LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES DANS L’EMPIRE ROMAIN

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE PREMIER. — ORIGINE DES ASSEMBLÉES PROVINCIALES.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

L’administration romaine, même sous la République, était douce en général pour les populations soumises. Les vexations dont se rendaient coupables les gouverneurs et les chevaliers n’étaient point le fait de la politique du sénat ; celui-ci les tolérait souvent, il ne les prescrivait jamais. La faute en était aux individus, non au système, et l’on peut dire que celui-ci consistait à user de la plus large tolérance à l’égard des vaincus. Rome n’était terrible que pour ceux qui ne reconnaissaient pas leur défaite ; mais, pour peu qu’on se résignât à accepter sa domination sans esprit de retour, elle se relâchait de sa sévérité, et allégeait d’elle-même le joug. Elle ne prenait contre les peuples que les précautions strictement nécessaires au maintien de son autorité, et elle leur laissait la jouissance de toutes les libertés compatibles avec la sécurité de son empire.

Sur ce point comme sur tant d’autres, Auguste et ses successeurs n’innovèrent pas ; ils ne firent que suivre une tradition déjà établie. S’ils semblent parfois avoir été plus généreux que le sénat, cela vient surtout du temps ou ils vivaient. Les provinciaux avaient alors à peu près perdu tout souvenir et tout regret de l’époque où ils étaient indépendants ; ils avaient oublié le passé pour ne songer qu’au présent, dont en somme ils se trouvaient bien. Une sorte de rapprochement s’était opéré entre les vainqueurs et les vaincus. Les premiers n’avaient plus pour leurs sujets le mépris qu’ils affectaient jadis ; ils étaient portés à les traiter mieux, et à les considérer presque comme leurs égaux ; les seconds se faisaient peu à peu Romaine de cœur, de langue, de civilisation, et c’est ainsi qu’un régime plus doux pouvait succéder sans danger aux anciennes défiances et aux anciennes rigueurs. A vrai dire, Rome ne courait aucun risque à se montrer plus clémente. Gomme elle avait la force dans ses mains et avec la force le droit de retirer toujours ses faveurs, elle savait qu’on n’abuserait pas de sa bonté. Elle avait, d’autre part, tout avantage à rejeter sur les pouvoirs locaux une multitude de soins qui l’auraient inutilement occupée, et elle s’assurait par là, à peu de frais, la reconnaissance des populations. Les esprits clairvoyants se faisaient au fond peu d’illusions, et beaucoup devaient partager le sentiment de Plutarque engageant un magistrat de Chéronée à se rappeler sans cesse que, s’il commandait, il était commandé, et que son siège officiel était dominé par les sandales du proconsul[1]. Mais les hommes tiennent autant aux apparences de la liberté qu’à la liberté elle-même, et c’est déjà quelque chose, quand on est asservi, que d’avoir besoin de la réflexion pour s’en apercevoir.

Une des institutions les plus propres à entretenir les provinciaux dans cette idée qu’ils étaient libres fut celle des assemblées régionales. Il y en eut partout sous l’Empire, mais leur ι origine ne fut pas partout la même. Ici, comme en toutes choses, les Romains se gardèrent de procéder d’une manière uniforme. C’était un des traits de leur politique de ne jamais détruire complètement le passé, et de ne jamais rien créer de toutes pièces. Leurs réformes étaient durables, parce qu’elles étaient lentes, et leurs progrès n’étaient pas sujets à de brusques retours, parce qu’ils étaient presque insensibles. Ils savaient s’accommoder avec une merveilleuse souplesse aux circonstances, aux habitudes des hommes, à leurs intérêts, à leurs besoins. Ils n’étaient pas toujours logiques, mais ils étaient toujours pratiques. De là leur répugnance à prendre des mesures générales, immédiatement applicables à toutes les parties de leur empire ; de là aussi l’extrême diversité de leur administration. Quand on parle des assemblées provinciales, on est tout d’abord tenté de croire qu’il en existait une et une seule par province, que toutes avaient été établies à la fois, qu’elles avaient la même composition, les mêmes attributions, et qu’elles remplissaient le même rôle. La suite de ce travail montrera qu’il n’en était pas ainsi. Il est prudent de ne pas affirmer de toutes ce que l’on constate pour l’une d’elles : l’induction dans bien des cas serait fort téméraire.

Si l’on donne à cette expression d’assemblée provinciale son sens le plus large, et que l’on désigne par là un corps où sont représentées des cités distinctes, on verra que les assemblées de l’Empire se rattachent à une triple origine. Il en est qui sont demeurées telles qu’elles étaient avant la conquête romaine ; d’autres paraissent avoir succédé à des réunions plus anciennes, mais quelque peu différentes ; d’autres enfin ont été instituées par Rome elle-même. Nous allons classer dans chacune de ces catégories toutes celles qui nous sont actuellement connues.

1. ASSEMBLÉES QUI DATENT DE L’ÉPOQUE ANTÉRIEURE À LA CONQUÊTE.

Dans l’Orient grec, les assemblées de ce genre étaient très nombreuses pendant la période d’indépendance. Au lendemain de la conquête, elles furent presque toutes supprimées, par précaution[2] ; mais on ne tarda pas à les rétablir, soit intégralement, soit avec de légères modifications[3], et elles réapparaissent, pour la plupart, sous l’Empire.

Si l’on excepte le κοινόν Άσίας, les κοινά que l’on rencontre dans la province d’Asie sont à peu près tous antérieurs à l’annexion.

Κοινόν d’Ilion. Il comprenait neuf villes entre la Propontide et le golfe d’Adramyttion. Quelques inscriptions du premier siècle le mentionnent ; peut-être a-t-il disparu aussitôt après[4]. En tout cas, il remonte beaucoup plus haut ; c’est Alexandre qui l’avait créé vers l’année 333, en lui donnant pour centre un temple d’Athena[5].

Κοινόν d’Ionie. Cette assemblée associait au culte de Poséidon Héliconien les villes de Milet, Myonte, Priène, Éphèse, Phocée, Chios, Samos, Lébédos, Colophon, Téos, Erythrées, Clazomène et Smyrne[6]. Elle subsista pendant les trois premiers siècles de l’ère chrétienne[7]. Son origine est contemporaine des débute mêmes de l’histoire grecque ; Hérodote en parle comme d’une institution déjà vieille[8].

Κοινόν de Doride. Il avait son sanctuaire au promontoire Triopion, près de Cnide, et il y célébrait des sacrifices en l’honneur d’Apollon. Il se composait de Cos, Ialysos, Camiros, Lindos et Cnide[9]. Il était peut-être aussi antique que la confédération ionienne[10]. Une inscription de Cos ou sont mentionnés Δώρεια τά έν Κνίδω semble attester qu’il existait encore à l’époque impériale[11].

Κοινόν de Carie. Il y avait à Stratonicée un temple dédié à Ζεύς Χρυσαορεύς ou Ζεύς Κάριος, et commun à toutes les populations cariennes[12]. Strabon donne quelques détails sur cette ligue[13], mais on ignore si elle se maintint longtemps après lui. On sait, par contre, que dès l’année 367 avant Jésus-Christ elle était en plein fonctionnement, et certains indices prouvent qu’elle s’était formée à une date beaucoup plus reculée[14].

Κοινόν de Phrygie. Son nom figure sur des monnaies de Néron, de Vespasien, et de Caracalla ; il avait pour centre la ville d’Apamée[15]. On n’a aucun renseignement sur son origine, mais tout porte è croire qu’il faut la placer avant l’Empire.

Κοινόν de Lesbos. On peut en dire autant de celui-ci, bien que l’absence de documents ne permette pas de l’affirmer[16].

Dans le reste de l’Asie Mineure, on trouve sous la domination romaine plusieurs κοινά de création évidemment plus ancienne.

Κοινόν de Lycie[17]. Il en est question à la fois dans Strabon[18] et dans des inscriptions qui datent d’un temps où la Lycie, indépendante, avait un amiral, une flotte, où elle faisait la guerre pour son compte, et où elle gagnait des victoires navales[19].

Κοινόν de Pamphylie. Il n’est mentionné nulle part ; mais les textes signalent dans cette contrée des institutions qui impliquent l’existence d’une réunion de ce genre[20].

Κοινόν de Lycaonie. Il groupait ensemble diverses villes de la province de Galatie, dont neuf nous sont connues[21]. On suit sa trace sur les monnaies jusqu’au règne de Philippe l’Arabe. Rien ne montre qu’il soit antérieur à l’Empire ; la chose est seulement probable. La même remarque s’applique aux κοινά qui se réunissaient dans les autres parties de la province. Il est vrai qu’un seul d’entre eux figure dans les documents, c’est celui du Pont de Polémon[22], mais on n’a aucune raison de penser que l’Isaurie, la Pisidie et le Pont Galate en aient été dépourvus[23].

Κοινόν de Chypre. Les monnaies de Chypre témoignent de sa persistance depuis Claude jusqu’à Macrin[24]. Nous voyons en outre dans une inscription du temps de Vespasien une femme qui est prêtresse τών κατά Κύπρον Δήμητρος ίερών[25]. Ce culte, commun à l’île entière, suppose un κοινόν, et il a tout l’air de remonter à une origine lointaine ; on sait d’ailleurs qu’il était déjà en pleine activité sous les Lagides[26].

Dans la contrée comprise entre la vallée du Danube et l’extrémité du Péloponnèse, les κοινά abondent, et il n’y a pas apparence que beaucoup d’entre eux aient été créés par les empereurs. Le κοινόν de Crète se trouve mentionné dans un document épigraphique du IIe ou du IIIe siècle avant J.-C.[27] La confédération des Éleuthérolaconiens, qui subsistait encore sous les Antonins[28], avait pris naissance au commencement du second siècle avant notre ère ; sans doute elle dut son organisation aux Romains, mais aux Romains de la République, et l’Empire n’y toucha pas, au moins pendant plus de cent ans[29]. Comme autrefois, il y eut après Auguste des κοινά d’Arcadiens[30], de Béotiens[31], de Phocidiens[32], d’Eubéens[33], d’Achéens[34]. Les peuples qui descendaient des vainqueurs de Platées continuèrent de fêter en commun cet anniversaire[35]. Les amphictyons ne cessèrent pas de se réunir à Delphes[36]. La Thessalie eut un κοινόν particulier, qui datait, comme celui des Éleuthérolaconiens, de l’époque républicaine[37]. La Macédoine conserva le sien[38]. Même sur les bords de la mer Noire, on rencontre sous Hadrien une ligue, composée de cinq ou six villes helléniques, dont la capitale était Tomi, et qui n’avait pas attendu, pour se former, la conquête romaine[39]. Ce respect des assemblées régionales s’étendit jusqu’à l’Egypte. Sous ses rois indigènes, et plus tard sous les Lagides, l’Egypte était divisée en nomes, et les habitants de chacun d’eux avaient coutume de se réunir, pour traiter des affaires locales[40]. Ils eurent un droit tout pareil sous les empereurs ; car nous les voyons alors promulguer des décrets et battre monnaie[41]. Peut-être même y eut-il, comme jadis[42], à Alexandrie, des assemblées périodiques de prêtres venus de toutes les parties du pays et groupés sous la présidence de cet άρχιερεύς Άλεξανδρίας καί Αίγύπιου πάσης que nous font connaître les inscriptions[43].

L’Occident, quand les Romains le conquirent, avait une organisation politique beaucoup plus rudimentaire que celle de l’Orient. Ces peuples, pour la plupart, n’avaient pas encore atteint le régime de la civitas, et leurs confédérations étaient loin d’offrir la savante régularité des κοινά helléniques[44]. La seule contrée où elles eussent quelque analogie avec ceux-ci était peut-être l’Italie. Mais Rome eut tant de peine à la vaincre, qu’elle se hâta de détruire tout ce qui aurait été capable de fournir un point d’appui à l’esprit de résistance[45], et dans la suite, quand il lui fut possible d’accorder aux Italiens de larges concessions, elle facilita tellement pour eux l’acquisition du droit de cité, que leurs ambitions se tournèrent toutes de ce côté ; l’Italie d’ailleurs, n’étant pas une province, ne pouvait jouir des avantages d’une institution purement provinciale[46]. Ainsi l’Empire, à en juger par les documents, ne trouva dans tout l’Occident aucune assemblée digne d’être conservée. Il dut en créer partout de nouvelles, parfois en utilisant celles qui existaient déjà, mais, dans ce cas, en les modifiant de manière à les rendre presque méconnaissables.

2. ASSEMBLÉES ANCIENNES, MODIFIÉES PAR LES ROMAINS.

Le 1er août de chaque année, les anciens Gaulois célébraient à Lyon la fête du dieu Lug. Il y avait là, à cette occasion, un grand concours de personnes accourues de toute la Gaule pour assister aux cérémonies religieuses, aux foires, aux tournois littéraires et poétiques qui rehaussaient l’éclat de ces solennités[47]. Avaient-elles aussi un caractère politique, comme en Irlande ? La chose est fort douteuse. Les questions politiques devaient être débattues plutôt dans ces concilia dont parle César, et qui étaient de deux sortes, les uns particuliers à chaque peuple, les autres communs à la Gaule entière et par cela même très rares[48]. L’assemblée de Lyon fut maintenue sous l’Empire, mais en prenant une forme toute différente. On devine, d’après le récit de Dion Cassius, comment s’opéra cette transformation[49]. En l’année 12 avant J.-C., les Sicambres et leurs alliés menaçaient la frontière du Rhin. Drusus, gouverneur des Gaules, se préparait à les attaquer, mais il voulait être sûr que pendant l’expédition sa province, alors quelque peu agitée[50], demeurerait tranquille. Il manda à Lyon les notables du pays, et les détermina à instituer le culte de Rome et d’Auguste dans un temple qui fut inauguré le 1er août de l’an 10[51]. Il pensait que la crainte de commettre un sacrilège les obligerait a rester dans le devoir. Par ce moyen, les habitudes des Gaulois étaient respectées, puisque rien n’était changé à la date ni au siège de leur réunion ; mais en réalité cette fête n’était plus la même que dans le passé. Jadis elle avait pour objet le culte d’un dieu national ; désormais c’était à une divinité étrangère, c’était au maître de l’Empire que ces populations allaient adresser leurs hommages ; un acte d’adoration religieuse devenait ainsi un acte d’obéissance politique. À l’autre extrémité du monde romain, trois peuples d’origine également gauloise, les Trocmi, les Tectosages et les Tolistobogi, étaient groupés, au temps do leur indépendance, en confédération. Ils avaient un conseil de trois cents membres, qui s’assemblait en un lieu nommé Drunementum, et qui paraît avoir eu des attributions assez étendues[52]. C’est de là probablement que dériva ce κοινόν Γαλατών qui, dès la fin du règne d’Auguste, votait la construction du fameux temple d’Ancyre[53]. On en trouve la preuve dans ce fait que les peuples gaulois étaient seuls représentés dans ce κοινόν, à l’exclusion des autres habitants de la province de Galatie.

On peut ranger encore dans cette catégorie deux confédérations helléniques qui se montrent, la première, au début de l’Empire, la seconde, sous Hadrien.

Il y avait au premier siècle de notre ère une ligue qui embrassait la plupart des peuples de l’Adule ; les Athéniens, les Lacédémoniens, les Éleuthérolaconiens, les Éléens, étaient en dehors, parce que leur condition de peuples libres les rejetait, pour ainsi dire, hors des limites de la province[54]. Dans une inscription de la fin de la République ou au plus tard du règne d’Auguste, cette ligue s’appelle τό κοινόν Βοιωτών, Εύβοέων, Λοκρών, Φωκέων, Δωριέων[55]. Sous Caligula, un autre nom, celui d’Άχαιών s’ajoute à ce titre, peut-être parce que dans l’intervalle les Achéens s’étaient agrégés à elle[56]. Son siège était à Argos[57], et elle avait pour culte principal le culte des empereurs[58]. Elle fut évidemment l’œuvre des Romains, puisqu’elle eut les mêmes frontières que la province romaine d’Achaïe ; mais elle fut tout entière formée d’éléments antérieurs à eux. On n’eut qu’à faire un pas de plus pour constituer la ligue des Panhellènes. Hadrien, cet admirateur trop indulgent des défauts comme des qualités du génie grec, eut la pensée de grouper ensemble tous les peuples de civilisation hellénique, et il donna Athènes pour capitale à cette vaste fédération, où entrèrent des cités d’Europe, d’Asie et d’Afrique[59]. Mais l’idée première de ce projet n’était point de lui ; de tout temps Ζεύς Πανελλήνιος avait été considéré comme le dieu protecteur de toute la race grecque[60].

3. ASSEMBLÉES CRÉÉES PAR LES ROMAINS.

On ne saurait affirmer que toutes les autres assemblées de l’Empire aient été créées par les Romains. Il est fort possible que les κοινά de Syrie, de Cilicie, de Cappadoce, de Pont, de Bithynie, et en général de toutes les contrées helléniques, remontent a une époque bien plus reculée. Il n’y aurait même rien d’étonnant si des réunions analogues s’étaient tenues jadis dans les pays barbares, tels que l’Espagne, la Pannonie, ou la Dacie. Mais on n’en aperçoit pas la moindre trace, et il vaut mieux, par suite, douter de leur existence.

Ce qui caractérise les assemblées d’origine purement romaine, c’est qu’elles se sont toutes groupées autour d’un sanctuaire de Rome et d’Auguste. Tandis que le cuite impérial n’est associé que d’une façon exceptionnelle, et, pour ainsi dire, par voie de juxtaposition, aux vieux cultes des petits κοινά de Grèce et d’Asie, ici il occupe une place prépondérante, quand il n’est pas seul pratiqué. En 26 avant J.-C., les habitants de Tarragone avaient dédié un autel à l’empereur ; en l’année 15 de notre ère, les députée de l’Espagne Citérieure demandèrent à Tibère la permission d’élever dans cette ville un temple d’Auguste[61] ; elle leur fut octroyée, et dès lors il y eut en cet endroit un concilium commun à toute la province. Il y en eut également dans la Bétique et la Lusitanie, quand elles eurent adopté le même culte[62]. L’histoire de la Narbonnaise sous la République nous est assez bien connue ; jamais les textes n’y mentionnent une assemblée régionale ; ils ne nous parient pour la première fois d’une institution de cette nature que vers le temps de Claude[63]. C’est le temple de Claude qui fut en Grande-Bretagne le point de ralliement des peuples soumis de gré ou de force à Rome[64], c’est aussi l’ara Ubiorum qui donna une ébauche d’organisation politique aux populations riveraines du Rhin[65]. Les Alpes Cottiennes ne paraissent pas avoir eu d’assemblée régulière sous les rois nationaux[66] ; elles en eurent une sous les Romains, en même temps qu’un prêtre impérial[67]. La Pannonie, la Mésie, la Dacie, la Thrace, la Dalmatie, étaient pauvres primitivement en cités ; elles n’étaient pas encore arrivées au régime municipal, et leur état politique devait être plus rudimentaire que celui de la Gaule avant César. Dans chacune d’elles, le culte de Rome et d’Auguste fut introduit, et il y produisit ses effets ordinaires : il fut un lien entre les hommes, et une occasion de les réunir[68]. L’Afrique proconsulaire sous la domination carthaginoise, la Numidie et la Mauritanie sous leurs rois, ignoraient absolument la pratique des assemblées. Rome la leur apprit, en conviant aux mêmes cérémonies religieuses les habitants d’une même province. Il est vrai qu’on ne voit nulle part que ces fêtes aient été célébrées en l’honneur des empereurs ; mais il serait étrange que l’Afrique fît seule exception à une règle observée partout ailleurs[69]. L’Asie et la Bithynie furent les premières qui offrirent un culte public à Auguste, puisqu’il y remonte à Tannée 39 avant J.-C ; cela donna aussitôt naissance à un κοινόν dans l’une et l’autre contrée[70]. Une monnaie de Tarse atteste que de bonne heure la Cilicie eu posséda un aussi, dont le lieu de convocation était un temple[71], et rien n’empêche de supposer que ce temple avait quelque rapport avec la religion impériale. Une inscription voisine de Tannée 86 nous signale à Antioche un κοινόν de Syrie[72] ; mais elle ne nous renseigne pas sur la nature du culte qui en avait amené la création.

On conçoit que dans toutes ces provinces l’érection d’un temple ou d’un autel voué à la divinité des empereurs ait été l’origine d’une assemblée. Ce temple avait besoin d’un prêtre pour le desservir, et ce prêtre à son tour devait être un notable de la province, désigné d’une façon ou d’une autre par ses compatriotes. Il fallait en outre qu’à des intervalles périodiques les habitants du pays ou leurs délégués vinssent se grouper en ce lieu pour apporter leurs hommages au dieu qu’on y adorait, et c’est ainsi que dès les premiers jours on vit se former autour de ces autels des réunions dont le caractère et l’organisation se précisèrent peu à peu dans la suite. Ici, comme dans les κοινά helléniques, la religion était à la base, mais elle n’était guère que là. Quant aux associations dont elle était le prétexte, au bout d’un petit nombre d’années elles ne furent religieuses qu’en apparence. Il n’est pas sûr que tout cela se soit fait en vertu d’un programme arrêté à l’avance. Les institutions humaines ne donnent pas toujours tous les fruits que nous en espérons, et elles en donnent souvent que nous n’attendions pas.

 

 

 



[1] Plutarque, Moralia (Éd. Didot), II, p. 993.

[2] Polybe, XXVII, I, 11 ; Pausanias, VII, XVI, 9-10 ; Diodore, XIX, LIV. Noter toutefois que dès l’époque de Sylla nous voyons fonctionner le κοινόν τών Αίτωλών, soit qu’il eut été maintenu, soit qu’il eut été déjà restauré (Bull. de corresp. hellén., 1886, p. 183).

[3] Voir par exemple celles que subit le conseil amphictyonique (Pausanias, X, VIII, 3-5 ; Wescher, Bull. de l’Inst. archéol. de Rome, 1865, p. 20-26).

[4] C. I. G., 3602, 3603, 3604 ; Lebas-Waddington, Inscript. d’Asie Mineure, 1743 f ; Schliemann, Troja, p. 227 et 233.

[5] Strabon, XIII, I, 26-27 ; Droysen, Histoire de l’Hellén., I, 236 et 783-785 (trad. franc.).

[6] Strabon, XIV, I, 3-6 ; I, 20 ; Élien, H. V., VIII, V.

[7] C. I. G., 3604 ; Eckhel, II, 508 ; Mionnet, III : Ionie, 1-5 ; suppl. VI : Ionie, 723.

[8] Hérodote, I, CXLII. Les Ioniens célébraient de plus un culte en l’honneur du dieu Alexandre. (Strabon, XIV, I, 31 ; Lebas-Waddington, Inscript. d’Asie Mineure, 67.)

[9] Scholiaste de Théocrite, XVII, 69.

[10] Hérodote, I, CXLIV.

[11] Bull. de corresp. hellén., 1881, p. 230.

[12] Lebas-Waddington, Inscript. d’Asie Mineure, 399, 415.

[13] Strabon, XIV, II, 25.

[14] Lebas-Waddington, op. cit., 377. M. Waddington remarque que dans cette ligue la représentation avait pour base le village, et que cet usage devait remonter a l’époque lointaine où la Carie n’avait pas de grandes villes.

[15] Eckhel, III, 140-141 ; Monnet, IV : Phrygie, 236, 239, 241 ; suppl. VII : Phrygie, 153, 154, 156 ; Revue numismatique, 1884, p. 28.

[16] Mionnet, III, p. 34-35 ; Perrot, Mém. d’archéol., p. 168.

[17] C. I. G., 4279, 4332 ; Lebas-Waddington, Inscriptions d’Asie Mineure, 1221, 1224, 1233, 1245, 1250, 1265, 1266.

[18] Strabon, XIV, III, 9.

[19] Lebas-Waddington, Inscript. d’Asie Mineure, 1251, 1252.

[20] Lebas-Waddington, Inscript. d’Asie Mineure, 1244.

[21] Mionnet, suppl. VII, p. 143, n° 13 ; Waddington, Revue numismatique, 1883, p. 24-25, 42-44, 53-57.

[22] Eckhel, II, 355 ; Mionnet, II : Pont, 122-125, 129-130 ; suppl. IV : Pont, 173-177, 188 ; Waddington, Revue numismatique, 1883, p. 40.

[23] Perrot, De Galatia provincia romana, p. 142-143. Il importe peu, pour l’objet de notre étude, que ces différents districts aient été rattachés ultérieurement à d’autres provinces. (Marquardt, Rom. Staatsverwaltung, I, p. 335, 359, 364, 368, 388.)

[24] Eckhel, III, 84 ; VI, 999 ; Mionnet, III : Chypre, 8, 12, 23, 29, 34, 39, 43 ; suppl. VII : Chypre, 5, 8, 9, 11, 13, 15.

[25] Lebas-Waddington, 7e partie, 2801.

[26] C. I. G., 2619, 2622, 2624, 2633.

[27] Lebas-Waddington, Inscriptions d’Asie Mineure, 1730 a ; Bull. de corresp. hellén., 1879, p. 428.

[28] Pausanias, III, XXI, 7.

[29] Foucart, Inscript. de Laconie, p. 110 et suiv.

[30] Pausanias, VIII, LIII, 9. Une inscription d’Olympie, qui se rapporte à l’année 212 ou 213, mentionne encore le κοινόν τών Άρκάδων (Arch. Zeitung, 1879, p. 138).

[31] Pausanias, IX, XXXIV, 1 ; C. I. G., 1625 ; Decharme, Inscriptions de Béotie (Archives des missions, 1867, p. 509).

[32] Pausanias, X, XXXIII, 1 ; C. I. G., 1738 ; Keil, Sylloge inscript. Bœoticarum, p. 109.

[33] Ephemeris epigraphica, I, 151.

[34] Pausanias, VII, XXIV, 4 ; C. I. G., 1186, 1307, 1718 ; Foucart, Inscript. de Messénie, 305 ; Arch. Zeitung, 1876, p. 50 ; 1877, p. 36, 40, 106, 192 ; 1878, p. 177 ; 1879, p. 136-138, 1880, p. 16.

[35] Plutarque, Aristide, XIX ; C. I. G., 336 ; Ann. de l’Inst. archéol. de Rome, 1848, p. 52.

[36] Pausanias, VII, XXIV, 4 ; C. I. L., III, 566 ; Bull. de corresp. hellén., 1882, p. 450.

[37] Digeste, V, I, 27 ; XLVIII, VI, 5, 1 ; Archives des missions, 1867, p. 533 ; Mionnet, II : Thessalie, 55-65 ; suppl. III : Thessalie, 91, 97, 99, 102, 105, 106, 109, 110, 113. Sur l’ancienneté de ce κοινόν voir Tite Live, XXXIII, XXXIV ; XLII, XXXVIII, LIV.

[38] Eckhel, II, 64, 110 ; Mionnet, I, p. 554-562 ; suppl. III, p. 8-14, 223-231.

[39] C. I. G., 2056 c ; Perrot, Mélanges d’archéologie, p. 188 et suiv., p. 446.

[40] Strabon prétend même que jadis les députés des nomes se réunissaient au Labyrinthe pour y sacrifier en commua et juger les causes les plus importantes (XVII, I, 37).

[41] C. I. G., 4679 ; Letronne, Inscript. d’Égypte, I, 80 et suiv., 439 ; II, 470 ; Eckhel, IV, 99-115.

[42] Letronne, I, 178 et suiv.

[43] C. I. G., 5900, Bull. de corresp. hellén., 1879, p. 237-239. Rapprocher de ce personnage ce prêtre d’Alexandre et des Ptolémées qui sous les Lagides était le souverain pontife de toute l’Égypte. (Wescher, Revue archéologique, 1866, 2e sem., p. 161-162 ; Franz au C. I. G., III, p. 307.)

[44] Consulter sur ce point les premiers chapitres de Mommsen, Röm. Geschichte, V, et l’intéressant ouvrage de Julius Jung, Die romanichen Landschaten der röm. Reich (Innsbrüch, 1881).

[45] Tite Live, VIII, XIV ; IX, XLIII.

[46] Il subsista pourtant en Italie quelques traces des anciennes fédérations religieuses. (Spartien, Hadrien, XIX ; Orelli, 96, 97, 2182, 6183, 6497 ; C. I. L., IX, 3667 ; Wilmanns, 937, 1194, 1198, 1754.)

[47] D’Arbois de Jubainville, Le cycle mythologique irlandais, p. 5, 138, 139, 304, 305 ; cf. Nouvelle Revue historique du droit, 1881, p. 195-213.

[48] César, De bello Gallico, I, XXX ; II, IV ; V, XX et XXIV ; VI, III ; VII, I, LXIII, LXXV ; Fustel de Coulanges, Institutions politiques, I, 589-591 (2e édit.) ; Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, II, 540-543.

[49] Dion, LIV, XXXII.

[50] Tite Live, Épitomé, CXXXVII : tumultus, qui ob censum exortus in Gallia erat.

[51] Suétone, Claude, II. Sur cette double date, voir Lenormant, La monnaie dans l’antiquité, II, p. 188 et 189, note 3.

[52] Strabon, XII, V, 1 ; Perrot, De Galatia provincia romana, 16-19.

[53] Mommsen, Res gestæ divi Augusti (2e édit.), p. X et XI.

[54] M Foucart, Inscriptions de Messénie, 319.

[55] C. I. A., III, 568 ; Mommsen, Ephemeris epigr., I, p. 151.

[56] Keil, Sylloge inscript. Bœotic., p. 116, n° 31, lignes 1 et 22.

[57] C. I. G., 1625.

[58] Foucart, Inscript. de Messénie, 319.

[59] C. I. G., 3841, 5852 ; C. I. A., III, 125, 534 ; Lebas-Waddington, Inscript. d’Asie Mineure, 864-869 ; Foucart, Inscript. de Mégaride, 43 ; Bull. de corresp. hellén., 1878, p. 416.

[60] Hérodote, IX, VII ; Pausanias, I, XLIV, 6 ; II, XXIX, 8 : XXX, 4 ; Decharme, Mythologie de la Grèce antique, p. 32-33 (2e édit.).

[61] Tacite, Ann., I, LXXVIII : Templum ut in colonia Tarraconensi strueretur Augusto petentibus Hispanis permissum.

[62] Marquardt, Ephem. epigraphica, I, 201. La Lusitanie avait une assemblée provinciale en même temps qu’un temple provincial dès le milieu du 1er siècle ; car l’écrivain L. Cornelius Bocchus, qui fut flamen provinciæ (C. I. L., II, 35), est déjà cité par Pline l’Ancien (XXXVII, VII, 97 ; IX, 137). Il semble qu’un flamen Augustalis de Bétique apparaisse vers le règne de Titus (C. I. L., II, 3271).

[63] Herzog, Galliæ Narbonensis historia, appendice, n° 106. Le personnage étant qualifié IIIIvir ab arario vivait au milieu du 1er siècle.

[64] Tacite, Ann., XII, XXXII ; XIV, XXXI. L’inscription 6488 d’Orelli prouve qu’il y avait une assemblée en Bretagne.

[65] Jung, Die romanichen Landschaften, p. 241 ; Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, III, p. 302.

[66] Du moins rien de pareil ne se rencontre dans l’inscription de l’arc de Suse, datée de l’an 8 avant J.-C. (Desjardins, op. cit., I, 80).

[67] C. I. L., V, 7259.

[68] Pannonie : C. I. L., III, 3343, 3485, 3626 ; Dacie : C. I. L., III, 1209, 1412, 1433, 1454 ; Ephemeris epigr., IV, p. 65 ; Mésie : C. I. L., III, 6170, et Renier (Revue archéol., 1864, 2e sem., 397-398) ; Thrace : Digeste, XLIX, I, 1 ; Dumont, Inscript. de Thrace, n° 29 ; Eckhel, II, 43 ; Dalmatie : C. I. L., III, 2808, 2810.

[69] Saint Augustin, lettre CXXXVIII (Migne) ; Eph. epigr., V, p. 389 ; C. I. L., VIII, 1897, 2343, 7987, 9409.

[70] Les réunions communes à tous les Grecs d’Asie, que l’on nous signale avant celle date (Cie., Ad Q. fr., I, I, 26 ; Appien, De belli civil., V, IV ; Lebas-Waddington, Inscript. d’Asie Mineure, 142, 1721 b ; Monceaux, De communi Asiæ provinciæ, p. 6) sont purement accidentelles. En revanche, nous avons des preuves nombreuses que le κοινόν Άσίας existait dès le règne d’Auguste (Josèphe, Antiq. Jud., XVI, VI, 9 ; C. I. G., 3902 b ; Bull. de corresp. hellén., 1883, p. 449-451 ; Eckhel, II, 466). Le même fait n’est pas démontré pour la Bithynie ; on ne l’admet ici que par voie d’induction.

[71] Eckhel, III, 78.

[72] Bull. de l’Inst. archéol. de Rome, 1877, p. 109.