Texte numérisé par Marc Szwajcer
Sous l’Empire, on était très avide et très prodigue de décrets honorifiques. On compte par milliers les inscriptions qui contiennent de pareils témoignages d’estime ou de reconnaissance, et, sans parler même des particuliers, il n’y avait point de corps constitué qui n’aimât à récompenser de la sorte ses bienfaiteurs. Ce n’est pas que l’on attachât une importance réelle à ces hommages. Souvent on ne voyait la rien de plus qu’une politesse banale, et il n’était pas rare qu’on les décernât a des gens pour qui l’on n’éprouvait guère qu’un sentiment voisin de l’indifférence. Mais l’usage voulait qu’on s’en montrât peu avare, et les assemblées provinciales ne manquèrent pas de s’y conformer. Parmi ceux qui en étaient l’objet se trouvaient d’abord les provinciaux qui avaient acquis des titres à la gratitude de leurs compatriotes soit par quelque service, soit par la gestion d’une charge fédérale. Tels étaient les prêtres de l’autel régional. A Lyon, leur nom parait avoir été inscrit, généralement sans éloges, sur un grand mur qui portait au bas, en grosses lettres, les mots TRES PROVINCIAE GALLIAE[1]. En Espagne, la plupart d’entre eux avaient leur statue auprès du temple[2]. Partout on leur votait des remerciements, et l’on confiait à un monument public le soin d’en perpétuer le souvenir. On faisait de même à l’égard des autres fonctionnaires, par exemple les stratèges du conseil des Achéens[3], les trésoriers (allectores, judices arcæ), les commissaires-enquêteurs (inquisitores)[4], les agonothètes, les secrétaires[5]. Si un individu remplissait une ambassade, surtout heureuse et gratuite, il en était loué dans un beau décret que l’on gravait sur pierre ou dans une inscription plus courte que surmontait habituellement sa statue[6]. Enfin nous possédons des documents épigraphiques où l’on aperçoit des κοινά honorant comme leurs bienfaiteurs des personnages qui semblent être du pays, sans que nous sachions rien sur la nature du bienfait[7]. Parfois c’était à une famille entière que la province étendait ses hommages. En Gaule[8], comme dans l’Ile de Chypre[9], on associait volontiers tes femmes des prêtres à la gloire de leurs maris. Une faveur du même genre fut accordée par le concilium de Lyon à la famille du Ségusiave P. Maglius Priscianus[10] et à celle du Sénonais Sex. Julius Thermianus[11]. Julius Taurus, parent sans doute d’un prêtre fédéral, reçut des Trois Gaules un témoignage officiel de sympathie, alors qu’il n’avait pas encore vingt ans[12]. Nous voyons même le concilium d’Afrique dédier un monument à un enfant, fils d’un procurateur et petit-fils d’un flamine[13]. D’ordinaire la patrie du personnage qui obtenait une distinction pareille en était informée et félicitée par l’assemblée. Claudius Amphimacbos de Thyatire étant allé auprès de l’empereur pour le compte de l’Asie, la diète lui donna de grands éloges ; elle décida, en outre, qu’une copie du décret serait envoyée aux autorités de sa ville natale, afin que l’on apprit par là que l’Asie savait récompenser ceux qui lui faisaient du bien[14]. Épaminondas d’Acrœphies se chargea, sous Marc Aurèle, d’une ambassade dont personne ne voulait ; il en fut chaudement remercié dans deux lettres adressées à sa cité par les conseils d’Achaïe et de Béotie[15]. Euryclès d’Œzani, délégué au κοινόν des Panhellènes, eut le bonheur de se faire aimer pendant son séjour à Athènes ; le conseil se hâta d’en prévenir le sénat et le peuple d’Œzani, les Grecs d’Asie, et l’empereur lui-même[16]. Il parait bien que l’assemblée des Gaules érigea dans Saintes un monument à quelque prêtre de l’autel de Lyon, originaire de cet endroit[17]. La chose, en tout cas, est certaine pour Solemnis, comme l’atteste le document qui le concerne[18]. Par contre, lorsqu’une cité avait le dessein de manifester avec un éclat exceptionnel sa reconnaissance à l’un des siens ou même à un fonctionnaire impérial, elle sollicitait du concilium la concession d’un emplacement auprès du temple, et elle y dressait une statue ou une stèle honorifique[19]. Les empereurs furent à toutes les époques comblés de louanges, de flatteries, de marques d’affection par les provinces ; c’est au point qu’ils étaient parfois obligés de modérer leur enthousiasme[20]. Dès le lendemain de la bataille d’Actium, le κοινόν des Achéens célébrait les mérites d’Octave[21], et ce fut désormais dans tout le monde romain un concert perpétuel d’admiration et de gratitude même en faveur des princes les plus détestables[22]. Les monuments destinés à glorifier les empereurs étaient quelquefois consacrés par les assemblées provinciales dans Rome même[23] ; mais de préférence on les élevait sur le territoire fédéral[24]. Pour Hadrien, il y avait un point en Orient où venaient converger tous les hommages ; c’était Athènes, capitale de cette confédération panhellénique qui embrassait la plupart des cités grecques[25]. On ne voit pas pourtant que les nombreux κοινά de ces contrées aient pris l’habitude de lui dédier leurs statues dans cette ville ; ils aimaient mieux, en général, les garder auprès d’eux[26]. Hadrien est peut-être le souverain qui fut le plus adulé par ses sujets[27], parce qu’il voyagea beaucoup, et qu’il sema partout sa route de largesses. Mais, avant comme après lui, les provinciaux furent aussi prompts à la reconnaissance que pendant son règne. L’existence de certains κοινά ne nous est guère révélée que par leurs décrets en l’honneur du chef de l’Etat ; on dirait qu’ils n’ont de voix que pour remercier et bénir. Les assemblées, d’ailleurs, ne se bornaient pas a décerner des hommages purement humains ; leur respect affectait volontiers la forme de l’adoration, et elles s’inclinaient devant la divinité du prince comme devant sa puissance[28]. Dans tout cela il y avait sans doute quelque servilité ; mais il y avait encore plus de sincérité et d’adresse. L’empereur était le maître ; de lui émanait tout bien et tout mal ; c’en était assez pour inspirer cette vénération mêlée de crainte qui était au fond de tous ces décrets, et l’on était d’autant plus enclin à les lui prodiguer, qu’on avait, du moins dans les provinces, plus à se louer qu’à se plaindre de lui. Quelques-uns, parmi tant de Césars, en étaient pleinement dignes ; d’autres les méritaient fort peu ; mais il est des circonstances où l’éloge est le seul moyen de formuler un vœu ou de déguiser un reproche. Auguste défendit aux provinciaux de conférer aucun honneur aux fonctionnaires impériaux pendant la durée de leur charge ni dans les soixante jours suivants[29]. Cette règle fut constamment observée après lui. Elle n’eut pas pour résultat de garantir d’une manière absolue l’impartialité des diètes régionales ; elle laissa, au contraire, subsister deux graves abus. Premièrement, chaque gouverneur nouveau exigeait que les députés rendissent un témoignage aussi favorable que possible à l’administration de son prédécesseur[30]. D’autre part, il dépendait souvent des principaux personnages du pays qu’un magistrat romain reçut ou non des actions de grâces, et il suffisait d’être en bons termes avec eux pour avoir droit aux éloges de tous[31]. Il ne faut donc pas envisager toujours au pied de la lettre les marques d’estime ou de malveillance dont les provinciaux accompagnaient le départ des légats ou des proconsuls. Néanmoins, si l’on compense l’un par l’autre le double inconvénient que nous signalons, on peut dire qu’en somme les louanges des assemblées répondaient au sentiment réel des populations. Celles-ci prenaient fort au sérieux le droit qu’elles avaient de se prononcer sur la conduite des agents du prince. Au moment de nommer leurs délégués au concilium, les décurions des cités déterminaient le jugement qu’il convenait de porter sur l’ancien gouverneur, et leur décision avait toute la valeur d’un mandat impératif[32]. Une deuxième discussion s’engageait ensuite au sein de la diète provinciale, et l’on adoptait finalement une de ces trois solutions : l’éloge exprimé sous diverses formes, le silence équivalant au blâme, la plainte allant parfois jusqu’à la mise en accusation. Le décret, quel qu’il fût, arrivait à la connaissance de l’empereur, souvent par voie d’une députation spéciale, et il en était généralement tenu compte. C’est une excellente chose, disait Pline dans son Panégyrique, que les gouverneurs aient la certitude d’être récompensés de leur intégrité et de leur zèle. Le meilleur des titres pour s’élever à une magistrature plus haute est d’avoir bien rempli la fonction précédente. Les décrets des villes et des provinces recommandent un candidat mieux que tout le reste, et il n’est rien de tel que de le remercier pour lui procurer un avancement[33]. Quelques Romains de vieille roche trouvaient même qu’on avait, à cet égard, trop de complaisance pour des vaincus. Jadis, s’écriait Thraséas en plein sénat, les nations sujettes tremblaient à la seule vue des préteurs, des proconsuls, ou des simples particuliers que l’on envoyait chez elles pour nous renseigner sur leur docilité. Aujourd’hui, c’est nous qui distribuons nos hommages et nos adulations aux étrangers. Le moindre d’entre eux nous fait voter des louanges et plus fréquemment des accusations. Nos magistrats sont comme des candidats qui brigueraient les suffrages de leurs administrés[34]. En conséquence, une lot fut promulguée sous Néron pour interdire aux concilia qui avaient eu un bon gouverneur de transmettre an sénat leurs éloges[35]. Mais cette mesure rigoureuse tomba presque aussitôt dans l’oubli, et l’ancien usage ne tarda pas à prévaloir. Il avait l’avantage d’opposer un frein, si faible fût-il, à l’arbitraire des représentants du prince, et de réserver aux provinciaux un moyen d’action indirect sur des fonctionnaires trop puissants pour ne pas abuser quelquefois de leur pouvoir. C’est d’ordinaire aux gouverneurs que les assemblées adressaient leurs remerciements[36]. Mais elles étaient libres de traiter de même quiconque détenait une parcelle de l’autorité publique. On a découvert à Rome un monument érigé par le κοινόν d’Asie à un ancien questeur de la province[37]. Un proquesteur d’Achaïe fut l’objet d’un décret analogue de la part du κοινόν qui comprenait les Béotiens, les Eubéens, les Locriens, les Phocidiens, les Doriens, c’est-à-dire toute la Grèce centrale[38]. Les Gaules exprimèrent pareillement leur satisfaction à un chevalier qui, se conformant aux ordres des empereurs, les deux Augustes, avait exercé avec une très grande intégrité et un très grand désintéressement les fonctions de procurateur chargé de faire le recensement[39]. Cette pratique impliquait naturellement le droit pour les assemblées de rechercher jusqu’à quel point les agents de l’empereur méritaient d’être loués. Pendant toute l’année, les populations avaient l’œil ouvert sur eux, et ceux-ci devaient se préoccuper sans cesse de l’opinion que le concilium se ferait de leurs actes. Ils étaient donc, dans une certaine mesure, soumis au contrôle de leurs subordonnés ; et, quand même il serait établi que cette surveillance, parfois efficace sous un bon prince, était le plus souvent illusoire, il n’en subsisterait pas moins que les provinciaux trouvaient là une raison de se figurer qu’ils n’étaient pas complètement désarmés contre un mauvais administrateur. |
[1] On n’a qu’à parcourir, pour le constater, les recueils de Boissieu et de Bernard.
[2] C. I. L., II, 2344 ; 4248.
[3] Arch. Zeitung, 1879, p. 136. Ibid., 1877, p. 106, n° 82 ; p. 192, n° 97 ; 1879, p. 137 ; 1880, p. 56.
[4] Wilmanns, 9318 ; Spon-Renier, p. 138, 142, 147, 149, 198, 315, 867.
[5] Bulletin de correspondance hellénique, 1886, p. 51.
[6] C. I. G., 1625 (inscription de 87 lignes). Lebas-Waddington, 7e partie, 2734 ; Arch. Zeitung, 1878, p. 177. C. I. L., II, 4055, 4192, 4201, 4208.
[7] Foucart, Inscr. du Péloponnèse, 256. Dumont, Inscr. de Thrace, n° 29. C. I. L., II, 4217.
[8] Bernard, Le temple d’Auguste, p. 76. Spon-Renier, p. 156 ; Bernard, p. 61.
[9] Bulletin de corr. hellén., 1879, p. 173.
[10] Boissieu, Inscriptions de Lyon, p. 120 ; Bernard, p. 58.
[11] Renier, Mém. de l’Acad. des inscriptions, XXVI, 1ère partie, p. 119 et suiv.
[12] Boissieu, p. 609 ; cf. Spon-Renier, p. 366.
[13] Ephemeris epigraphica, V, p. 389.
[14] C. I. G., 3687. Cf. Revue arch., 1885, 2e sem., p. 104.
[15] C. I. G., 1625.
[16] Lebas-Waddington, Inscriptions d’Asie Mineure, 866, 867, 869.
[17] Bernard, Le temple d’Auguste, p. 75 (inscription de Saintes).
[18] Inscription de Thorigny.
[19] C. I. L., II, 4269 (Tarragone). Spon-Renier, p. 194, note 2 (Lyon). Bernard, p. 74-75. L’inscription africaine qui citée plus haut, à la note 13, a été trouvée non à Carthage, mais à Thamugas.
[20] Tacite, Ann., IV, XXXVII ; C. I. A., III, 18.
[21] Dittenberger, Sylloge inscr. Græc., 272.
[22] C. I. L., V, 7980 : statue élevée à Caracalla par la province des Alpes Maritimes.
[23] C. I. L., VI, 1060 (Rome) : monument dédié à Gordien en 240 par la province de Maurétanie Césarienne. Cf. Phlégon de Tralles, dans les Fragm. hist. Græc., III, p. 621, n° 42.
[24] Il est digne de remarque que le κοινόν des Achéens avait coutume de placer à Olympie ses statues honorifiques.
[25] Pausanias, I, XVIII ; C. I. A., III, 471-486 ; Bulletin de corr. hellén., 1878, p. 416.
[26] C. I. G., 1713 (Delphes). Keil, Sylloge inscr. Bœotic., n° 36 (Thèbes). Dittenberger, Sylloge inscr. Græc., 282 (Delphes).
[27] Il avait à lui seul plusieurs statues auprès du sanctuaire provincial de la Tarraconaise.
[28] C. I. L., III, 1454 ; C. I. A., III, 10.
[29] Dion, LVI, XXV (11 après J.-C) ; Renier, Mélanges d’épigraphie, p. 106.
[30] Cela se faisait déjà sous la République ; cf. Cicéron, Ad famil., III, X et XI.
[31] Tacite, Annales, XV, XX. Le Crétois Claudius Timarchus, un de ceux que l’historien appelle prævalidi provincialium et opibus minus ad injurias minorum elati, disait un jour in sua potestate situm, an proconsulibus qui Cretam obtinuissent grates agerentur. Plus loin, Tacite parle de laus falsa et precibus expressa (ibid., XXI). Rapprocher ce passage de l’inscription de Thorigny.
[32] Inscription de Thorigny.
[33] Pline, Panégyrique, LXX. Lampride, Alexandre Sévère, XII.
[34] Tacite, Annales, XV, XXI.
[35] Tacite, Annales, XV, XXII.
[36] Bernard, Le temple d’Auguste, p. 98. D’après un premier fragment de cette inscription, Renier avait cru qu’il s’agissait là de L. Septimius Severus, le futur empereur, qui fut aussi légat de la Lyonnaise (Spon-Renier, p. 373-389). C. I. L., III, 1613. C. I. L., III, 1741, X, 1430. Cf. 1431, 1433. Ibid., 3853. C. I. G., 3903 b.
[37] C. I. L., VI, 3835.
[38] C. I. A., III, 568. Cf. Mommsen, Eph. epigr., I, 151.
[39] Wilmanns, 1369. Renier, Mélanges d'épigraphie, p. 52-53. Cf. Wilmanns, 1609. Une inscription très mutilée de Lyon (Spon, p. 30) parait être, à Renier, un fragment de l’épitaphe d’un fonctionnaire que l’assemblée des trois provinces avait honoré d’un témoignage public de satisfaction ou de reconnaissance. Voir une autre inscription, de Gighthis en Afrique, dans le Bulletin archéol. du Comité des travaux historiques, 1886, p. 46.