Texte numérisé par Marc Szwajcer
Plusieurs fêtes étaient célébrées annuellement dans les provinces en l’honneur de l’empereur. C’était d’abord, au 1er janvier, la prestation du serment, tant de la population civile que des légions[1]. C’était ensuite, deux jours après, la cérémonie que l’on appelait votorum nuncupatio[2]. Des pratiques analogues accompagnaient aussi l’anniversaire de la naissance du prince[3] et de son avènement[4]. Il faut distinguer de ces réjouissances celles dont le soin regardait l’assemblée provinciale. Les premières, sauf la fête du nouvel an, changeaient de date à chaque règne ; les secondes revenaient à jour fixe, et ce jour n’était pas le même dans les différentes contrées. C’est ainsi qu’à Lyon la fête s’ouvrait régulièrement le 1er août[5], tandis qu’en Asie elle tombait à la fin de février[6]. Un autre motif empêche encore de les confondre. Dans le premier cas, les sacrifices étaient faits et les prières étaient prononcées par le représentant de l’empereur ; dans le second, la présidence était réservée au prêtre de la province, et il n’est même pas sûr que le gouverneur assistât à des cérémonies où il n’aurait pas occupé la place d’honneur. Ce devait être pour chaque province une obligation stricte que d’adresser ses hommages religieux au prince et à Rome. Mais, à côté de ce culte, il pouvait en subsister d’autres, d’origine plus ancienne. Tel est celui d’Apollon Patroos que les inscriptions nous signalent en Lycie ; il n’y a pas, en effet, de doute a avoir sur son caractère provincial, puisqu’on désigne les prêtres de la façon suivante : ίερεύς.... Λυκίων τοΰ κοινοΰ Δεοΰ πατρώου Απόλλωνος[7]. Toutefois ce fait se présente assez rarement, et il est à présumer que ces cultes d’un autre âge étaient associes à celui des empereurs ; peut-être même les deux sacerdoces étaient-ils remplis par un seul personnage[8]. Il est donc permis de croire qu’il n’y avait pas deux séries distinctes de fêtes fédérales, mais plutôt qu’on les célébrait toutes ensemble dans la même session. La cérémonie religieuse proprement dite se composait, comme toujours, de plusieurs parties : d’abord la procession, ou se développait le long cortège que formaient les députés des villes et les particuliers venus de tous les coins de la province ; puis la prière à la divinité de Rome et de l’empereur, les vœux en l’honneur du prince et de sa famille, du sénat et du peuple romain tout entier ; ensuite le sacrifice, les victimes immolées sur l’autel, les libations répandues, l’encens brûlé, au milieu des chants et des danses ; enfin le repas sacré, auquel prenaient part tous les assistants[9]. On passait alors aux jeux, qui étaient le principal attrait de ces réunions. Il n’entre pas dans notre sujet de nous appesantir sur ce point, par la raison toute simple que les fêtes provinciales n’offrent ici rien de particulier. A quelques différences près, c’étaient partout les mêmes divertissements : courses de chars[10], combats de gladiateurs[11], luttes athlétiques[12], exhibitions et chasses d’animaux féroces[13], représentations scéniques[14], concours de musique, d’éloquence et de poésie[15]. Le programme était plus ou moins riche, le luxe déployé était plus ou moins grand ; mais le fond, dans toutes les provinces, était presque identique. A la suite de ces exercices, on distribuait les récompenses aux vainqueurs. Dans l’antiquité, il y avait deux catégories de jeux, les άγώνες σίεφανΐται ou φνλλΐται, où les prix étaient de simples couronnes de feuillage, et les άγώνες Δεματΐται ou Δεματικοί, appelés aussi άργυρΐται, dont le prix était un objet précieux ou de l’argent. A la première classe appartenaient tous les jeux de fondation ancienne et les plus célèbres, comme ceux d’Olympie et de Némée, ainsi que beaucoup d’autres d’institution plus récente et fondés pendant les premiers siècles de l’Empire dans la plupart des grandes villes de l’Asie et de la Grèce ; on les appelait aussi άγώνες ίεροί, pour marquer leur supériorité. Les jeux de la deuxième catégorie se célébraient un peu partout dans beaucoup de villes du second rang ; ils étaient généralement réservés aux concurrents originaires de la province où ils avaient lieu, et ils n’étaient pas œcuméniques, comme les grands jeux ; mais ce n’était pas toujours le cas. Il y avait entre ces deux sortes de concours toute la distance qui sépare, de nos jours, les courses du Derby des courses d’un chef-lieu de département[16]. Les jeux provinciaux étaient rattachés aux άγώνες δίεφανΐται ; nous en avons la preuve, notamment, pour le κοινόν d’Asie[17], pour ceux de Bithynie[18], d’Achaïe[19], de Syrie, de Cilicie[20], de Crète[21] et de la Confédération panhellénique[22]. Ces fêtes duraient plusieurs jours. Pendant ce temps, des foires se tenaient dans le voisinage du temple[23]. Une espèce de bazar abrité sous des tentes[24] se dressait sur quelque place appropriée à cet usage, et les provinciaux y faisaient leurs achats. Il est possible que dans ces marchés la liberté des transactions ait été complète, contrairement à la pratique ordinaire, que les vendeurs n’aient eu à payer aucun droit, et que la surveillance de la police se soit bornée au contrôle des poids et mesures[25]. Peut-être enfin profilait-on de ces grandes réunions d’hommes pour porter parfois à la connaissance de tous les édite impériaux et les décisions des gouverneurs. Lorsqu’on nous lit les décrets du prince, dit saint Jean Chrysostome, il se fait partout un profond silence ; chacun prête l’oreille, avide d’entendre. Malheur a qui oserait faire le moindre bruit et troubler une pareille lecture ![26] Cette coutume ne date pas du Bas-Empire. Une scène de ce genre était reproduite sur Tare de triomphe de Marc Aurèle, et les actes des martyres mentionnent fréquemment le même détail[27]. Sans doute les textes ne disent pas expressément que la multitude assemblée dans les fêtes provinciales ait jamais reçu des communications de cette nature ; mais la conjecture n’a en soi rien d’improbable, d’autant plus que certaine décrets rendus par la diète étaient, nous le savons, proclamés pendant les jeux dans l’enceinte ou se pressait la foule des spectateurs[28]. Dans toutes ces cérémonies, le grand prêtre avait un rôle considérable. C’était lui qui marchait en tête de la procession, vêtu d’une robe de pourpre et orné d’une couronne d’or[29]. C’était lui encore qui offrait le sacrifice et qui disait les prières. Au repas qui suivait, il occupait la première place et mangeait la meilleure part. Il présidait enfin les jeux du haut de son siège d’honneur[30]. Il était aidé dans sa charge par de nombreux auxiliaires. Le plus important était l’agonothète[31]. On ignore en quoi consistaient précisément ses fonctions. Avait-il pour mission, comme on l’a cru, de diriger les concours et de distribuer les prix, ou bien l’ordonnance des jeux rentrait-elle tout entière dans ses attributions ? Les textes sont également favorables à l’une et à l’autre hypothèse[32]. En tout cas, cette dignité était entourée d’un assez grand prestige, et l’on n’y élevait guère que des hommes de noble condition[33]. Le gymnasiarque était spécialement préposé à la surveillance des exercices gymniques[34]. Au panégyriarque revenait le soin d’organiser la procession[35]. La police de la foire incombait à l’agoranome[36]. Des commissaires assuraient le maintien de l’ordre et réprimaient les perturbateurs[37]. Enfin, des agents subalternes, esclaves, affranchis ou libres de naissance, servaient tous ces hauts magistrats, en qualité de sacrificateurs, de hérauts, d’appariteurs ou d’acolytes[38]. Les serviteurs restaient sans doute attachés toute leur vie au temple provincial. Les autres ne devaient être nommés par l’assemblée que pour une session[39], et ils étaient responsables devant elle. Comme le grand prêtre, ils étaient probablement désignés un an à l’avance, et il leur fallait dans l’intervalle tout préparer pour la fête ; de là peut-être la nécessité pour eux de résider durant quelques mois au chef-lieu fédéral. Nous ne savons pas s’ils étaient, pendant ce temps, logés et nourris aux frais de la province. Plusieurs questions se posent au sujet de ces dignitaires. Leur infériorité à l’égard du prêtre est indubitable. S’ensuit-il qu’ils eussent des instructions à recevoir de lui, et qu’ils fussent astreints à lui obéir ? Avaient-ils, à l’époque du congrès, chacun dans les limites de sa compétence, un droit de juridiction sur les assistants, ou bien se contentaient-ils de signaler les délinquants aux agents impériaux[40] ? Dans quelle mesure le personnel placé sous leurs ordres était-il soumis hors session à leur autorité ? Il est impossible de se faire une opinion là-dessus, faute de documents. Nous ne risquerons qu’une conjecture. Si eux-mêmes s’acquittaient mal de leur charge, au point de mériter une peine, il est à présumer que l’affaire était portée devant l’assemblée, et qu’on les frappait d’une amende[41]. On a prétendu que le grand prêtre était le chef hiérarchique, sinon de tous les prêtres de la province, du moins de ceux qui étaient attachés dans les cités au culte de Rome et d’Auguste[42]. Mais on n’invoque, pour le prouver, que des documents du IVe siècle, et les faits qu’ils mentionnent sont particuliers au Bas-Empire[43]. Un texte unique, du règne d’Antonin, parait prêter à l’équivoque. C’est une lettre adressée aux habitants d’Aphrodise par Euryclès, alors pontife désigné d’Asie, pour les autoriser à célébrer prochainement des jeux qui avaient été l’objet d’une fondation. Bœckh s’est imaginé qu’Euryclès intervenait ici en qualité d’άρχιερεύς de la province, tandis qu’en réalité il agit comme curateur (λογισίής) de la cité[44]. On n’aperçoit même pas que les prêtres de ces temples d’Ephèse, de Pergame, de Smyrne, de Sardes, qui étaient dits κοινοί Άσίας, se soient trouvés sous la dépendance effective du pontife suprême d’Asie. Il n’y aurait eu cependant rien d’étrange à cela, ces temples ayant un caractère fédéral[45]. En somme, tout ce qu’on peut affirmer pour les trois premiers siècles, c’est que dans tout l’Empire le flamine de Rome et d’Auguste, choisi par la province, était, en fait, au-dessus des autres ; il le devint en droit quand la lutte avec le christianisme donna aux empereurs la pensée de créer une hiérarchie sacerdotale dans le clergé païen[46]. |
[1] Tacite, Hist., I, LV. Pline, Epist., X, LII. Le jusjurandum Aritiensium peut donner une idée de ces serments (C. I. L., II, 172). Cf. une inscription analogue trouvée à Assos, en Troade (Eph. epigr., V. p. 155-156).
[2] C. I. L., I, pp. 334, 382. Henzen, 6119 (Ferial Campanum de 367). Wilmanns, 2876 a. Tertullien, De corona, XII. Pline, X, XXXV.
[3] Pline, X, XVII (Keil). C. I. L., I, p. 379-380 et 402 ; Wilmanns, 884.
[4] Pline, X, LII.
[5] Suétone, Claude, II.
[6] Saint Polycarpe subit le dernier supplice le 23 février, et l’on sait que c’était pendant les fêtes du κοινόν d’Asie. (Renan, l’Église chrétienne, p. 656.)
[7] Lebas-Waddington, Inscr. d’Asie Mineure, 1221.
[8] Dans l’inscription de la note précédente, le κοινόν de Lycie décerne de grands honneurs à un personnage qui, en qualité de prêtre d’Apollon Patroos, τά τε πρός έύσέβειαν τών Σεβασίών καί τοΰ Δεοΰ έπλήρωσεν. Un autre document (ibid., 1224) nous montre que cette province pratiquait encore au IIIe siècle le culte de la déesse Rome et des empereurs. Bulletin de corr. hellén., 1886, p. 223.
[9] Sur ces cérémonies, voir A. Maury, Religions de la Grèce antique, II, p. 82-140 et 170-246.
[10] Spon-Renier, p. 378.
[11] C. I. G., 2511, 3677, 3213.
[12] C. I. G., 247, 3674 ; Foucart, Inscript. de Mégaride, p. 16 ; Lebas-Wadd., Inscr. d’Asie Min., 1233, 1620 b ; Bulletin de corr. hellén., 1881, p. 230 ; Dittenberger, Sylloge inscr. Græc., 399.
[13] Eusèbe, Hist. ecclés., IV, XV ; saint Augustin, lettre CXXXVIII (éd. Migne) ; C. I. G., 2511.
[14] Foucart, Inscriptions de Laconie, 179 a ; Bulletin de corr. hellén., 1883, 17 ; C. I. G., 3190.
[15] C. I. G., 1730, 2810, 3208 ; Arch. Zeit., 1830, p. 53 ; Suétone, Caligula, XX ; Juvénal, I, 44.
[16] Lebas-Waddington, Inscr. d’Asie Mineure, 1209.
[17] C. I. G., 2810 b, 3208.
[18] C. I. G., 1710.
[19] C. I. G., 1719.
[20] C. I. G., 2810.
[21] C. I. G., 1719.
[22] C. I. G., 247.
[23] Eusèbe (Hist. ecclés., V, I, 20) à propos des fêtes de Lyon.
[24] Harpocration et Suidas, au mot σκηνίτης. Dittenberger, 126. Lebas, Inscr. de Béotie, 588, ligne 53.
[25] Voir les remarques de M. Foucart sur l’inscription d’Andanie (Inscr. du Péloponnèse, p. 175).
[26] Migne, Patrol. grecque, LIII, p. 112, col. 5 ; Capitolin, Gordiani, V.
[27] Le Blant, Mém. de l’Ac. des Inscr., XXX, 2e partie, p. 98-101.
[28] C. I. G., 3902 b. Cf. Dittenberger, 155, 156, 338.
[29] Tertullien, De idolatria, XVIII. Philostrate, Vies des sophistes, I, XXI, 2. C. I. L., III, 1433. Ephemeris epigr., IV, p. 65.
[30] Tertullien, De Spectaculis, XI. Voir plus haut, livre I, ch. VII. Dans toutes ces fêtes, les députes des cités devaient avoir aussi des places réservées. (Cf. Lex coloniæ Genetivæ Juliæ, CXXV.)
[31] Lebas-Waddington, Inscript. d’Asie Min., 867. Revue des sociétés savantes, 1858, 2e sem., p. 792. Bulletin de corr. hellén., 1878, p. 523. Wood, Inscr. du grand théâtre, p. 60. Les fonctions d’agonothète étaient parfois réunies à celles de grand prêtre.
[32] Dict. des antiquités de Daremberg et Saglio, au mot AGONOTHÈTES.
[33] Spartien, Hadrien, XII. C. I. G., 3766, 2881, 5801.
[34] Lebas-Waddington, Inscr. d’Asie Min., 1723 c. Ibid., 7e partie. C. I. G., 2583. Eckhel, IV, 219 ; Dict. des antiq., au mot AGONOTHÈTES.
[35] C. I. G., 2185, 2191, 2885 c, 2944, 3418, 3462. Il n’est question, dans ces documents, que de panégyriarques municipaux ; mais il devait y en avoir aussi dans les fêtes provinciales. Il est possible toutefois que ces fonctions aient été souvent confondues avec celles de grand prêtre.
[36] Dict. des antiq., au mol AGORANOME ; Foucart, Inscr. du Péloponnèse, p. 174. Nous n’admettrions pas volontiers que la police de la foire fut faite par quelque agoranome de la ville ou se réunissait le κοινόν, d’autant plus que le siège de l’assemblée était, en certaines provinces, un territoire fédéralisé.
[37] Tel est, par exemple, le rôle des ραβδοφόροι dans l’inscription d’Andanie (Foucart, Inscr. du Péloponnèse, 326 a = Dittenberger, 388).
[38] Marquardt, Röm. Staatsv., III, p. 217-222.
[39] C. I. G., 4016. Bulletin de corr. hellén., 1878, p. 523. Lebas-Waddington, 1723 c.
[40] Pendant les fêtes d’Andanie, les ίεροί avaient une autorité de police assez étendue (lignes 38-43. Cf. lignes 45 et suiv.). Wilmanns, 319.
[41] Inscription d’Andanie, ligne 44. Pausanias, VI, III, 7. Wilmanns, 320. On peut rapprocher les règlements en vigueur dans les cités (Lex col. Genetivæ, XCII, XCIII, XCVII, CXXIX, CXXX, CXXXI).
[42] Duruy, Hist. des Rom., IV, 24, note 4.
[43] Eusèbe, Hist. ecclés., VIII, XIV, g ; Julien, lettres XLIX et XLIII. L’Égypte seule fait exception. Une inscription du temps d’Hadrien mentionne un άρχιερεύς Άλεξανδρείας καί Αίγύπίου πάσης. (C. I. G., 5900 ; Bulletin de corr. hellén., 1879, p. 257-259.) Cette fonction existait déjà sous les Lagides. (Wescher, Rev. arch., 1866, 2e sem., p. 161-163 ; Letronne, Recueil des inscr. d’Égypte, I, 278 et suiv.)
[44] C. I. G., 2741 ; Lebas-Waddington, Inscr. d’Asie Min., 1620 c.
[45] Les prêtres de ces temples devaient être élus par le κοινόν d’Asie, peut-être de la même manière que le grand praire de la province. Ce qui le prouve, c’est que beaucoup d’entre eux ne sont pas originaires de la ville où ils exercent leur fonction religieuse. C. I. G., 2741 : Euryclès, d’Aphrodise, fut prêtre du temple de Smyrne. 2987 b : un individu originaire de Céramus, en Carie, fut άρχιερεύς Άσίας ναών τών έν Έφέσω. 3494 : M. Aurelius Diadochos, de Thyatire, fut prêtre à Pergame. Voir encore Lebas-Waddington, 626, 653, 755, 842, 885 ; Bulletin de corr. hellén., 1880, p. 444.
[46] Boissier, La religion romaine, I, 157-158.