LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES DANS L’EMPIRE ROMAIN

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE VIII. — DU RÈGLEMENT DES ASSEMBLÉES.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Il serait intéressant de connaître le règlement intérieur que suivaient les diètes provinciales dans leurs délibérations. Ce n’est pas là une simple affaire de curiosité. On juge souvent du degré de liberté dont jouit une assemblée, en examinant de quelle manière il est procédé aux discussions et aux votes. Le malheur est que nos renseignements se réduisent ici à des indications si rares et si sommaires que nous pourrons à peine, en les réunissant tous, arriver à trois ou quatre résultats positifs.

Chaque membre paraît avoir eu le droit d’initiative. Ce n’était pas seulement le président qui saisissait rassemblée des projets de décrets. Tout député pouvait aussi déposer une motion et la défendre. Un texte de Tacite est très net à cet égard. En 62 le sénat, dit-il, défendit que nul ne proposât aux concilia de décerner des actions de grâces aux gouverneurs[1]. Personne, comme on voit, ne se trouvait visé particulièrement dans cette résolution ; cela prouve qu’elle s’appliquait à tous[2]. Il était d’ailleurs naturel que chaque cité eût la liberté et le moyen de faire entendre sa voix, par l’organe de ses délégués, dans le sein d’une assemblée dont le rôle était de recueillir les doléances et les vœux des provinciaux[3].

Si l’on s’en rapportait au témoignage delà célèbre inscription de Kiérion, le vote aurait été secret. Ce document en effet noue apprend que, dans l’espèce, le scrutin a eu lieu μεθ’ όρκου κρύφα[4]. Mais il est possible qu’on ail ici adopté une procédure exceptionnelle, en raison de la nature spéciale du débat. Il s’agissait d’une contestation territoriale survenue entre deux cités ; le litige fut soumis par le gouverneur à la diète de Thessalie, et celle-ci eut recours à ce mode de scrutin pour assurer dans un procès aussi délicat la pleine indépendance de ses membres. La même règle était-elle usitée dans tous les cas analogues, ou bien fut-elle inventée exclusivement pour le cas actuel ? Nous ne le savons pas. Toujours est-il qu’elle ne devait être observée que dans les circonstances où il y avait un réel intérêt à cacher les suffrages ; te principe était probablement la publicité du vote. Nous possédons le procès-verbal d’une réunion tenue par plusieurs villes d’Asie sous te règne de Tibère. On y lit les noms des délégués qui les représentèrent, et a coté de chacun d’eux le mot έδοξεν, qui indique un vote affirmatif[5]. Il est à présumer que les choses se passaient à peu près de même dans les assemblées provinciales. Il le fallait, ne fût-ce que pour obliger les députés au respect des instructions qu’ils avaient reçues de leurs compatriotes.

Lorsqu’une décision avait été prise à l’unanimité, on avait soin d’en faire mention dans les documente officiels. C’est là évidemment ce que signifient ces deux mots : universi censuerunt, qui figurent dans une inscription de Tarragone[6]. Il y a apparence que cette formule Ex censensu provinciœ avait aussi le même sens[7]. Il est vrai que cela ne ressort pas avec une entière clarté de tous les textes ou elle est employée. Mais il n’est guère possible d’en douter pour le passage de l’inscription de Thorigny où l’on dit que plusieurs députés au concilium des Gaules voulaient qu’une accusation fût intentée à Paulinus quasi ex consensu provincia[8]. Quasi serait incompréhensible, si consensus n’avait pas dans cette phrase toute la force du mot unanimité.

On a prétendu que tout délégué pouvait par sa seule opposition frapper de nullité les résolutions de l’assemblée. Nous avons vu plus haut que, dans l’affaire portée devant la diète de Thessalie, une pratique toute différente fut suivie ; la sentence en effet y fut rendue à la simple majorité des voix, puisque sur trois cent vingt-quatre synèdres, deux cent quatre-vingt-dix-huit se prononcèrent pour Kiérion. Quant à Tunique argument invoqué en faveur de l’assertion contraire, on le tire d’un texte mal interprété. Lorsqu’à Lyon les ennemis de Paulinus essayèrent de provoquer des poursuites contre lui, Sollemnis les combattit et les fit échouer. Quelle raison y a-t-il de penser qu’il usa d’une espèce de liberum veto pour sauver le gouverneur ? Il s’est contenté d’intervenir dans la discussion, de défendre le fonctionnaire mis en cause, et, comme l’orateur était un homme considérable, honoré et estimé de tous pour son caractère[9], comme il était même, selon toute probabilité, président de l’assemblée[10], il obtint par sa parole l’assentiment général. L’accusation pourtant ne tomba pas d’elle-même, comme il serait arrivé si le veto d’un seul eût été capable de tout empêcher. Il fallut qu’on l’abandonnât formellement, et la suite du texte nous l’apprend encore : Qua ratione effectum est, ut o(mnes) ab accussatione desisterent. Combien il eût été facile à un proconsul sortant de charge de conjurer tout péril de ce genre, s’il lui avait suffi de gagner une voix pour paralyser la colère d’une province entière ! La fréquence des procès qui les atteignaient atteste que les gouverneurs n’avaient pas une ressource aussi commode.

Une autre question est de savoir si les délégués étaient liés par un mandat impératif. Dans les États modernes, un mandat de cette nature serait, au fond, chimérique. Comme nos assemblées sont nommées pour une période assez longue, que de plus elles ont des attributions multiples, et qu’enfin il y a dans leurs travaux une place énorme laissée à l’imprévu, il est indispensable que nos députés aient une certaine indépendance a l’égard de leurs électeurs, et que leurs programmes ne les obligent pas au point de leur enlever toute liberté d’initiative. L’inconvénient eut été moindre dans l’empire romain. Les délégués étaient choisis par un corps très restreint, composé de l’élite de leurs concitoyens, versé dans la connaissance des affaires, capable enfin de donner à ses instructions une forme précise et pratique ; ces instructions d’ailleurs ne pouvaient porter que sur un petit nombre de points, dont le principal était la conduite à tenir envers le gouverneur dont les fonctions étaient expirées. Dans ces conditions, le mandat impératif n’eût été ni impraticable, ni dangereux, et il est possible qu’il ait été de règle dans les assemblées provinciales. A Rome, tout legatus devait, à son retour, rendre compte au sénat de la manière dont il s’était acquitté de son mandat[11]. La loi de la colonie Genetiva Julia contient une prescription analogue pour tout individu qui a été chargé d’une affaire quelconque par les décurions[12]. Il est vrai qu’il s’agit là d’une mission accomplie dans l’intérieur de la cité. Mais la précaution était encore plus nécessaire pour celles que l’on allait remplir au dehors, et il n’est pas douteux qu’on comptait parmi ces dernières la députa t ion à l’assemblée. En cas de prévarication, la peine encourue était apparemment l’amende perçue au profit de la caisse municipale[13].

Toute résolution de l’assemblée s’appelait decretum, δόγμα ou ψήφισμα [14]. Nous possédons quelques-uns de ces documents, au moins pour les pays helléniques. Ils ont en général une rédaction uniforme. Ou y distingue d’ordinaire quatre parties : l’intitulé, qui varie peu, le nom de l’auteur de le proposition, les considérants, la décision prise[15].

Souvent l’assemblée se bornait à exprimer un simple vœu, et il appartenait à l’autorité impériale d’y donner telle suite qu’il comportait. Souvent aussi, elle votait, dans le cercle de ses attributions ordinaires, des motions qu’elle pouvait exécuter elle-même. C’était le cas, par exemple, lorsqu’il y avait lieu d’engager une dépense, de bâtir un édifice, d’organiser une fête. On s’est demandé si ces résolutions devaient attendre la sanction préalable du gouverneur. Dans l’inscription de Kiérion, on voit le stratège des Thessaliens solliciter du légat Sabinus la confirmation de la sentence. Mais il faut réfléchir que, si la diète avait été consultée, c’était par pure condescendance de la part de Sabinus ; au fond, celui-ci avait seul qualité pour prononcer sur l’affaire[16], et il n’avait interrogé les synèdres que pour avoir leur avis. Il est probable que les proconsuls et les légats étaient armés d’un droit de veto indéfini, mais qu’ils n’en faisaient guère usage que si les décisions adoptées étaient illégales ou manifestement contraires à l’intérêt public. A vrai dire, les assemblées n’avaient ici, comme en tout le reste, aucune prérogative bien déterminée. Elles n’existaient que par la tolérance du pouvoir central, et elles demeuraient toujours à sa merci. Le gouverneur, en tant que délégué du prince, avait toute autorité sur elles ; son arbitraire était limité, non par des lois ni des règlements, mais par sa conscience ; et les provinciaux n’avaient d’autre garantie contre lui que le recours à l’empereur.

 

 

 



[1] Tacite, Annales, XV, XXII.

[2] Il est visible que, dans l’affaire de Paulinus, le droit d’initiative fut exercé par plusieurs députes ordinaires : Cum Cl(audio) Paulin(o), decessori meo, in concilio Galliarum, instinctu quorund(am) qui ab eo propter merita sua læ(di) videbantur... accussationem instituere tentar(ent). (Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, III, p. 201.)

[3] Spon-Renier, p. 154 : (Postulante ci)vitate Sequanorum (tres prorincia)e Galliæ honores... decreverunt.

[4] Lebas, 3e partie, 1189 ; Heuzey, Mission archéol. en Macédoine, p. 421-422.

[5] C. I. G., 3450.

[6] C. I. L., II, 4248.

[7] C. I. L., II, 2221, 2344, 4246 ; X, 7599, 7917.

[8] Comptes rendus de l’Académie de Saxe, 1852, p. 242 ; Desjardins, Géogr. de la Gaule rom., III, p. 201.

[9] Le préfet du prétoire, Ædinius Julianus, dit de lui : Quem propter sectam, gravita(tem) et honestos mores amare cœp(i).

[10] On a cru que Sollemnis a été simplement prêtre municipal de la cité des Viducasses. Mais d’abord il serait assez étrange qu’il eût abandonné ses fonctions locales pour aller siégera rassemblée de Lyon. De plus, on ne voit pas que le mot sacerdos, dans la langue épigraphique de la Gaule, ait jamais désigné autre chose qu’on prêtre de l’autel fédéral. Cela est si vrai que les inscriptions emploient souvent ce terme isolé, lorsqu’il s’agit d’un de ces prêtres. Aug. Bernard, Le temple d’Auguste, p. 74 : C. Pompeio, M. Pompei Libonis sacerdotis filio, C. Pompei Sancti sacerdotis nepoti. Ibid., p. 77 : ... Céleris f. sac. Rom. et Aug. Boissieu, Inscr. de Lyon, p. 87 : Sacerdos Arvern. tres provinc. Si Sollemuis était sacerdos de l’autel de Lyon au moment où eut lieu le débat dont parle l’inscription de Thorigny, il dut en cette qualité présider le concilium, et son intervention n’en fut que plus efficace.

[11] Tite-Live, XXXIX, XXXIII, XLV, XIII (Cf. Mommsen, Röm. Staaterecht, II, 670, 2e édit.)

[12] Ulpien, au Digeste, L, VIII, 8 (6).

[13] La loi de la colonie Genetiva punit de l’amende le legatus qui néglige de remplir sa mission (ch. XCII), et elle inflige la même peine aux manquements des magistrats municipaux (ch. XCIII, XCVII, CXXIX, CXXX, CXXXI). C’est par analogie avec ces cas-là que nous émettons la conjecture énoncée ci-dessus. Peut-être, au IIIe siècle, le coupable était-il exclu de l’ordre des décurions. (Cf. Ulpien, au Digeste, L, VII, 1.)

[14] C. I. L., 4210, 4255. C. I. G., 3902 b. C. I. A., III, 16. Revue arch., 1875, 2e sem., p. 49-50.

[15] C. I. G., 3487, 3957. C. I. G., 2561 c. C. I. G., 3957. Rev. arch., 1885, 2e sem., p. 104. C. I. A., III, 16. C. I. G., 3902 b.

[16] Tacite, Annales, IV, XIII ; C. I. L., III, 567, 2882 ; Wilmanns, 865, 867, 872 a, 875.