n’y conduisaient pas. Ainsi les fonctions municipales, telles que le duumvirat, la defensio civitatis, réduite, la prêtrise, bien qu’elles fussent considérées comme des honores, ne créaient aucun droit à la dignité d’honoratus[3]. Les seuls honneurs qui eussent cette vertu étaient ceux dont la nomination appartenait à l’empereur[4]. Encore fallait-il qu’ils fussent assez élevés dans la hiérarchie, militaire ou civile. Nous voyons, par exemple, que ce titre était souvent conféré aux anciens gouverneurs de province[5] et à certains employés du palais[6]. Pour l’acquérir, il n’était pas toujours nécessaire d’exercer réellement les magistratures dont nous parlons ; il suffisait d’être inscrit par la faveur impériale au nombre de ceux qui les avaient occupées[7]. Les privilèges n’étaient pas tout à fait les mêmes dans les deux cas, et il y avait, du moins quant à l’ordre de préséance, des différences assez notables entre les hommes qui avaient véritablement servi et ceux qui s’étaient contentés d’obtenir un brevet[8]. Mais tous, quels qu’ils fussent, étaient honorati[9] ; ce qui veut dire qu’ils prenaient place dans cette classe sénatoriale qui, répandue dans le monde romain, formait la noblesse d’Empire[10]. Ces honorati se recrutaient de deux façons : les uns étaient nés dans Tordre sénatorial lui-même, les autres étaient sortis de la classe, immédiatement inférieure, des curiales. Pour les premiers, rien de plus facile que de devenir honoratus : ils n’avaient qu’à se faire donner une des charges réservées à leur ordre[11], et l’hérédité ici était presque de règle[12]. Pour les seconds, la voie était moins largement ouverte. Dans la crainte de voir s’épuiser la classe moyenne des curiales, les empereurs avaient multiplié les obstacles sur la route qui menait de là à la condition de sénateur[13]. Un curiale ne pouvait sortir de la curie qu’après s’être acquitté de toutes les obligations qui lui incombaient, et l’une d’elles était la gestion des magistratures locales[14]. Les lois renfermaient à cet égard des prescriptions fort rigoureuses. Que nul n’aspire à administrer une province avant d’avoir parcouru toute la série des honneurs municipaux. Et qu’il n’aille pas commencer par le duumvirat ou la prêtrise ; il faut qu’il suive toute la filière, d’un bout à l’autre[15]. Un rescrit de Valentinien Ier porte qu’un curiale ne jouira des privilèges attachée à la situation d’honoratus qu’après avoir été fait principalis, et cette dernière dignité ne s’acquérait que par un long séjour dans les charges de la cité[16]. On poussa la précaution jusqu’à déterminer quelle serait la durée de ce stage. Honorius décida qu’en Gaule personne ne serait autorisé à s’éloigner des curies avant d’avoir passé quinze années dans la principalitas[17]. 3° Curiales. — Les curiales étaient les membres des sénats municipaux. Le nombre en était limité dans chaque ville. On entrait dans cette classe par la naissance ou par le choix. Tout fils de curiale, arrivé à un certain âge, siégeait de plein droit dans la curie[18] ; et si des vides se produisaient, l’assemblée elle-même les comblait, en appelant dans son sein des propriétaires riches tirés de la classe inférieure[19]. On a prétendu qu’en dehors de ces trois catégories de personnes une place était réservée dans le concilium aux évêques des sept provinces. Hincmar, en effet, affirme qu’ils y siégeaient, et il est visible qu’en écrivant cela il avait sous les yeux une copie de l’édit d’Honorius, puisqu’il en cite plusieurs passages[20]. On a essayé de détruire la valeur de son témoignage en disant que les évêques n’avaient rien à faire dans une assemblée dont la compétence ne s’étendait pas aux questions ecclésiastiques ; raison singulière pour qui songe au rôle considérable que ces hommes jouaient alors dans la société et dans l’administration de l’Empire. Le doute au sujet de l’assertion d’Hincmar vient plutôt de ce qu’elle n’est énoncée que par lui. Le document qu’il invoque nous a été transmis par une autre voie que la sienne. Pardessus ne signale pas moins de neuf manuscrits où il se trouve reproduit, et dont il donne les variantes. Or le nom des évêques ne figure dans aucun d’eux. Il est donc à présumer que Hincmar a eu dans les mains un texte altéré de l’édit, et si cette altération n’est pas le résultat d’une de ces fraudes qui étaient si fréquentes au moyen âge, elle s’explique peut-être par la confusion qui se sera établie entre la diète et les conciles d’Arles. Les judices, les honorati et les curiales n’étaient pas représentés de la même manière dans l’assemblée. Les gouverneurs des provinces étaient tenus de s’y rendre sous peine d’une amende de cinq livres d’or (plus de 5.600 fr.). Il n’y avait d’exception que pour ceux de la Novempopulanie et de la seconde Aquitaine. En raison de la distance, ces derniers pouvaient se faire suppléer par des legati, si quelque affaire de service les empêchait de s’absenter. Il est probable que les honorati étaient tous astreints au même devoir. La chose parait bien résulter d’une ligne de l’édit d’Honorius qui les oppose aux délégués dont le mandat avait sa source dans l’élection. On ne voit pas d’ailleurs par quel moyen pratique ils auraient pu réussir à nommer des députés. Il leur eut fallu se réunir à cet effet dans quelque ville de la Gaule méridionale, et, du moment qu’ils se déplaçaient, il était préférable, en somme, que ce fût pour aller au concilium. S’ils négligeaient d’y venir, sans alléguer d’excuse valable, l’amende était de trois livres (3.380 francs). En ce qui concerne les curiales, plusieurs questions se posent. La loi de 4i8 semble attester qu’ils étaient tous forcés de se transporter à Arles ; du moins elle n’indique pas qu’ils aient dû procéder à une élection quelconque. Mais il est clair que pendant toute la session l’administration des villes eût été complètement désorganisée, si les autorités locales avaient émigré en masse vers le chef-lieu de la préfecture. On remarquera en outre que dans nos sept provinces il n’existait pas moins de soixante cités[21] ; et, si l’on admet que dans chacune de ces cités l’ordo comptait seulement cinquante personnes en moyenne[22], on se convaincra que le chiffre total des curiales de la région était de trois mille environ ; ce qui suffit à démontrer que tous ne siégeaient pas au concilium. Pour atténuer la difficulté, on a prétendu que cette obligation ne pesait que sur les principales[23] ; mais l’hypothèse paraîtra sans doute peu justifiée, si l’on réfléchit à deux choses : l’une, que les principales prenaient une part très active à la gestion des affaires municipales[24] et que celles-ci auraient beaucoup souffert de leur absence ; l’autre, qu’ils étaient souvent dans les cités au nombre de dix[25], et que par conséquent leur réunion eut donné une assemblée numériquement trop considérable. L’hypothèse la plus plausible est donc que chaque curie envoyait un ou plusieurs députés à Arles ; elle les choisissait peut-être parmi les principales ; mais ceux-ci, quoi qu’on en ait dit, n’avaient pas accès à la diète en vertu de leur seule qualité. On a dit encore qu’on y laissait entrer les simples possessores, mais sans les y contraindre[26]. Cette opinion n’a d’autre origine qu’une fausse interprétation de l’édit d’Honorius. Dans deux phrases distinctes, ce document énumère les membres du concilium d’Arles. Il parle en premier lieu des honorati, des possessores, des judices singulorum provinciarum, et plus bas des judices, des honorati, et des curiales. Il est visible que les deux termes possessores et curiales sont ici synonymes. En principe, ces deux classes n’avaient rien de commun, et une ligne de démarcation très nette les séparait. Le mot possessor, réduit à sa signification la plus étroite, désignait un homme bien inférieur par le rang à un curiale ; car les curiales formaient l’aristocratie des cités, tandis que les possessores proprement dits étaient reléguée dans la plèbe[27]. Mais la langue courante et même les documents officiels donnaient souvent à ce mot un sens beaucoup plus large ; on rappliquait volontiers à tous les propriétaires ; et il n’est pas rare de voir qualifier de la sorte les curiales, parfois même les sénateurs[28]. Il est donc tout naturel que dans l’édit de 418 ce terme ait reçu une pareille acception. S’il en est ainsi, les cités n’ont eu d’autres représentants dans l’assemblée d’Arles que les curiales élus par l’ordo, et ceux-ci devaient siéger sous peine d’encourir, comme les honorati, une amende de trois livres. Au reste, pour facilitera tous les députée le voyage, on mettait à leur disposition les voitures de la poste impériale[29]. L’assemblée, telle que l’organisa Honorius, était convoquée, tous les ans, et le préfet du prétoire la présidait. La durée de la session n’était pas déterminée à l’avance ; tout dépendait des affaires que l’on avait à discuter. La loi stipulait seulement qu’elle aurait lieu dans l’intervalle compris entre le 13 août et le 13 septembre[30], et c’était au préfet qu’il appartenait de fixer la date de l’ouverture des séances. Le règlement suivi dans les délibérations ne nous est point connu, et il y aurait quelque témérité à affirmer que les choses se passaient absolument comme autrefois dans les diètes provinciales. Nul doute que la présence du préfet du prétoire et des gouverneurs n’ait eu pour résultat de modifier les anciennes pratiques. Ainsi l’autorité du président devait être beaucoup plus forte que jadis, car il avait un pouvoir propre en qualité de fonctionnaire impérial, et les attributions qu’il exerçait dans le sein de la diète ne lui étaient pas confiées par elle. En dehors de la Gaule, les documents ne nous signalent aucune assemblée diocésaine. Nous savons cependant que les provinces d’un même diocèse avaient le droit de se grouper en une diète unique[31] ; mais ce n’étaient point là des réunions périodiques, comme celles de la Gaule méridionale ; il fallait toujours, pour les justifier, une circonstance exceptionnelle, et elles se tenaient à des intervalles fort peu réguliers. Les textes gardent sur elles un silence à peu près complet ; ils nous apprennent uniquement que nul, pas même le vicaire ou le préfet, ne devait mettre obstacle à leur convocation[32]. Il est probable que l’autorisation préalable de ces fonctionnaires, du moins de l’un d’eux, était exigée, mais qu’elle ne pouvait être refusée. On désirerait être renseigné sur la manière dont elle était sollicitée. Des pétitions étaient évidemment présentées par les populations. Émanaient-elles des assemblées provinciales, ou bien des curies ? L’unanimité était-elle requise, ou bien la majorité suffisait-elle ? Tous ces points sont obscurs, et rien ne les éclaircit. Une seule conjecture semble plausible. La composition de ces diètes extraordinaires s’écartait peu sans doute de celle que nous avons constatée dans la diète d’Arles. Peut-être les gouverneurs des provinces n’y siégeaient-ils pas ; mais on y appelait sûrement les honorati et les délégués des curies. On aurait de la peine à croire qu’Honorius eût tiré entièrement du néant et créé de toutes pièces l’organisation de l’assemblée gauloise : il en emprunta certainement les traits essentiels aux institutions qui étaient déjà en vigueur. |
[1] Code Théodos., I, VII, 2 et 4 ; Salvien, De gubernatione Dei, V, IV.
[2] Notitia, p. 105, ligne 69, et p. 106 (Seeck).
[3] Il fallait, dans ce cas, qu’elle fut conférée par une décision spéciale du prince ; elle ne suivait pas d’elle-même.
[4] Godefroy, Code Théodos. (édit. Ritter), I, p. 59 ; Kuhn, Die Verfassung des röm. Reich, I, p. 900 ; Serrigny, Droit administratif romain, I, p. 239-240.
[5] Ammien Marcellin, XXIX, I, 9. Code Théodos., VI, XXXV, 9.
[6] Code Théodos., VI, XXXV, 7.
[7] Code Théodos., VI, XXII, 1 et 4. XII, I, 41. Une loi de 390 assimile ceux quibus detulimus splendidæ magistratus, et ceux quod ornavimus insignibus dignitatum (XII, I, 122). Il n’était pas rare que l’on achetât ces faveurs à prix d’argent. (Zosime, IV, XXVIII ; Code Théodos., VI, XXII, 1-3 ; VII, I, 5 et 25. Cf. Naudet, Administration de l’empire romain sous Dioclétien et Constantin, II, p. 85-86 ; Fustel de Coulanges, Institut. polit., I, 388.)
[8] Code Théodos., VI, XXII, 7. Ainsi, un vicaire qui obtient codicillos ex præfectis est mis au même rang que les anciens proconsuls ; un consulaire qui reçoit honorarios codicillos expræfectis aut etiam proconsulibus est inférieur aux anciens vicaires.
[9] Code Théodos., XIV, XII, 1.
[10] Fustel de Coulanges, Institutions polit., t. I, livre II, ch. XV ; Naudet, II, p. 74 et suiv. ; Kuhn, Die Verf. des rôm. Reichs, I, 201-202 ; Karlowa, Rom. Rechtsgesch., I, p. 880-890.
[11] Un fils de sénateur n’était pas d’emblée honoratus ; pour le devenir, il fallait qu’il gérât une magistrature. Sidoine Apollinaire (Epist., I, VI), reprochant à un de ses amis qui était noble, par conséquent sénateur, de fuir les honneurs, l’avertit que, dans les assemblées, un pauper honoratus aura le pas sur lui. On pouvait, du reste, y arriver de très bonne heure. (Mispoulet, Institut. polit. des Romains, I, 345-346.)
[12] Une loi de 377 proclame ce principe (Code Justin., XII, I, 11).
[13] Serrigny, Droit administratif romain, I, p. 194-202 ; Fustel de Coulanges, Instit. polit., I, 286-292.
[14] Code Théodos., XII, I, 57, 58. Ibid., 65 et 71.
[15] Code Théodos., XII, I, 77.
[16] Code Théodos., XII, I, 75.
[17] Code Théodos., XII, I, 171. On voit, dans la suite du texte, que les principalis étaient élus par les curies.
[18] Code Théodos., XII, I, 7 ; I, 22 ; I, 101 ; I, 132 ; I, 178.
[19] Code Théodos., XII, I, 66 ; I, 133. La loi XII, I, 33, parait attester qu’il fallait posséder en propre au moins vingt-cinq jugera de terres, c’est-à-dire 6 hectares 99 ares.
[20] Hincmar (édit. Sirmond), II, p. 730.
[21] Voir la Notitia Galliarum, p. 961 (Seeck). On sait que ce document est du commencement du Ve siècle.
[22] L’ordo de la ville italienne de Canusium nous est connu par une inscription de 223 (C. I. L., IX, 338) ; il se composait de 164 personnes. Si l’on déduit de ce chiffre : 1° les patroni, au nombre de 39, 2° les prætextati, au nombre de 25, on voit qu’il reste 100 membres effectifs de la curie. L’album de Thamugas, en Numidie, a été rédigé au milieu du IVe siècle (C. I. L., VIII, 2403) ; il porte 71 noms. Si on laisse de côté les individus qui ont été ou qui semblent avoir été patrons de la cité, on arrive au chiffre de 59 curiales. Mais on remarquera que nous n’avons ici que la liste des personnages qui exercent ou ont exercé une magistrature locale ; les simples curiales n’y figurent pas. Admettons que ces derniers formassent, comme à Canusium, le tiers de l’ordo, cela nous donnera 80 noms pour la curie entière. Le chiffre de 50, que nous proposons pour les cités gauloises, est donc certainement au-dessous de la réalité.
[23] Pallu de Lessert, dans le Bulletin des antiq. afric., 1884, p. 34.
[24] Une loi de 409 leur attribue gubernacula urbium (Code Théodos., XII, I, 171). Il leur était prescrit de punir ceux qui cachaient les déserteurs (VII, XVIII, 13). Ils avaient des pouvoirs étendus en matière financière. Symmaque, Epist., IX, X. Salvien, De gubenatione Dei, V, IV. Cf. Code Théodos., XI, XVI, 3 et 4 ; XII, I, 117 et 151. Voir, sur ces principales, Serrigny, Droit administratif de l’empire romain, I, p. 215-217.
[25] Un rescrit adressé au préfet des Gaules emploie, pour désigner les principales, l’expression de decemprimos ordinis curiales (Code Théodos., IX, XXXV, 9). De même en Afrique (XVI, V, 54).
[26] Bulletin des antiq. afric., 1884, p. 34-35.
[27] Code Théodos., VII, XIII, 7. XII, I, 5 ; I, 72 ; I, 96. Code Justin., XI, XXXII (XXXI), 3, 4. Orelli, 3734, 3910.
[28] Code Théodos., XII, XIII, 2. XI, I, 18. XI, VII, 2.
[29] Ce privilège était de droit, quand on se déplaçait sur l’ordre de l’empereur. Code Théodos., VIII, V, 63. Sidoine Apollinaire, Epist., I, V. Constantin appelle au concile d’Arles l’évêque de Syracuse ; il lui dit de se faire donner par le gouverneur de Sicile δημόσιον όχημα (Eusèbe, Hist. ecclés., X, V).
[30] Il ne faudrait pas se figurer que la session durait obligatoirement des ides d’août aux ides de septembre.
[31] Code Τhéodos., XII, XII, 9.
[32] Code Τhéodos., XII, XII, 9.