La guerre de Crimée. — Désir du tzar Nicolas d'adjoindre à l'Empire russe Constantinople. — Alliance de la France et de l'Angleterre garantissant l'intégrité de l'Empire ottoman. — Victoire de l'Alma (septembre 1854). — Siège de Sébastopol. — Les trois commandants du chef : Saint-Arnaud Canrobert, Pélissier. — Prise de Sébastopol (septembre 1854). — La naissance du prince Impérial. — L'Attentat d'Orsini.La guerre d'Italie. — Napoléon III prend le commandement en chef. — Bataille de Magenta (4 juin 1859). — Bataille de Solférino (24 juin). — La crainte d'une agression de la Prusse sur le Rhin décide Napoléon III à terminer brusquement la guerre. — Désappointement et mécontente ment du Gouvernement italien, qui avait l'espoir que les hostilités ne prendraient fin qu'après la conquête de la Vénétie.LES GUERRES CE n'est pas un médiocre sujet d'étonnement que de voir un prince dont la bonté était la qualité dominante, et n'ayant d'ailleurs ni l'orgueil, ni l'ambition d'un conquérant, entreprendre des guerres que ne justifiait aucun intérêt français et dont même l'intérêt français eut à souffrir. En cette occasion comme en tant d'autres, Napoléon III fut victime de son imagination, et dupe d'erreurs généreuses. Il ne pouvait se résoudre à admettre que dans le maniement de la politique étrangère, le devoir d'un chef d'État consiste souvent à se maintenir, à se raidir dans l'égoïsme national. Il voulut se faire le champion des peuples opprimés, intervenir comme redresseur de torts, jouer en Europe et même au-delà le rôle d'arbitre-providence. La Turquie est menacée par l'Empire russe ; il intervient en faveur de la Turquie par la guerre de Crimée. L'Italie souffre sous la domination de l'Au triche ; il n'hésite pas à secourir l'Italie. Le Mexique est déchiré de luttes intestines, menacé d'absorption par les États-Unis. Napoléon III conçoit le dessein de pacifier le Mexique, de le régénérer par la création d'un grand empire latin qui contiendra l'avidité anglo-saxonne, et alors, ce sera la folle aventure au-delà de l'Atlantique, l'aventure épuisante qui, durant cinq années, absorbera hommes, argent, matériel, pour aboutir à l'humiliation d'un échec. Il faut dire à la décharge de Napoléon III qu'il trouvait dans l'héritage politique de Napoléon Ier le germe de plusieurs de ces erreurs. Au cours des longues et douloureuses journées de Sainte-Hélène, le grand captif n'avait guère d'autre dérivatif à ses chagrins que la conversation. Tout en avouant quelques-unes de ses fautes, il s'efforçait de les expliquer par la conception d'un dessein gigantesque, dont l'acharnement et l'incompréhension de ses ennemis avaient empêché la réalisation. Ce dessein, c'était l'affranchissement des peuples, leur relèvement moral, leur union dans une Europe définitivement pacifiée. C'est avec un tel cortège, disait-il à Las Cases, qu'il eût été beau de s'avancer dans la postérité, et la bénédiction des siècles. Avec une éloquence entraînante et imagée qui voilait bien des lacunes de raisonnement, il développait ce qu'il appelait une de ses plus grandes pensées. L'agglomération des 30 ou 40 millions de Français était faite et parfaite, disait-il. Celle des 15 millions d'Espagnols l'était à peu près aussi. Comme je n'ai pas soumis les Espagnols, on raisonnera désormais comme s'ils étaient insoumettables. Mais le fait est qu'ils ont été soumis, et qu'au moment même où ils m'ont échappé, les Cortés de Cadix traitaient, secrètement, avec nous... Si l'Autriche, en ne me déclarant pas la guerre, m'eût laissé quatre mois de séjour de plus en Espagne, tout y eût été terminé. Quant aux quinze millions d'Italiens, l'agglomération était déjà fort avancée... La réunion du Piémont à la France, celle de Parme, de la Toscane, de Rome, n'avaient été que temporaires dans ma pensée, et n'avaient d'autre but que de surveiller, garantir et avancer l'éducation nationale des Italiens. (Mémorial.) Est-il nécessaire de souligner ce qu'il y a souvent de hasardé et de contestable dans l'ensemble de récits, d'affirmations ou d'arguments qui constituent la trame des conversations par lesquelles le grand Empereur documentait ses compagnons de captivité, chargés après sa mort de préparer son histoire et sa légende ? Mais aux yeux de Napoléon III, ces paroles du fondateur de la dynastie prenaient la gravité d'une recommandation suprême, l'impératif catégorique d'une mission qu'il léguait à ses successeurs. Et lui-même, parvenu à l'Empire, en dégagea ce qu'il appelait le principe des Nationalités. D'après ce principe des Nationalités, tout peuple doit pouvoir vivre, s'administrer, disposer de lui-même, sans avoir à craindre l'ingérence ou la tyrannie d'un autre peuple. Cette Et règle d'élémentaire équité avait été singulièrement méconnue par les négociateurs des traités de 1815. Joseph de Maistre, qui, cependant, n'était pas suspect de libéralisme, constatait que ces traités entretiendraient une semence éternelle de guerres et de haines, tant qu'il y aurait une conscience parmi les hommes. Cette œuvre d'iniquité, Napoléon III savait bien qu'il n'avait ni la puissance, ni le génie nécessaires pour la faire entièrement disparaître. Cependant, il croyait qu'elle pouvait être éliminée partiellement, si le principe des nationalités devenait le code de la diplomatie, la charte des relations internationales. Malheureusement, si, théoriquement, ce principe des nationalités est aisé à définir et séduisant par son caractère d'équité, il est souvent difficile à appliquer, comme toute règle trop rigide pour s'adapter aux imprévus de la vie. Et d'abord, quel est exactement le caractère distinctif d'une nationalité ? Ce ne peut être l'unité de race, car depuis des siècles, des guerres, invasions, migrations, ont singulièrement mélangé les races, et dans un pays homogène comme la France, on en compterait aisément une vingtaine. Est-ce le type ethnique ? Pas davantage ; car physiquement, un Français du Midi ressemble plus à un Italien qu'à un habitant de Lille ou de Roubaix. Serait-ce la communauté de langage ? Certes, c'est un caractère important d'une nationalité, mais il peut faire défaut. La définition la moins imparfaite qu'on puisse faire d'une nationalité consiste à dire que c'est une agglomération d'hommes ayant une communauté d'intérêts, de lois, d'aspirations et de souvenirs historiques. Le principe des nationalités peut se trouver en contradiction avec un autre qui a une grande importance pour la sécurité des peuples, le principe des limites naturelles. Enfin, le principe des nationalités, si on l'appliquait rigoureusement, devrait avoir pour conséquence l'abandon de la politique coloniale, qui est cependant pour les peuples modernes un élément de richesse, de civilisation et de progrès. Il peut même devenir menaçant pour la sécurité des États en encourageant les velléités d'autonomie ou de séparatisme de certaines provinces. Ces contradictions, ces antinomies entre principes opposés, expliquent en grande partie les fautes politiques de Napoléon III. Ayant collaboré à l'unification de l'Italie, hanté qu'il était du principe des nationalités, il resta passif, et même bienveillant, envers les premiers efforts d'unification de l'Allemagne. Quand il en aperçut le danger et voulut s'y opposer, il était trop tard. Maintenant que nous avons exposé dans leurs grandes lignes les conceptions d'où sont issues les guerres de Crimée, d'Italie et du Mexique, nous allons entrer dans quelques détails qui feront mieux comprendre quels furent la genèse et le développement de ces conceptions. LA GUERRE DE CRIMÉE. Le tzar Nicolas, qui, en 1825, avait succédé à son frère Alexandre, était fort dissemblable de son prédécesseur. Alexandre, aimable, souple et fin — un Grec du Bas-Empire, disait Napoléon — était fort accessible aux tendances libérales. Nicolas, naturellement dur, s'était affermi dans une sévérité impitoyable après la répression de mutineries militaires et l'écrasement de l'insurrection polonaise de 1830. Sa stature gigantesque — plus de six pieds —, jointe à une particularité de sa physionomie, la blancheur des cils, qui parfois semblait baigner son regard d'un reflet de lueurs, le faisait apparaître à son peuple comme un être d'essence supérieure, une sorte de demi-dieu. On le savait travailleur infatigable, s'appliquant dès l'aube à ses devoirs de souverain, de mœurs régulières, sobre, ne buvant que de l'eau, dormant sur un matelas de cuir qu'il faisait remplir de foin semblable à celui de ses chevaux, et sa dureté pour lui-même rendait plus support able sa dureté pour les autres. Quand, sur la place du Palais d'hiver, il daignait se montrer à la foule, les fronts et les âmes se courbaient sous une impression de crainte, de respect et d'admiration. Pendant tout son règne, deux idées dominèrent l'esprit de Nicolas : d'abord l'horreur de la Révolution et des institutions qui en dérivent — Constitutions, Parlements, droit de vote, etc. — et aussi l'expansion de la Sainte Russie vers les régions du Sud, baignées de lumière. Sous le ciel lourd de neige de Pétersbourg, il rêvait de Constantinople aux minarets et mosquées resplendissant de soleil. Hantise éternelle de l'homme du Nord dont une des premières manifestations conservées par l'histoire fut le torrent des grandes migrations barbares qui fit écrouler l'Empire romain. C'était le plus souvent au bal, ou à la chasse, ou à la promenade, c'est-à-dire loin du cérémonial et des paperasses des chancelleries que Nicolas entrait en conversation avec les ambassadeurs étrangers. Un soir du mois de janvier 1853, dans la rumeur des danses et orchestres d'une fête donnée par la Grande-Duchesse Hélène, Nicolas échangea quelques propos avec l'ambassadeur d'Angleterre sur la Turquie, sa désorganisation croissante, les abus, les exactions d'un gouvernement à la fois faible et tyrannique : Nous avons sur les bras un homme malade, gravement malade, Monsieur l'Ambassadeur. Il serait déplorable pour nos deux pays qu'il vînt à disparaître avant que nous eussions pris quelques dispositions... Ces conversations improvisées, jetées négligemment dans le va-et-vient d'une réunion mondaine, avaient l'avantage de pouvoir être interrompues quand l'entretien devenait embarrassant, et reprises quand il semblait opportun de les reprendre. De janvier à avril 1853, Nicolas eut encore plusieurs conversations au sujet de l'homme malade. Sire, fit observer l'ambassadeur, s'autorisant du ton familier de l'entretien pour hasarder une nuance de plaisanterie, puisque nous sommes au chevet d'un malade, ne pensez-vous pas que notre premier devoir serait de le soigner ? — Non, répliqua vivement le Tzar ; ce qui est mort est mort... Cet empire ottoman tombe en ruines ; à l'heure prochaine de son écroulement, l'Angleterre dominatrice des mers ne peut se désintéresser de que deviendront ses dépouilles. Quant à moi, je n'abandonnerai pas dix à onze millions de chrétiens orthodoxes, actuellement sous la domination du sultan. Je n'ai pas hérité des grands projets de Pierre et de Catherine, — mon Empire est assez vaste — mais jamais je ne permettrai qu'une puissance européenne s'installe à Constantinople. Si moi-me-ne, je suis amené par les événements à l'occuper, ce ne sera pas en propriétaire, niais en dépositaire, seulement. Quant à vous, Anglais, je ne verrais aucun inconvénient à ce que vous occupiez l'Égypte, et aussi Candie, si vous le désirez... Ces propos, transmis à Londres, causèrent plus d'étonnement qu'ils n'éveillèrent de convoitises. L'ambassadeur reçut comme instructions de se tenir sur une grande réserve et de répondre au tzar que le Ministère ne croyait pas que l'Empire ottoman fût à la veille d'une catastrophe. Ce serait abandonner les traditions de la politique anglaise que de prendre des engagements en vue d'éventualités incertaines. Votre Gouvernement ne m'a pas compris, dit avec un peu de dépit le Tzar. Ah, si je pouvais causer dix minutes avec vos ministres... Puisqu'il ne pouvait négocier, Nicolas résolut d'agir. Depuis deux ou trois ans s'éternisait une querelle entre moines latins et moines grecs chargés en Palestine de la garde des Lieux Saints. Nicolas saisit l'occasion d'intervenir dans le débat comme protecteur de la religion grecque et du même coup de s'immiscer dans l'administration intérieure de la Turquie. Que parmi ces moines grecs ou latins, il y ait eu des âmes de vertu et de piété sincères, cela n'est pas douteux. Mais il faut bien reconnaître que chez d'autres, la garde des Lieux Saints prenait l'aspect d'une exploitation commerciale. Aux pèlerins arrivant d'Europe, on vendait des chapelets, médailles, images, scapulaires, ou l'on faisait visiter les sanctuaires se rattachant de façon plus ou moins authentique aux grands souvenirs de la Bible, des Évangiles et des Croisades. Ainsi, les moines prétendaient avoir retrouvé l'emplacement exact de l'étable de Bethléem, et ils y avaient placé une étoile d'argent rappelant l'astre mystérieux qui avait guidé les rois mages. On montrait encore le tombeau de la Vierge Marie, ceux de Godefroy de Bouillon et de Beaudoin. Au début, Grecs, et Latins s'étaient entendus pour partager équitablement les aumônes des fidèles ; mais l'esprit de mercantilisme propre aux races levantines avait rapidement troublé ces bonnes relations. Souvent, les rivalités dégénéraient en querelles d'enfants, auxquelles se mêlait l'astuce d'esprits grossiers, puérils et ignorants. On se dérobait les clefs des chapelles, on avait la prétention d'officier aux mêmes heures. Dans ces contestations peu dignes, tombant au niveau d'une concurrence de Vendeurs du Temple, les Grecs étaient les plus audacieux, parce qu'ils se savaient les plus nombreux. Un jour, ils enlevèrent l'étoile d'argent de Bethléem et s'attribuèrent neuf chapelles ou sanctuaires, qui jusqu'alors avaient fait l'objet d'un partage équitable. Les Latins adressèrent leurs réclamations à la France, qui, depuis les Croisades, et en vertu de différents traités dont le dernier remontait à Louis XV, avait le privilège, souvent difficile à exercer, de protéger les sujets chrétiens de l'Empire ottoman. En 1850, le Sultan Abdul-Medjid, auquel la France transmit la réclamation des moines latins, était un homme courtois et fin, dont la douceur et l'indolence naturelles s'étaient encore accentuées dans le charme enveloppant des journées oisives de ses palais et jardins du Bosphore, et aussi par l'abus du harem. Abdul-Medjid n'ignorait pas de quels périls était menacé son empire. Comme il avait tout intérêt à ne pas mécontenter la France, il accueillit favorablement sa demande. Ce ne fut cependant qu'après dix-huit mois de conversations, enquêtes, réunions de commissions, consultations d'ulémas, qu'il donna le firman accordant aux Latins une indemnité et un statut leur assurant une sauvegarde contre les envahissements des moines grecs. De leur côté, ceux-ci avaient imploré la protection de l'Empereur Nicolas, de sorte qu'à peine délivré des difficultés avec la France, le sultan pacifique et nonchalant en retrouvait d'autres avec la Russie. Cette fois encore, les conversations traînèrent, pour aboutir à l'obtention d'un firman donnant un statut aux moines grecs. Dans toute cette querelle, l'Angleterre était restée indifférente. La grande nation protestante considérait comme une épave du passé et un anachronisme destiné à disparaître ces confréries de moines, qu'elles fussent grecques ou latines, et dans ses conversations privées son ambassadeur à Constantinople raillait ses collègues qui perdaient leur temps en attachant quelque importance à ces querelles d'un autre âge. Ce qui justifiait la gaîté de l'ambassadeur britannique, c'est que, lorsque France et Russie voulurent mettre en application les firmans dont la teneur était restée secrète, on s'aperçut qu'ils s'annihilaient en partie l'un par l'autre et que, malgré leur apparence de faiblesse et d'inexpérience, les conseillers du sultan avaient joué les diplomaties russe et française. Nicolas n'était pas homme à laisser passer un affront et il résolut de faire comprendre au Sultan qu'il était de force à exiger ce que, jusqu'alors, il s'était borné à solliciter. En mars 1853, il envoya à Constantinople une ambassade extraordinaire, conduite par le prince Menschikoff, dont la double qualité de ministre de la Marine et de Gouverneur de Finlande, en faisait un personnage considérable. Tout en se dirigeant vers la Turquie, Menschikoff avait inspecté les troupes cantonnées en Bessarabie, puis, en grand apparat, il avait passé en revue la flotte de la mer Noire. Sur les quais de Constantinople, sept à huit mille Grecs saluèrent de bruyantes acclamations son arrivée, comme celle d'un libérateur. Sans paraître s'émouvoir de ce que cette entrée tapageuse avait d'insolite, le sultan avait pris des dispositions pour que l'ambassade russe, qui était nombreuse, fût reçue avec la plus grande courtoisie. Mais soit qu'il eût des instructions particulières du Tzar, soit qu'il crût qu'il était dans son rôle de se montrer hautain et cassant, Menschikoff parut s'ingénier à accumuler les manquements à l'étiquette et même à la vulgaire politesse. Contrairement à l'usage, ce fut en habit de ville et non en uniforme qu'il se présenta à l'audience du Sultan. Il refusa de rendre visite au ministre des Affaires Étrangères qui l'attendait, et avait préparé une réception avec officiers en grand costume, gardes faisant la haie, etc. Pendant plus d'un mois, les entretiens entre le prince Menschikoff et les représentants du Sultan gardèrent un caractère secret ; cependant, il n'était pas malaisé de deviner à l'attitude du plénipotentiaire russe qu'il arrivait en porteur d'ultimatum plus encore qu'en négociateur. Les représentants des différentes puissances à Constantinople transmirent à leurs gouvernements des renseignements vagues, mais orientés au pessimisme. Quant à Napoléon III, il suivait très attentivement les événements. Bien que les quarante années qui venaient de s'écouler eussent quelque peu distendu les liens de la Coalition des Rois contre la France révolutionnaire et l'insolente famille corse dont le chef avait ébranlé l'Europe, ces traités qui posaient, en principe, la déchéance perpétuelle pour chacun des membres de la famille Bonaparte de tout droit de souveraineté et de domination, tant sur la France que sur tout autre pays, ces traités n'en existaient pas moins dans les archives des Chancelleries et aucun acte international n'en avait encore modifié l'esprit et la substance. Quelle revanche pour un de ces Bonaparte de reparaître dans les Conseils de l'Europe, de s'y faire écouter, et peut-être d'y prendre le rôle d'arbitre et de dominateur. Au début de mars 1853, un Conseil extraordinaire fut réuni aux Tuileries. Dans un long exposé, le ministre des Affaires Étrangères, Drouyn de Lhuis, fit l'historique de la Question d'Orient. Il était certain que, peu à peu, la Russie s'acheminait vers Constantinople, Il était évident que la Turquie, sans argent, presque sans armée, détestée de ses sujets de race slave, était incapable de se défendre. L'Angleterre interviendrait-elle en sa faveur ? Cela était fort douteux, car son ministère présidé par Lord Aberdeen était ultra-pacifiste. Dès lors, était-il prudent que la France, dont les intérêts en Orient étaient moindres que ceux de l'Angleterre, intervint seule ? Lui, Drouyn de Lhuis, sans formuler d'avis trop affirmatif, laissait clairement entendre qu'il ne le pensait pas. Lorsque le ministre des Affaires Étrangères eut terminé son exposé et donné sa conclusion, un murmure d'approbation laissa deviner que la majorité du Conseil était délivrée d'une inquiétude. C'est qu'outre les raisons d'abstention qu'avait indiquées le ministre, il en était d'autres qu'il avait passées sous silence, mais que la plupart des ministres avait présentes à l'esprit. Il arrive souvent, surtout en politique, que les motifs les plus décisifs sont ceux qu'il est le plus malaisé d'exprimer. Ce qui dominait l'esprit de tous, c'est que l'Empire, qui avait à peine quatre mois d'existence, n'était pas encore assez solide pour se lancer dans les aventures. Enfin, c'était encore qu'en méditant l'histoire des cinq ou six années précédentes, il fallait bien reconnaître que l'élection de Louis-Napoléon, la Présidence, le Coup d'État, la renaissance de l'Empire présentaient un enchaînement de succès étonnants, presque invraisemblables ; qu'une guerre malheureuse pouvait tout remettre en question et rejeter la dynastie dans les désastres, où près d'un demi-siècle auparavant, les fautes du Grand Empereur l'avaient précipitée. Dans ces conseils réservés à des questions d'une importance particulière, l'Empereur parlait peu, écoutait attentivement, et ne faisait connaître sa décision qu'après avoir interrogé chacun des ministres, dans l'ordre où ils étaient assis autour de la table. Comme il fallait s'y attendre, l'opinion dominante c'était qu'on ne pensait pas qu'il fût de l'intérêt de la France et de l'Empire de s'interposer entre la Russie et la Turquie. Même le ministre de la Guerre, maréchal de Saint-Arnaud, déclara que, bien que ce fût à contre-cœur, il croyait préférable de conserver une attitude d'effacement. Et vous, Persigny, quel est votre avis ? demanda l'Empereur. Persigny était ministre de l'Intérieur ; mais c'était surtout l'ami des premières heures, le familier d'Arenenberg, le compagnon de Strasbourg et de Boulogne. A ce titre, il avait une liberté de parole qui manquait aux autres ministres, et il en usait parfois sans ménagement. Sans être éloquent, il parlait avec chaleur et même avec une véhémence qui rappelait l'ancien hussard. Depuis le début de la délibération, il s'agitait et contenait à peine son impatience. A son tour de parole, cette impatience jaillit comme un torrent dont la digue est rompue[1]. Mon avis ?... C'est qu'en entendant tout ce qui vient d'être dit au Conseil, je suis tenté de me demander en quel pays et sous quel gouvernement nous vivons. L'armée vit dans la pauvreté et s'en contente, mais à une condition, c'est qu'à défaut de richesses, elle reste en possession de l'honneur... Si, par une faiblesse sans nom, nous laissions la Russie étendre la main sur Constantinople, un Napoléon régnant à Paris, alors tremblons pour la France, tremblons pour l'Empereur et pour nous-mêmes. Vous nous dites que l'Angleterre est prête à nous blâmer si nous résistons à la Russie... C'est une erreur complète. Le jour où l'Angleterre saura que nous sommes résolus à arrêter la marche des Russes, elle poussera un cri de joie et viendra se ranger à nos côtés. J'en étais là, écrit Persigny, lorsque l'Empereur, d'un ton ferme et convaincu, m'interrompit pour dire — Décidément Persigny a raison —, et au milieu de la stupéfaction du Conseil, il ajouta en se tournant vers le ministre de la Marine : — Monsieur Ducos, rédigez de suite la dépêche donnant l'ordre à la flotte de Toulon de partir pour Salamine... — L'ordre fut expédié sans retard et, le vingt mars, l'escadre faisait voile vers la Grèce. La première réaction de l'opinion anglaise fut très dissemblable de celle qu'avait prévue Persigny. A l'annonce officielle de l'envoi d'une escadre française en Orient, le ministère anglais répondit avec froideur. Quant à la presse, affranchie des atténuations du langage diplomatique, elle fut franchement inamicale. Ce langage de mauvaise humeur se maintint pendant près de deux mois, jusqu'au jour où furent dévoilés le véritable objet de l'ambassade russe à Constantinople, et la prétention du Tzar d'étendre son protectorat sur les onze millions de sujets grecs vivant en Turquie. Coup sur coup, on apprit que la Turquie avait rejeté l'ultimatum apporté par le prince Menschikoff, et que ce dernier venait de quitter Constantinople avec fracas, après avoir fait amener le drapeau et l'écusson de l'Ambassade russe et pris à son bord le personnel et les archives (22 mai 1853). En quelques jours, le revirement de l'opinion anglaise fut complet et avec une hâte venant à la fois du dépit de s'être trompé et du désir de regagner le temps perdu, le ministère donna l'ordre à une escadre de quitter Malte, et de naviguer de concert avec la flotte française pour prendre un mouillage plus rapproché de Constantinople, dans la baie de Bésica, en vue des rivages où s'élevait l'ancienne Troie (16 juin). A cette démonstration navale, le tzar répondit par un geste de bravade. Le 3 juillet, les troupes russes franchirent la frontière du Pruth et envahirent les principautés danubiennes. Il semblait donc que rien désormais ne pouvait éviter la guerre, lorsqu'au cours de ce même mois de juillet, une attitude imprévue du Tzar fit renaître l'espoir que la paix serait maintenue. La race slave a des retours inattendus de souplesse et de subtilité, des alternatives de franchise, de dissimulation, de violence et de douceur, se rattachant à la lointaine origine asiatique et, bien que son ascendance fût en partie germanique, Nicolas avait pris quelques-uns des caractères de la race slave. Depuis la révolution de 1830, le Tzar ne faisait montre à l'égard de la France que d'une médiocre sympathie. Très peu de temps après l'entrée des troupes russes dans les Principautés, il sembla que Nicolas s'efforçait d'apporter dans ses relations avec l'ambassadeur français une note de confiance qui jusqu'alors avait fait défaut. Il expliqua au général de Castelbajac, titulaire de l'ambassade, qu'il ne voulait pas la guerre, que l'occupation des Principautés n'était qu'une précaution, une saisie de gage qui faciliteraient un arrangement honorable, auquel il était tout prêt à souscrire. Le Tzar savait bien que ses paroles allaient être transmises aux Tuileries, et c'était justement parce qu'il le savait qu'il leur donnait ce ton de confidence familière, qui ferait d'autant plus d'impression qu'on n'y était pas accoutumé. En effet, l'impression fut vive sur Napoléon III. Il rédigea lui-même une note dans laquelle s'équilibraient pour la Russie et la Turquie des concessions balancées. Le Tzar, à qui la note fut communiquée, en accepta le principe. Les ambassadeurs des différentes nations représentées à Vienne ne mirent pas en doute que la Turquie s'empressât d'adhérer à une convention qui garantissait son intégrité territoriale. Comme la note ne posait que des principes généraux et aurait besoin d'être développée, expliquée et commentée, les diplomates réunis à Vienne se constituèrent en une sorte de congrès intime et préparèrent écritoires et protocoles. Mais à Londres, et même en France, on s'était habitué à l'idée d'une guerre avec la Russie, et l'on avait peine à comprendre qu'après avoir entraîné l'Angleterre à une démonstration énergique, Napoléon III pût se déjuger si rapidement en préparant uné solution pacifique. Une guerre avec le Tzar, c'était pour le commerce anglais une occasion de faire perdre à la mer Noire son caractère de lac russe, et d'ouvrir de nouveaux débouchés ; pour le corps des officiers français, c'était l'espoir de faits d'armes plus éclatants que ceux que pouvait offrir l'Algérie, et l'armée de métier voyait avec désappointement le nouvel Empire paraître vouloir continuer la politique de la paix à tout prix, comme sous Louis-Philippe. Enfin, pour le parti républicain, pour les anciens combattants de 183o et de 1848, pour la pléiade d'artistes et d'écrivains, en qui survivait le sentimentalisme romantique, Nicolas personnifiait l'ennemi de toutes les libertés, et l'on eût un peu oublié le Coup d'État de Décembre, en voyant son auteur se faire le justicier du bourreau de la Hongrie et de la Pologne. En France, où la presse était soumise à un régime sévère, on se taisait ou l'on ne parlait pas bien haut ; mais à l'étranger, parmi les réfugiés français, cette reculade fournit le thème de railleries et d'invectives ; et le plus célèbre de tous les exilés, Victor Hugo, flétrissait de strophes vengeresses ce Bonaparte dégénéré qui craignait les coups : Ce héros que Dieu fit Général des Jésuites Ce vainqueur qui s'est dit absous Montre à Clio son nez meurtri de pommes cuites, Son œil éborgné de gros sous Et notre armée, hélas, sa dupe et sa complice, Baisse un front lugubre et puni, Et voit sous les sifflets, s'enfuir dans la coulisse Cet écuyer de Franconi... Cette pièce, écrite à Jersey, est datée de juillet 1853. Au point de vue littéraire, elle a le mouvement, la véhémence, le feu de ces superbes colères des prophètes de l'Écriture ; mais si l'on fait abstraction de son prestige littéraire, elle apparait d'une exagération déraisonnable. Un souverain qui, interrogeant sa conscience, hésite à déchaîner le fléau de la guerre, ne mérite pas d'être comparé à un écuyer de cirque fuyant sous les sifflets. Cependant, il faut reconnaître que le contraste entre le ton belliqueux du mois de juin et l'attitude pacifique du mois de juillet met bien en relief un des traits du caractère de Napoléon III, la contradiction entre l'audace de la conception et l'hésitation de l'exécution. Dans sa mécanique cérébrale, l'imagination va de l'avant, bâtit des projets, échafaude des rêves ; puis, un peu plus tard, et parfois trop tard, la raison examine, pèse les chances, découvre les obstacles. Mais en ce mois de juillet 1853, c'est la raison qui, froidement, examine les avantages ou les difficultés d'une guerre avec la Russie et pour le moment, ce sont les difficultés qui apparaissent avec le plus d'évidence. D'abord, l'éloignement. Le théâtre des hostilités serait à 7 ou 800 lieues de la France. Sans doute, transports et ravitaillements seraient assurés par la flotte anglaise ; mais l'Angleterre n'est pas une puissance militaire et l'effort de la guerre retombera sur notre pays. Et que fera l'Autriche, dont, il y a cinq ans, le jeune souverain a reçu le secours d'une armée russe, pour écraser la révolution hongroise ? Et que fera la Prusse, dont le roi Frédéric-Guillaume est le beau-frère du Tzar ? Et quelles paroles et quelles promesses échangeront les trois souverains, dont on annonce la rencontre prochaine aux grandes manœuvres d'automne ? Ces arguments ou objections étaient bien de nature à confirmer Napoléon III dans son désir de collaborer à un dénouement pacifique. Mais voici qu'au moment même où le Tzar se montre accommodant, la Turquie devient intransigeante, et dans les chancelleries, surtout dans le petit congrès qui se tenait officieusement à Vienne, on apprend avec étonnement, puis impatience, puis irritation, que le ministre ottoman des Affaires étrangères refuse de poursuivre toute négociation, tant que les Principautés danubiennes ne seront pas évacuées ; on apprend encore que, dans les mosquées, on affiche des placards prêchant la Guerre Sainte et enfin que le général ottoman, Orner-Pacha, vient de lancer un ultimatum, sommant le général russe de ramener ses troupes au-delà du Pruth, sous un délai de huit jours. Dans toute l'Europe et particulièrement à Londres et à Paris, ces arrogances de la Turquie furent désapprouvées, et puisqu'elle décourageait les bonnes volontés, on résolut de l'abandonner à son sort, comme une puissance déchue, qui ne méritait pas la peine qu'on s'était donnée pour elle. Tel était l'état d'esprit des Chancelleries, lorsqu'aux premiers jours de décembre, un événement tragique vint apporter un renversement de l'opinion et ramener les sympathies de Saint-Pétersbourg à Constantinople. C'est toujours une épreuve redoutable pour la fragile organisation humaine que l'exercice de la toute-puissance. Il semble que, parvenu à une certaine hauteur et troublé par cette ivresse que donne l'absolutisme sans frein, l'homme soit exposé à perdre la vision exacte des choses, la notion du juste et de l'injuste, le discernement entre le possible et l'impossible. Depuis un quart de siècle, Nicolas exerçait cette toute-puissance. D'un mot, d'un geste, d'un regard, il imposait une volonté qui jamais ne trouvait de résistance. De grandes qualités morales, un austère sentiment du devoir, un sincère amour de son peuple, qui non seulement ne lui semblait pas incompatible avec une extrême sévérité, mais encore lui paraissait rendre nécessaires des rigueurs impitoyables et des sanctions inflexibles, l'avaient, dans une certaine mesure, préservé des entraînements de cette toute-puissance. Il semble qu'au tournant de son règne où nous sommes parvenus, il soit saisi du vertige dont l'histoire nous montre tant d'exemples chez les chefs, les conquérants et les rois. En ce moment — septembre, octobre 1853 — l'Europe lui était favorable. Il n'avait qu'à attendre, laisser tomber cette effervescence nationale des Turcs, dont plusieurs symptômes permettaient de prévoir qu'elle n'aurait que la durée d'un feu de paille. Le voluptueux Abdul-Medjid, soudainement saisi d'une ardeur guerrière, avait bien annoncé qu'il prendrait le commandement de ses troupes, mais il avait fixé son départ au printemps prochain, ce qui donnait le temps de la réflexion. Certes, on n'était plus dans la paix, mais on n'était pas encore dans la guerre. Aux avant-postes, on avait tiraillé, brûlé de la poudre, sans se faire grand mal, incidents qui ne modifiaient pas très sensiblement l'agitation de ces zones de frontière où le brigandage était endémique. Mais la contrainte de modération que s'imposait depuis plusieurs mois Nicolas, avait épuisé sa patience. Avant que l'hiver vint rendre les opérations plus difficiles, il résolut de frapper un grand coup qui montrât l'énergie de sa volonté et la puissance de son bras. Aux derniers jours de novembre 1853, une flottille turque de sept frégates, accompagnée de transports chargés de vivres et de munitions, traversait la mer Noire pour ravitailler le port de Batoum. Elle voyageait lentement, mollement, à l'orientale, carguant ses voiles et se réfugiant aux ports dès que menaçait la bourrasque. Le 30 novembre, elle s'était arrêtée dans la rade de Sinope. Signalée à la flotte russe en croisière dans la mer Noire, elle fut vite cernée par des vaisseaux de ligne, criblée de boulets qui coulèrent ou détruisirent six frégates, la septième ayant pu s'échapper dans la direction de Constantinople. La petite ville de Sinope fut bombardée, incendiée, les habitants dispersés dans la campagne. Les premières nouvelles annoncèrent que les Turcs avaient perdu quatre mille matelots, tués ou noyés, chiffre qui, dans la suite, fut reconnu notablement exagéré, une partie des équipages ayant pu gagner la côte toute proche. Mais ce chiffre de quatre mille victimes fut celui qui parvint le premier en Europe et contribua à donner à ce combat de Sinope le caractère d'un massacre. Cette flottille turque portait-elle, comme le prétendit plus tard la diplomatie russe, des armes pour les tribus révoltées de Circassie ? C'est possible. Le Tzar, qui était loin et n'avait donné que des instructions générales, aurait-il, s'il le avait mieux connu la situation, désapprouvé la destruction complète d'une flotte qui aurait pu être capturée presque sans combat ? C'est probable. Un des dangers de l'absolutisme, c'est de ne pouvoir calculer les répercussions d'ordres donnés dans un moment de colère. Mais ces nuances échappaient à l'opinion publique, qui voit toujours un peu gros et cherche des responsabilités faciles à distinguer et à définir. De l'événement tragique dont, après bientôt quarante ans de paix continentale, l'Europe était vivement émue, Nicolas apparaissait comme directement responsable, et dans un épisode de guerre, cruel certes, mais semblable à tant d'autres qu'on peut trouver dans l'histoire de toutes les guerres, on ne voulut voir qu'un acte de sauvagerie préméditée. L'émotion fut surtout vive à Londres, car l'orgueil national était offensé de ce que ce massacre de Sinope eût été perpétré, malgré la présence de la flotte anglaise aux Dardanelles. Si l'on eût suivi l'impulsion du sentiment britannique, la guerre eût été déclarée sans tarder. Mais maintenant les conseils de patience venaient de Paris. Napoléon consentit volontiers à ce que la flotte anglo-française entrât dans la mer Noire, mais, avant de se résoudre à la guerre, il tenta une dernière démarche auprès de Nicolas. Le 29 janvier 1854, il lui fit parvenir une longue note, en partie rédigée par lui-même. Après avoir énuméré les empiètements de la Russie, il adjurait le Tzar de faire cesser l'occupation des principautés danubiennes, promettant qu'en échange, la flotte franco-anglaise quitterait la mer Noire. La rédaction était calme et modérée. Cependant, la fin faisait entrevoir le danger pour la Russie de laisser aux hasards de la guerre ce qui pouvait être décidé aujourd'hui par la justice et par la raison. La réponse de Nicolas fut hautaine. Ce n'est pas la menace qui me fera reculer. Ma confiance est en Dieu et en mon droit... Elle se terminait par une phrase qui, adressée à un Bonaparte, révélait une intention d'outrage : La Russie saura se montrer en 1854 ce qu'elle a été en 1812. Le 11 avril, France, Angleterre et Turquie signaient un traité d'alliance, et le lendemain le Tzar annonçait à son peuple que la Russie, provoquée par les puissances occidentales, était en état de guerre. Depuis deux ans et demi, Saint-Arnaud était ministre de la Guerre. Son tempérament, fait pour l'action, s'adaptait à contre-cœur aux fonctions administratives. Dès que la guerre fut décidée, il sollicita et obtint le commandement en chef de l'expédition. Depuis plusieurs mois, sa santé était très précaire. Son énergie, le désir de dissimuler un état de faiblesse qui l'eût empêché de tenir en cas de guerre un rôle actif, le raidissaient contre le mal, le remettaient debout dès que se dissipait l'angoisse intermittente de l'angine de poitrine. Il connaissait cependant la gravité de son état. Quelques jours avant son départ pour l'Orient, il disait à son chef d'état-major, le colonel Trochu : Je puis encore vivre, je ne puis guérir. J'ai une maladie qui ne pardonne pas... D'ailleurs, en mettant les choses au pis, j'aime mieux mourir au milieu de mes soldats que dans mon lit... Maréchal de France, sénateur, ministre, grand écuyer, Saint-Arnaud avait atteint tout ce que peut désirer l'ambition la plus exigeante, et cependant il souffrait d'une déception secrète. Il avait les honneurs, il n'avait pas la gloire. Il eût voulu laisser dans l'histoire un souvenir autre que celui de général de coup d'État. Depuis qu'il était touché par la maladie, depuis que la gravité des crises lui rendait familière la perspective d'une mort soudaine, son esprit s'était élevé, son âme s'était épurée, il prenait conscience de devoirs qu'il avait ignorés dans sa jeunesse. Le viveur, le risque-tout, l'aventurier d'Afrique avaient fait place au soldat philosophe, résigné au sacrifice. Des sentiments religieux sincères, sans affectation ni hypocrisie, contribuaient à cette transformation morale. Dans une lettre à son frère, après avoir rappelé ses souffrances physiques, il écrivait : En attendant, je ne me plains pas et je prie... Dans la pensée des gouvernements français et anglais, le but principal de la guerre était la protection de Constantinople, menacée par la descente des Russes dans les principautés danubiennes. Dans ces limites, les opérations étaient relativement faciles. Les flottes française et anglaise étaient maîtresses des Dardanelles ; le point de débarquement et de concentration de l'armée de terre fut fixé à Gallipoli. Cependant, on apprit bientôt que les Russes s'étaient arrêtés ; et même ils reculaient tout en se maintenant autour de Silistrie, dont ils assiégeaient la garnison turque. Environ trois cents kilomètres séparaient Gallipoli de Silistrie. La distance, dans une région sans routes, traversée par les contreforts des Balkans, rendait difficile l'envoi d'une armée de secours. Un nouveau point de débarquement fut choisi à Varna, sur la mer Noire. Mais à l'approche des alliés, les Russes abandonnèrent le siège de Silistrie et évacuèrent toute la région qu'ils occupaient au-delà des frontières de l'Empire. Il apparaissait clairement qu'ils recommençaient la stratégie qui avait amené la perte de Napoléon Ier en 1812, éviter la bataille, faire le vide devant l'envahisseur, essayer de l'entraîner, de l'égarer dans l'immensité du sol russe. L'intention était trop évidente pour ne pas mettre en garde les états-majors des Alliés. Constantinople étant hors de danger, et l'intégrité de l'empire ottoman étant assurée, on ne voyait plus très bien l'objet de la guerre. Mais dans les combinaisons de politique extérieure, il y a presque toujours des arrière-pensées, que laisse dans l'ombre le jeu apparent de la diplomatie. Pour l'Angleterre, l'arrière-pensée, c'était l'ouverture de la mer Noire au commerce anglais, c'était encore l'arrêt en Asie de l'avance russe, dont la poussée continue pouvait, dans un avenir rapproché, menacer l'Empire des Indes. Pour la France, et plus exactement pour l'Empereur des Français, l'arrière-pensée, c'était de reconquérir le prestige militaire perdu depuis 1815, de donner au nouveau régime impérial le baptême de la victoire, de lui assurer le dévouement d'un corps d'officiers jeunes, ardents, ambitieux, impatients de conquérir grades et dotations. France et Angleterre étaient donc décidées à continuer la guerre, mais où irait-on ? Que ferait-on ? Sur quelle frontière trouverait-on le point vulnérable de cet empire défendu par sa passivité, son climat, l'énormité de son étendue ? A plusieurs reprises, soit à Londres, soit à Paris, soit dans les états-majors, avait été mis en avant un projet de descente en Crimée. Mais la faiblesse des alliances, c'est la répugnance à accepter une direction unique et la difficulté d'agir en pleine conformité de vues dans l'élaboration d'un plan de compagne. Les généraux en chef anglais et français échangeaient les rapports les plus courtois et apportaient dans leur collaboration un grand désir de concorde. Cependant, la dissemblance de leur caractère, autant que celle de leur éducation militaire, les amenaient parfois à des conceptions divergentes. Saint-Arnaud était l'homme de l'audace, des coups de main, des entreprises rapidement menées. Le général anglais, Lord Raglan, longtemps attaché à Wellington, blessé près de lui à Waterloo, devenu son neveu par alliance, conservait les traditions de prudence, de lenteur, de ténacité du duc de fer, dont finalement l'esprit méthodique avait triomphé du génie désordonné de Napoléon. L'accord était-il réalisé entre les généraux, il fallait y associer l'état-major des deux flottes, qui, bien que dans la dépendance de l'armée de terre, présentait parfois au commandement des objections d'ordre technique. Enfin, une décision était-elle prise par les états-majors, il fallait la concilier avec les instructions ou suggestions arrivant de Londres ou de Paris. De Londres, où, pour affirmer l'égalité des droits des deux nations, l'orgueil britannique tenait à conserver une part dans la direction de la guerre, de Paris, où le souverain ne pouvait admettre que, même de loin, un Napoléon parût rester étranger à la conduite des opérations. On hésitait donc, on discutait, on faisait des plans — juillet, août, — lorsque deux sinistres presque simultanés, purent faire redouter la ruine de l'expédition avant même l'ouverture des hostilités. Dans la soirée du 10 août, les troupes campées sur les hauteurs dominant Varna virent surgir de la partie basse de la ville une épaisse colonne de fumée, puis des vagues de flammes qui, sous le vent violent du large, gagnaient de proche en proche avec une effrayante rapidité. La plupart des maisons de Varna étaient en bois, serrées, entassées le long de ruelles étroites et sordides. Pendant que des escouades organisaient les premiers secours, on avait amené les pompes des vaisseaux ancrés dans la rade, mais sous la poussée du vent, les flammes bondissaient, dévoraient les frêles constructions surchauffées dans la journée par le soleil d'août. Bientôt les poudrières furent en péril. C'était de gros bâtiments dont la pierre offrait quelque résistance, mais dont les toitures délabrées étaient déjà couvertes d'une pluie de flammèches. Saint-Arnaud malade, se traînant au bras d'un officier et de son médecin, se demandait s'il ne valait pas mieux faire sonner la retraite, avant la formidable explosion qui ferait des milliers de victimes. L'un des généraux qui l'entouraient suggéra l'idée d'envoyer chercher et d'étendre sur les toitures les peaux fraîches et cuirs verts des abattoirs militaires, tout proches de l'incendie. Mais devant la catastrophe imminente, les sauveteurs hésitaient, les échelles restaient vides. Alors, par une de ces inspirations d'héroïsme qui imposent l'obéissance et expliquent l'ascendant que certains hommes peuvent prendre sur d'autres, les six généraux présents, allant droit à l'incendie, s'adossèrent au mur des poudrières. Les lueurs, reflétées par la dorure des uniformes, éclairaient les six braves, dont l'exemple ranima le courage des sauveteurs. Les peaux furent étendues, arrosées, et, par bonheur, le vent tomba, accalmie qui après cinq heures de lutte permit de maîtriser l'incendie. Mais la septième partie de la ville était en cendres, et bien des approvisionnements étaient détruits. Soit à Marseille avant l'embarquement, soit au cours de la traversée de Marseille à Gallipoli, quelques malades avaient présenté des symptômes qui pouvaient faire craindre le choléra. Lorsque plusieurs milliers d'hommes furent concentrés à Gallipoli et à Varna, dont les rues sans ruisseaux, sans égouts, encombrées d'immondices, étaient des foyers d'infection permanente, l'épidémie se développa avec une rapidité foudroyante. L'une des premières victimes fut le général d'Elchingen, fils du maréchal Ney. Quarante-huit heures plus tard succombait le général Carbuccia, qui lui avait succédé dans le commandement de sa brigade. Des premiers jours de juin aux premiers jours d'août, soit à Gallipoli, soit à Varna, soit dans les marécages de la Dobrutscha, l'armée française comptait près de six mille morts. Dans la seule nuit du 2 au 3 août, trois cents malades avaient succombé. Vers le 10 août, de gros orages furent suivis d'un abaissement de température qui, joint à des mesures de désinfection, enrayèrent momentanément le fléau. Pendant les onze mois du siège de Sébastopol, il devait reparaître à plusieurs reprises. A la fin de la guerre, le corps expéditionnaire français avait perdu 95.000 hommes, dont 20.000 seulement par le feu ; le reste emporté par le choléra, le typhus, le scorbut. Le départ pour la Crimée contribua à relever le moral de l'armée. D'abord, on allait voir du nouveau, retrouver le vent du large, laisser derrière soi les marécages fiévreux et les baraquements empestés. Malheureusement, en débarquant en Crimée, Saint-Arnaud qui avait eu une crise grave pendant la traversée était à bout de souffle. Un sursaut d'énergie, une contraction de volonté le tinrent debout pendant quelques jours. Le 20 septembre, il remportait une victoire sur les bords de l'Alma. Pendant la bataille, il avait pu se tenir à cheval, amaigri, voûté, les tempes creuses. Son médecin ne le quittait pas et pour conjurer momentanément les crises d'étouffement, tantôt lui appliquait à la poitrine un aimant enveloppé de flanelle, tantôt le ranimait par des cordiaux. Neuf jours plus tard, il était mort. Canrobert, qui lui succédait dans le commandement, était, sur le champ de bataille, magnifique de bravoure audacieuse. Dans le conseil et la conduite des armées, il devenait hésitant, irrésolu, plus attentif aux difficultés qu'aux chances de réussite. Toutes les défenses de Sébastopol étaient tournées vers la mer. Aussitôt après l'Alma, la ville, dont la garnison était peu nombreuse, et les fortifications vers la campagne faibles et inachevées, eût sans doute été enlevée par une offensive vigoureuse. Canrobert, d'accord avec Lord Raglan, bon militaire, mais de la race des temporiseurs, préféra la lenteur d'un siège en règle aux hasards d'un assaut brusqué. L'armée s'installa donc sur le plateau de Chersonèse, steppe rocailleuse, aride, balayée de bises glaciales. Pour établir les batteries et enserrer les murailles de la place, il fallait creuser des tranchées, fouiller des cheminements et des boyaux, travail pénible, monotone, meurtrier même, car les Russes avaient eu le temps de reporter une partie de leur artillerie de marine dans les faubourgs faisane face aux assiégeants. Sous une couche très mince de terre végétale, l'outil attaquait le roc, la tranchée ne se creusait que très lentement. L'hiver ramena pluies, neige et maladies. Sur le plateau, peu d'eau potable. Les maigres arbrisseaux avaient vite été brûlés, puis les souches de vigne, et pour cuire la soupe, il fallut employer des démolitions de baraquements, les boites à biscuits, le charbon que des corvées apportaient de la flotte au rivage, et du rivage aux bivouacs. Dans le langage officiel, le corps expéditionnaire s'appelait l'Armée d'Orient. Ce mot Orient, qui évoquait des impressions de lumière, de chaleur, de maisons blanches éparses entre des palmiers, semblait une dérision sous ce ciel bas et triste, dans cette plaine cinglée d'une bise aigre. Les villages étaient rares et misérables, la majeure partie des assiégeants campait sous de petites tentes, et le général en chef lui-même n'avait pas d'autre abri. Si, dans le commandement, Canrobert s'élevait difficilement aux conceptions de grande envergure, il avait une qualité qui fut inappréciable pour maintenir le moral de l'armée à travers les souffrances et l'ennui de ce long hiver. Il aimait le soldat, il savait ce qu'il fallait lui dire, et comment on ramène dans une troupe fatiguée l'insouciance et la bonne humeur. Chaque jour, on le voyait aux tranchées, encourageant les travailleurs en partageant leurs périls ; et presque chaque jour, encore, il visitait les ambulances, interrogeait affectueusement les blessés, laissait avec de bonnes paroles quelques pièces de monnaie pour le tabac, la bouteille de vin, les menues douceurs auxquelles le soldat est si sensible. Sobre, sans besoins personnels, Canrobert consacrait à ces dons journaliers une partie de son traitement de général en chef. Sous le bicorne à plumes blanches, les cheveux longs, la moustache cirée lui donnaient une allure de mousquetaire. Bien qu'il parlât avec un peu d'emphase, en gesticulant et roulant les yeux — c'est un trait que mentionne la reine d'Angleterre dans son journal —, l'homme était simple, bienveillant pour les humbles, sachant les amuser en trouvant à propos le mot pour rire. Qu'est-ce qu'il y a, qu'est-ce qui ne va pas ? disait-il un jour en remarquant au visage de quelques cavaliers une expression un peu maussade. — Mon Général, c'est les poux... — Ben quoi, les poux, les poux... est-ce que tu crois que tout le monde n'en a pas des poux ? Et dans un éclat de rire, la maussaderie s'en va, les visages reprennent un reflet de bonne humeur. (Souvenirs d'un cavalier.) Cette affectueuse camaraderie qui, des chefs aux soldats, entretenait un courant de sympathie, n'existait pas chez les Anglais. Un grand nombre d'officiers supérieurs appartenaient à la riche aristocratie et plusieurs d'entre eux avaient leur siège à la Chambre des Lords. La nation anglaise n'avait pas en grande estime le simple soldat, sorte de mercenaire qui lui semblait n'avoir embrassé l'état militaire que parce qu'il était inapte à toute autre profession. Entre le supérieur et l'inférieur, il y avait donc une distance sociale et un préjugé national qui réduisaient le contact aux nécessités du service. Les officiers anglais considéraient qu'on peut être brave sans renoncer au souci du confortable. Un certain nombre d'entre eux, au lieu de rester sous la tente auprès de leurs troupes, s'étaient installés assez loin dans les maisonnettes de la campagne. Le chef de la brigade de cavalerie légère, qui avait mené superbement la charge légendaire de Balaklava, entre deux rangées de batteries russes, Lord Cardigan, retournait presque chaque soir coucher sur son yacht de plaisance. A Londres, à Paris, on n'avait pas prévu les difficultés
matérielles de la campagne, on les comprenait imparfaitement, et l'on
s'étonnait des lenteurs du siège. En France, la sévère réglementation de la
presse empêchait les critiques de parvenir jusqu'au public. Mais, en
Angleterre, les journaux dénonçaient l'imprévoyance des préparatifs,
l'insuffisance du commandement, les souffrances des assiégeants. Le 13
octobre, le Times publiait cette correspondance : La manière dont nos malades blessés sont traités n'est
digne que des sauvages du Dahomey. Il y avait sur le Vulcan trois cent
blessés et cent soixante-dix cholériques et tout ce monde était assisté par
quatre chirurgiens. Un grand nombre sont arrivés à Scutari sans avoir été
touchés par le chirurgien, depuis qu'ils étaient tombés sur les hauteurs de
l'Alma... Mais toutes ces horreurs
s'effacent, comparées à l'état des malheureux passagers du Colombo. Le
bateau emportait vingt-sept officiers blessés, quatre cent vingt-deux soldats
blessés, cent quatre prisonniers russes. Pour subvenir aux besoins de cette
masse de douleurs, il y avait quatre médecins, dont le chirurgien du
bâtiment. Le navire était littéralement couvert de formes couchées à terre.
Les plus malades étaient mis sur la dunette, et au bout d'un jour ou deux,
ils n'étaient plus qu'un tas de pourriture. Les coups de feu négligés
rendaient des vers... Un soir, avant l'embarquement pour la Crimée, au cours d'un dîner qui réunissait généraux français et anglais, on discutait les chances de réussite de l'expédition. Le Prince Napoléon, que son éloquence vive et familière entraînait, parfois, à des audaces de langage, résuma son opinion en quelques mots qui firent une profonde impression : Si nous ratons (sic) l'opération, vous, Messieurs les Anglais, vous en serez quittes pour un changement de Ministère. En France, ce sera la chute de la dynastie... Au début de l'année 1855, le ministère anglais était renversé. Est-ce qu'en France le reste de la prédiction du prince allait s'accomplir par la chute de la dynastie ? A l'étranger, parmi les exilés politiques, on le croyait volontiers. Après avoir enveloppé l'armée dans le linceul de son crime, disait Victor Hugo en célébrant l'anniversaire de la Révolution de 1848, Monsieur Bonaparte lui a cherché une tombe. Il a trouvé la Crimée. L'armée anglaise est morte, l'armée française agonise. L'Empire recommence par 1812... Un autre proscrit, Edgar Quinet, écrivait : Ce bel échafaudage de Franconie ne peut durer... La dynastie s'en va... M. Guizot croit la campagne perdue, et même l'armée... Exagérations de proscrits, que les tristesses de l'exil, le manque d'informations, l'esprit de parti, prédisposent à la crédulité. Mais ce qui était exact, c'est que la guerre, sa durée probable, les sacrifices qu'elle allait imposer prenaient une ampleur dépassant toutes les prévisions. Il fallait doubler les effectifs, obtenir le vote de crédits, faire comprendre au Corps législatif que la guerre serait longue et coûteuse. A la fin de l'année 1854, une vive contrariété personnelle s'ajouta pour Napoléon aux inquiétudes de l'homme d'État. Lors de l'organisation du Corps expéditionnaire, le prince Napoléon, fils du roi Jérôme, avait reçu le commandement d'une division. Son éducation militaire était très incomplète, mais il était fort intelligent, et d'ailleurs, son rôle se bornait à faire figurer dans le haut commandement un représentant de la dynastie. A l'Alma, il montra une réelle bravoure, et lors de la distribution des récompenses, l'Empereur lui décerna la médaille militaire. L'originalité de sa conversation, sa ressemblance avec Napoléon Ier, qui, en raison de sa haute stature, s'atténuait un peu lorsqu'il était debout, mais qui devenait saisissante lorsqu'il restait assis, excitaient au plus haut point la curiosité, surtout chez les Anglais. S'il avait eu, ce qui lui manqua toujours, l'esprit de suite, la persévérance, la patience, il eût acquis dans cette expédition de Crimée la considération, la renommée, qui, à trente-deux ans, en eussent fait l'un des personnages les plus remarquables de l'Empire. En novembre 1854, l'ennui, la perspective d'un long hiver dans la boue, la neige et le vent, la monotonie du commandement, qui, jusqu'au retour de la belle saison, consistait surtout à surveiller le travail de taupes des tranchées, amenèrent des troubles de santé dont le Prince s'exagéra l'importance. Se croyant menacé du choléra, il quitta la Crimée, pour se faire soigner à Constantinople, et de là écrivit à l'Empereur qu'il désirait rentrer en France. Napoléon III essaya de lui faire comprendre que son retour serait commenté de la façon la plus fâcheuse : Reste à Constantinople le temps nécessaire pour te soigner, mais pour toi-même, pour ta bonne renommée, il est nécessaire que tu retournes ensuite à l'armée. En rentrant ici, tu perdrais en un jour toute l'estime que, par ta belle conduite, tu as acquise pendant cette campagne... Mais le prince était de ceux que la contradiction irrite sans les convaincre. Il n'aimait pas la guerre ; il regrettait la vie facile de Paris, l'entretien des savants et des artistes. Il laissa entendre qu'avec ou sans permission de l'Empereur, il rentrerait, et pour son malheur, il rentra. Cette maladie devant l'ennemi, que des douleurs d'entrailles rattachaient à la plus humiliante des fonctions de la vie, prêtait au ridicule et devint le sujet de plaisanteries faciles. Un quatrain courut dans Paris : Du gros cousin Plonplon, il ne faut pas qu'on glose, Son cas dans la tranchée n'est certes pas d'un sot. Cambronne à Waterloo n'avait dit que le mot, Devant Sébastopol le prince a fait la chose... Désormais, une réputation de couardise était attachée à son nom. Le duc de Morny disait : Si en faisant son autopsie on lui trouve une balle dans le ventre, c'est qu'il l'aura avalée. Les longueurs et les imprévus de la campagne avaient rendu Napoléon III impatient et nerveux. Ce siège me paraît mené en dépit du bon sens, dit-il à plusieurs reprises. Le cercle d'investissement était trop vaste, et trop dégarni de troupes pour empêcher les communications entre Sébastopol et les d secours envoyés par la Russie. L'inquiétude de l'Empereur, c'était qu'un incessant afflux de renforts permit aux assiégés de prolonger une résistance dont on n'entrevoyait pas la fin. Ses instructions, conformes d'ailleurs à celles du ministère anglais, c'était qu'on prélevât sur l'armée un corps expéditionnaire, se portant au-devant des armées de secours pour les disperser avant qu'elles pussent pénétrer dans la ville. Mais ce qui à Londres et à Paris paraissait possible, présentait des difficultés d'exécution que Lord Raglan et Canrobert estimaient fort graves. La Crimée, dont l'étendue est d'environ deux fois et demie celle de la Corse, avait peu de routes praticables. Tout le ravitaillement étant assuré par la flotte, on ne pouvait guère s'éloigner de la côte. Les chevaux, décimés par, l'épidémie, manquaient. Les voitures étaient rares. Trop disciplinés pour répondre à leurs gouvernements qu'ils refusaient d'exécuter leurs instructions, Canrobert et Lord Raglan ne les exécutaient pas. A Paris, à Londres, on les accusait de mollesse et presque d'incapacité. Au début de l'année 1855, Napoléon III annonça à ses intimes qu'il avait l'intention de se rendre en Crimée. Presque tous les ministres et hauts dignitaires de l'entourage furent effrayés de cette résolution. Après deux années de mariage, Napoléon III n'avait encore d'autre héritier que le prince Napoléon qui n'était guère estimé. Tout l'édifice impérial reposait sur lui. Même en admettant qu'il fût à l'abri des dangers du champ de bataille, ceux de la maladie étaient toujours à craindre dans un pays malsain, fiévreux, où le choléra semblait devenir endémique. Et s'il perdait une bataille, quelle atteinte à son prestige ! A Londres, également, ce projet de départ était mal accueilli. Bien qu'en réalité, la prépondérance appartint au général français, théoriquement le général anglais n'était pas son subordonné. Cette fiction d'égalité disparaîtrait si l'Empereur des Français prenait le commandement en chef. Il semblait que du rang d'alliés, les Anglais tomberaient à celui d'auxiliaires, et l'orgueil britannique en était ému. Cependant, Napoléon III paraissait toujours résolu au départ. Un incident imprévu modifia ses projets. Le 25 avril, se dirigeait à cheval vers le bois de Boulogne. Dans l'avenue des Champs-Élysées, un homme s'avance, avec le geste de la remettre un placet, et presque à bout portant tire un coup de pistolet. Comme sur un moineau, disait l'Empereur, en rentrant aux Tuileries. L'homme, bousculé par l'écuyer de pou service, arrêté immédiatement, était un Italien du nom de Pianori. Quel argument contre le départ que cet attentat et combien les risques seraient plus grands si l'Empereur s'éloignait de Paris, centre de surveillance et d'action d'une police puissante. Cédant aux vœux de ses intimes, à ceux qu'exprimaient de nombreuses adresses de félicitations, l'Empereur prit la résolution de rester en France. Mais, ne pouvant prendre le commandement effectif, il ne renonçait pas à exercer une influence sur la conduite des opérations. En avril 1855, un câble avait été immergé en Méditerranée, et la facilité des communications augmentait leur fréquence. Puisqu'on leur demandait de manœuvrer, Canrobert et lord Raglan avaient fait savoir qu'ils envoyaient une petite expédition sur un point de la côte, où les Russes avaient un centre d'approvisionnement. Le corps expéditionnaire était en mer depuis quelques heures, lorsqu'un télégramme arrive de Paris : Ne dispersez pas vos forces dans un coup de main sans importance. Rappelez l'expédition. Malgré sa parfaite courtoisie, Lord Raglan ne cachait pas qu'il était excédé. Canrobert qui, depuis plusieurs mois, dépensait sans compter ses forces, était fatigué. Il souffrait d'ophtalmie. Il avait été blessé deux fois au cours de la campagne et portait encore le bras en écharpe. Il demanda à l'Empereur, et même le supplia d'accepter sa démission (mai 1855). Le général Pélissier, auquel revenait le commandement en chef, était dur, grondeur, d'une volonté tenace jusqu'à l'entêtement. Sous la broussaille des sourcils noirs, le regard était vif, perçant, souvent gouailleur. Ses cheveux blancs en brosse, et aussi, son mauvais caractère l'avaient fait surnommer par les soldats la tête de fer blanc... Un peu alourdi physiquement par la soixantaine — le cheval lui était pénible —, il conservait une vigueur intellectuelle, dont vingt années d'Afrique avaient orienté toutes les facultés vers la guerre, sans cependant lui enlever le goût des arts et de la littérature, car il je : aimait la lecture, la poésie, et se piquait même de versifier avec facilité. Pour lui, la guerre était une de ces nécessités cruelles auxquelles il fallait se résigner sans s'attendrir. Croire qu'on pouvait en atténuer la rigueur par des ménagements de sensibilité, cela lui semblait une niaiserie de philanthrope, qui, en la prolongeant, la rendait plus cruelle encore. C'était l'excuse qu'il avait donnée à ses chefs et qu'il se donnait à lui-même lorsque, chargé en Algérie de réduire la tribu des Ouled-Riah, il avait sommé les derniers combattants de se rendre, en leur promettant la vie sauve. Sur leur refus, il les avait fait enfumer dans une grotte où ils s'étaient retranchés. J'ai sauvé la vie d'un grand nombre de mes soldats, et même celle d'autres Arabes, disait-il, car j'ai brisé d'un coup une résistance qui s'éternisait. Quand ils sentent qu'ils sont conduits par une volonté ferme, les hommes se plient facilement à l'obéissance. Pélissier n'était pas aimé, il était craint, et cependant il inspirait confiance au soldat. Du regard, du geste, de la parole émanait une impression d'autorité qui arrêtait net les objections et les conseils. Dans son état-major, il trouvait le colonel Trochu, officier distingué, mais volontiers discoureur, et prolixe dans les discours : Mon cher Trochu, lui dit Pélissier, nous nous connaissons assez l'un et l'autre, pour savoir que nous ne nous entendrons pas longtemps. Vous quitterez l'état-major dès demain ; et d'ailleurs vous n'y perdrez pas, car je vous réserve le commandement d'une brigade. Il y avait encore auprès du commandement le général Niel, aide de camp de Napoléon III, envoyé par lui en Crimée pour se renseigner confidentiellement sur les opérations. Niel, officier du génie, un peu tatillon comme le sont parfois les mathématiciens, avait tendance à présenter des observations. Un jour qu'il venait de lire une note et qu'il s'apprêtait à la développer, Pélissier l'arrêta net. Assez... je vous défends de rien ajouter. Un autre jour, à quelqu'un qui disait : Niel est aide de camp de l'Empereur, Pélissier répliqua rudement : Ici, je ne connais pas d'aide-de-camp de l'Empereur, je ne connais qu'un général en chef. Même à l'égard du souverain, l'homme demeurait de résolution et de caractère indomptables. Une légende certainement inventée, mais que le général ne démentait pas, car lorsqu'on y faisait allusion devant lui, il se contentait d'en sourire, comme d'une plaisanterie qui ne lui déplaisait pas, une légende rapporte qu'ayant reçu du ministre de la Guerre différentes communications se terminant par la formule : Quelle est l'opinion du général en chef ? Pélissier aurait répondu : L'opinion du général en chef, c'est qu'on l'embête. Sous une forme plus adoucie, plusieurs autres réponses ne laissent
aucun doute sur l'impatience que lui causait l'ingérence de l'Empereur dans
la conduite des opérations. Le plan autre de Napoléon III consistait à
négliger provisoirement le siège pour battre et détruire les armées de
secours amenant à Sébastopol renforts, vivres et munitions. Non, répondait Pélissier ; nous
ne pouvons dégarnir la place, pour envoyer à travers un pays stérile un corps
d'armée, qui serait obligé d'emporter avec lui pain, viande, bois de
chauffage, eau potable même. Nous enlèverons Sébastopol en faisant alterner bombardements
et assauts. De quartier en quartier, de redoute en redoute, nous atteindrons
la position dominante de Malakoff. Ce jour-là la place sera à nous. Parfois, le ton de la correspondance tournait à l'aigre. Une discussion stratégique par télégraphe est impossible, avait dit Pélissier. Avec une raideur inaccoutumée, Napoléon III répond : Il ne s'agit pas entre nous de discussion mais d'ordres à donner et à recevoir. Pélissier ne se laisse pas émouvoir et réplique : Sur une carte, on a bientôt construit un plan très séduisant en théorie... L'exécution radicale de vos ordres du 14 juin est impossible. Tout d'abord, le succès avait justifié la ténacité de Pélissier. Le 7 juin, après un bombardement de deux jours, l'assaut avait fait tomber aux mains des assiégeants plusieurs ouvrages importants, notamment la position dominante du Mamelon Vert. Dans la hâte d'en finir, le général en chef avait décidé qu'un puissant assaut serait tenté le 18 juin sur l'ensemble de l'ouvrage central — Grand Redan et Tour Malakoff. Malheureusement, un retard dans les colonnes d'attaque, une confusion dans les fusées devant donner le signal, furent cause d'un grave échec qui mit hors de combat plus de cinq mille hommes, tant Anglais que Français, dont trois généraux. Sans se déconcerter, Pélissier télégraphia : C'est un coup manqué ; mais nous prendrons notre revanche. Ce ton désinvolte et détaché pour annoncer un grave échec tai mit hors de lui Napoléon III. Les jours, les semaines, les mois avaient accumulé une irritation qu'il ne pouvait plus contenir et qui s'épancha dans une longue lettre dont la rédaction semble un pastiche de la correspondance de Napoléon Ier, lorsqu'en phrases foudroyantes il faisait parvenir aux maréchaux et généraux le grondement de sa colère. Ma patience est à bout. Je ne puis tolérer plus longtemps !ii que mes ordres soient méconnus, mes soldats sacrifiés en pure perte, et la vérité altérée par des récits ou ajournée par le silence. Je vous avais dit que si vous vous acharniez au siège n vous y perdriez sans résultat vos meilleurs soldats. C'est ce p qui est arrivé. Je vous ai défendu de persévérer dans ce système d'obstination, vous n'en avez tenu aucun compte... Je vous ai fait dire à plusieurs reprises d'envoyer par le télégraphe le nom des officiers morts ou blessés, et c'est par la voie publique que j'apprends nos pertes. Votre devoir est d'envoyer au Ministre de la Guerre tous les documents relatifs aux opérations de guerre, et c'est par le gouvernement anglais que les plus importants me parviennent... Je vous ai demandé quelles étaient nos pertes, et vous les avez dissimulées... Je vous reconnais beaucoup d'énergie, mais il faut qu'elle soit bien dirigée. Ainsi, ou vous consentirez immédiatement à expliquer en détail vos plans au Ministre de la Guerre, ou vous ne ferez rien d'important avant d'en avoir demandé le consentement par le télégraphe, ou si cela ne vous convient pas, vous remettrez de suite en mon nom au général Niel le commandement de l'armée... C'est une lettre terrible, avait dit le maréchal Vaillant, ministre de la Guerre ; cependant, les instructions reçues étant formelles, il l'envoya à Marseille, mais en prenant la précaution de prévenir le général commandant la place de ne la remettre au courrier de Crimée que sur de nouvelles instructions. Puis, il vit plusieurs ministres, qui tous furent d'avis que la lettre était d'une violence excessive. Le général de Mac-Mahon, qui allait partir pour la Crimée, devait aller faire ses adieux à l'Empereur. Vaillant le conjura de représenter au souverain qu'en ce moment le remplacement du général en chef pouvait avoir des conséquences déplorables. Sans s'occuper de politique, Mac-Mahon était d'opinions légitimistes. Il n'avait pas approuvé le Coup d'État, mais il était loyal, et chez lui le devoir militaire primait tout autre sentiment. Je viens, lui dit l'Empereur, de prendre une grande décision. Je suis mécontent de Pélissier. Je vais remettre le commandement à Niel. Un silence, pendant lequel sur l'honnête visage de Mac-Mahon
passe une impression de tristesse. Est-ce que vous
n'approuvez pas ? demande l'Empereur. — Non,
Sire, je ne puis approuver. D'abord Niel est un spécialiste. Comme ingénieur
il a une grande valeur. Cela ne suffit pas pour commander une armée.
Pélissier a éprouvé un échec, cela peut arriver aux meilleurs généraux. A
moins de faute grave, on ne destitue pas un général en chef parce qu'il vient
d'être malheureux. Le lendemain, il y avait conseil des ministres. On reparle de la lettre. Les uns timidement, les autres avec plus d'assurance, font comprendre qu'ils la désapprouvent. L'Empereur était très ébranlé. Peut-être, fit remarquer innocemment Vaillant, la lettre est-elle encore à Marseille ? — Eh bien, voyez. Et, naturellement, la lettre fut retrouvée et réexpédiée à Paris. Enfin, dans la soirée du 7 septembre, après un pilonnage d'artillerie de trois jours, Pélissier réunit les chefs de corps pour indiquer à chacun d'eux la tâche à remplir dans l'assaut général fixé au lendemain. Il termina l'entretien par une harangue dont la concision rude et alerte est un modèle d'éloquence militaire. Messieurs, vous savez ce que j'attends de vous. J'avais eu l'intention de vous demander des conseils ; mais comme il est probable que je ne les aurais pas suivis, j'y renonce. Maintenant allez dîner, couchez-vous et bonsoir. Demain, plusieurs d'entre nous auront la gueule cassée ; mais nous aurons Sébastopol. Le lendemain, à midi, sous une immense clameur de : Vive l'Empereur, toutes les colonnes s'élancèrent, emportées dans un furieux assaut. La Tour Malakoff, position centrale et dominante, avait été minée par les Russes, mais, heureusement pour les assaillants, le bombardement avait fait sauter les chambres de mine et déchaussé les fils de gutta-percha, qui les reliait à la ville. Néanmoins, on redoutait encore pour la nuit des explosions, et l'on en prévint Mac-Mahon, qui s'était installé dans la tour en ruines. On connaît sa réponse héroïque, entrée dans la légende : J'y suis, j'y reste. Pendant les jours suivants, les Russes évacuèrent la ville en laissant derrière eux un rideau d'incendies. Il parait que pendant plus d'un mois, une lourde fumée montait encore des décombres. La guerre était finie. Maréchal de France, duc de Malakoff, tels furent le grade et le titre par lesquels Napoléon III récompensa le vainqueur. Je vous avoue que j'avais été très irrité contre vous, lui écrivait-il. Mais la lettre reconnaissait que le général avait obtenu un résultat que beaucoup de monde croyait impossible. Elle le félicitait d'avoir eu l'énergie de résister à ceux qui commençaient à désespérer. Et parmi ceux qui croyaient le résultat impossible et commençaient à désespérer, ne fallait-il pas compter l'Empereur lui-même ? LE CONGRÈS DE PARIS ET LA NAISSANCE DU PRINCE IMPÉRIAL (1856) La guerre terminée, il s'agissait de conclure la paix. Des préliminaires furent signés à Vienne le 1er février 1856 ; mais pour donner plus d'ampleur au traité définitif, pour l'entourer aussi d'un décor de solennité, Napoléon III prit la résolution de réunir à Paris un Congrès des Grandes Puissances, qui complèterait ce traité en y insérant plusieurs clauses accessoires, intéressant le statut général de l'Europe. Le 26 février 1856, les plénipotentiaires se réunirent au Ministère des Affaires Étrangères. A plusieurs reprises Napoléon III avait déclaré que la France n'avait aucun projet d'agrandissement, que le temps des conquêtes était passé. Cependant les différents représentants de l'Europe présents Paris avaient peine à le croire et s'attendaient à une demande de rectification de frontière sur le Rhin, ou tout au moins à prétention d'occuper une île de la Méditerranée. L'Empereur n'assistait pas aux séances du Congrès, mais une question n'était abordée, aucune décision n'était prise sans qu'il eût été consulté, et de son cabinet des Tuileries, il tenait la maîtrise des délibérations. Quatre principes déterminèrent les conditions du traité. 1° La Russie renonçait à tout protectorat sur les Principautés Danubiennes. 2° Le Danube était ouvert sur tout son parcours au commerce européen, et la navigation y était affranchie de toute entrave. 3° La Mer Noire était neutralisée, ouverte à toutes les marines marchandes. 4° Enfin la Russie renonçait à tout projet de protectorat sur les sujets de religion grecque, résidant dans l'Empire Ottoman. Ainsi, Napoléon III avait tenu ses promesses de ne rechercher aucun agrandissement de territoire. La France ne tira donc aucun avantage matériel d'une guerre meurtrière et coûteuse. Mais par son désintéressement l'Empereur avait conquis un prestige moral, qui semblait faire de lui l'arbitre de l'Europe. Les diplomates présents à Paris vantaient sa modération, sa générosité, l'affectueuse cordialité de son accueil. A mesure que je le connais davantage, je le trouve de meilleur en meilleur, disait le délégué de l'Angleterre, lord Clarendon. Quelques mois plus tard, le comte de Morny fut envoyé comme ambassadeur au couronnement du tzar Alexandre II. Le Tzar lui dit avec bonne grâce : Orlow, — c'était le délégué de la Russie — est revenu de Paris sous le charme de votre Empereur. La plupart des diplomates du Congrès emportaient et propageaient dans leur pays un sentiment analogue. Au cours de cette année 1856, un heureux événement, la naissance d'un héritier du trône, vint apporter un nouveau gage de confiance dans l'avenir de la dynastie. La joie fut d'autant plus vive que cette naissance s'était
fait attendre pendant près de trois ans. L'Empereur n'était plus jeune il
allait atteindre quarante-huit ans. L'Impératrice en avait trente. En 1853,
une première grossesse s'était terminée par un accident. Dans la nuit du 15
mars 1856, tes douleurs commencèrent, et l'accouchement s'annonça difficile.
Après vingt heures d'attente, l'enfant vint au monde. A trois heures du
matin, le canon des Invalides réveilla les Parisiens. On comptait les
détonations avec anxiété. A la vingt-deuxième, une rumeur monta sur la ville
: C'est un fils ! On lit dans les mémoires
d'un ancien ministre anglais, lord Malmesbury, familier de Louis-Napoléon
pendant ses séjours â. Londres : Une lettre de
Persigny — ambassadeur à Londres — m'annonce
que l'impératrice est accouchée d'un fils. L'Empereur, qui n'a pas quitté une
minute la chambre de sa femme, était dans un état nerveux indescriptible. Il
a sangloté pendant quinze heures. Quand l'enfant est né, il a, dans le
transport de sa joie, embrassé les cinq premières personnes qu'il a trouvées
dans la pièce voisine. Puis, s'apercevant qu'il oubliait sa dignité, il a dit
Je ne peux pas vous brasser tous... Parmi les hôtes des Tuileries, il était un personnage qui ne s'associait pas à la joie générale. C'était le prince Jérôme Napoléon. Il s'était accoutumé à la pensée que l'union impériale serait stérile. Cette naissance d'un fils l'éloignait du trône. Son visage était décomposé, a dit Émile Ollivier, qui cependant lui est habituellement favorable. Lorsqu'on vint le prier de signer l'acte de naissance comme prince du rang, il refusa. Qu'on fasse signer mon père. — Mais votre père est malade, alité. — Je ne signerai pas. Enfin il s'y résigna sur une lettre de son père. Napoléon III était trop accoutumé au caractère de son cousin pour s'étonner de sa mauvaise humeur et trop heureux pour s'en offenser. Il le plaisanta doucement et lui frappant sur l'épaule : Allons, Napoléon, calme-toi. Ce qui est fait est fait. Après avoir annoncé la naissance du jeune Prince, le Moniteur publiait une poésie : Au vieux Palais des Tuileries Chargé déjà d'un grand destin, Parmi le luxe et les féeries Un enfant est né ce matin, Aux premiers rayons de l'aurore, Dans les rayons de l'Orient, Quand la ville dormait encore Il est venu, frais et riant Et le canon des Invalides, A la Tonnerre mêlé de rayons, Fait partout aux foules avides Compter ses détonations... Ces vers étaient de Théophile Gautier, et ils semblent bien pâles, comparés à d'autres œuvres du poète. Ils sont dans le ton de la cantate officielle, qui appartient au genre poncif. Pendant plusieurs semaines, d'autres poésies, odes, stances, hymnes, chansons, arrivèrent aux Tuileries de tous les coins de l'Empire. Cette littérature était reçue et classée par Mocquard, chef du cabinet de l'Empereur. Mocquard est un de ces personnages de second plan, qui, sans autre titre que leur intelligence et la faveur du Souverain, ont parfois une influence décisive sur certains événements d'un règne. Une partie de la correspondance impériale était rédigée par lui. Il recevait, introduisait, ou éconduisait les solliciteurs Sa finesse, sa discrétion, la sûreté de son jugement, lu donnaient un crédit qu'il conserva jusqu'à sa mort. D'un solide éducation classique, il récitait de mémoire des pages entières de Virgile et de Tacite. Il était ce qu'on appelait au XVIIe siècle l'honnête homme, ce qui ne signifie pas l'homme vertueux, mais l'homme de société, le lettré, sachant donner un tour original aux jolis riens, qui alimentent la conversation des salons. En 1856, il avait largement dépassé la soixantaine. Sa longue expérience de la politique lui faisait estimer à sa valeur, c'est-à-dire à peu de chose, la ferveur épistolaire de ces adresses, dont son bureau était encombré, et c'est en contant une anecdote, qu'il exprimait son scepticisme. Vous ne sauriez croire,
disait-il, combien les poètes sont nombreux en
France. A l'occasion de la naissance du Prince Impérial, nous avons reçu des
épitres rimées, de lycéens, de vieilles demoiselles, de magistrats en
retraite, de capitaines de gendarmerie. Cependant j'en attendais une qui
n'est pas encore venue et qui sans doute ne viendra plus. C'est celle d'un
pauvre diable qui depuis 1811 ne manquait jamais d'envoyer ses vœux à tous
les héritiers du trône, et par la même occasion, sollicitait une petite
gratification. En 1811 son ode se terminait par ces quatre vers : Si
l'étranger, comme un faux homme, Voulait
un jour nous asservir, Autour
du noble Roi de Rome Jurons de vaincre ou de mourir... A la naissance du Duc de Bordeaux le quatrain s'était légèrement modifié : Si, méditant notre ruine, L'Etranger veut nous envahir, Autour du fils de Caroline Jurons de vaincre ou de périr... Sous Louis-Philippe, notre poète célébrait encore la naissance du Comte de Paris : Ah ! si l'Etranger dans sa haine Voulait un jour nous asservir, Autour du jeune fils d'Hélène Jurons de vaincre ou de périr... A l'avènement de la République de 1848, il saluait le Nouveau Régime : Si l'étranger dans sa furie Un jour voulait nous asservir, Nobles enfants de la Patrie, Jurons de vaincre ou de mourir... Et cette fois nous n'avons rien reçu, disait Mocquard ; je crains bien que le pauvre homme ne soit mort. Si nous citons cette anecdote, c'est que sous le voile d'un badinage ironique et léger, Mocquard ne faisait que traduire une préoccupation qui hantait bien des esprits. Quel serait l'avenir de cet enfant ? Sa destinée serait-elle plus heureuse que celle de Louis XVII, du Roi de Rome, du duc de Bordeaux, du comte de Paris ?... Et cette préoccupation, le sentiment de la fragilité des grandeurs humaines, l'Empereur lui-même les exprimait avec une nuance de mélancolie, lorsque le 18 mars, il recevait aux Tuileries les grands Corps de l'État. Les acclamations unanimes qui entourent le berceau de mon fils ne m'empêchent pas de réfléchir sur la destinée de ceux qui sont nés dans le même lieu et dans des circonstances analogues. Si j'espère que mon sort sera plus heureux, c'est que d'abord, confiant dans la Providence, je ne puis douter de sa protection, en la voyant relever par un concours de circonstances extraordinaires, ce qu'il lui avait plu d'abattre il y a quarante ans. Ensuite, l'histoire a des enseignements que je n'oublierai pas. Elle me dit qu'il ne faut jamais abuser des faveurs de la fortune... L'ATTENTAT D'ORSINI ET LA GUERRE D'ITALIE Dès son extrême jeunesse, Napoléon III avait la persuasion que la domination autrichienne sur le nord de l'Italie était une de ces iniquités, confirmées par les traités de 1815, et qui devraient disparaître lorsque le droit, l'équité, la justice deviendraient la règle des relations internationales. Son précepteur, Philippe Le Bas, le confirmait dans cette opinion et lorsqu'en 1823, 1824, 1826, le maître et l'élève séjournèrent à Rome, l'état de servitude de l'Italie, l'exploitation de ses richesses naturelles par la cupidité autrichienne, le maintien systématique dans l'ignorance d'un peuple opprimé, étaient pour eux un sujet d'entretiens dont on retrouve la trace dans leur correspondance. Sur la frontière du Modenais, écrivait Philippe Le Bas, on se croit transporté dans un pays enchanté. On serait tenté de croire qu'une terre aussi riche ne doit être habitée que par une population saine, alerte, laborieuse et dans l'aisance. Eh bien, tout le contraire a lieu. Aucun État ne renferme plus de pauvres, d'estropiés, de mendiants. Si n'est point au sol qu'on peut attribuer cet état de choses, on est forcé de s'en prendre au Gouvernement, et c'est effectivement lui qui est le seul coupable... La capitale du monde chrétien a peu d'attraits pour moi. Les grands souvenirs qu'elle rappelle y sont souvent empoisonnés par le tableau de son état actuel... J'ai déjà reçu cinq fois la bénédiction du Pape. Je partage ce bonheur insigne avec cinq régiments autrichiens qui reviennent gros et gras de Sicile, de maigres et desséchés qu'ils étaient en se rendant sur cette terre promise. De plus, ils étaient alors en guenilles et aujourd'hui, ils sont vêtus de neuf. Après la conquête du pouvoir, la hantise, l'idée fixe, l'obsession de la délivrance de l'Italie et de son relèvement par l'indépendance se confirmèrent en Louis-Napoléon, et bien que, par caractère, il se complût le plus souvent à voiler le fond de sa pensée sous une attitude taciturne et un peu énigmatique, ses desseins politiques à l'égard de l'Italie étaient un sujet dont il ne faisait pas mystère. Deux mois après le Coup d'État, le 2 février 1852, il disait au ministre piémontais Collegno : Un jour viendra, où nos deux pays se trouveront compagnons d'armes pour la Cause de l'Italie. Lorsque, à l'automne de 1852, il entreprit dans le Centre et le Midi de la France le voyage triomphal qui préparait le rétablissement de l'Empire, il dit au général Menabrea, envoyé à Lyon par Victor-Emmanuel : Je suis décidé à faire quelque chose pour l'Italie, que j'aime comme une seconde patrie. Faites connaître au Roi mon vif désir de confirmer mes paroles par des actes. Au Congrès de Paris, chargé après la guerre de Crimée de fixer les principes du nouveau statut de l'Europe, il fit entrer le petit Piémont dans le Conseil des grandes puissances. Le délégué du Piémont était Cavour. L'Empereur le reçut à plusieurs reprises aux Tuileries et par des conversations d'affectueuse intimité, il lui donna une confiance dont on retrouve l'expression dans le discours prononcé par Cavour au Parlement dès son retour en Piémont. Pour la première fois, la question italienne a été discutée devant un Congrès Européen, non pour aggraver les maux de l'Italie, mais avec l'intention autrement manifestée d'apporter quelque remède à ces maux... Maintenant, la cause est portée devant le tribunal de l'opinion publique, ce tribunal auquel, suivant une parole mémorable de l'Empereur, appartient la sentence suprême... (Mai 1856). Ainsi, le dessein d'affranchir l'Italie de la domination autrichienne était bien arrêté dans l'esprit de Napoléon III depuis plusieurs années et ce serait une erreur de croire que l'attentat d'Orsini (janvier 1858) ait été la cause déterminante de la guerre qui devait commencer au printemps de 1859. Il eût été plutôt de nature à atténuer les bonnes dispositions vêtus de Napoléon III en lui faisant craindre de paraître céder à la menace, et de rabaisser par la peur de l'assassinat ce qu'il considérait comme une entreprise de justice et de générosité. Le 14 janvier 1858, l'Empereur et l'Impératrice devaient assister à une représentation de gala, à l'Opéra, sis alors rue Le Peletier, à très peu de distance des boulevards. Malgré la saison, le temps était assez doux et la foule encombrait les bords du théâtre. Un peu après huit heures, l'escorte des lanciers débouche des boulevards, précédant la voiture des souverains, que saluent de longues acclamations. Devant la façade brillamment éclairée, le poste présente les armes, les tambours battent aux champs, et le cortège ralentit pour pénétrer dans le passage réservé, qu'encadrent des agents de police en bourgeois, lorsqu'en quelques secondes, trois détonations, trois coups de canon, disent les récits du temps, accompagnent une explosion dont la violence brise les rampes de gaz, fait éclater les verrières de la marquise, les vitres des maisons voisines et dans l'obscurité sème la mort et l'épouvante. Après le premier moment de stupeur et d'affolement on apporte quelques flambeaux, et le spectacle apparaît lamentable. Cent cinquante-six personnes ont été atteintes, dont huit mortellement. La voiture impériale est criblée. L'un des chevaux a la tête emportée, l'autre, blessé, se débat dans les brancards. A part quelques égratignures d'éclats de verre les Souverains sont sains et saufs, mais le chapeau de l'Empereur a été traversé d'un éclat de fonte, et vraisemblablement il n'a échappé à la mort que parce que, causant avec le général Roguet, assis en face de lui, il se penchait pour mieux suivre une conversation que les acclamations et roulements de tambour rendaient difficile. Tout d'abord les Souverains s'occupent des blessés, et Napoléon III veut se rendre dans les pharmacies, où déjà quelques-uns ont été transportés, mais le commissaire de police qui recueille les premières informations le supplie d'entrer au théâtre, de se montrer, ne serait-ce que quelques instants, pour rassurer le public. En effet, les deux Souverains entrent dans la salle et apparaissent au balcon de leur loge. Ils sont pâles, mais calmes. Tous les spectateurs se lèvent, acclament, battent des mains ; l'orchestre entonne les premières mesures du Partant pour la Syrie, la romance de la reine Hortense, devenue l'hymne national. Par une coïncidence singulière, le programme de ce spectacle de gala, composé de morceaux détachés, comprenait un ballet mimant l'assassinat du roi de Suède, Gustave III. Mais bien que la représentation continuât, on ne s'en occupait guère. Les visiteurs affluaient dans la loge impériale. A l'un d'eux, le sénateur Heeckeren, l'Empereur, qui avait repris son sang-froid, disait : Il y a eu dix attentats contre Louis-Philippe ; moi je n'en suis qu'au quatrième. J'ai encore de la marge... A mesure que la nouvelle de l'attentat se répandait dans Paris tout ce qui touchait au monde de la Cour, ministres, dignitaires, sénateurs, députés, se rendait soit aux Tuileries, soi à l'Opéra, car on ne savait encore exactement où se trouvaient des souverains. En outre de l'intérêt qu'on leur portait, un sentiment de curiosité, le désir de pouvoir dire qu'on était là, qu'on avait vu, entraînait beaucoup de personnes, ce qui explique la quantité de récits, détails, anecdotes, racontars, parfois contradictoires, qui font corps avec le souvenir de l'attentat d'Orsini, à tel point qu'il est difficile de démêler où s'arrête la vérité et où commence la fiction. Ainsi l'on racontait — et le détail paraît bien invraisemblable — que l'Empereur, s'exprimant en allemand, avait dit au duc de Saxe-Cobourg, venu dans sa loge pour lui présenter ses félicitations : Vous voyez ce que sont les Parisiens ; je ne les ai pas encore assez durement traités. On contait encore qu'aussitôt après l'explosion, les sergents de ville, armés alors de longues épées, avaient dégainé, et que l'Impératrice, apercevant dans l'ombre les lueurs de l'acier, aurait crié : Après les bombes, voici les poignards... Moins invraisemblable était le récit qu'on prêtait à l'agent corse Alessandri, qui, se précipitant à la portière de la voiture, avait été pris pour un assassin par l'Empereur, qui l'avait écarté d'un coup de poing. A la vigueur du coup, disait le brave homme, j'ai tout de suite été rassuré sur la santé de Sa Majesté. Pendant la représentation, un médecin de service fit savoir à l'Empereur qu'un des lanciers de l'escorte entrait en agonie. Le Souverain quitta sa loge et se rendit de suite dans la pharmacie, où avait été transporté le pauvre soldat, puis, sans mot dire, il détacha de son habit sa petite croix en diamants et de la posa sur la civière du moribond. Une demi-heure après miel l'attentat, Piétri, le préfet de police, un peu penaud, mais surtout très affligé, vint rendre compte à l'Empereur des premières constatations. Trois bombes avaient été lancées, une exactement sous la voiture. Une quatrième bombe, enveloppée dans un lambeau de soie, ainsi qu'un pistolet, avaient été trouvés dans un ruisseau de la rue Rossini. Mais les assassins ? demanda l'Empereur. — Sire, nous ne savons encore rien ; on perquisitionne dans le quartier. Le Préfet était incomplètement renseigné ; car un quart d'heure avant l'attentat, l'un des complices était déjà aux mains de la police. C'était un individu du nom de Pieri, malfaiteur dangereux, condamné en Italie pour vol, en France pour escroquerie, expulsé en 1852, lors de l'épuration qui avait suivi le Coup d'Etat. Il ne manquait ni d'intelligence-ni d'instruction, car à Londres il s'intitulait professeur de langues et donnait des leçons ; mais il était vaniteux et bavard, deux défauts qui chez un conspirateur, sont bien compromettants pour ses complices. A Bruxelles, où il s'était arrêté avant de rentrer en France, il avait rencontré une fille autrefois à son service, et toujours vantard, il lui avait confié qu'on entendrait bientôt parler de lui, qu'il allait peut-être risquer sa vie, mais que, s'il réussissait, il deviendrait major et que ses affaires iraient bien. Le propos avait été transmis à la légation de France, qui de suite avait avisé la Préfecture de police. A Paris, le signalement de Pieri était connu. Par un hasard miraculeux, un agent, qui, avant 1852, avait surveillé le malfaiteur, était de service devant l'Opéra ; il reconnaît son homme parmi les badauds stationnant aux abords du théâtre. Il l'arrête discrètement et Pieri se laisse emmener sans résistance. Il passe devant ses complices, auxquels, d'un clignement d'yeux, il fait un signe qu'ils ne comprennent pas ; mais le chef des conjurés est persuadé que Pieri, qui depuis plusieurs jours lui inspirait des soupçons, a eu peur et qu'il renonce à l'entreprise. Il ne s'en inquiète pas davantage, ne voulant pas perdre sa place devant le théâtre, où l'Empereur est attendu dans quelques minutes. Après un interrogatoire sommaire dans un poste voisin, Pieri fut fouillé, et trouvé porteur d'un revolver, d'un poignard et d'une bombe. La prise était bonne, si bonne qu'elle parut suffisante pour assurer la sécurité de la soirée et que, par une défaillance momentanée de perspicacité, l'agent, dont la présence d'esprit et l'initiative avaient assuré l'arrestation du malfaiteur, ne songea ni à rechercher s'il avait des complices, ni à prévenir ses chefs qu'une capture importante venait d'être faite. A ce moment, le cortège impérial quittait les Tuileries. Aux abords immédiats de l'Opéra, les agents de la police secrète étaient nombreux, puisqu'une trentaine d'entre eux devaient être atteints par l'explosion. On ne s'explique pas qu'aucun ordre n'ait été donné pour déblayer la place, prévenir le cortège. Une précaution de ce genre eût évité la catastrophe. Ce fut seulement après l'explosion que l'interrogatoire de Pieri fut poussé à fond. Le misérable, espérant sauver sa tête, mit un certain empressement à dénoncer ses complices. Ils étaient trois. L'un d'eux, Rudio, sous le nom de Da Silva, partageait avec Pieri une chambre à l'Hôtel de France et de Champagne, rue Montmartre. De suite, une escouade de policiers fut envoyée pour s'assurer de Rudio, qui, après avoir jeté sa bombe, était rentré à son hôtel, éperdu, hagard, fou d'épouvante. Presque au même moment, une troisième arrestation était faite, en face même du théâtre, dans un café-restaurant de la rue Le Peletier. Aussitôt après l'explosion, ce restaurant avait été envahi comme un refuge contre d'autres attentats. L'un de ces réfugiés refluant de la rue, s'était fait de suite remarquer par son trouble, ses paroles incohérentes, ses sanglots. On s'aperçut aussi qu'il cherchait à dissimuler sous un meuble un revolver. Aux premières questions, il répondit qu'il était anglais, qu'il s'appelait Swiney, domestique d'un Monsieur Allsop, négociant en bières. Et où demeure ce Monsieur Allsop ? — 10, rue du Mont-Thabor. Après s'être assuré de Swiney, qui de son vrai nom s'appelait Gomez, une équipe de policiers se dirigea sur la rue du Mont Thabor. Le cercle se resserrait. Dans un rez-de-chaussée de la maison portant le n° 10, un homme était couché, la tête bandée et saignante, dormant, ou feignant de dormir. Les concierges, stupéfaits de l'arrivée de la police, donnèrent ce qu'on est convenu d'appeler de bons renseignements. Le locataire, un bel homme, payait régulièrement, était propriétaire d'un cheval et paraissait riche. L'homme, interrogé, avait en effet certaine allure —traits réguliers, d'aspect encore jeune malgré ses quarante et un ans, barbe et cheveux noirs, d'un noir de jais. Dans le premier interrogatoire, il donna le nom de Thomas Allsop, Anglais, grand négociant en bières. A ce nom, il avait un passeport et des cartes de visite. Il affectait de parler difficilement le français, disait Moâ comme un Anglais de comédie, mais avec un physique, des gestes, un accent singulièrement italiens. Dès le lendemain, les déclarations de ses complices le forcèrent à reconnaître que de son vrai nom il s'appelait Orsini, le comte Orsini... Dans la matinée du 15 janvier, la bande des assassins, quatre en tout, était écrouée à Mazas. Orsini était-il vraiment comte ? Rien ne le prouve mais il semble qu'il se rattachait à bien la puissante famille Orsini, dont les ramifications étaient nombreuses. L'année précédente, il avait publié à Londres des mémoires. Il gagnait quelque argent en donnant des conférences, où il rappelait avec complaisance ses aventures, parlait dédaigneusement de Mazzini, comme d'un révolutionnaire peu sérieux. Mémoires, conférences, interrogatoires, mettent en relief comme trait de caractère l'amour de la réclame, la tendance à ce qu'on appelle la pose, le désir d'apparaître comme le conspirateur héros de roman. A mesure que se poursuivront l'instruction et le procès, ce caractère s'accentuera. Orsini avait d'abord essayé de nier, mais encerclé par l'évidence, comprenant qu'il n'échapperait pas à une condamnation capitale, il s'appliqua à faire une belle fin. Il racontait complaisamment tous les détails de l'entreprise, parlait avec mépris de ses complices, des pleutres, incapables de tenir le rôle, et ce rôle principal, il le revendiquait pour lui seul, dédaignant de se soustraire à la mort. Soit par ses déclarations, soit par les dépositions des témoins, on reconstitua les journées qui avaient précédé l'attentat. Orsini, arrivé à Paris le 13 décembre, avait séjourné pendant trois jours à l'hôtel de Lille et d'Albion, rue Saint-Honoré, puis s'était installé dans un logement meublé, rue du Mont-Thabor II était en effet propriétaire d'un cheval, qu'il montait pour aller au bois de Boulogne. Ses complices n'étaient arrivés à Paris que vers le 10 janvier. Encore, n'en connaissait-il que deux sur trois. Le troisième, Rudio, lui était adressé par un docteur Bernard, réfugié politique à Londres. Il devait se faire reconnaître en présentant une paire de lunettes d'or. Le 12 janvier, Orsini emmena tout son monde au théâtre, voir jouer La Berline de l'Emigré. Le 14, quelques heures avant l'attentat, il le réunit rue du Mont-Thabor et le réconforta de quelques verres de vin chaud. Il ne se faisait guère d'illusion sur la valeur de ses acolytes, recrutés à défaut d'autres. Gomez ? un être stupide, n'ayant d'autre qualité qu'une soumission d'animal envers Orsini, qu'il appelait parfois Sa Seigneurie. Rudio, un malheureux, anémié, déprimé par la misère ; Pieri, une parfaite canaille, dont la fidélité était suspecte, et qu'il soupçonnait de vouloir se dérober au moment décisif. Cependant, il pensait avoir pris assez d'autorité sur eux pour les maintenir jusqu'à l'exécution du crime. Le 14 janvier, il les place lui-même devant le théâtre. Pieri, Gomez, Rudio sont chacun porteurs d'une bombe. Orsini, pour sa part, en conserve deux. Tout en surveillant ses acolytes, il perd un instant de vue Pieri, et lorsque ; un peu plus tard, il l'aperçoit s'éloignant avec un inconnu, il ne comprend qu'une chose, c'est que le lâche a peur et se dérobe. Les deux autres sont toujours là et du regard, Orsini les réconforte jusqu'à l'arrivée du cortège. Le premier, Gomez jette sa bombe, puis presque en même temps Rudio et Orsini. Détonations, cris, affolement. Dans l'obscurité, Orsini s'aperçoit qu'il est blessé au front. Il suit le remous de la foule en fuite, se débarrasse dans un ruisseau de la deuxième bombe et du revolver, court avec d'autres dans une pharmacie de la rue Laffitte et fait panser sa blessure, qui, quoique légère, saigne assez abondamment. Puis, dans un baragouin de mauvais français, il s'explique : Moâ Anglais... Moâ rue Mont-Thabor... pas savoir chemin... De bonnes âmes s'apitoient ; on va chercher un fiacre. Orsini rentre chez lui et se couche tranquillement. On voit avec quelle inconscience il avait indiqué lui-même son adresse, et préparé la piste que suivront quelques heures plus tard les policiers chargés de l'arrêter. En vérité, on éprouve l'impression que de conspirateur n'était pas très intelligent... Au début de l'instruction, il essaya de nier. C'est l'Orsini rentière manière, obéissant au reflexe du criminel qui vient e se laisser prendre. Puis, devant l'accumulation des charges. Il abandonne un rôle devenu impossible et, la vanité aidant, il prend toute la responsabilité de l'attentat et semble se complaire à s'accuser. On voit alors apparaître l'Orsini de la légende, le Carbonaro martyr du patriotisme, le fanatique dont le bras ne s'est armé que pour punir le Souverain, qui abandonne l'Italie. A ce travail de transformation, à cette transfiguration du scélérat en une manière de héros, vont collaborer la crédulité populaire, l'éloquence de Jules Favre, défenseur d'Orsini, l'étrange indulgence des Souverains eux mêmes, l'Impératrice après la condamnation suppliant l'Empereur de faire grâce, l'Empereur assurant la plus grande publicité à deux lettres que de sa prison lui avait adressé Orsini, deux lettres d'un noble accent, certainement dicté par Jules Favre, car on y retrouve le ton, le mouvement et l'argumentation de la plaidoirie. En commençant cette plaidoirie, le grand avocat aval déclaré qu'il n'espérait pas sauver la tête de son client, mais seulement sa mémoire. J'ai dit à Orsini : Je condamne votre forfait, mais vos malheurs me touchent. Italien, j'aurais voulu souffrir comme vous pour mon pays... mais puisque vous êtes prêt à mourir pour subir la peine de votre attentat, eh bien, je vous assisterai à cette heure suprême, non po présenter une inutile défense, mais pour essayer de faire luir sur votre âme immortelle qui va retourner dans le sein de Dieu, un rayon de cette vérité qui peut protéger votre mémoire... Et quel passionnant roman d'aventures que la vie d'Orsini au moins telle qu'il la racontait lui-même. Depuis la jeunesse il conspire. L'exil, la prison perpétuelle, une condamnation à mort, suivent des complots organisés à Rome, à Modène, à Vienne même. Quelques jours avant d'être exécuté, il reçoit d'une femme qui l'admire une lime, scie huit barreaux, et pour descendre d'une hauteur de quarante mètres, tresse ses draps en cordelettes. Naturellement, la corde casse. C'est l'évasion classique du roman feuilleton. Orsini tombe à demi-mort dans un étang glacé, dont le tirent des passants allant à la chasse. Alors c'est le séjour à Londres, l'organisation du complot contre Napoléon III qu'Orsini considère comme un ancien Carbonaro qui a manqué à ses serments. Il fabrique deux livres anglaises — un peu moins d'un kilo — de fulminate de mercure, les transporte de Londres à Bruxelles et de Bruxelles à Paris. Pour éviter que la trépidation du wagon ne fasse exploser sa poudre, il l'humecte de temps en temps puis, arrivé à Paris, la sèche devant un grand feu, tenant en mains un thermomètre qui lui indiquera la limite où commencerait le danger d'explosion. Çà et là dans le drame, un épisode amusant par exemple celui des bombes démontées, passées et acceptées à la douane comme des appareils à gaz. Oui, un vrai feuilleton populaire. Ce qui rehaussait encore le personnage d'Orsini, c'était le contraste entre son attitude et celle de ses complices : Gomez, en brute inconsciente, d'une effarante nullité, Rudio, un malheureux dévoyé, tombé à la misère noire des bas-fonds de Londres, devenu criminel parce que Orsini lui avait versé huit cents francs, Piéri, lâche et menteur, niant l'évidence en prétendant qu'il avait tout ignoré du complot. Orsini, Rudio, Pieri furent condamnés à mort, Gomez aux travaux forcés. Sa bêtise l'avait sauvé. La sentence de mort serait-elle exécutée ? Tout d'abord, on put en douter. L'Impératrice demandait la grâce. L'Empereur hésitait. La question fut soumise à un conseil privé, dont les observations ramenèrent les esprits au bon sens. Pouvait-on oublier qu'il y avait eu huit morts, cent cinquante blessés, parmi lesquels un certain nombre de ces humbles agents qui, par devoir professionnel, exposaient leur vie pour conserver celle de l'Empereur. On décida donc qu'Orsini et Pieri seraient exécutés. Seule, la peine de Rudio fut commuée en travaux forcés. Jusqu'à la fin, Pieri avait cru qu'il sauverait sa tête, puisque, matériellement, il n'avait pas pris part à l'attentat. Lorsque l'exécuteur vint procéder à la toilette funèbre, le malheureux se mit à trembler ; ses dents claquaient d'effroi. Pendant qu'on menait les condamnés au supplice sous le voile noir des parricides, on entendait Pieri répéter machinalement, mécaniquement : Eh bien, mon vieux... eh bien, mon vieux. Pourtant, il essaya de chanter l'hymne des Girondins, Mourir pour la Patrie..., mais la voix s'étranglait et reprenait avec hébétement : Eh bien, mon vieux, eh bien, mon vieux. Orsini était remarquablement courageux. Impatienté d'être accolé à ce compagnon, dont la lâcheté gâtait le dénouement drame, il essayait de lui rendre un peu de fermeté, et sous le voile noir, on entendait sa belle voix de basse : Calma, Pieri, Calma..., puis, arrivé devant la machine, il lança ce cri pour la postérité : Viva l'Italia, viva la Francia ! Lorsque dans la soirée du 14 janvier, après avoir parcouru les boulevards illuminés, les Souverains étaient rentrés aux Tuileries, ils y avaient trouvé de nombreux visiteurs. A leurs félicitations, à l'indignation causée par l'horreur du crime la plupart ajoutaient des conseils de répression impitoyable contre ces agitateurs éternels, qui ne méritaient pas d'être considérés comme un parti politique, et qu'on ne contiendrait que par la terreur. L'Empereur est trop bon, tel était le thème développé dans un certain nombre de conversations, dont quelques-unes arrivaient jusqu'aux oreilles du Souverain. Le surlendemain, lorsque le comte de Morny vint présenter les félicitations du Corps Législatif, il fit entendre respectueusement le même reproche : Sire, les populations s'inquiètent des effets de votre clémence, qui se mesure trop, à la bonté de votre cœur. Napoléon III cherchait volontiers dans l'histoire de son oncle, des principes de gouvernement. Après la machine infernale, le Premier Consul avait purgé Paris de ses éléments révolutionnaires. Il lui sembla que l'exemple était à suivre. Une loi de Sûreté Générale fut présentée aux deux Chambres, qui la votèrent à la presque unanimité. Cette loi armait l'administration d'un pouvoir singulièrement arbitraire, en lui donnant le droit d'interner en Algérie, sans jugement, les individus dangereux. Au Sénat, un seul opposant refusa de la voter, le général de Mac-Mahon. Il n'était pas orateur. Aussi timide devant une Assemblée qu'il était brave sur le champ de bataille, il parlait un peu confusément, avec un bredouillement militaire. Il savait qu'il risquait d'encourir la disgrâce du Souverain. Il parla néanmoins, en avouant que ce n'était pas sans émotion, mais qu'il s'inspirait de la devise de nos pères : fais ce que dois, advienne que pourra. Ce grand honnête homme avait toutes les bravoures. Dans son discours, Morny avait encore déclaré qu'en voyant d'aussi abominables attentats préparés au dehors, on se demandait comment les gouvernements voisins étaient impuissants à détruire ces laboratoires d'assassinats. Il visait surtout l'Angleterre, dont la législation avait un tel souci de la liberté individuelle, que les nombreux réfugiés résidant à Londres étaient très imparfaitement surveillés. Au cours des quelques semaines qui devaient suivre, le Gouvernement anglais refusa l'extradition du Docteur Bernard, qui avait recruté les complices d'Orsini. Il fut bien déféré à un jury, mais acquitté. Aucune enquête ne fut faite pour rechercher par qui les bombes avaient été fabriquées. Cette indulgence et cette négligence provoquèrent dans l'armée une vive indignation. Des pétitions, des adresses de colonels, dont quelques-unes étaient offensantes pour le gouvernement anglais, furent insérées par mégarde au Moniteur. Persigny, ambassadeur à Londres, se révélait l'homme le moins apte à dissiper un malentendu entre les deux peuples. On racontait qu'il s'était présenté au Foreign Office en costume et que, portant la main à la garde de son épée, il avait déclaré que si la France n'obtenait pas satisfaction, ce serait la guerre. Invention sans doute, mais qui ne faisait que dénoncer sous une forme pittoresque le manque de pondération dont il était coutumier. En tous cas, l'Empereur, désireux de faire disparaître toute occasion de froissement, prit le parti de s'entretenir personnellement avec l'ambassadeur anglais, lord Cowley. Persigny comprenant le blâme indirect, envoya sa démission et fut remplacé à Londres par le maréchal Pélissier. Sous sa brusquerie et ses grondements de bouledogue, Pélissier était très fin. Il comprit à merveille le rôle à tenir. Comment ? Est-ce que pour de misérables assassins, on allait se brouiller entre vieux compagnons d'armes ? Etait-ce possible ? La ronde franchise de ce diplomate improvisé fit oublier les maladresses de son prédécesseur et raffermit l'entente cordiale qui avait it e paru bien compromise. Lorsque Cavour avait reçu, sans détails, la nouvelle de l'attentat, il s'était écrié : Pourvu que ce ne soit pas des Italiens !, et son inquiétude était grande, depuis que l'identité des assassins était connue. Déjà l'année précédente, un Italien, Tibaldi, avait été compromis dans un complot. En 1855, un autre, Pianori, avait tiré un coup de pistolet sur Napoléon III. Ce qui augmentait l'anxiété de Cavour, c'est la qu'il savait que Walewski, ministre des Affaires Etrangères, était mal disposé envers le Piémont, et que sans doute il allait saisir l'occasion de démontrer que là aussi, derrière les Alpes, était un laboratoire d'assassinats. Il était vrai, d'ailleurs, que le Piémont, encombré de réfugiés, carbonari, insurgés des Romagnes, épaves des Républiques de Venise et de Rome, constituait un foyer permanent d'intrigues. Ces agitateurs, tout en les surveillant, le gouvernement de Victor-Emmanuel se croyait obligé de les ménager, à la fois parce que dans leurs intrigues, l'unité de l'Italie était une préoccupation dominante, et aussi parce que le Statut Constitutionnel accepté par le roi garantissait les libertés de la presse, de réunion, de pétition, l'inviolabilité du domicile. Comme Cavour l'avait prévu, du Ministère des Affaires Etrangères de Paris arrivèrent bientôt des notes impatientes et hautaines. Le ministre italien procéda à quelques expulsions, en prépara d'autres, suspendit des journaux, présenta une loi punissant les conspirations contre souverains étrangers. Le Ministère français répondit que tout cela ne pouvait suffire et exigea des mesures plus rigoureuses. Aux notes diplomatiques, Cavour ne répondait par écrit que lorsqu'il ne pouvait faire autrement. Il fit envoyer à Paris un aide de camp du roi, le général Della Rocca, chargé d'apporter à l'Empereur des félicitations, et surtout des explications sur les inconvénients d'une politique trop répressive. Tout en recevant avec amabilité le général italien, Napoléon III exprima un peu aigrement sa surprise de ce qu'un souverain qu'il considérait comme un ami, n'apportât pas plus d'empressement à donner satisfaction à de justes demandes. Puis, avec un peu de hauteur : Ne savez-vous pas que votre avenir est entre mes mains ? Me forcerez-vous à me rapprocher de l'Autriche ? Il y a dans tout Italien de certaine culture l'étoffe d'un diplomate. Le général Della-Rocca, qui séjourna à Paris pendant près d'un mois, fut assez habile pour dissiper peu à peu la mauvaise humeur de l'Empereur. Sans doute, disait-il, le Piémont était envahi d'éléments révolutionnaires, mais à qui la faute, sinon à l'Autriche, au Pape, au duc de Modène, au roi de Naples, qui, en expulsant de leurs États tous les suspects, les dirigeaient sur le Piémont ? Ces suspects, ces agitateurs, il était impossible de les faire refluer sur leurs pays d'origine, dont les frontières étaient fermées ; mais alors, fallait-il les diriger sur la France ? On les surveillait attentivement, c'était finie tout ce qu'on pouvait faire. La situation du roi Victor-Emmanuel était bien difficile. Il était lié par un Statut Constitutionnel, qu'il ne pouvait abolir sans un Coup d'Etat, qui sans lus doute eût été suivi d'une révolution. D'ailleurs, si nombreux qu'ils fussent, ces agitateurs n'étaient en regard du reste de Ivoi la population qu'une infime minorité. Le Roi, les ministres, l'ensemble de la nation, étaient profondément dévoués à l'Empereur, car ils savaient que le salut de l'Italie dépendait de sa puissance et de sa générosité. Ainsi présentés, les arguments de Cavour semblaient acceptables et dans son audience de congé, Della-Rocca entendit des paroles encourageantes : Dites à votre Roi, à Monsieur de Cavour, qu'ils se mettent en correspondance directe avec moi. Nous nous entendrons certainement. Un peu moins inquiet, sans être encore pleinement rassuré, Cavour attendit, l'œil et l'oreille aux aguets, tour à tour réconforté ou découragé par les informations qu'il recevait de Paris. Ce grand homme d'État n'était pas un impassible comme Talleyrand, ou un robuste bon vivant comme Bismarck. Bien que d'esprit net, lucide et positif, il faisait de la diplomatie avec ses nerfs, sans s'accorder le repos nécessaire pour réparer cette dépense de force nerveuse. Ni loisirs, ni vacances, ni voyages d'agrément ne venaient le distraire des soucis de la politique ; car une particularité curieuse que rapportent ses biographes, c'est que ce créateur de l'Italie moderne ne connaissait ni Rome, ni Venise, et n'avait jamais eu la curiosité de les visiter. A ce moment (1858), il n'avait plus que trois années à vivre, et comme s'il avait eu conscience que le temps lui était sévèrement limité, il s'acharnait au travail, au point d'être presque chaque jour à quatre heures du matin devant son bureau. A ce régime, il avait perdu le sommeil, l'équilibre d'une bonne santé, et parfois, disait-il à un ami, sentait qu'il n'était plus bien maître de sa tête. Et que d'incertitude encore dans l'avenir ! Autour de Napoléon III, bien des conseillers, notamment Walewski, étaient disposés à le détourner d'entreprendre une guerre que ne justifiait aucun intérêt national. Le parti catholique français était hostile à une intervention en faveur du Piémont, car il y voyait une menace pour le pouvoir temporel du Pape. Enfin, le ministre italien, esprit positif et peu sentimental, ne pouvait méconnaître qu'il aurait contre lui le parti de l'égoïsme national, qui dans l'occurrence était missi celui de la sagesse et du bon sens, et dont lui-même, Cavour, aurait sans doute suivi l'impulsion, si par une transposition des rôles, il avait eu à diriger les destinées de la France. Au mois de mai, Cavour éprouva l'heureuse surprise de recevoir un envoyé de Napoléon III. C'était le Docteur Conneau, l'ami de jeunesse, que le Souverain employait parfois à des missions confidentielles. L'Empereur, dit Conneau, fera une cure à Plombières en juillet. Si le hasard d'un voyage de vacances amenait Monsieur de Cavour à proximité de Plombières, on serait charmé de le recevoir. Cavour s'empressa de répondre que, par une heureuse coïncidence, il avait le dessein de se rendre en Suisse. Il serait à deux pas de la frontière française et se ferait un devoir de présenter ses hommages à l'hôte auguste de Plombières. A l'époque convenue, il se mit en route sous un nom supposé, en touriste ayant hâte d'abandonner le tracas des affaires. Sauf le roi et quelques intimes, personne n'était au courant de l'objet du voyage. A l'un d'eux, le général La Marinera, Cavour écrivit une lettre qui révèle que, malgré sa joie, il éprouvait encore quelque inquiétude. Le drame approche... Prie le Ciel qu'en cet instant suprême, je ne fasse pas de bévue... Le 20 juillet, il était à Plombières. Il reçut un accueil qui le rassura pleinement. Dans les relations privées, Napoléon III était d'une amabilité captivante. Au cours d'un entretien qui se prolongea pendant quatre heures d'affilée, une carte d'Italie devant lui, il exposa ses projets au ministre étonné, ravi de voir s'ébaucher la réalisation du rêve poursuivi depuis les armées de jeunesse. L'entretien d'affaires fut suivi d'une longue promenade à travers la forêt vosgienne, dans un phaéton que l'Empereur conduisait lui-même, pour que la conversation pût se poursuivre en toute liberté, sans la présence d'un témoin gênant. Promesses et projets se résumaient dans un programme dont voici les grandes lignes. Dans le cas où il serait menacé par l'Autriche, le Piémont pouvait compter sur l'aide des armées françaises. Après la victoire, la Lombardie, la Vénétie, et peut-être les duchés (Parme et Modène) seraient annexés au royaume de Victor-Emmanuel. L'Empereur, sans en faire cependant une des conditions de l'alliance, verrait avec plaisir le roi consentir au mariage de sa fille, la princesse Clotilde, avec son cousin, Jérôme Napoléon. Parfois, au dire de ce que racontait plus tard Cavour, lorsque l'entretien devenait un peu embarrassant, par exemple lorsqu'il s'agissait de fixer le prix dont serait payée l'alliance — Nice ? la Savoie ? — l'Empereur effilait sa moustache, enveloppait sa pensée d'une phrase vague. C'était là un point secondaire... On en reparlerait plus tard, dans le traité écrit qui précéderait la guerre... De retour à Turin, Cavour se mit de suite à la besogne. Il s'agissait de provoquer la guerre, sans prendre l'initiative de l'agression. Par des menées souterraines, restant assez mystérieuses pour donner le change à l'Europe, il fallait irriter, harceler, exaspérer l'Autriche, transposer dans le domaine de la politique l'apologue classique du Lion et du Moucheron. Pour arriver à son but, Cavour mit en jeu tous les ressorts de la diplomatie occulte, même la mauvaise foi. Par une entente avec les Sociétés Secrètes, dont les ramifications étaient nombreuses, il entretenait une agitation latente dans le duché de Modène, les États Pontificaux, le royaume lombardo-vénitien. Il favorisait la désertion des jeunes Lombards, en âge d'être incorporés dans l'armée autrichienne, se faisait envoyer des vœux, des suppliques implorant la protection du Piémont. Lorsque l'Autriche élevait la voix, envoyait des représentations, il se posait en victime, jouait la comédie de l'innocence persécutée, prenait l'Europe à témoin que l'Autriche avait la haine de tout ce qui était italien. En même temps, sous prétexte qu'il redoutait une agression, il renforçait l'armée, enrôlait des corps francs, élevait des fortifications. Malgré sa modération, le jeune empereur François-Joseph perdit patience. Le 23 avril, il envoya un ultimatum de désarmement, qui fut repoussé. Son armée, quatre fois plus nombreuse que l'armée piémontaise, lui inspirant confiance, il se jeta un peu étourdiment dans la guerre, franchit le Mincio pour marcher sur Turin. C'était ce que demandait Cavour et ce qu'attendait Napoléon III. Il rompit les relations diplomatiques avec l'Autriche, et quitta Paris pour prendre le commandement de l'armée dont quelques corps avaient déjà franchi les Alpes. Le 12 mai, il débarquait à Gênes, où il fut reçu avec un enthousiasme touchant au délire. Deux jours plus tard, il établissait son Quartier Général à Alexandrie. GUERRE D'ITALIE (1859) La guerre d'Italie, la première et l'on peut dire la seule où Napoléon III ait exercé le commandement en chef, car en 1870 il n'eut en mains que pendant une quinzaine de jours un commandement nominal et ne dirigea aucune bataille, cette guerre d'Italie est une occasion de rechercher quels pouvaient être ses talents de général et de stratégiste. Dans sa jeunesse, il avait étudié la stratégie sous la direction du général Dufour, officier français devenu commandant en chef de l'armée helvétique. Après avoir suivi les cours de l'école militaire de Thoune, il avait été nommé, en 1834, capitaine au régiment d'artillerie de Berne. L'artillerie avait toujours été l'objet de sa prédilection. En 1836, il avait publié un manuel technique, auquel pendant sa captivité de Ham, il avait donné plus d'ampleur, en l'insérant dans une étude sur le passé et l'avenir de l'artillerie. Au cours de son règne, il protégea les inventeurs qui avaient souvent à lutter contre l'inertie ou la routine des bureaux et comités spéciaux du Ministère. Peu de temps avant la guerre d'Italie, il avait fait adopter un modèle de canon rayé — le canon Lahitte — dont la précision et la portée révélèrent un grand progrès de balistique. Quelques mois avant la guerre de 1870, Napoléon III faisait étudier la transformation de l'artillerie en substituant le chargement par la culasse au chargement par la bouche. En outre, il s'intéressait vivement à un nouvel engin de combat, la mitrailleuse, dont les effets avaient paru foudroyants. Tout cela, évidemment, ne suffisait pas à faire de Napoléon III un véritable homme de guerre ; mais ses efforts consistants, ses études consciencieuses, prouvent qu'il n'était pas l'incapable et l'ignorant tel, qu'au cours même de son règne, aimaient à le représenter les irréconciliables, qu'ils fussent républicains ou royalistes. Avant son départ pour l'Italie, l'Empereur avait fait demander au vieux général Jomini, qui habitait Passy, son avis sur la manœuvre lui semblant la meilleure, pour aborder la région du Milanais, défendue par la ligne du Tessin. Jomini avait 80 ans. Quoiqu'il eût fait la guerre, jamais il n'avait exercé de grand commandement ; mais, depuis un demi-siècle, penché sur ses cartes, examinant, scrutant, analysant ordres, rapports, correspondances, mémoires, se rattachant à chaque campagne célèbre, il en démontait la mécanique, comme un horloger, la loupe à la main, démonte les rouages de ses chronomètres, et sans autre génie qu'une longue patience et un esprit observateur, il était devenu le théoricien classique, et en quelque sorte l'avocat consultant, dans l'art de la guerre. Jomini avait développé trois plans. Deux, dont il montrait le danger, le troisième, qu'il préférait à tout autre et qui consistait à voiler par des mouvements de troupes une large marche de flanc portant l'armée au Nord, lui faisant franchir le Tessin vers Turbigo pour la rabattre ensuite sur Milan. C'était ce plan que comptait suivre Napoléon III. Sans s'arrêter aux objections du maréchal Vaillant, major général de l'armée qui se montrait fort inquiet d'une marche de flanc de plus de cent kilomètres, dans les journées des 26 et 27 mai, il indiqua les dispositions qui préparèrent la manœuvre de Magenta. Le gros de l'armée remonterait vers le Nord. Pour tromper l'ennemi, le bulletin officiel de Sardaigne annoncerait que l'Empereur transportait son quartier général d'Alexandrie à Voghera, qui se trouve à une soixantaine de kilomètres, au sud de Milan. Dans cette même région, un rideau de colonnes mobiles aurait pour mission de faire beaucoup de bruit, et par des marches, des sonneries, des feux, l'établissement d'un pont sur le Pô, d'entretenir l'illusion que la grosse offensive arriverait par le Sud. Il fut d'autant plus aisé de donner le change au général en chef autrichien, que cette menace d'attaque par le Sud confirmait ses prévisions. Ayant appris la guerre dans les livres plus encore que sur les champs de bataille, il s'était persuadé que Napoléon III s'inspirerait des manœuvres de Bonaparte dans la belle campagne de 1796. C'était par Plaisance que Bonaparte avait tourné l'armée autrichienne de Beaulieu. C'est le regard et l'attention fixés vers Plaisance que Guylai concentrait ses forces pour la première grande bataille. Le 1er juin, les armées française et sarde avaient achevé leur concentration vers le Nord. La marche de flanc, redoutée et critiquée par plusieurs généraux, s'était effectuée très heureusement, et maintenant, on admirait la manœuvre. Le général Ducrot écrivait à sa famille qu'elle était digne du grand Empereur. A la guerre, le succès est le critérium décisif. Ce qui, en cas de défaite, apparaîtrait comme une imprudence coupable, se transforme après la victoire en hardiesse géniale. Ce n'était cependant pas avec une hardiesse excessive que Napoléon III menait les opérations. Entre le 1er et le 4 juin — date de la bataille de Magenta —, il hésita, resta inactif, malgré l'occasion que lui signalaient plusieurs généraux d'inquiéter l'ennemi, engagé à son tour dans une opération difficile. Guylai, renseigné par ses éclaireurs et mis en alerte par les deux combats de Palestro (30 et 31 mai) avait fini par comprendre que c'était au Nord que se concentrait la menace. Inquiet et troublé, fatigant ses troupes par des marches de nuit et des passages de rivières, il avait commencé la manœuvre du changement de front qui, avec les convois, les impédimenta, qui suivent une armée moderne, est une opération des plus délicates. Il avait pu cependant retourner son armée et occuper en avant de Milan les environs de Magenta, point central d'où rayonnaient plusieurs chemins, aucune démonstration de l'armée française n'étant venue mettre obstacle à sa manœuvre. Les récits officiels ont expliqué l'inaction de Napoléon III pendant ces trois ou quatre jours par des à-coups dans les distributions de vivres et la difficulté des transports dans une région coupée de canaux d'irrigation. Il est certain que ce fut une raison très forte pour le souverain, toujours soucieux d'assurer le bien-être du soldat. Dans les premiers jours de juin, Napoléon III, revenant à son quartier général de Novare, traversa un régiment de zouaves du deuxième corps. C'étaient de vieux Algériens, solides au feu, mais ayant pris dans la discipline un peu relâchée des guerres d'Afrique l'habitude de geindre, de grogner, à laquelle se laissent entraîner assez facilement les troupes françaises. L'Empereur chevauchait au milieu de la chaussée, encadré à droite et à gauche par deux files de zouaves, harassés de la longueur de l'étape, du poids du sac et de la brûlure du soleil. Le long de la colonne en marche, on percevait un sourd mécontentement, des lambeaux de plaintes destinées aux oreilles du souverain : En marche depuis trois heures du matin... rien mangé qu'un peu de café... L'Empereur passait impassible, sans avoir l'air d'entendre. Mais le soir même, il écrivait au général de Mac-Mahon : J'ai été très peiné de rencontrer le régiment de zouaves, exténué de fatigue, n'ayant pris que du café depuis le matin à trois heures, et n'ayant pas cessé de marcher depuis cette heure. Dites de ma part au général Espinasse que j'entends que l'on soigne mieux mes soldats. Mac-Mahon, bienveillant dans le service, et d'ailleurs plus habitué que le souverain aux plaintes de ceux qu'il appelait les carottiers d'Afrique, ne crut pas devoir transmettre la semonce à son divisionnaire. Espinasse ayant été tué le lendemain, l'Empereur éprouvait un remords d'avoir été sévère envers un serviteur dévoué qui avait eu une grande part à l'établissement de l'Empire. Il fut heureux d'apprendre qu'Espinasse n'avait pas eu connaissance de la réprimande envoyée dans un mouvement de mauvaise humeur. Enfin, dans la journée du 3 juin, des instructions furent envoyées aux différents corps par l'Empereur, qui, sans être encore certain de livrer bataille le lendemain, comprenait que le choc des deux armées était imminent. Elles étaient séparées par le Tessin, rivière assez large, mais peu profonde, dont le cours capricieux avait le double aspect de torrent et de marais. En face de Novare, où était le quartier générai de l'Empereur, le pont de San Martino avait été miné par les Autrichiens, niais très imparfaitement, les arches fendues, crevassées, mais non écroulées, étant encore praticables pour l'infanterie. Le premier obstacle du Tessin franchi, on devait, trois kilomètres au delà en rencontrer un autre plus dangereux, à peine visible d'un peu loin, le Naviglio-Grande, canal dissimulant sous un enchevêtrement d'herbes, de lianes, d'arbustes épineux, la traîtrise de ses pentes abruptes. Le pont du canal, défendu par une redoute et des bâtiments de douane, était occupé par les Autrichiens. Telle était la fraction du futur champ de bataille, s'étendant en ligne droite en face du quartier général de Novare. Quatre régiments d'élite, grenadiers et voltigeurs de la garde impériale, devaient donner l'assaut de premier choc. Un peu en arrière, échelonnés sur la route de Novare, les 3e et 4e corps — Canrobert et Niel — avaient l'ordre de suivre la garde pour consolider et exploiter les premiers résultats, Mais ce projet d'offensive devait être combiné avec celui du 28 Corps — Mac-Mahon — et celui de l'armée sarde, cantonnés à une dizaine de kilomètres au Nord, sur la rive gauche du Tessin et du Naviglio-Grande. Dans la matinée du 4 juin, Mac-Mahon et le roi de Piémont se rabattraient dans la direction du Sud et les deux fractions de l'armée, celle qui arriverait par la route de Novare avec l'Empereur, et celle qui descendrait du Nord avec Mac-Mahon et le Roi, pousseraient droit devant elles pour opérer leur jonction à Magenta, clef de la région milanaise, vers trois ou quatre heures de l'après-midi. Ainsi que nous le verrons bientôt, ce plan ne fut que partiellement exécuté et avec un retard sensible, parce que la guerre est faite d'imprévus qui se plient mal aux programmes arrêtés d'avance. Pour le moment, bornons-nous à constater que les instructions données par l'Empereur étaient simples, assez claires pour ne laisser place à aucun malentendu. Et cependant, après la bataille, elles furent discutées, déformées, interprétées de façon diverse suivant qu'elles servaient de thème aux critiques des adversaires de l'Empire, ou aux éloges de ses partisans. Ceux-ci voulant attribuer, exclusivement, le gain de la bataille à l'Empereur, accusant Mac-Mahon de les avoir mal et tardivement exécutées, ceux-là soutenant que Napoléon III ayant compromis le sort de la journée par son incapacité, n'avait été sauvé que par Mac-Mahon suppléant par son initiative aux ordres incomplets qui lui avaient été donnés. Double injustice qui n'est que trop fréquente dès que les passions politiques se substituent à l'impartial examen des événements. MAGENTA Donc, dans la matinée du 4 juin, entre huit et neuf heures, les quatre régiments de la garde s'ébranlent et passent le Tessin à San Martino, dont le pont affaissé, mais praticable, avait été consolidé avec des fascines et des madriers. Un régiment de grenadiers se déploie en tirailleurs et ouvre le feu le long du Naviglio-Grande. L'Empereur accourt en voiture, et persuadé que Mac-Mahon n'a pu encore commencer son mouvement, fait cesser l'offensive qu'il juge prématurée. Les grenadiers s'arrêtent, s'abritent dans les bouquets d'arbres, les fossés. Vers midi, on commence à percevoir, venant du Nord, un grondement d'artillerie et de fusillade. Cette fois, Mac-Mahon est entré en action, et d'ailleurs, dans la transparence d'une journée magnifique, on voit, à l'horizon, les nappes de fumée monter, s'étaler lentement sous le ciel baigné de lumière. L'offensive reprend en avant de San-Martino sous le commandement d'officiers énergiques, le vieux Regnault de Saint-Jean-d'Angély, commandant en chef de la garde, Mellinet, légendaire dans l'armée par la balafre qui, depuis la Crimée, lui sabre le visage, Wimpfen, Clerc, ce dernier adoré de ses hommes pour sa belle prestance, sa gaîté, sa sollicitude pour le soldat. Dans un élan irrésistible, les premières vagues d'assaut atteignent le pont du Naviglio-Grande, enlèvent la redoute et les maisons qui la défendent. L'Empereur, installé à San-Martino, apprend ce premier succès ; cependant, il ne se dissimule pas que ce n'est qu'un succès partiel, qui ne se soutiendra que si des éléments des 2e et 4e corps viennent renforcer le faible effectif, cinq mille hommes environ, des troupes de première ligne et les renseignements qu'apportent les officiers d'ordonnance envoyés aux nouvelles ne sont guère rassurants. La route de Novare à San-Martino est engorgée de deux mille voitures, dont l'encombrement retarde ou immobilise la marche des renforts. Des deux côtés de la route, des rizières, des canaux d'irrigation, des cultures entrelacées, mûriers, vignes, constituent un obstacle impraticable pour l'artillerie, et difficile à franchir pour l'infanterie. Et voici que, sur le Naviglio-Grande, les quatre régiments de la garde sont assaillis, refoulés, par des masses autrichiennes sans cesse grossissantes. Dans cette seconde partie du combat, les Français sont dans la proportion de un contre cinq, et aux demandes de renforts que multiplie Regnault de Saint-Jean-d'Angély, l'Empereur ne peut que répondre : Attendez... je n'ai personne... Vers deux heures, une nouvelle circule, reflue jusqu'au quartier impérial, celle-ci plus alarmante que toutes les autres. Du corps de Mac-Mahon, on n'entend plus ni canon, ni fusillade. Pour que ce chef intrépide, connu de toute l'armée pour son ardeur offensive, ait suspendu sa marche en avant, il faut qu'il soit débordé, peut-être accablé par des forces supérieures. On sait que Guylai dispose de près de deux cent mille hommes. Le corps de Mac-Mahon n'en compte guère qu'une trentaine de mille. Il est vrai que l'armée sarde est en soutien derrière lui ; mais elle ne devait franchir le Tessin que dans la matinée du 4, et l'on ne sait encore si elle a pu effectuer cette opération toujours longue et difficile. Le général Lebœuf, qui arrive du haut Tessin, où il a surveillé l'établissement ou la réparation des ponts, est anxieusement interrogé par l'Empereur : Que fait Mac-Mahon ? Et le Roi ? De Mac-Mahon, Lebœuf ne sait rien depuis neuf heures du matin. Quant aux troupes sardes, elles n'ont pas traversé le Tessin ; un corps autrichien est signalé au sud du Lac Majeur, et le Roi ne croit pas prudent de s'engager à la suite de Mac-Mahon sans s'assurer contre une attaque de son arrière-garde. Ainsi, de ce côté, le plan de l'Empereur ne s'exécute pas ; le deuxième corps n'a pas les réserves prévues. Du toit des quelques maisons en bordure du Tessin, on écoute ; les jumelles fouillent l'horizon dans la direction où l'on attend Mac-Mahon. Rien ; ni fumée, ni fusillade. Par contre, devant le Naviglio-Grande, on perçoit à travers la poussière, un scintillement d'armes, la masse grossissante des habits blancs. Un capitaine essoufflé aborde l'état-major impérial rangé sous un bouquet de peupliers. Sire, des masses autrichiennes venant du Sud menacent de nous couper du pont de San-Martino. Elles sont peut-être à trois kilomètres d'ici ; je les ai vues du toit de la douane. L'Empereur s'efforce de rester calme ; on remarque seulement qu'il est très pâle, non pas de crainte, certes, car en maintes circonstances, l'homme a prouvé qu'il était brave ; mais il a le sentiment que sans être encore compromise, la journée se présente mal. On lit dans le récit officiel qui fut écrit après la campagne : Son visage rayonnait d'une calme sérénité, présage de la victoire. Mais ce qu'une version officielle ne pouvait dire, c'est l'inquiétude, l'anxiété, l'angoisse profondes que cachait ce masque de sérénité. Sur le Naviglio, les quatre régiments de la garde sont épuisés. Les chefs se multiplient. Mellinet a deux chevaux tués sous ont lui, Wimpfen est blessé. Pour rétablir la ligne de combat, où se révèlent les premiers symptômes de débandade, le général Clerc prend la tête de quelques compagnies de zouaves. On le voit aller et venir à travers les tirailleurs, toujours au premier rang, derrière la brume des fumées flottantes. Tout à coup, un cheval affolé bondit à l'arrière, les flancs haletants, battus par les étriers vides. Mellinet crie : C'est le cheval de Clerc, du Clerc est tué. L'officier d'ordonnance du général arrive quelques instants après et confirme la mort de son chef. Pendant qu'il parlait, lui-même tombe, atteint mortellement. Des deux pièces de canon qui, depuis le matin, soutenaient l'attaque, l'une a été enlevée par les chasseurs tyroliens ; on peut à grand'peine sauver l'autre qui, dans un galop de retraite, passe sur la route avec les avant-trains et les caissons. En ce moment, les aides de camp de l'Empereur insistent pour qu'il s'éloigne derrière le Tessin, en lui montrant qu'il s'expose, avec une rivière à dos, à être enlevé dans une surprise. Tandis qu'il se retire au pas de son cheval, camions et voitures défilent en ouragan dans un roulement de ferraille. Les chevaux du groupe impérial s'excitent, s'affolent, prennent le galop. C'est à grand'peine que l'Empereur maîtrise le sien, et il arrive enfin au pont de San-Martino, oui il met pied à terre, toujours pâle et grave, mécontent aussi d'avoir été entraîné, dans ce mouvement de confusion qui ressemblait à une fuite. Et Mac-Mahon ? Telle est la question qui revient avec insistance et à laquelle personne ne peut répondre. Des officiers d'ordonnance sont partis dans toutes les directions. Ceux qu'on a dépêchés vers Mac-Mahon ne reviendront qu'à la nuit, lorsque le sort de la bataille aura été fixé. Vers trois heures et demie, un peu de réconfort arrive avec deux régiments du 3e corps, qui débouchent au pas de course, après s'être glissés, homme par homme, au travers des voitures. Un peu plus tard, d'autres renforts peuvent également se frayer un passage. A mesure qu'ils se déploient sur la ligne de feu, les débris des régiments qui luttent depuis le matin les acclament. Les cris redoublent quand les vétérans de Crimée reconnaissent Canrobert, toujours aux endroits les plus exposés. Et lui, dont l'héroïsme est un peu théâtral, debout sur les étriers, lève son képi en répondant d'une voix éclatante : Salut, Messieurs de la Garde. Sur le Naviglio, le combat est à peu près rétabli. Cependant, au sujet de Mac-Mahon, les inquiétudes subsistent toujours. L'Empereur appelle le général de Martimprey, et devant les cartes déployées, l'interroge sur ce qu'il convient de faire. Si ce soir on n'a pas de nouvelles de Mac-Mahon, si demain la lutte recommence, ne vaut-il pas mieux se replier derrière le Tessin, écarter le danger de livrer bataille avec une rivière à dos ? Et sans prendre encore de parti, tous deux examinent les mesures à prévoir pour ramener les troupes en arrière par une retraite de nuit. Par instants, l'Empereur sort de la maison. Les nouvelles du Naviglio sont meilleures ; mais c'est maintenant sur la route le défilé lamentable des charrettes qui ramènent les blessés. C'est la première fois que Napoléon III est en contact direct avec les horreurs d'une bataille, avec le spectacle démoralisant de la guerre vue du côté des ambulances. Il s'efforce toujours de paraître calme et maître de lui-même ; mais à ses traits tirés, à la tristesse du visage, on devine à quel point il est affecté. Sur une civière passe un pauvre soldat, l'épaule broyée, qui agite le bras valide en criant : Votre main, Sire ! Napoléon s'avance, serre la main tendue, mais sans la parole affectueuse à laquelle son bon cœur songe certainement et que pour le moment sa bouche ne peut dire, sans le geste qu'attendait son entourage de détacher sa croix pour la fixer sur la poitrine du malheureux qui peut-être va mourir. Et pendant que la civière s'éloigne, pendant que d'autres passent, il reste silencieux, le regard voilé, comme absent, la pensée lointaine, entrevoyant, tout à coup, quelles conséquences pourrait avoir en France et en Europe l'annonce d'une bataille perdue. Il est quatre heures et demie. Tout à coup, la nouvelle se répand que, dans la direction du Nord, on entend de nouveau le grondement du canon et le crépitement de la fusillade. L'Empereur, toujours grave, écoute les premiers rapports. Autour de lui, l'espoir renaît ; les visages s'éclairent : C'est Mac-Mahon, ce ne peut être que Mac-Mahon. Dans l'espoir comme dans l'inquiétude. Napoléon III était peu expansif. Bien que l'inquiétude disparaisse peu à peu, il attend de nouveaux renseignements avant de se laisser persuader que la journée se terminera par un succès. Que s'est-il passé exactement pour que Mac-Mahon ait suspendu son offensive pendant trois heures ? Sur ce point, personne ne peut encore répondre. À e qui s'était passé, on ne le saura qu'assez tard dans la soirée, presque dans la nuit, en même temps que l'arrivée du bulletin de victoire. Voici ce qu'on apprendra, et une fois de plus ce sera l'occasion de constater combien il faut peu de chose pour qu'une bataille gagnée ait été une bataille perdue. Ainsi que nous l'avons dit précédemment, Mac-Mahon avait commencé sa marche dans la direction de Magenta vers neuf heures et demie du matin. Son corps était disposé en deux colonnes, à droite, la division La Motterouge, en bordure de la rive gauche du Naviglio-Grande, à gauche, la division Espinasse dont l'itinéraire en arc de cercle devait être plus long, en réserve, la division Camou, détachée de la Garde Impériale. Vers midi, La Motterouge avait le premier rencontré l'ennemi, entre Bernate et Buffalora et il avait vigoureusement commencé l'offensive, celle dont la canonnade avait été entendue de San-Martino. Quant à Espinasse, obligé de faire un long détour, rendu encore plus long par une erreur momentanée de direction, Mac-Mahon l'avait perdu de vue ; car, dans cette région, couverte de cultures arborescentes, le champ de vision était très borné et ce n'était guère qu'en montant aux clochers d'églises que l'on pouvait suivre le développement d'une manœuvre. Du clocher de Cuggiano, le général Lebrun, chef d'état-major du 2e corps, avait aperçu devant l'intervalle séparant les divisions La Motterouge et Espinasse des lignes compactes et profondes d'Autrichiens, dont il évaluait le nombre à une quarantaine de mille hommes. Bien vite, il redescend, attire l'attention de Mac-Mahon sur le danger résultant de l'écart de ses deux divisions, que l'ennemi peut isoler, couper l'une de l'autre. Il faut ramener un peu en arrière la division La Motterouge, rétablir la liaison avec la division Espinasse, resserrer les deux colonnes de façon à offrir un front compact. Les ordres sont donnés, mais le général La Motterouge hésite à rompre le combat qui lui est favorable, et il faut que Mac-Mahon galope jusqu'à sa division pour réitérer l'ordre. Dans l'ardeur d'une bataille, on en arrive facilement aux paroles irritées. Vous allez faire écharper mes tirailleurs en les faisant reculer sous le feu, crie La Motterouge. A son tour, Mac-Mahon s'emporte : Et mon corps d'armée ? Faut-il le mettre en péril pour vos tirailleurs ? Ils ont désobéi en se portant en avant. Tant pis pour eux... Tout en maugréant, La Motterouge ramène son monde en arrière. Il attendra que la division Espinasse se soit rapprochée et c'est alors que commence ce silence de près de trois heures qui, à San-Martino, alarme et démoralise l'Empereur. Rassuré de ce côté, Mac-Mahon s'inquiète d'Espinasse. Déjà il lui a envoyé des officiers d'ordonnance ; mais il craint qu'ils trouvent chez Espinasse le même état d'esprit que chez La Motterouge ; car dans l'immense développement des batailles modernes, c'est une tendance à laquelle se laisse facilement aller un chef isolé, de ne voir que ce qui se passe devant lui. Brusquement, il prend la résolution d'aller lui-même porter l'ordre, oubliant peut-être son rôle de général en chef, pour prendre celui d'aide de camp. Il y avait en Mac-Mahon deux hommes qui, dans le cours d'une carrière déjà longue, s'étaient en quelque sorte superposés l'un à l'autre. Toute sa jeunesse, il l'avait passée en Afrique, dans ces guerres d'embuscades, de surprises, d'imprévu, où la bravoure personnelle du chef tenait plus de place que les combinaisons stratégiques. Il avait déjà quarante-sept ans, lorsque la Crimée l'avait initié aux opérations plus compliquées, plus savantes de la guerre moderne. Son magnifique tempérament militaire s'y était aisément adapté ; mais par moments, sous le chef exerçant un grand commandement, l'homme de la jeunesse réapparaissait, le cavalier des audacieuses chevauchées et des beaux coups de sabre. Et c'est lui, c'est cet homme de la jeunesse que nous allons voir courant à la recherche d'Espinasse, le long de la ligne toute proche des tirailleurs autrichiens, embusqués dans les fossés et les buissons. Monté sur un pur-sang aux jarrets nerveux, il galope au-devant de son escorte, sautant les haies, les ruisseaux, les vignes enchevêtrées de fil de fer. Dix fois, il risque d'être tué ou pris ; il passe comme un ouragan, superbe d'héroïsme et de témérité. Enfin, il trouve Espinasse, lui explique le mouvement de resserrement à effectuer sur sa droite, puis en sens inverse, sous l'éclair des coups de feu, il recommence ce magnifique exploit de héros qui semble invulnérable, et qui, par sa bravoure, mérite de l'être. Vers quatre heures et demie, sa ligne est redevenue compacte. Toutes les colonnes reçoivent comme objectif de marche le clocher de Magenta. Sur un ordre de l'état-major, tambours, clairons, musiques de tous les régiments commencent roulements, sonneries et fanfares, non point par souci d'entourer la marche en avant d'une mise en scène un peu puérile, mais parce que, dans ce paysage couvert d'arbustes, les colonnes en mouvement sont invisibles l'une pour l'autre et qu'il est bon que, guidées par les vibrations des tambours et des cuivres, elles sachent qu'elles sont assez proches pour s'appuyer mutuellement et que, par une manœuvre convergente, elles se dirigent vers le même but. Quelques musiques jouaient la Marseillaise, car le vieil hymne révolutionnaire, considéré à Paris comme un peu séditieux, reprenait devant l'ennemi son caractère de chant national. On entendit aussi une marche toute nouvelle, tirée d'un opéra représenté un mois à peine avant le début de la guerre, la Marche du Faust de Gounod : Gloire immortelle de nos aïeux. Enfin, on est en vue de Magenta. Il fallait se hâter. Déjà il était près de sept heures du soir, et quoiqu'on fût aux jours les plus longs de l'année, le soleil déclinait rapidement. Les maisons basses, aux murs blancs et roses, aux toits plats, couverts de tuiles ondulées, étaient fortement occupées et mises en état de défense. Après une préparation d'artillerie qui, grâce à la supériorité des canons rayés, jeta la confusion jusque dans les réserves autrichiennes massées à l'arrière, les deux colonnes Espinasse et La Motterouge s'engagent dans le dédale des rues. Devant une maison dont les volets barricadés laissent passer les longues carabines des chasseurs tyroliens qui manquent rarement leur homme, les zouaves hésitent. Avec le mépris de la mort que donne l'excitation de la bataille, Espinasse, à pied, court jusqu'à la maison, frappe la porte du pommeau de son sabre : Allons, les Zouaves, enfoncez-moi ça. D'une fenêtre du rez-de-chaussée un éclair brille. Presque à bout portant, à hauteur de la hanche, la balle traverse le corps du général qui jette son sabre, tombe et meurt en quelques minutes. Son officier d'ordonnance, un lieutenant de carabiniers, est tué près de son cadavre, les zouaves s'élancent avec fureur en criant : Vengeons-les ! Chaque maison est emportée, escaladée, tournée par les jardins. A huit heures et demie du soir, presque à la nuit tombante, le village est aux mains des Français, et les Autrichiens fuient en désordre, poursuivis par les ravages de l'artillerie qui hâte la débandade. Le lendemain, on retrouva, dit-on, douze mille fusils et vingt mille sacs le long de la route. La bataille est bien gagnée. La nouvelle en parvient au quartier impérial, portée d'abord par le maréchal Canrobert et le général Frossard, dont les éléments d'avant-garde ont pris contact avec le corps de Mac-Mahon. Cependant, autour de l'Empereur, on reste encore incrédule. Quand, de sa voix nette et brève, Frossard déclare : C'est une victoire, quelques-uns chuchotent que le Général est un sacré flatteur. Puis, arrivent successivement les deux officiers d'ordonnance que l'Empereur avait envoyés aux nouvelles de Mac-Mahon et qui, retardés par de longs détours, n'avaient pu toucher Magenta que vers huit heures du soir. Ayant quitté le quartier impérial sous de sombres impressions, eux aussi avaient été fort étonnés d'entendre Mac-Mahon leur dire qu'ils pouvaient annoncer à l'Empereur une victoire. Le premier, Commandant Schmitz, galope jusqu'à San-Martino, rend compte à l'Empereur de ce que lui a dit Mac-Mahon ; mais, soit que le souverain doute encore, soit que, suivant son habitude, il s'efforce de cacher ses sentiments intimes, il ne manifeste pas la joie qu'on était en droit d'attendre. Il fait appeler le maréchal Vaillant : Maréchal, Schmitz va vous répéter ce qu'il vient de me dire. Enfin, arrive le deuxième aide de camp, colonel de Toulongeon, tout joyeux, un papier à la main. C'est un rapport sommaire de Mac-Mahon qui se termine par ces mots : La bataille de Magenta comptera parmi les plus glorieuses qu'ait remportées l'armée française. Cette fois, l'Empereur, connaissant la belle loyauté du général et le sachant plus enclin à la modestie qu'à la vantardise, ne doute plus, et le pâle visage s'éclaire d'un sourire. Il faisait nuit noire. A la lueur des torches, sur des tables éclairées de bougies fichées dans des bouteilles, on improvise un souper, pendant que l'Empereur rédige pour l'Impératrice une première dépêche, dont le texte reflète les inquiétudes des heures précédentes : Grande victoire, mais chèrement achetée. En effet, à mesure que survenaient les officiers qui avaient pris part à la bataille, se précisaient les pertes cruelles de la journée, deux généraux, quatre colonels tués, quatre mille hommes hors de combat, près du dixième de l'effectif engagé. L'Empereur fut particulièrement affecté de la mort d'Espinasse, qui avait tenu un rôle actif dans le Coup d'État. De suite, il prescrivit qu'on ramenât à San-Martino, pour les diriger sur la France, sa dépouille et celle de son officier d'état-major, qui était aussi son neveu. Dans la variété des conversations, où chacun apportait ses
récits, ses impressions ou ses critiques, on se demandait pourquoi l'armée
sarde, qui aurait dû soutenir Mac-Mahon, n'avait pas paru sur le champ de
bataille, à l'exception toutefois d'une division. On savait bien que le roi
s'était montré inquiet de l'approche d'un corps autrichien signalé derrière
ses lignes, mais cette menace d'attaque à revers ne suffisant pas à justifier
l'immobilité de l'armée entière, on cherchait une autre explication. Le roi,
pensait-on, avait été mécontent d'être placé sous les ordres d'un général
français. Peut-être y avait-il dans cette interprétation quelque chose de
vrai, car bien qu'il affectât souvent une simplicité et une brusquerie
soldatesques, Victor-Emmanuel était jaloux de son autorité royale, et fier de
sa lignée d'ancêtres, dont il rappelait parfois les huit cents ans
d'histoire. Mais il semble que l'explication véritable doive être surtout
cherchée dans son humeur primesautière, capricieuse et fantaisiste. Fort
brave — il l'avait montré à Turbigo où on l'avait vu galoper avec crânerie
sous la fusillade — il aimait ses aises et supportait mal une contrainte qui
eût contrarié la fantaisie du moment. Les officiers français, qui avaient eu
l'occasion de l'approcher pendant la campagne, conservaient à son sujet tout
un répertoire d'anecdotes, dont on peut rappeler quelques-unes, car elles
complètent la physionomie de ce roi caporal et expliquent la légende à la
Henri IV, qui accompagne sa mémoire. Ainsi, le maréchal Canrobert racontait
que lorsque, pour la première fois, il avait été présenté à Victor-Emmanuel, il
avait été surpris de voir dans son cabinet de travail une porte trouée comme
une écumoire. Vous regardez ça ? dit le roi ;
c'est ma cible. Souvent je m'amuse à tirer là-dedans
au pistolet. Voici encore un récit que faisait dans sa vieillesse le
général de Galliffet. Il était, en 1859, capitaine de spahis et avait été
envoyé en mission auprès du roi. Il le trouve étendu sur un lit sans autre vêtement qu'une serviette placée au bon endroit.
Bonjour, écrevisse, dit Victor-Emmanuel en
faisant allusion au dolman rouge du capitaine. Vous
voyez, il fait chaud. Je me repose. Ça n'empêche pas que ce soir j'attends
une dame charmante, et que demain, j'en attends une autre. Vous direz ça à
votre Empereur, n'est-ce pas, écrevisse ! Pendant qu'autour de Napoléon III continuaient les conversations, où son nom revenait assez fréquemment, Victor-Emmanuel entre inopinément et avec une expansion et une gesticulation méridionales exprime ses félicitations à son puissant allié. Puis, devançant les explications dont peut-être il appréhendait un peu la demande, il dit combien il était désespéré de n'avoir pu prendre part à la bataille. Il avait envoyé au secours de Mac-Mahon la division Fanti. Mais les ponts de Turbigo étaient engorgés. Impossible de faire passer le reste de ses troupes tout en surveillant le corps du général autrichien Urban, descendant du lac Majeur et menaçant aussi bien l'année française que la sienne. Napoléon fit comprendre qu'il ne désirait pas entrer en discussion. Puis, d'un ton de sécheresse qui fit d'autant plus d'impression qu'on n'y était pas accoutumé, il précisa son mécontentement. Sire, devant l'ennemi, on exécute strictement les instructions données et les mouvements convenus. Je regrette que votre Majesté ne l'ait pas fait. Un peu interdit tout d'abord malgré son aplomb habituel, Victor-Emmanuel reçut avec soumission la semonce. Il se contenta de répondre : Sire, à la première affaire, je demande que vous me placiez à l'avant-garde. A qui devait-on attribuer le gain de la bataille ? Dans la pensée de l'Empereur, c'était à Mac-Mahon, et le dès lendemain, il lui témoigna sa reconnaissance en lui conférant le grade de maréchal et le titre de Duc de Magenta. Dans l'entourage du souverain, dans sa maison militaire, cela parut excessif et fut l'occasion de récriminations qui s'exprimaient d'autant plus librement que pendant un ou deux jours, l'Empereur, un peu fatigué, garda la chambre et ne parut pas aux repas. Le général Fleury écrivait à sa femme : C'est à Buffalora, et par la
Garde Impériale, que la bataille a été gagnée. C'est une légende mensongère
que celle qui fait de Mac-Mahon un nouveau Desaix marchant d'inspiration au
canon et vainqueur à Magenta. Si, dès le 4 juin, les télégrammes n'avaient
pas baptisé la bataille Magenta, j'aurais essayé d'obtenir pour Regnault de
Saint-Jean-d'Angély le titre de Duc de Buffalora. Mais il n'était plus temps...
Mes amis et camarades : Edgard Ney, Toulongeon,
Lepic, Montebello, avaient instinctivement partagé mon opinion. Autour de la
table, tout le monde demeurait silencieux, sous l'impression d'un malaise
général. Regnault de Saint-Jean-d'Angély était le commandant en chef de la Garde impériale. Avec une résignation nuancée d'amertume, il laissait entendre par une lettre à sa femme qu'il avait été oublié dans les récompenses. ... On s'attendait à avoir deux maréchaux au lieu d'un. Les regrets, l'étonnement que de toutes parts on m'exprime, seraient ma consolation Si j'avais besoin d'être consolé. J'aime mieux entendre l'armée dire : — Pourquoi ne l'est-il pas ? —, que de lui voir dire : — Pourquoi l'est-il ? Mais la lettre se terminait pas un post-scriptum triomphant : Je rouvre ma lettre, cachetée et prête à partir, pour vous demander la permission de vous embrasser sur les deux joues, Madame la Maréchale... Sire, avait dit Fleury à l'Empereur, permettez-moi de faire observer à Votre Majesté que le vainqueur de Magenta, c'est vous, puisque vous commandiez... En nommant Mac-Mahon Duc de Magenta, vous perdez le fruit d'une victoire qui vous appartient. Après Austerlitz, votre Oncle n'a créé ni Prince, ni Duc de ce nom. Adroite flatterie, qui avait eu pour effet de faire obtenir le maréchalat au général Regnault de Saint-Jean-d'Angély. En qualité de chef de la garde impériale, il était censé n'avoir exécuté au cours de la bataille que les ordres du souverain. Pendant la bataille, dont elle entendait le grondement d'artillerie, toute la population de Milan était debout, errant par les rues, silencieuse et frémissante. Un corps autrichien occupait encore la ville, et dans l'incertitude du lendemain ni les visages, ni les voix ne laissaient apparaître ce que ce silence cachait d'anxiété ou d'espoirs. Dans la nuit, un cavalier arrive à la porte Vercellina et comme ces coureurs antiques apportant des armées bonnes ou mauvaises nouvelles, il jette à la foule quelques mots haletants : Ils sont battus... et de groupe en groupe on répète à voix basse : Ils sont battus. A l'aube, commença l'évacuation, et bientôt le repliement des tentes, l'enlèvement des bagages, la hâte des détachements vers les deux portes de l'Est confirmèrent la victoire. Dans la journée toute la ville était pavoisée aux couleurs italiennes. Ce fut sous une pluie de fleurs et dans une tempête de cris, de gestes, et d'enthousiasme que, le 8 juin, Napoléon III et Victor-Emmanuel firent à Milan une entrée triomphale. Pendant plusieurs jours encore, la ville vécut dans un délire de joie, apportant dans l'accueil fait aux Français, aux Liberatori, les effusions de cordialité des races méridionales. Un jeune sous-lieutenant aux guides, le marquis de Massa, rappelle dans ses mémoires : Toutes les maisons s'ouvraient. On n'avait qu'à entrer pour être acclamé, embrassé, étreint, et pour obtenir mieux encore, au dire de quelques-uns... Il plaisait à l'amour de s'immoler librement à la Gloire sur l'autel de la Patrie... Ainsi, dans les âges précédents, les vainqueurs III de Marignan et de Marengo avaient ramené de cette voluptueuse contrée de gracieux souvenirs. Cependant, la guerre n'était pas finie et ceux auxquels s'attachaient les soucis du commandement trouvaient qu'on s'attardait un peu trop aux fêtes de la première victoire. Le général Fleury, qui n'avait jamais été un partisan bien chaleureux de cette guerre d'Italie, dont l'enjeu ne lui paraissait pas proportionné aux risques à courir, écrivait à sa femme, le 24 mai, avant l'ouverture des hostilités : La tâche est bien lourde pour un souverain qui commence la guerre à cinquante ans... Je ne crois pas qu'il puisse continuer longtemps ce métier de général et d'Empereur... Au cours du mois de juin, la correspondance confirme l'impression que déjà l'ardeur belliqueuse de Napoléon III s'est ralentie et que la guerre ne sera pas de longue durée. Je pense enfin que la guerre qu'il avait rêvée avec toute sa gloire est devenue si chanceuse pour lui qu'il sait très bien que le même fil télégraphique vous apportant la victoire de Magenta a failli vous annoncer la plus affreuse défaite... Quand tu verras le comte Walewski, parle lui donc dans ce sens... Walewski était alors ministre des Affaires Étrangères. Comme Fleury, comme le maréchal Randon, ministre de la Guerre, il avait vu avec regret l'Empereur entreprendre cette guerre d'Italie. Aussi, de Paris, parvenaient à Napoléon III des conseils de prudence, appuyés d'informations alarmantes. La Prusse avait mobilisé 250.000 hommes. L'armée autrichienne, vaincue, mais non détruite, se reformait sur le Mincio et disposait encore de près de 200.000 hommes. Ainsi se précisait la menace d'un double danger. Interrompre brusquement la guerre en Italie, c'était abandonner tous les résultats de la campagne. La prolonger au-delà d'un délai assez court, c'était exposer la frontière française du Rhin à l'invasion. A ces préoccupations s'ajoutaient d'autres soucis. Le ravitaillement de l'armée était difficile. A Milan, pendant plusieurs jours, on manqua de pain. On distribuait aux soldats de la farine de mais — la polenta —, mais la plupart éprouvaient de la répugnance pour cet aliment, qu'ils ne savaient pas préparer. L'état sanitaire n'était pas satisfaisant. A la fin de juin, les hôpitaux avaient reçu 25.000 blessés ou malades. L'abus des boissons fraiches, des fruits verts, si tentants sous un soleil de plomb, développaient la dysenterie. L'humidité stagnante des rizières prédisposait aux fièvres. On signalait même quelques cas de typhus. De Milan à la région du Mincio, on ne compte guère à vol d'oiseau qu'une centaine de kilomètres. L'armée mit dix jours à les franchir. On était loin des manœuvres foudroyantes de Lodi et d'Arcole. Sur le front autrichien, la lenteur et l'hésitation n'étaient pas moindres. Autour de l'Empereur François-Joseph, qui, nominalement, avait pris le commandement en chef, les uns étaient d'avis de se maintenir sur la ligne du Mincio, d'autres croyaient préférable de reculer jusqu'à l'Adige, en s'appuyant sur les forteresses du quadrilatère, Mantoue, Peschiera, Vérone, Legnano. SOLFÉRINO La région, couverte de cultures arborescentes, sillonnée de rizières, digue, canaux d'irrigation, se prêtait mal aux reconnaissances de cavalerie. Nous ne savons rien de l'ennemi, écrivait, le 23 juin, le général Fleury. Cependant, en ce même jour, les deux armées n'étaient plus qu'à 8 kilomètres l'une de l'autre et leur rencontre dans la matinée du 24 fut une surprise réciproque. L'armée autrichienne occupait un front d'une vingtaine de kilomètres, dominé par les hauteurs de Solférino, dont la grosse tour carrée était désignée dans la contrée sous le nom de L'Espionne, en raison de l'immense panorama qu'on pouvait découvrir du haut de ses murailles. A Magenta, la bataille avait été prévue. Elle avait été préparée par un plan, des ordres de marche, des combinaisons de tactique et de stratégie. Rien de semblable, à Solférino, dont les différents mouvements furent improvisés sur le champ de bataille. Napoléon III, qui avait passé la nuit à Montechiaro, à dix kilomètres de Solférino, n'arriva que lorsque la lutte était engagée depuis deux heures. Dans la direction de la bataille, il n'apporta ni ces conceptions audacieuses, ni ces illuminations soudaines qui caractérisent le grand capitaine. Mais il montra du bon sens, de la ténacité, un sang-froid lucide. A l'extrême gauche du front de bataille, les Piémontais fléchissaient sous l'offensive autrichienne ; à l'aile droite, le général Niel avait grand'peine à se maintenir. Napoléon III comprit et fit comprendre à l'état-major que si l'on pouvait accumuler assez de forces pour enfoncer le centre, dont le nœud vital enserrait le cimetière et la vieille tour de Solférino, l'effort de l'ennemi ne pourrait se soutenir aux ailes, menacées d'être prises à revers et isolées du gros de l'armée. Pour concentrer, sur le point où il voyait la décision, une masse offensive, il eut même la hardiesse d'engager dès la matinée toutes ses réserves, voltigeurs, chasseurs de la garde. Du mont Fénile, où était installé l'état-major, il observait à la lunette l'horizon, tantôt voilé de lourdes nappes de fumée, tantôt s'éclaircissant pour laisser entrevoir les murs éventrés du cimetière, l'aiguille noire des cyprès, la tour carrée, vaste ensemble qui, pour le moment, semblait attirer et dévorer des hommes. Enfin, vers deux heures de l'après-midi, le drapeau tricolore flotta sur Solférino. Ce n'était pas encore la victoire, car au-delà il restait à enlever les hauteurs de Cavriana, mais c'était l'oscillation vers la victoire. L'Empereur a été très bien, note le général Fleury, dans ses souvenirs. Sans éviter le danger, il ne s'y est pas exposé inutilement. Quelques balles sont venues mourir autour de lui ; quelques boulets ont passé sur nos têtes... De rudes et sanglants assauts, dans lesquels Français et Autrichiens déployèrent une égale bravoure, firent tomber, vers cinq heures du soir, les défenses échelonnées devant Cavriana. Là était le quartier général de l'empereur d'Autriche, qui ne quitta la ville que lorsque chasseurs tyroliens et chasseurs à pied français y entrèrent pêle-mêle, confondus dans la hâte de la déroute et l'ardeur de la poursuite. On a même raconté que quelques soldats français passèrent devant la maison où était encore l'Empereur qui eût été fait prisonnier sans un paysan dont la présence d'esprit égara les recherches des soldats français sous prétexte de les guider. Quoi qu'il en soit, la retraite de l'armée autrichienne ayant à franchir le Mincio était difficile, et elle eût pu devenir désastreuse sans une circonstance providentielle qui mit obstacle à la poursuite du vainqueur. Toute la journée, la chaleur avait été accablante. D'un ciel implacablement bleu tombait un air brûlant qui desséchait les poitrines et calcinait les routes. Vers cinq heures du soir, le ciel se couvrit de nuages, des tourbillons de poussière suffocante amenèrent une demi-obscurité sur le champ de bataille, puis, sous un vent dont la violence courbait ou déracinait les arbustes, l'orage fondit en rafales de pluie ou de grêle serrées et cinglantes. Au moins, cette abondance d'eau avait l'avantage de ranimer sous son déluge les troupes épuisées par dix heures de lutte. Officiers et soldats étendaient manteaux ou pèlerines, doublés de caoutchouc, pour recueillir la pluie bienfaisante, tremper les mains fiévreuses, baigner les visages poussiéreux, humant, respirant l'apaisement de la fraîcheur. Les ouragans d'une violence tropicale ne durent jamais bien longtemps. Une heure plus tard, le ciel était redevenu clair et dans l'atmosphère lavée, rafraîchie, le soleil déclinant envoyait ses derniers rayons. Mais l'orage avait facilité la retraite autrichienne. Après avoir consulté les chefs de corps qui, tous, objectèrent la fatigue des troupes, la nécessité de les ravitailler, l'incertitude d'une poursuite de nuit rendue difficile par le passage d'une rivière, l'Empereur, qui s'était installé à Cavriana dans la maison que venait de quitter François-Joseph, télégraphia à l'Impératrice : Grande bataille, grande victoire. Puis, assis devant une table, la tête dans les mains, il resta quelque temps silencieux. Enfin, se levant, il finit par dire : Messieurs, la journée est terminée, et dans sa pensée, cela voulait dire : La guerre est terminée. En effet, quinze jours plus tard, la paix ou plus exactement les préliminaires de la paix étaient signés. L'Empereur d'Autriche se résigna à faire le sacrifice de la Lombardie. En continuant la guerre, il s'exposait à perdre la Vénétie. Après deux défaites, il ne pouvait espérer obtenir des conditions moins défavorables. Mérimée, sénateur, familier des Tuileries, vivant dans un milieu où sa curiosité pénétrante de conteur et de nouvelliste s'appliquait à recueillir racontars et anecdotes, écrivait quelques jours après la conclusion de la paix : La vue des champs de bataille et surtout celui de Solférino, ont laissé à l'Empereur une impression si pénible que l'idée de prolonger la guerre lui est apparue comme une espèce de crime... Bien que ce soit surtout à des considérations d'ordre politique qu'il faille attribuer la rapidité des négociations ayant mis fin aux hostilités, il est certain que le spectacle des champs de bataille, les convois de blessés, les visites aux ambulances agirent fortement sur l'organisation nerveuse de Napoléon III et hâtèrent le dénouement pacifique. Une particularité dont Napoléon Ier lui-même, malgré son habitude de la guerre, avait conservé une impression de dégoût physique, c'était la vision d'uniformes blancs, salis, maculés du sang des blessures, et cette vision, Napoléon III l'avait retrouvée à Magenta et Solférino, sur les cadavres autrichiens vêtus de blanc ou de gris clair. Je crois que la guerre finira par disparaître de nos mœurs, écrivait alors le général Fleury. On a peine à regarder comme ennemis les Autrichiens et encore plus de peine à considérer comme ami le peuple dégénéré que nous venons de tirer de l'esclavage. Ces boucheries ne sont plus de notre temps... Peut-être retrouve-t-on dans ces réflexions un peu de la pensée du souverain, dont le général était le commensal journalier. Au début de la guerre, Napoléon III, dans une proclamation s'était laissé entrainer à une déclaration imprudente : L'Italie, libre jusqu'à l'Adriatique... Le roi Victor-Emmanuel, son ministre Cavour et avec eux tout le personnel dirigeant de l'Italie en avaient conclu que la guerre serait poursuivie jusqu'à la conquête de la Vénétie, et ils avaient considéré comme une promesse formelle ce qui n'était qu'une vague indication. Aussi, dans le monde officiel, les plus modérés ne cachèrent pas leur désillusion, et les plus exaltés furent indignés de ce qu'ils considéraient comme un manque à la parole donnée. Cependant, l'attitude du roi d'Italie fut convenable. La veille de la bataille de Solférino, Napoléon III, en lui communiquant les informations qu'il venait de recevoir de Paris, et notamment une lettre de l'Impératrice, Lui avait fait comprendre que la menace allemande sur le Rhin ne lui permettrait pas de s'aventurer dans le Quadrilatère Vénitien, entre des forteresses dont le siège exigerait trente ou quarante jours. Mais le président du Conseil, Cavour, qui avait été tenu à
l'écart des négociations, laissait éclater son indignation en paroles de
colère. Aussitôt qu'il avait pris connaissance du texte du traité, il s'était
rendu au quartier général du roi, et l'avait supplié de ne pas y apposer sa
signature ; mais ses supplications avaient pris un ton de telle véhémence que
Victor-Emmanuel, dont la patience n'était pas la vertu dominante, finit par le
traiter d'insolent et rompit brusquement l'entretien en lui tournant le dos.
Cavour avait alors essayé de voir l'Empereur, qui, mis au courant de son
agitation, ne jugea pas à propos de le recevoir. Ce fut Piétri, secrétaire de
Napoléon III, qui essuya l'orage : Ce traité est une
ignominie... Votre Empereur m'a déshonoré.
Oui, Monsieur, je vous parle comme je parlerais à lui-même ; il m'a déshonoré...
Ce traité ne s'exécutera pas. J'ai donné ma
démission de Ministre ; mais s'il le faut, je me ferai révolutionnaire. Je
ferai alliance avec Mazzini, avec Kossuth ; nous soulèverons l'Italie, la
Hongrie. L'Empereur s'apercevait un peu tardivement que le rôle de bienfaiteur international expose à quelques mécomptes. A Milan, il reçut encore un accueil chaleureux ; mais à Turin, l'attitude de la population fut malveillante et presque hostile. Dans les vitrines de librairies, les portraits de Napoléon III avaient été enlevés et remplacés par ceux de Mazzini, et même d'Orsini. Le roi, ainsi que plusieurs personnages de son entourage, étaient mortifiés et peinés de l'accueil glacial de la capitale, et soit par des protestations de reconnaissance au cours d'un banquet offert à l'Empereur au Palais Royal, soit par un empressement de cordialité au moment du départ, s'efforçaient de prouver qu'ils n'oubliaient pas les services rendus. Le Roi tint à accompagner l'Empereur jusqu'à Suze, dernière station du chemin de fer, et avant de se quitter, les deux souverains s'embrassèrent avec effusion. Cependant, on raconte qu'en remontant dans son wagon, Victor-Emmanuel aurait dit : Enfin, il est parti ! En admettant, ce qui n'est pas prouvé, que le mot soit authentique, on peut l'expliquer par la satisfaction de voir prendre fin une situation rendue difficile par le malaise des derniers jours et le soulagement de n'avoir plus le souci de protéger un hôte et un allié contre une manifestation offensante ou même un attentat. FIN DU PREMIER VOLUME |
[1] Cet incident, dans les mémoires de Persigny, fait l'objet d'un récit que nous abrégeons considérablement.