LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES DANS L’EMPIRE ROMAIN

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE VII. — DE L’ASIARQUE ET DES TITRES ANALOGUES.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Il existait dans la plupart des provinces orientales un dignitaire dont le caractère pendant longtemps n’a pu être bien démêlé. En Asie il s’appelait l’asiarque, et ailleurs il portait des noms analogues. On le retrouve en Achaïe, en Bithynie, dans le Pont, à Lesbos, en Galatie, en Cappadoce, en Lycie, en Pamphylie, en Syrie, en Phénicie et en Crète[1]. Les uns voient en lui le même personnage que le grand prêtre de la province ; les autres en font un personnage distinct ; ils pensent qu’il était chargé de la direction des jeux du κοινόν et qu’il les présidait[2]. Marquardt a déjà opposé des objections très fortes à cette dernière opinion[3]. Nous allons reprendre à notre tour cette discussion, en tâchant de les confirmer par quelques considérations supplémentaires.

On remarquera d’abord que les jurisconsultes du IIIe siècle regardent cette dignité comme un sacerdoce. Έθνους ίεραρχία, dit Modestinus, οΐον Άσιαρχία, Βιθυνιαρχία, Καππαδοκαρία, παρέχει άλειτουργησίαν άπό έπιτροπών[4]. On répond, il est vrai, que ce passage ne prouve rien ; la présidence des jeux avait nécessairement dans l’antiquité un caractère sacré, et on pouvait parfaitement dire que l’asiarchia était un sacerdoce national, sans aucunement l’assimiler à la grande prêtrise d’Asie[5]. Mais où voit-on qu’une fonction réduite à la présidence des jeux ait jamais été désignée par un terme aussi précis que celui de ίεραρχία ?

L’asiarque et le grand prêtre d’Asie étaient tellement identiques que parfois on employait ces deux expressions l’une pour l’autre. Marquardt cite à ce propos la lettre de l’Église de Smyrne où est raconté le martyre de saint Polycarpe. A quelques pages d’intervalle, Philippe de Tralles y est qualifie άρχιερεύς et άσιάρχης[6] ; or nous savons que ce Philippe fut άρχιερεύς Άσίας[7].

Il y avait dans certaines cités d’Asie un temple, d’ordre non pas municipal, mais provincial, dont le caractère sera déterminé ultérieurement. Chacun de ces temples était desservi par un prêtre dont le titre officiel était άρχιερεύς τής Άσίας ναών τών έν Έφέσω, ou έν Σμύρνη, ou έν Περγάμω[8]. Les documents nous font connaître plusieurs de ceux-ci ; mais ils nous font connaître également des asiarques de ces mêmes sanctuaires. Le titre de ces derniers est assez caractéristique. Aurelius Pinutos, par exemple, est άσιάρχης ναών τών έν Σμύρνη[9]. Cn. Dottius Plancianus est asiarcha templorum splendidissimæ civitatis Ephesinœ[10]. Il est fort probable que ces asiarques et ces grands prêtres ne diffèrent pas les uns des autres, et la chose paraît tout à fait sûre, lorsqu’on rapproche ces deux inscriptions :

Άγωνοθετοΰντος δι’ αίώνος Τιβ. Ίουλ. Ρηγείνου άρχιερέως β’ ναών τών έν Έφέσω.

Άγωνοθετοΰντος δι’ αίώνος Τιβ. Ίουλ. Ρηγείνου άσιάρχου β’ ναών τών έν Έφέσω[11].

L’helladarque n’est pas plus que l’asiarque un simple président de jeux. Les documents nous le représentent toujours comme le premier personnage de la province d’Achaïe. Έλλαδαρχήσας et άρξας τής Έλλάδος semblent être synonymes. Ce terme d’helladarque implique si bien une idée de prééminence, que les amphictyons de Delphes et les Achéens finirent par remprunter à l’Achaïe pour désigner le chef de leurs xotva respectifs ; de là les expressions, en apparence singulières, de Έλλαδάρχης Άμφικτυόνων[12] et de Έλλαδάρχης διά βίου τοΰ κοινοΰ τών Άχαιών[13]. Il est manifeste que tous les titres analogues ont un sens pareil. Le bithyniarque est évidemment le personnage qu’on appelle ailleurs άρχων τοΰ κοινοΰ τών έν Βειθυνία Έλλήνων[14], et le lyciarque ne se distingue en rien de l’άρχων έθνικός de Lycie[15]. A défaut de preuves, l’étymologie seule atteste que c’étaient là des dignités considérables ; mais nous avons en outre le témoignage formel de Strabon, qui définit la Λυκιαρχία : έν τώ συνεδρίω ώρώτη άρχή συσίήματος[16]. Il n’en résulte pas cependant que ces magistratures aient été purement civiles. Le texte de Modestinus cité plus haut ne laisse, au contraire, subsister aucun doute sur leur caractère religieux ; même au IVe siècle, la syriarchia passait officiellement pour être un sacerdocium[17].

On a prétendu que les asiarques étaient bien des grands prêtres d’Asie, mais que tous les grands prêtres d’Asie n’avaient pas été asiarques. L’asiarque serait le pontife suprême de la province, en tant qu’il présidait les jeux quinquennaux, et ceux-là seuls, parmi les άρχιερεΐς, auraient eu droit à ce titre d’asiarque qui avaient l’honneur d’exercer la prêtrise dans Tannée où se célébraient ces fêtes extraordinaires[18].

Cette conjecture se heurte à de graves objections. On ne conçoit guère, si elle est fondée, que, pour la période comprise entre les années 19 avant J.-C. et 268 après J.-C, les documents nous donnent tes noms de soixante-dix asiarques, alors qu’il y en aurait eu au total soixante-dix-sept dans ce même intervalle[19]. Est-il vraisemblable que dès à présent les fastes de ces magistrats soient à peu près complets ? Nous connaissons vingt-six asiarques par des monuments datés des règnes de Septime Sévère et de ses successeurs jusqu’à Gallien ; ces asiarques, dans l’hypothèse que nous combattons, n’exigeraient pas moins de cent années, et ces divers règnes n’en comptent que soixante-sept. N’est-il pas, enfin, très étrange qu’une dignité si recherchée, pour laquelle on avait sans doute établi une sorte de roulement entre les villes, ait été si souvent fixée dans une même famille[20] ? Toutes ces difficultés, au contraire, disparaissent si l’on admet qu’elle a été annuelle, et que ces deux termes άρχιερεύς Άσίας et άσιάρχης ne diffèrent entre eux que par l’habitude qu’on avait peut-être dans le langage courant de désigner par le second le grand prêtre envisagé comme président des jeux, quels qu’ils fussent[21]. Encore faut-il noter que cette règle n’avait rien d’absolu, et qu’on disait volontiers άρχιερεύς άγώνων[22] et άσιάρχης ναοΰ[23].

D’où vient donc, si ces expressions sont synonymes, que certaines inscriptions les distinguent nettement ? D’où vient qu’on y rencontre des formules comme celles-ci :

Τιβ. Κλ(αυδίου) Σαιθδα Καιλινοΰ τοΰ άρχιερέων αύτών (les Hellènes) διά βίου, καί Έλλαδάρχου. (Foucart, Inscr. de Messénie, 319.)

Τ. Στατίλιον... Τιμοκράτη Μεμμιανόν τόν Έλλαδάρχαν καί άρχιερέα διά βίου τών Έλλάνων. (C. I. G., 1124.)

Τ. Φλ. Γαϊανόν... άρχιερέα τοΰ κοινοΰ τών Γαλατών, Γαλατάρχην. (C. I. G., 4016.)

Αίλιον Μακεδόνα, άρχιερασάμενον τοΰ κοινοΰ τών Γαλαών, Γαλατάρχην. (Ibid., 4031.)

Peut-être ces façons de parler ne sont-elles rien de plus qu’une sorte de pléonasme dicté par la vanité[24]. Nous en trouvons d’analogues dans les textes relatifs à l’union panhellénique. Deux individus qui, sous le règne d’Antonin, se sont succédé à la tête de cette confédération, y sont appelés ainsi : ό άρχων τών Πανελλήνων καί ίερεύς Δεοΰ Άδριανοΰ Πανελληνίου καί άγωνοθέτης τών μεγάλων Πανελληνίων[25]. Il est clair que les trois fonctions détaillées ici n’étaient jamais séparées dans la pratique, et que le premier titre aurait suffi pour les désigner toutes. La même remarque s’applique aux quatre documents reproduits plus haut. Le titre d’άρχιερεύς τοΰ κοινοΰ τών Γαλατών renfermait implicitement celui de Γαλατάρχης. Mais on jugea apparemment que cette qualification sacerdotale ne mettait pas assez en lumière ce qu’il y avait de politique dans cette charge. Tout le monde savait bien que l’άρχιερεύς était président-né du κοινόν, mais il n’était pas mauvais de le dire. La juxtaposition des deux titres faisait mieux ressortir le caractère mixte des attributions du personnage et l’importance de son rôle.

C’est sans doute une simple raison de gloriole qui amena la substitution progressive du terme à’asiarque au terme d’άρχιερεύς. Sur dix-neuf prêtrises datées approximativement, neuf se rapportent à la période des Césars et des Flaviens, et dix sont du second ou du troisième siècle[26]. Pour les asiarques, la proportion est toute renversée. Leur nom ne se montre pas une fois dans les documents épigraphiques ou numismatiques du Ier siècle, c’est-à-dire dans la langue officielle. C’est à peine si dans une inscription du temps des Flaviens nous apercevons un asiarque des temples d’Éphèse[27]. Il semble donc qu’à l’origine le pontife d’Asie portât uniquement le titre d’άρχιερεύς. Faut-il croire que ce titre ne satisfit pas pleinement la vanité des hommes, et qu’on finit par ne plus le trouver assez pompeux ni assez clair[28] ? Toujours est-il qu’au second siècle celui d’asiarque devint moins rare, et qu’au IIIe siècle il domina tout à fait. Parmi les asiarques de qui nous savons vers quelle époque ils ont vécu, un se place sous Trajan et un autre sous Hadrien ; une dizaine sont contemporains de la dynastie des Antonins ; vingt-six s’échelonnent depuis Septime Sévère jusqu’à Gallien. De même que les assemblées provinciales, d’abord convoquées dans une intention religieuse, se transformaient à la longue en une sorte de rouage administratif, de même aussi le titre de leur président, tout sacerdotal au début, prenait peu à peu un caractère exclusivement civil, si bien qu’il exista encore des asiarques et des syriarques au début du Ve siècle, quand l’Empire était déjà tout chrétien[29].

Voilà une hypothèse. On pourrait à la rigueur lui en substituer une autre. Les asiarques ne datent pas de l’Empire. Strabon en signale un qui fut l’ami de Pompée. Ces hommes étaient regardés comme les premiers personnages de la province, et il y en avait plusieurs dans chaque cité, dès la fin du règne d’Auguste. Strabon l’affirme pour la ville de Tralles[30], et le témoignage des Actes des Apôtres concorde avec le sien[31]. Il est visible que c’est la une catégorie de notables où Ton entre moyennant certaines conditions qui nous échappent. Il vint un temps probablement où nul n’y fut admis qu’après avoir occupé le sacerdoce suprême d’Asie. Les asiarques dès lors formèrent, comme autrefois, une espèce d’aristocratie provinciale, mais recrutée exclusivement parmi les άρχιερεΐς sortis de charge. Le caractère honorifique de ce titre se marque bien sur les monnaies. Les légendes qu’elles portent, malgré leur extrême concision, réservent toutes une place à cette appellation, quand le magistrat éponyme qui les signe a le droit de la prendre ; souvent même elles préfèrent, pour la mentionner, négliger l’essentiel, et passer sous silence la fonction municipale qui sert à déterminer l’année[32]. On s’est étonné que les monuments asiatiques ne soient jamais datés par les noms des asiarques, et qu’ils le soient fréquemment par ceux des grands prêtres[33]. Cela provient de ce que cette dernière dignité durait un an, tandis que l’autre était viagère. Être asiarque signifiait que l’on avait passé par le pontificat d’Asie, et que par suite on était maintenant un des hommes qui occupaient dans le pays le plus haut rang[34].

 

 

 



[1] Ephemeris epigraphica, I, 208.

[2] Waddington, Inscr. d’Asie Min., 885 ; Perrot, De Galatia provincia romana, p. 150 et suiv. ; Dictionnaire des antiquités, de Daremberg et Saglio, au mot ASIARCHIA.

[3] Eph. epigr., I, p. 210-212 ; Röm. Staatsverwaltung, I, p. 513, note 5 (2e édit.). L’auteur donne dans cette note quelques détails bibliographiques sur la question.

[4] Digeste, XXVII, 1, 6, 14. Cf. un texte de basse époque cité par Eckhel (IV, 308).

[5] Waddington, Inscr. d’Asie Mineure, p. 246.

[6] Ruinart, Acta martyrum, p. 42, 45. M. Waddington place le proconsulat de Statius Quadratus dans l’année 154-155 (Fastes des prov. asiat., n° 144) et le martyre de Polycarpe au 23 février 155 (Mém. de l’Ac. des inscr., XXVI, 1ère partie, p. 240).

[7] Lebas-Wadd., Inscr. d’Asie Min., 1652 c ; Bull. de corr. hellén., 1886, p. 456.

[8] C. I. G., 2741 ; Lebas-Wadd., 146, 626, 653, 755, 842, 885, 2897 b. 3461, 3494. Cf. Eph. epigr., I, 209.

[9] Bulletin de corr. hellén., 1880, p. 444.

[10] C. I. L., III, 296.

[11] Wood, Discoveries at Ephesus ; inscriptions du grand théâtre, p. 60 et 68.

[12] C. I. G., 1124.

[13] C. I. G., 1718.

[14] Lebas-Waddington, Inscr. d’Asie Min., 1178.

[15] Lebas-Waddington, Inscr. d’Asie Min., 1221, 1297.

[16] Strabon, XIV, III, 3.

[17] Code Justin., V, XXVII, 1 : Quos in civitatibus... sacerdotii, id est Pœnicarchiæ vel Syriarchiæ ornamenta condecorant. (Constantin, 336.)

[18] Monceaux, De communi Asiæ, p. 58-62.

[19] Voici la liste des asiarques actuellement connut. Nous avons complété et rectifié sur un grand nombre de points celle que donne M. Monceaux (p. 64-66) :

[20] C. I. A., 712 a. Bulletin de corr. hellén., 1878, p. 594 ; Mionnet, IV : Lydie, 800 ; suppl., VII, p. 426, n° 500.

[21] Monceaux, p. 60-61.

[22] Bulletin de corr. hellén., 1886, p. 149.

[23] C. I. G., 2464 ; C. I. L., III, 296 ; Bulletin de corr. hellén., 1880, p. 444.

[24] Ephemeris epigraphica, I, 212.

[25] Lebas-Waddington, Inscriptions d’Asie Mineure, 867, 869.

[26] En voici la liste :

[27] C. I. G., 2464. H. Fröhner place cette inscription sous les Flaviens, à cause de la forme des omégas (Inscr. grecques du musée du Louvre, p. 131).

[28] C’est l’opinion de Marquardt (Eph. epigr., I, 211).

[29] Code Théodosien, XV, IX, 3 (constitution datée de 609) : Exceptis... syriarchis, agonothetis, itemque asiarchis et cetera.

[30] Strabon, XIV, p. 649.

[31] Actes des Apôtres, XIX, 31.

[32] Mionnet, III : Ionie, 1410 ; IV : Phrygie, 950 ; suppl., VII, p. 350.

[33] Monceaux, De communi Asiæ, p. 60.

[34] Il va sans dire que l’on était aussi asiarque, helladarque, etc., dans l’année même où l’on exerçait sa charge. (C. I. G., 4021 ; Lebas, Inscr. d’Asie Min., 20 ; Archäol. Zeitung, 1877, p. 40.)