Texte numérisé par Marc Szwajcer
Il n’y a point trace dans tout le Haut-Empire d’une loi organique qui aurait déterminé la compétence des assemblées provinciales[1]. On ne voit même pas qu’il ait été pris pour aucune d’entre elles une série de dispositions analogues aux chartes municipales de Malaga, Salpensa, ou Genetiva Julia. Tout resta, semble-t-il, dans le vague. On n’éprouva pas le besoin de marquer la limite exacte des prérogatives du prince et des libertés de chaque province. On laissa les unes et les autres dans un état d’indécision qui nous étonne, mais dont les contemporains s’accommodaient aisément. Il n’entrait pas dans la pensée des empereurs que des réunions de ce genre pussent être à un degré quelconque une gêne pour eux. Maîtres absolus des provinces en vertu de la puissance proconsulaire dont ils étaient revêtus[2], ils n’auraient ni admis ni compris qu’une restriction légale fût apportée à l’autorité qu’ils avaient sur elles. Contre leurs droits nul droit n’était légitime, et l’on eût fort scandalisé Trajan lui-même ou Marc Aurèle, en lui demandant de déclarer que le pouvoir impérial expirait, dans certains cas, au seuil des assemblées provinciales, comme le pouvoir de l’État s’arrête chez nous à la porte des conseils généraux. En réalité, ces assemblées n’étaient pas une institution politique, au sens actuel du mot. On a conservé un document officiel du IIIe siècle où sont énumérés tous les corps constitués de l’Empire[3], et nos diètes n’y figurent pas. C’est que, à vrai dire, elles n’avaient point leur place marquée dans la hiérarchie des autorités administratives du monde romain. Elles rendaient assurément des services ; mais elles n’étaient pas un de ces rouages essentiels à l’État, dont la brusque disparition laisse un vide et crée des difficultés. S’il avait plu au prince d’abolir d’un coup toutes les municipalités, il en serait résulté un tel trouble dans la gestion des affaires publiques qu’il eût fallu au plus vite organiser dans chaque cité quelque pouvoir nouveau. Les assemblées provinciales, tout en ayant leur utilité, étaient loin d’être aussi nécessaires. L’empereur trouvait en elles un moyen commode de gouvernement, et les populations un organe de transmission toujours prêt à recevoir leurs plaintes. Mais elles étaient si peu indispensables au bon fonctionnement de l’État que leurs attributions étaient déjà exercées par d’autres. Leur mode d’action ne leur était point propre, et leur rôle était, pour ainsi dire, parallèle à celui des curies ou même des particuliers. Une assemblée provinciale n’était rien de plus qu’une association d’ordre privé, autorisée, protégée et surveillée par la puissance publique. Elles rentraient toutes dans la catégorie des collegia licite cocuntia. Pour les constituer, la première condition avait été d’obtenir la permission impériale[4], et, de fait, nous apercevons à l’origine de plusieurs d’entre elles soit la sanction, soit l’initiative du prince ou de ses agents. En Gaule, par exemple, ce fut Drusus lui-même qui provoqua la naissance de la diète de Lyon[5] ; en Asie, en Bithynie, en Espagne, ce furent les indigènes qui conçurent l’idée de se grouper de la sorte ; mais ils ne le firent qu’à la suite d’une requête favorablement accueillie par l’empereur[6]. Chaque diète se donna les règlements qu’elle voulut, et ainsi s’explique l’extrême diversité de leur organisation. C’est là encore un trait qui caractérise les collegia ordinaires. Les jurisconsultes proclament la liberté qu’a tout collège de rédiger ses statuts a sa guise ; ils n’énoncent qu’une réserve : ces statuts ne doivent en aucun cas être contraires aux lois de l’État[7], il en résulte pour l’État le droit de légiférer comme il lui plaît sur les associations de tout genre. Les lois romaines qui concernent les collegia furent nombreuses[8] ; les fédérations provinciales en suscitèrent aussi plus d’une, même sous le Haut-Empire[9]. On serait parfois tenté de croire que les édits impériaux relatifs soit à un concilium isolé, soit à tous les concilia en bloc, peuvent être assimilés à nos lois sur les conseils généraux, et que ce sont là des mesures politiques s’appliquent à des corps politiques. Les Romains ne paraissent pas les avoir envisagés ainsi : il est fort probable qu’ils ne voyaient pas de différence spécifique entre tel sénatus-consulte qui se rapportait aux collèges funéraires et telle décision de Septime Sévère sur la prêtrise du κοινόν d’Asie. Le caractère privé des assemblée» provinciales a laissé des traces dans quelques documents. Dion Cassius raconte que, lorsque Drusus créa le concilium Galliarum, il appela auprès de lui les notables des trois provinces, et leur persuada d’établir un culte en l’honneur d’Auguste et de Rome[10]. Nous ignorons comment ces notables furent choisis ; mais il importe peu, au fond, qu’ils aient été élus ou non par les cités ; l’essentiel ici est de noter que Drusus se contenta de les réunir en une sorte de confrérie pieuse, analogue à celles des adorateurs d’Hercule, de Silvain ou de Mithra. Ce ne fut pas une autorité politique qu’il organisa auprès du temple de Lyon, ce fut un collège d’hommes voués a la religion impériale. On rencontre parfois dans les textes des expressions assez singulières. Il n’est pas rare, surtout au premier siècle, que le κοινόν d’Asie soit désigné par ces mots : οί έπί τής Άσίας Έλληνες ou οί έπί τής Άσίας Έλληνες έν κοινώ [11]. II en est de même pour celui de la province d’Achaïe[12]. Celui de Bithynie est appelé encore au cours du IIIe siècle τό κοινόν τών έν Βιθυνία Έλλήνων[13]. On ne mentionne jamais l’assemblée de Thrace, de Thessalie, de Macédoine, mais l’assemblée des hommes qui habitent ces pays[14]. Toutes ces façons de parler paraissent attester que chacun de ces corps était considéré comme la réunion effective de tous les individus qui peuplaient ces contrées. C’était là, si Ton veut, une action ; mais elle nous montre l’idée que les contemporains se faisaient ou qu’ils s’étaient faite primitivement de ces diètes. Un κοινόν n’était pas autre chose, en principe, qu’une société formée par les hommes d’une province en vue de célébrer le culte d’un dieu vivant, qui était l’empereur[15]. Les termes mêmes qui servaient à, qualifier ces assemblées viennent à l’appui de cette assertion. Le mot κοινόν était couramment appliqué dans la langue grecque à toutes les associations privées[16], et le mot concilium se lit dans une phrase de Cicéron à côté des collèges religieux et des compagnies financières de Rome[17]. Il y avait identité complète d’attributions entre nos assemblées et les collèges. Un collège était considéré comme une universitas, c’est-à-dire comme une personne morale[18] ; il avait des biens, des revenus, un budget[19] ; il possédait des esclaves, des affranchis[20] ; il avait, dans une certaine mesure, la faculté d’acquérir[21]. Tout cela se retrouve ou du moins se devine dans les diètes provinciales[22]. Celles-ci jouissaient d’une prérogative qui pour les modernes paraît politique au premier chef : elles avaient le droit d’entrer en rapports directs avec l’empereur, de lui envoyer des députations, de le remercier, de se plaindre à lui, de lui adresser des requêtes. Mais qu’est-ce, au fond, que ce droit, sinon une extension du droit de prier ? L’acte par lequel les dévots d’une divinité sollicitaient d’elle quelque faveur ne différait guère de l’acte par lequel un concilium demandait au prince justice ou protection. Nous avons de la peine aujourd’hui à les comparer l’un avec l’autre, habitués que nous sommes à distinguer nettement les choses de la religion et les choses de la politique. L’esprit romain était, à cet égard, moins exigeant que le notre. Pour lui, un empereur divinisé était dieu au même titre qu’Hercule ou Jupiter, et les hommages qu’on lut décernait avaient toute la valeur de ceux qui entouraient les divinités de l’Olympe. II est possible que ce caractère des assemblées provinciales se soit atténué avec le temps, et qu’à la longue on ait fini par voir en elles des conseils plutôt que des confréries. Mais cette transformation ne s’est pas opérée d’un seul coup. Il n’y a pas eu d’édit impérial qui, a un moment donné, les ait constituées à l’état de corps politique. Aux yeux de la loi, elles furent sous les princes Syriens ce qu’elles avaient été sous les Césars. On ne se préoccupa jamais de délimiter leur champ d’action par une législation particulière ; ce fut toujours le droit commun qui les régit. Quand même il serait démontré qu’au IIIe siècle elles agissaient beaucoup plus qu’au premier, il ne s’ensuivrait pas que dans l’intervalle leur condition juridique eût été modifiée. Leur rôle grandit peut-être avec les années ; mais, dès le début, elles eurent au moins virtuellement, et elles exercèrent en réalité, toutes les prérogatives dont plus tard nous les trouvons investies[23]. Ce ne fut là que le développement naturel d’une institution qui dure, ou, pour mieux dire, le changement, si tant est qu’il y en ait eu un, se fit dans les esprits plutôt que dans les textes de lois. Ces assemblées furent, aux diverses époques, ce que les empereurs et surtout ce que les provinciaux voulurent qu’elles fussent. |
[1] Il est remarquable que les titres du Digeste qui traitent de officio proconsulis et legati (I, XVI) et de officio præsidis (I, XVIII) ne font pas la moindre allusion aux assemblées provinciales, alors qu’ils mentionnent souvent des détails insignifiants.
[2] L’empereur avait dans chaque province une autorité supérieure à celle du gouverneur en charge. Dion, LIII, XXXII, à propos d’Auguste. Ulpien, au Digeste, I, XVIII, 4.
[3] Capitolin, Maximin, XV.
[4] Gaius, au Digeste, III, IV. Marcianus, ibid., XLVII, III, 3. Wilmanns, 1344, 2224. Henzen, 6745. Ephem. epigr., III, p. 156 (S. c. de Cyzicenis).
[5] Dion, LIV, XXXII.
[6] Dion, LI, XX. Tacite, Annales, I, LXXVIII.
[7] Gaius, au Digeste, XLVII, XXII. Wilmanns, 319, 320, 2003. Mommsen, De collegiis et sodaliciis Romanorum, p. 35-36.
[8] Digeste, III, IV, 1 ; XLVII, 22 ; Code Th., XIV, II, 1 ; XIV, 3, 4, 7, 8 ; Code Justin., XI, 3, 3, 15, 16, 17, 18 ; Mommsen, De collegiis et sodaliciis Romanorum, p. 117 et suiv.
[9] Julius Paulus, V, 30 ; Digeste, XXVII, 1, 6, 8 et 14 ; L, 4, 17 ; L, 5, 8.
[10] Dion, LIV, XXXII.
[11] C. I. G., 3187, 3487, 3902 b, 3957 ; Newton, Halicarnasus, II, p. 695 ; Revue archéol., 1885, 2e sem., p. 104. Celte formule ne signifiait pas que le culte de Rome et d’Auguste, par suite, que la participation au κοινόν étaient réservée en Asie aux indigènes. A l’origine, Auguste avait bien exclu des cérémonies de son propre coite les Romains établis en Asie, pour ne les associer qu’à celui de César et de Rome (Dion, LI, XX) ; mais cette restriction dut disparaître au plus tard dès le lendemain de sa mort.
[12] Ce κοινόν porte les noms suivants dans une inscription du temps de Caligula : Τό κοινόν Άχαιών καί Βοιωτών καί Λοκρών καί Εύβοέων καί Φωκέων (Keil, Sylloge inscript. Bœotic., p. 116, lignes 1 et 99). Οί Πανέλληνες (10). Πάντεν οί Έλληνες (14). Σύνοδος τών Έλλήνων (15). Ή τών Άχαιών σύνοδος (50). Οί Άχαιοί (98). Cf. C. I. G., 1625. Foucart, Inscriptions de Messénie, 319.
[13] Digeste, XLIX, I, 25.
[14] Digeste, XLIX, I, 1 ; V, I, 37 ; C. I. G., 1999 b. Cf. Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions, 1885, p. 253.
[15] Tout collège étant organisé ad exemplum reipublicæ, on y distinguait les simples membres (plebs, populos, sequella) et les dignitaires (voir l’Index de Wilmanns, p. 636-644). Il existait entre les nos et les autres la même différence qu’entre la masse des habitants de la province, tous autorisés à prendre part aux fêtes annuelles, et les députés au κοινόν, qui géraient seuls les intérêts de l’association.
[16] Dittenberger, Sylloge inscr. Græcar., 482, 424, 426. Foucart, Inscr. du Péloponnèse, 116 a. Wilmanns, 2624.
[17] Cicéron, Pro Sestio, XIV, 32.
[18] Voir le titre du Digeste : Quod cujuscumque universitatis nomine agatur (III, IV).
[19] Wilmanns, 321, 2188, 2183.
[20] Digeste, XXXVIII, III (De libertatis umversitatium). Wilmanns, 2670. Henzen, 6403.
[21] Digeste, XXXIV, V, 20 (21). XXXVII, I, 3, 4. C. I. L., V, 4122. Wilmanns, 310 (donation faite à un collège). Sur tous ces points, voir Mommsen, De colleg. Roman., p. 117-137, et Accarias, Précis de droit rom., I, 442-446 (3e édition).
[22] Voir ci-dessous, livre II, chapitre III.
[23] M. Boissier soutient l’opinion contraire (La religion romaine, I, 151-152, 2e édit.).