LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES DANS L’EMPIRE ROMAIN

LIVRE II.

CHAPITRE IV. — LES PROVINCES AVAIENT-ELLES LE DROIT DE BATTRE MONNAIE ?

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Dans l’antiquité comme de nos jours, le droit de battre monnaie était le privilège exclusif de la souveraineté[1]. De là vient que, sous l’Empire, ce droit fut exercé simultanément par le prince et par le sénat. Le prince tirait cette prérogative de l’autorité absolue (imperium) que la loi lui conférait[2] ; le sénat l’empruntait à cette espèce de fiction qui le faisait considérer comme représentant le peuple romain tout entier[3]. Toutefois il y eut dans la pratique un partage d’attributions entre eux. L’empereur fut seul chargé de frapper les pièces d’or et d’argent, et le sénat frappa seul les pièces de cuivre[4]. Cette règle demeura en vigueur pendant près de trois siècles, et, si l’on excepte une vaine tentative de Néron pour l’abolir, elle fut toujours respectée[5]. A coté de la monnaie d’Empire, destinée à circuler partout, il y en avait une autre que l’empereur émettait pour les besoins particuliers de telle ou telle province, et qui n’avait cours légal que dans la province même. Celle-ci était toute en cuivre dans les contrées occidentales, et elle n’y fut frappée que jusqu’au règne de Néron[6]. En Orient, au contraire, elle était en argent, mais jamais en or. Le plus souvent la monnaie d’argent fabriquée ainsi pour le service d’une province déterminée est une monnaie purement impériale, qui n’a de local que son type et son système de poids. Le nom de la province n’y apparaît pas, car l’émission est faite au nom du souverain, au nom du gouvernement central, et le monnayage ne porte en rien le caractère d’une autonomie indigène[7].

Les provinciaux cependant avaient certains droits monétaires, qui variaient, il est vrai, suivant les pays. Nous n’avons pas à nous occuper ici de ceux qui concernaient les villes. Nos recherches doivent se borner aux assemblées régionales, et voici ce que les numismates nous apprennent sur elles.

Parmi les espèces exclusivement provinciales, il faut distinguer les médailles et les monnaies. Les premières ne sont pas faites pour servir aux transactions ; elles sont plutôt commémoratives ; elles n’ont d’autre objet que de rappeler le souvenir de quelque événement ; ce sont toujours des pièces en bronze et de grande dimension. Beaucoup d’entre elles sont fabriquées par les cités ; mais il en est aussi qui le furent par les κοινά[8]. Il est évident que nous n’avons pas à en tenir compte. L’existence de ces médailles ne prouve nullement que ces provinces eussent le droit de battre monnaie ; car les particuliers eux-mêmes pouvaient en émettre de pareilles[9].

Quant aux monnaies proprement dites, il importe d’établir une différence entre l’Occident et l’Orient. En Occident, il ne parait pas qu’aucun consilium en ait jamais fait frapper, soit en cuivre, soit en argent. On possède des bronzes aux effigies d’Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron, et au type de l’autel fédéral de Lyon, sans les lettres S(enatus) C(onsulto) ; mais ce sont des monnaies impériales, spécialement destinées aux Trois Gaules[10]. Un denier d’argent, gravé dans un style purement gaulois, porte, d’un côté, trois têtes de femme avec les mots TRES.GALLIAE à l’exergue, de l’autre, Galba à cheval, avec les mots SER.GALBA.IMP.AVG. S’il a été émis réellement au nom des Trois Gaules[11], il y a eu là une usurpation manifeste, qui s’explique par les circonstances, sans être d’aucune conséquence pour les années où tout était régulier[12].

L’Orient était beaucoup mieux traité. Dans cette partie de l’Empire, plusieurs κοινά eurent le privilège de frapper de la monnaie de cuivre. C’est le cas de la Bithynie[13] et de Chypre[14]. Tout en se réservant dans ces provinces la fabrication exclusive de la monnaie d’argent provinciale, l’empereur y abandonnait le cuivre à la direction de l’assemblée de la communauté des indigènes, de même que dans la monnaie d’Empire il avait laissé ce métal à l’autorité du sénat. Deux autres pays nous offrent un monnayage de cuivre émis sous les empereurs et avec leurs effigies, mais au nom du commune indigène ; c’est la Macédoine[15] et la Thessalie[16]. En Crète, le κοινόν jouit du droit de monnayer le cuivre jusque sous Caracalla, et il eut même celui de monnayer l’argent pendant le règne de Tibère[17]. Enfin une faveur semblable fut longtemps reconnue, pour l’un comme pour l’autre métal, à la Lycie[18] et à la Cilicie[19].

On voit que le droit de battre monnaie ne se rattachait pas aux attributions ordinaires des assemblées provinciales. Celles qui en étaient investies le devaient à la bienveillance impériale, et la concession en était toujours révocable à la merci du prince. Nous ne trouvons nulle part la trace d’une autorisation de ce genre octroyée à l’une d’elles. On procédait sans doute à leur égard comme à l’égard des villes, et de nombreux documents nous montrent qu’il dépendait, de l’empereur sous Auguste, des gouverneurs après lui, qu’une cité frappât des pièces de monnaie[20]. Il en était de même pour les provinces. Aucune d’elles n’avait le droit intrinsèque de monnayer l’argent ni le cuivre ; sinon elle eût été souveraine. Ce droit, quand elle l’exerçait, lui était accordé, en termes exprès, par le prince, et le prince ne l’accordait pas à toutes. Voilà pourquoi il est impossible d’énoncer une règle uniforme pour les différentes provinces, ni pour une mémo province envisagée à différentes époques.

Ce serait d’ailleurs une erreur singulière que d’attribuer une plus large part d’autonomie à celles qui étaient pourvues de ce privilège. Rien n’indique que les empereurs aient voulu favoriser l’Orient de préférence à l’Occident, ni que le κοινόν de Macédoine ait été plus libre que le concilium des Gaules. Ce furent de tout autres motifs qui guidèrent en ces matières l’autorité impériale. La monnaie de cuivre que frappait le sénat était tout à fait insuffisante pour les besoins des populations. Il n’y avait pour la produire que deux ateliers, à Rome et à Antioche, et ce dernier était loin d’égaler le premier en importance. Il était très éloigné du centre du gouvernement ; il ne dépendait que du sénat[21] ; c’en était assez pour que la constante défiance des empereurs l’empêchât de se développer autant qu’il eût fallu. L’atelier de Rome fournissait toutes les espèces de cuivre nécessaires à l’Occident, parce qu’en raison de sa situation même, il était dans la main du prince. Celui d’Antioche travaillait beaucoup moins, précisément parce que le prince avait sur lui une action moins efficace et moins directe. On fut donc obligé, pour y suppléer, de laisser aux villes et à certaines provinces d’Orient le droit, superflu en Occident, de monnayer aussi le cuivre, et les provinces qui l’obtinrent en furent redevables, soit à la protection d’un personnage puissant, comme la Bithynie[22], soit à leur petitesse, comme la Crète, soit au respect d’une tradition déjà ancienne, comme la Macédoine, soit à d’autres raisons qui nous échappent.

Cette concession flattait apparemment la vanité des assemblées qui en bénéficiaient. Elle devait de plus procurer à leur budget quelques ressources supplémentaires. Mais au fond elle était illusoire. D’abord, elle ne durait que par la volonté du prince, toujours libre de la révoquer. En second lieu, les monnaies des κοινά étaient tenues de se conformer au système romain et de porter l’effigie du chef de l’État. Enfin, la fabrication en était soumise au contrôle assidu de l’administration impériale. On sait que celui-ci avait un droit de surveillance sur les ateliers sénatoriaux[23] et sur les ateliers municipaux[24]. On peut affirmer, quoique les preuves nous manquent, que son autorité s’étendait également au monnayage provincial, et que les assemblées étaient forcées d’obéir à ses règlements.

Le caractère singulier de ces assemblées se manifeste ici clairement. A voir de quelle manière les empereurs répartirent entre elles les privilèges monétaires, il est aisé de constater qu’elles furent de tout temps considérées comme un instrument de règne. On ne se servait d’elles que dans les circonstances où leur concours paraissait utile au bien de l’État. Ce ne fut pas en vertu d’un principe abstrait, ni d’une conception théorique qu’on leur attribua telle ou telle prérogative ; leur organisation fut déterminée tout entière par des raisons pratiques. On ne les institua pas avec le dessein prémédité d’en faire un rouage administratif. Si on les associa en quelque façon au gouvernement de l’Empire, ce fut parce qu’on trouva avantageux de tirer, en certains cas, parti d’elles. A vrai dire, elles ne remplirent un rôle politique que par occasion, presque par accident : leur nature propre ne les y prédestinait pas ; et les hommes n’auraient été nullement surpris, si ce mode d’activité leur était toujours demeuré étranger.

 

 

 



[1] Lenormant, La monnaie dans l’antiquité, t II, p. 3.

[2] Dès l’époque républicaine, le général, qu’on l’appelât dictateur, consul, préteur, proconsul, propréteur, ou qu’il fût seulement désigné par le titre d’imperator, avait, par le fait même du commandement en chef (imperium) dont il était revêtu, le droit de battre monnaie. (Mommsen, Hist. de la monnaie romaine, t. II, p. 37, de la traduction française.) L’imperator avait de tout temps frappé des monnaies d’or et d’argent hors de Rome ; César en fit frapper à Rome même ; Auguste, ayant obtenu la puissance suprême, fit un pas de plus en réservant exclusivement ce droit à l’imperator. (Ibid., III, 7. Cf. Staatsrecht, II, 984-985, 2e édit.) Sous Auguste, quelques proconsuls émirent encore des monnaies dans les provinces sénatoriales : L. FABRIC(ius) PATELLIV(s) en Cyrénaïque ; AFR(icanus) FA(bius) MAX(imus) COS. PROCOS. (en Afrique). (L. Müller, Numismatique de l’ancienne Afrique, I, p. 165 ; II, p. 61.)

[3] Le sénat, héritier des prérogatives du peuple, était considéré, sous l’Empire, comme la source même de la souveraineté. Tacite, Hist., I, XLVII ; I, LXXXIV ; IV, III. Dans les documents officiels, le sénat s’appelait senatus populusque romanus. (Capitolin, Maximini, XV.)

[4] Lenormant, La monnaie dans l’antiquité, II, 400-401.

[5] Mommsen, Hist. de la monnaie romaine, III, 11.

[6] Lenormant, II, p. 183-190. Par une anomalie encore inexpliquée, on voit apparaître, sous Philippe l’Arabe, une monnaie de cuivre frappée spécialement pour la Dacie. (Mionnet, I, p. 350 ; Lenormant, II, 194, note.)

[7] Lenormant, II, 149-153.

[8] Ex. Mionnet, I, p. 417 ; Eckhel, II, p. 43. — Eckhel, II, 560. — Eckhel, II, 507-508). — Mionnet, suppl., VI : Ionie, 723).

[9] Voir, sur ce point, Lenormant, III, p. 135-143. Cf. l’ouvrage du même auteur intitulé Monnaies et Médailles (Paris, Quantin).

[10] Eckhel, VI, p. 134 et suiv. ; Cohen, Monnaies impériales, I, p. 71, 123, 165, 204 ; Mommsen, Hist. de la monnaie romaine, III, 968 ; Lenormant, II, 186.

[11] A. de Barthélemy, Revue des questions historiques, t. V, p. 28. Le même auteur est porté a croire que les monnaies de bronze dont il vient d’être parlé ont été émises par le concilium de Lyon (ibid., p. 48).

[12] C’est par un abus du même genre que le sénat, après la mort de Néron, fit frapper en abondance des monnaies d’or et d’argent (Revue numismatique, 1862, p. 197 et suiv.).

[13] Eckhel, II, 403-404 ; Mionnet, II, p. 410.

[14] Eckhel, III, 84-85 ; Mionnet, III, p. 671 et suiv.

[15] Eckhel, II, 64.

[16] Eckhel, II, 134-135 ; Mionnet, II, p. 6 et suiv. Cf. Lenormant, II, p. 154.

[17] Eckhel, II, 302 ; Mionnet, II, Crète : 6, 10, 19, 23-25.

[18] Mommsen, Hist. de la monnaie romaine, III, 340 ; Lenormant, II, 161-162.

[19] Eckhel, II, 73, 74, 78 ; Mionnet, III, Cilicie : 418, 431, 432, 433, 450, 487.

[20] Sous Auguste, l’autorisation était accordée par l’empereur et à perpétuité, sous réserve du droit de révocation. Eckhel, II, 357 (monnaie de Patras sous Auguste). Ibid., IV, 697 (monnaie d’Italica sous Tibère). Pendant le règne de Tibère, elle était donnée par les gouverneurs et renouvelée successivement par chacun d’eux. Eckhel, III, 978 (monnaie de Béryte, frappée à la fin du règne d’Auguste ou an commencement du règne de Tibère ; cf. Lenormant, II, p. 214). Müller, Numismat. de l’ancienne Afrique, II, p. 156 et suiv. : Permissu P. Corneli Dolabella procos. ou Permissu L. Aproni procos. III (monnaie de Clypée, sous Tibère). Voir encore Mommsen, Hist. de la monnaie rom., III, 339.

[21] Lorsque Vespasien eut été proclamé empereur par les légions de Syrie, il frappa aussitôt à Antioche de la monnaie d’or et d’argent pour attester qu’il prenait possession du pouvoir, mais il ne toucha pas au monnayage de cuivre. (Tacite, Hist., II, LXXXII ; Lenormant, II, 411-412.)

[22] On suppose que la Bithynie dut cette faveur au célèbre favori d’Hadrien, Antinoüs, qui était originaire de cette province.

[23] Wilmanns, 1378 c : Hercuti Aug(usto) sac(rum). Félix Ang(usti) l(ibertas) optio et exactor auri arg(enti) æris, item signatores suppostores melleatores monetæ Cæsaris n(ostri) (inscription de Rome datée de l’année 115 après J.-C). Le titre de l’exactor prouve, d’après Mommsen (III, p. 11, note 3), que ce chef d’atelier vérifiait les monnaies de cuivre émises par le sénat.

[24] Scævola, au Digeste, XLVI, III, 102.