NAPOLÉON III

I — L'ENFANCE. - L'ADOLESCENCE. - LE PRÉTENDANT. - LE CONSPIRATEUR. - LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE - L'EMPIRE AUTORITAIRE

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Présidence de Louis-Napoléon. — Ni dans l'Assemblée Constituante, ni dans la Législative il ne compte de nombreux partisans, mais dans le peuple sa popularité est grande et au cours de ses voyages officiels, il est accueilli avec enthousiasme. — Cette popularité et les dissentiments entre le Prince Président et l'Assemblée donnent naissance à des rumeurs de Coup d'État. — Cependant, jusqu'en juillet 1851, Louis-Napoléon espère que la révision de la Constitution et la suppression de l'article empêchant sa rééligibilité le dispenseront de recourir à une mesure violente. — Mais la révision étant repoussée (juillet 1851) il arrive à la conviction qu'un Coup d'État est inévitable. — 2 Décembre 1851, décret dissolvant l'Assemblée et arrestation de députés. — 3 Décembre, premières barricades et mort de Baudin. — 4 Décembre, bataille des rues et succès définitif du Coup d'État. — La Constitution de 1852. — Période dictatoriale. — Décrets-lois divers.

 

LE 20 décembre 1848, le nouveau président de la République montait à la tribune pour prêter serment à la Constitution. Il était quatre heures du soir. Sur l'immense salle mal éclairée, planait un silence auquel la demi-obscurité semblait donner un caractère religieux. Vêtu de noir, la poitrine barrée du grand cordon de la Légion d'Honneur, le Prince écoutait la formule que lisait le Président de l'Assemblée. En présence de Dieu et du peuple français, représenté par l'Assemblée Nationale, je jure de rester fidèle à la République démocratique une et indivisible, et de remplir tous les devoirs qui me sont imposés par la Constitution.

Je le jure !

Puis, presque immobile, Louis-Napoléon lut un discours qui accentuait encore ses promesses.

En descendant de la tribune, le nouveau président se dirigea vers Cavaignac et lui tendit la main. Le général, un peu surpris, car en politique, un mouvement généreux surprend toujours, parut hésiter à donner la sienne. Cependant aux bravos de toute l'Assemblée, il s'associa sans grand empressement au geste affectueux de son successeur. De la cour, montaient la rumeur et le piétinement de la cavalerie, dragons et lanciers, qui devaient escorter le nouveau président jusqu'à l'Élysée, où l'attendaient sa famille et ses amis.

Je jure de rester fidèle à la République démocratique. On sait que le serment devait être violé. Il ne faudrait pas en conclure qu'au moment où il était émis, Louis-Napoléon était déjà résolu à manquer à sa parole. Sans vouloir excuser, sans chercher à équivoquer, essayons de comprendre.

Tout d'abord, il faut bien reconnaître que la valeur d'un serment politique n'est que relative. Dans le cours habituel de la vie, négoce, ventes, achats, transactions quelconques, un serment et même une simple promesse constituent un élément primordial, sans lequel on ne peut concevoir une Société civilisée. Mais en politique, dans ce domaine mouvant où le mal, le bien, l'utile, le nocif, apparaissent tour à tour sous les mêmes aspects, il y a toujours une part d'incertitude qui atténue singulièrement la valeur des promesses. Dans la seule période de 1789 à 1848, l'avènement des cinq ou six gouvernements qui se sont succédé correspond à une série de serments violés. Ministres, dignitaires, fonctionnaires, élus, après avoir juré fidélité à un régime, juraient également de rester fidèle à celui qui le remplaçait. Dira-t-on que cela constitue véritablement un parjure ?

Louis-Napoléon, imaginatif, idéaliste, n'ayant eu jusqu'à ce moment aucune relation avec le personnel politique, ni aucune expérience du parlementarisme, conservait aussitôt après son élection un certain nombre d'illusions qui devaient se dissiper assez vite au contact des réalités. Et d'abord, celle qui consistait à croire que puisque le peuple souverain l'avait élu à une écrasante majorité, il deviendrait facilement l'arbitre des partis, le conciliateur qui leur ferait accepter une république largement ouverte et tolérante. Les républicains furent les premiers à se dérober. Après plusieurs tentatives infructueuses auprès d'autres notabilités de l'Assemblée, un ministère fut constitué sous la présidence d'Odilon Barrot, ancien orléaniste, parlementaire solennel, pontifiant, pénétré de son importance, et bien persuadé d'ailleurs que le nouveau Président de la République, qu'il appelait un excellent jeune homme, se laisserait aisément dominer par sa vieille expérience. Mais l'excellent jeune homme n'était pas résigné à s'immobiliser dans un rôle purement décoratif et bientôt apparurent les premiers dissentiments entre le Président et ses ministres. Louis-Napoléon avait demandé communication de seize cartons, contenant la procédure relative aux procès ayant suivi les tentatives de Strasbourg et de Boulogne. La communication fut refusée ; en outre, les ministres n'entendaient pas que le Président prit connaissance de toutes les dépêches diplomatiques ou des instructions données aux Préfets. Le Prince fit alors montre d'autorité et écrivit à M. de Malleville, ministre de l'Intérieur, une lettre que ce dernier qualifia d'insolente. Il est certain que la forme en était sévère.

J'ai demandé à Monsieur le Préfet de police s'il ne recevait pas quelquefois des rapports sur la diplomatie. Il a répondu affirmativement et a ajouté qu'il vous a remis hier la copie d'une dépêche sur l'Italie. Ces dépêches, vous le comprendrez, doivent m'être remises directement, et je dois vous exprimer tout mon mécontentement du retard que vous mettez à me les communiquer. Je vous prie également de m'envoyer les seize cartons que je vous ai demandés. Je veux les avoir jeudi. Je ne veux pas non plus que le Ministre de l'Intérieur veuille rédiger les articles qui me sont personnels... En résumé, je m'aperçois que les Ministres que j'ai nommés veulent me traiter comme si la fameuse Constitution de Sieyès était en vigueur, mais je ne le souffrirai pas...

Je le crois fou, écrivit M. de Malleville à Odilon Barrot ; il a besoin d'une leçon et je me charge de la lui donner. La leçon, ce fut la démission collective du ministère. A la demande du Prince, qui reconnut qu'il avait cédé un peu trop vivement à un mouvement d'humeur, les ministres, sauf M. de Malleville, consentirent à reprendre leur démission. En tout cas, la leçon avait été réciproque, et il semble que celle qu'avait donnée le Prince Président avait autant de portée que celle qu'il avait reçue.

Aux termes de la Constitution de 1848, le Président de la République était le chef de l'armée ; mais pa.r une étrange contradiction, cette même Constitution lui enlevait le droit d'exercer aucun commandement. Aussi les journaux à la dévotion de l'Assemblée crièrent-ils au scandale lorsque, à la première revue militaire, le Prince Président parut sous l'uniforme de général en chef de la Garde Nationale, avec au bicorne plumes blanches et aigrette tricolore. Que Monsieur Bonaparte, disait l'un d'eux, adopte un costume comme ceux des Directeurs de 1796, qu'il porte un habit rouge de Consul, c'est son droit ; mais revêtir un uniforme quand la constitution lui interdit toute initiative militaire, c'est entrer dans la voie de la souveraineté... C'était également l'avis de Thiers, qui avait même conseillé au Prince de couper ses moustaches, pour qu'il fût bien démontré qu'il était un magistrat civil.

Aux attaques de la presse, Louis-Napoléon paraissait insensible. Au zèle des donneurs de conseils, il répondait par un sourire ou d'aimables remerciements qui ne modifiaient ni sa pensée, ni sa conduite. L'Assemblée Constituante lui était hostile, mais dans quelques mois, elle aurait terminé son mandat. Il espérait bien que le suffrage universel, qui s'était affirmé avec tant de force sur son nom, enverrait à l'Assemblée Législative une majorité favorable. En attendant des temps meilleurs, il s'efforçait de donner l'exemple de la conciliation et de l'oubli des anciennes querelles. Ainsi, il avait choisi comme gouverneur de l'Elysée le commandant Thiboutot qui l'avait conduit comme prisonnier de Strasbourg à Lorient. Il avait fait donner de l'avancement au préfet du Pas-de-Calais qui avait écrit contre lui un rapport passionné, à la suite de l'affaire de Boulogne. Au chancelier Pasquier, qui avait présidé la Chambre des Pairs pendant le procès de Boulogne, il disait spirituellement en le rencontrant dans une soirée : C'est, je crois, la deuxième fois que j'ai le plaisir de vous voir, mais soyez certain que j'ai oublié la première.

L'Assemblée Législative élue en mai 1849 comptait 750 députés. Contrairement aux prévisions et à l'espoir du Prince Président, elle s'annonçait aussi peu maniable que l'Assemblée Constituante. 200 légitimistes, 200 républicains montagnards, formaient deux groupes compacts, nettement hostiles à Louis-Napoléon. Une masse flottante d'orléanistes, de catholiques, de républicains modérés, devait osciller suivant les circonstances entre les deux groupes extrêmes. Les purs bonapartistes, dévoués à la personne et à la politique du Prince Président, étaient en infime minorité.

Dès le mois de juin 1849, l'un des chefs du parti montagnard dans la nouvelle assemblée, Ledru-Rollin, interpellait au sujet de la politique extérieure, et son discours, d'une rare violence, se terminait par un appel à l'émeute. En effet, le 13 juin, des barricades étaient ébauchées à Paris. Un certain à nombre de représentants montagnards, réunis au Conservatoire des Arts et Métiers, avaient proclamé la déchéance du Président de la République. L'émeute fut facilement réprimée. Le soir, le Prince Président, escorté de lanciers, parcourut les boulevards et fut chaleureusement acclamé. Quelques jours plus tard, il adressait au peuple français une proclamation dont plusieurs phrases produisirent un grand effet. Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent... Élu par la Nation, la cause que je défends est la vôtre, celle de vos familles, celle de vos propriétés, celle du pauvre comme du riche. Je ne reculerai pas...

Ce langage autoritaire, auquel s'ajoutait le récit des ovations qui accueillaient le Prince Président, soit lorsque, pendant la grave épidémie de choléra, il visitait les hôpitaux de Paris, soit au cours des voyages effectués à Chartres, à Amiens, à Ham, en juillet 1849, remit en circulation des rumeurs de Coup d'État et la vraisemblance d'une opération analogue au 18 Brumaire et qui rétablirait le pouvoir personnel.

Mais pour faire un coup d'État, il fallait disposer de l'armée, dont le véritable chef était alors le général Changarnier, qui n'aimait pas beaucoup la République, et encore moins le Prince Président, qu'il appelait Gros-Bec, le Perroquet Mélancolique et dont il raillait la gaucherie et l'insignifiance avec une liberté de langage, qui était imitée par son état-major. Protégé par les princes d'Orléans, divisionnaire en 1848, puis gouverneur de l'Algérie, il était, peu de temps avant l'élection de Louis-Napoléon, commandant en chef de l'armée de Paris, commandement considérable, exorbitant même, car il comprenait, en outre des troupes de ligne, les bataillons de la Garde Nationale, soit un effectif de trois cent mille hommes. Spirituel et brillant causeur, recherché dans les salons, Changarnier était flatté d'entendre dire qu'il était réservé à un grand rôle et recevait avec complaisance des louanges qui ne lui paraissaient pas excessives. Il avait toujours à dire une histoire amusante, qu'il détaillait de sa voix un peu éraillée, soit dans les couloirs de l'Assemblée dont il était membre, soit à ses déjeuners d'état-major aux Tuileries. La recherche du vêtement, sanglé, corseté comme un uniforme, sa grâce un peu apprêtée de dandy, — on l'appelait le général bergamote — sa perruque même, étaient devenues légendaires. Ce qu'il contait sur le Prince Président avait grand succès dans la société légitimiste. On répétait ses mots : Il parait qu'il a trouvé le moyen de guérir le paupérisme. Il devrait bien appliquer son remède à l'indigence de sa pensée. Un jour que Changarnier assistait au conseil des Ministres, pour convenir des mesures à prendre en cas d'émeute, le Président était allé chercher dans sa chambre un plan de Paris : S'il y a guerre civile, ce n'est pas pour ce Diafoirus que nous ferons griller le boudin, dit le général aux ministres stupéfaits. Et il en disait bien d'autres : S'il bronche, je le conduirai à Vincennes dans le panier à salade. Sur l'observation faite par Odilon Barrot que ces propos pouvaient être rapportés au Président : Eh bien, tant mieux, répliqua un aide de camp du général ; il est bon que le Président sache ce que nous pouvons faire.

Sous l'imprudente légèreté de ce langage, il y avait une large part de vantardise ; car l'homme qui paraissait si sûr de lui n'avait encore aucun dessein bien arrêté. Vaniteux, plus encore qu'ambitieux, Changarnier, recherché, sollicité, adulé par les légitimistes et les orléanistes de l'Assemblée, hésitait entre les deux partis. En tous cas, il était bien persuadé qu'il était l'homme nécessaire, et que, le moment venu, la balance pencherait là où il jetterait le poids de son épée.

La Constitution de 1848 limitait à quatre années les pouvoirs du Président de la République. Ceux mêmes de Louis-Napoléon devaient cesser sept mois avant le délai de quatre ans, pour prendre fin en même temps que le mandat de l'Assemblée Législative. En outre, à l'expiration de son mandat, le Président n'était pas rééligible.

L'un des hommes qui fut l'un des premiers confidents du Coup d'État, et prit une part active à son exécution, le préfet de police Maupas, a écrit en parlant de Louis-Napoléon : Il ne reculait pas devant les résolutions énergiques quand la nécessité lui en était démontrée, mais il convenait à son esprit d'épuiser tous les procédés de conciliation avant d'en venir aux mesures décisives. Cette appréciation est justifiée par la conduite du Prince Président au cours de l'année 1850 et du premier semestre de 1851. S'il n'épuisa pas tous les procédés de conciliation, du moins il en essaya quelques-uns. Il est certain qu'il était bien résolu à ne pas abandonner la présidence de la République en 1852, mais cela ne signifiait pas nécessairement que, pour conserver le pouvoir, il dût avoir recours à l'illégalité. Qu'il obtint de l'Assemblée la révision de la Constitution et la suppression de l'article faisant obstacle à sa réégibilité, pour le moment il n'en demandait pas davantage. Mais l'Assemblée ne paraissait pas disposée à répondre à ses avances, car les trois principaux groupes qui la composaient, légitimistes, orléanistes, montagnards, comptaient bien à l'échéance de 1852 et même auparavant, si c'était possible, remplacer le Prince Président par un roi, ou par la République sociale.

Cependant, en mars et avril 1850, se produisit un événement dont légitimistes et orléanistes éprouvèrent une inquiétude qui sembla les acheminer vers une entente avec le Prince Président. A la suite de l'insurrection manquée de juin 1849, un certain nombre de députés avaient été poursuivis, condamnés, et il y avait lieu de procéder à des élections complémentaires. A quatre ou cinq exceptions près, les trente sièges à pourvoir furent conquis par des socialistes et des républicains. De nos jours, ces expressions  socialiste, républicain n'ont plus exactement la même signification qu'il y a quatre-vingts ans. Avec le temps, les mots s'usent, comme les pièces de monnaie perdent la netteté des contours et le relief des effigies. En 1850, bien des gens vivaient encore, qui avaient vu dans leur jeunesse les années de grande épouvante, 1793-1794, les confiscations, la menace des lois agraires. A l'épithète socialiste s'attachait l'impression de bouleversement de la société, de nivellement. Pour le peuple qui voit gros, les socialistes, c'était les partageux. Au mot républicain, s'associait le souvenir d'émeutes, de barricades, d'affiliations secrètes.

Les élections de mars et avril 1850 semblaient donc apporter le présage pour celles de 1852 d'une victoire révolutionnaire, dont la perspective effrayait fort la majorité conservatrice de l'Assemblée. En dehors des séances publiques où il est difficile d'exprimer toute sa pensée, plusieurs députés et parmi eux les chefs de groupes, qui, par le talent et l'influence, tenaient le premier rang, Thiers, Molé, Berryer, Montalembert, de Broglie, etc., avaient coutume de se réunir dans une sorte de club, qu'on appelait plaisamment le comité des Burgraves, par allusion au drame de Victor Hugo dans lequel les grands rôles sont tenus par des vieillards d'une éloquence intarissable.

Les Burgraves examinèrent quelles mesures pouvaient être prises pour maîtriser, endiguer la montée du flot révolutionnaire. Il leur sembla qu'une bonne loi électorale, tout en respectant le principe du suffrage universel, pouvait considérablement restreindre le droit à l'électorat, en portant de six mois à trois ans la continuité de domicile donnant le droit de vote dans une circonscription. Quels seraient les électeurs atteints par la mesure ? Les nomades, les gens sans résidence fixe, la population flottante des ateliers et des usines, ceux que Thiers, dans la discussion de la loi, devait appeler la vile multitude. Combien de noms seraient rayés des listes ? Un, deux, trois millions, on ne savait au juste. En tous cas, on se croyait assuré d'enlever aux candidats socialistes et républicains la majeure partie de leur clientèle.

Mais la réforme était si grave qu'elle ne pouvait réussir sans une alliance avec le ministère et le Prince Président. On ne peut lui demander de tenir un rôle de niais, disait Thiers. Dans une partie hasardeuse où il jouera sa popularité, on ne peut obtenir son concours sans lui offrir quelque chose, par exemple, la prorogation de ses pouvoirs, sa réégibilité, que sais-je ? Les autres Burgraves partageant cette opinion, des conversations furent engagées avec le ministère.

Louis-Napoléon était fort hésitant. Depuis sa jeunesse, il était le partisan résolu et presque l'apôtre du suffrage universel. Pouvait-il concourir à une opération qui peut-être amputerait d'un tiers le corps électoral ? Cependant, si par quelques concessions, il obtenait la révision de la Constitution, l'avantage n'était pas à dédaigner. Il céda ; la vie parlementaire est faite de ces transactions. Le 31 mai 1850, la loi subordonnant l'inscription sur une liste électorale à une résidence de trois ans dans le même domicile fut votée par 433 voix contre 241.

 

Un motif autre que l'espoir d'une révision de la Constitution donnait à Louis-Napoléon le désir de vivre en bonne intelligence avec l'Assemblée. C'était elle qui disposait des finances, et il se voyait dans la nécessité de demander une augmentation de ses émoluments. Sa générosité, sa bonté auxquelles s'associait peut-être une part d'imprévoyance, l'avaient ramené assez rapidement aux embarras d'argent de sa jeunesse. Son traitement et ses frais de représentation se montaient à douze cent mille francs et après dix-huit mois de présidence, il succombait sous le poids des dépenses. Un journal officieux, le Moniteur du Soir, mentionnait qu'il recevait quotidiennement deux cents lettres demandant des secours. Tout en faisant la part de l'exagération, il est certain que le nom de Napoléon conservait un prestige et se rattachait à une tradition de puissance, de souveraineté qui attiraient vers le nouveau Président l'attention et les sollicitations des quémandeurs.

De sa fortune personnelle, non seulement il ne lui restait rien, mais il avait dû, pour faire face à sa candidature à la Présidence, contracter de gros emprunts. On citait des chiffres 325.000 francs à un Italien, le marquis de Pallavicini ; 250.000 francs au propriétaire du bateau nolisé pour l'expédition de Boulogne, etc. A Londres, des spéculateurs lui avaient même proposé une étrange combinaison qui consistait à monnayer par une sorte de loterie les reprises qu'il pouvait avoir à exercer contre l'État français, comme héritier de sa mère. Avait-il accepté ? Il semble bien que oui car, en août 1851, un journal, le Messager de l'Assemblée, qui menait campagne contre le Président et la prorogation de ses pouvoirs, exhumait une circulaire lancée en novembre 1848, sur la place de Londres, par un agent d'affaires qui prenait le titre de notaire public étranger et anglais.

La feue duchesse de Saint-Leu, ex-reine Hortense, avait, en vertu du traité de Fontainebleau entre l'Empereur Napoléon et les souverains alliés, des répétitions à exercer contre le Gouvernement français, qui se montent à vingt-huit millions huit cent quatre-vingt-sept mille francs... de ces réclamations, dix millions ont été assignés par un acte sous seings privés du 15 novembre 1848, au profit de M. X..., banquier à Paris, par son Altesse Impériale, le Prince Louis... M. X... a divisé cette somme en cent parts ou actions, chaque part représentant un capital de cent mille francs qu'il est disposé à céder au prix de dix mille... etc. Cette spéculation n'avait pas eu de suites, à la fois parce que les acquéreurs de ces parts avaient été difficiles à trouver, et aussi parce que, à la réflexion, Louis-Napoléon avait compris quelles fâcheuses répercussions pouvait avoir sur son avenir politique cet expédient de fils de famille en proie aux usuriers. Ainsi, son élection à la présidence n'avait guère amélioré sa situation pécuniaire, dont les difficultés étaient connues même à l'étranger. En 1849, un journal anglais, le Globe, écrivait : Le Prince Président a près de deux millions de dettes et ses amis cherchent vainement à escompter pour soixante mille francs de traites signées par lui. Le 21 juin 1850, le ministère déposait un projet de loi demandant que les frais de représentation affectés à la Présidence fussent augmentés de deux millions quatre cent mille francs.

La demande, froidement accueillie, eût sans doute été repoussée sans une intervention inattendue de Changarnier. A la faible majorité d'une quarantaine de voix, l'assemblée vota 2.160.000 francs, mais à titre de subvention exceptionnelle valable seulement pour l'année courante. Plusieurs organes de la presse firent suivre le vote de commentaires assez désagréables. Cette dotation tarit la force et la dignité que six millions de suffrages avaient mises dans l'élection du 10 décembre... écrivait le journaliste Émile de Girardin.

D'autres journaux mettaient en parallèle la simplicité des Présidents des États-Unis, dont le traitement n'excédait pas 25.000 dollars, et les besoins d'argent de Monsieur Bonaparte qui ne savait se contenter d'un train de maison dont s'accommodait le Premier Consul... Le Président n'a pas besoin d'avoir dans ses antichambres tout un monde d'aides de camp, d'officiers d'ordonnance, de secrétaires, d'intendants, de valets de pied... Une seule servante balayait la porte de Washington, lorsque Chateaubriand lui rendit visite...

 

Si dans son langage officiel Louis-Napoléon était toujours très réservé, il avait le souci de laisser entendre qu'il ne se laisserait pas évincer facilement, et par le travail occulte de ses amis, par la presse dévouée à sa cause, il s'efforçait de faire comprendre, que lui aussi, avait des partisans dans le peuple et dans l'armée.

Dans les derniers mois de 1850, parurent plusieurs brochures demandant la révision de la Constitution. Cinquante-deux Conseils Généraux votaient des vœux dans le même sens. Enfin, à l'occasion des revues d'automne qu'il devait passer à Satory et à Saint-Maur, des instructions secrètes furent données pour que le Prince fût accueilli par les cris de : Vive le Président... Vive Napoléon... En effet, pendant le défilé, de nombreuses acclamations retentirent. On entendit même dans la cavalerie plusieurs cris de : Vive l'Empereur !, immédiatement répétés par un certain nombre de spectateurs. C'était une maladresse qui dépassait la mesure. A ce moment, l'Assemblée Législative était en vacances ; mais elle avait laissé pour la représenter une commission de permanence, dont les membres étaient presque tous hostiles au Président. La Commission manda le ministre de la Guerre, qui ne put donner que quelques explications embarrassées.

Mais l'effet était produit, et c'est ce qu'avait voulu le Président. Après avoir prouvé qu'il fallait compter avec sa popularité, il se montra disposé à donner des gages de conciliation, et pendant quelques mois, rassurant tour à tour partisans et adversaires, il pratiqua ce système qu'on appelle en politique le jeu de bascule.

Lorsqu'en novembre l'Assemblée reprit ses séances, elle reçut un message déférent, qui, tout en faisant une allusion discrète à la révision de la Constitution, s'en remettait sur ce point à la sagesse des Législateurs. Les Conseils Généraux ont en grand nombre émis le vœu de la révision de la constitution. Ce vœu ne s'adresse qu'au pouvoir législatif... Il est aujourd'hui permis à tout le monde, excepté à moi, de vouloir hâter la révision de notre loi fondamentale.

Malheureusement, les journaux dévoués au Prince Président, et qui passaient pour être inspirés et parfois même rédigés par lui, n'imitaient pas la modération de son langage. On lisait dans le journal La Patrie : J'estime sans doute Washington, abandonnant le pouvoir pour se retirer dans son habitation de Mont-Vernon, mais je l'estime sans l'aimer ni l'admirer. J'estime, j'aime et j'admire tout à la fois César, franchissant le Rubicon pour marcher sur Rome et Napoléon débarquant à Fréjus pour marcher sur Paris. Enfin, une publication très répandue dans les campagnes, l'almanach de Mathieu Laensberg qui, depuis deux siècles se spécialisait dans les prophéties, annonçait en décembre 1850 l'approche de grands événements.

Par un calcul confus, dans lequel la date de la naissance de Napoléon devait s'additionner par elle-même (??), l'Almanach situait vers l'année 1854 la résurrection du Grand Empereur. Ce n'était pas très clair ; mais il n'est pas mauvais qu'une prophétie soit un peu obscure ; cela lui donne plus de chances de se réaliser. En tous cas, la conclusion c'était que celui qui a hérité du nom de Napoléon serait porté par la voix immense du peuple entier à la souveraine puissance, reprenant l'œuvre du Grand Empereur, ressuscité en lui...

L'homme est toujours attiré vers le merveilleux. Courbé dans la vie sous des immensités d'ignorance, de doutes, d'obscurités, il s'attache avec ferveur à tout ce qui semble lui apporter une lueur sur l'inconnaissable. Aussi, malgré leur puérilité, ces prédictions faisaient impression sur la masse populaire.

L'impression n'était pas moins vive sur l'Assemblée, mais dans un sens bien différent. Au langage de la presse bonapartiste, elle répondit par un geste de mauvaise humeur. Elle décida que le 1er janvier 1851 elle ne se ferait pas représenter officiellement par son bureau à la réception de l'Elysée. Le Président Dupin et quelques députés, parmi lesquels Changarnier, firent seuls une visite à titre privé.

Sous sa lourde ossature de paysan nivernais, dont le visage rude, grêlé, la tournure inélégante, les souliers énormes, étaient pour les journaux du temps un sujet de plaisanteries ou de caricatures, Dupin cachait une finesse madrée, du gros bon sens, une prudence qui lui faisait ménager tous les partis. Je viens, dit-il, comme mes collègues, vous offrir mes vœux les plus sincères. Le Prince répondit un peu sèchement : Puisque vous me le dites, je veux croire que ces vœux sont sincères, mais vraiment j'avais besoin de cette assurance. Quand ce fut le tour de Changarnier, le Président répondit à son salut sans lui tendre la main.

La froideur de cette réception, rapprochée du ton de la presse bonapartiste, remit en circulation des rumeurs de coup d'État, qui d'ailleurs reparaissaient périodiquement depuis l'élection de Louis-Napoléon. Cependant, il n'y songeait pas encore, conservant toujours l'espoir que la révision de la Constitution lui permettrait de conserver le pouvoir sans qu'il eût besoin de recourir à un acte de violence dont le succès était loin d'être assuré. Mais ce à quoi il songeait, c'était à se débarrasser de Changarnier, personnage encombrant qui, par l'étendue de ses attributions, par l'intempérance de ses propos, par l'installation même de ses services aux Tuileries ajoutant à son commandement un reflet de souveraineté, prenait une allure tantôt de protecteur, tantôt de rival, tantôt d'ennemi.

Changarnier avait trop de confiance en lui-même pour croire que le Prince Président oserait toucher à son commandement. Loin de se sentir menacé, c'était lui qui menaçait. Le 8 janvier 1851, son journal, l'Assemblée Nationale, donnait un avertissement hautain : Le Pouvoir Exécutif n'a donc pas lu la Constitution ? Il ne sait donc pas que l'Assemblée sera souveraine le jour où il lui plaira de s'en tenir à la lettre de la loi fondamentale ? Il suffira qu'elle trouve une épée dévouée...

Contrairement à ce que pensait le général, Louis-Napoléon connaissait assez bien la Constitution pour savoir qu'elle lui donnait le droit de disposer des commandements militaires, et déjà il avait préparé le décret enlevant à Changarnier celui de l'armée de Paris. Mais il savait aussi qu'il allait engager une grosse partie, et avant de publier le décret, il convoqua les principaux chefs de groupes — les Burgraves — pour essayer de les convaincre que la mesure qu'il allait prendre n'excédait en rien ses pouvoirs constitutionnels et ne dissimulait aucune arrière-pensée de Coup d'État. Le 8 janvier, Dupin, Molé, Thiers, Odilon Barrot, Berryer, de Broglie, Montalembert se réunissaient à l'Élysée.

Tous furent d'accord pour reconnaître que le Président avait le droit de nommer ou de révoquer les chefs militaires, mais tous présentèrent des objections sur l'opportunité d'user de ce droit. L'Assemblée serait inquiète et mécontente. Le général Changarnier avait sa confiance, etc.

Le Prince Président fit observer qu'un commandement aussi étendu que celui conféré au général Changarnier était anormal. Que s'il avait pu se justifier après l'insurrection de juin 1848, il n'avait plus de raison d'être maintenant que l'ordre était rétabli. Au cours de la conversation, Thiers ayant hasardé que le général Changarnier avait toujours servi loyalement, le Prince Président, avec son calme habituel, répliqua : Cependant il a déclaré qu'il était prêt à me conduire à Vincennes. — Bah ! dit Thiers, ce sont des propos d'antichambre. Mais qu'ils fussent d'antichambre ou non, il ne pouvait nier que les propos eussent été tenus. Après trois heures d'entrevue, le Prince remercia les députés, mais il ajouta que leur éloquence l'avait touché sans le convaincre et que sa résolution était inébranlable. Tout cela était dit doucement, aimablement, sans emportement, mais avec une fermeté où l'on retrouvait le doux entêté de la jeunesse.

La difficulté, ce n'était pas de signer le décret, c'était de le faire exécuter. Quelques intimes du Président paraissaient inquiets. Changarnier était soutenu par l'Assemblée, et déjà l'on songeait au panier à salade, à Vincennes, à toute cette phraséologie menaçante dont le général était prodigue. Cependant l'exécution s'accomplit aussi paisiblement qu'il était possible. Il était sept heures du matin — en janvier c'est encore la nuit — lorsqu'on annonça à Changarnier un officier de l'Elysée, porteur d'une lettre du Prince Président : Général, ce n'est pas sans de vifs regrets que je me vois forcé de vous annoncer ma détermination de supprimer le commandement dont vous êtes investi. La gravité des motifs qui me décident, n'affaiblira en rien le souvenir de vos services passés. De la stupéfaction, un sursaut d'émotion, une parole d'amertume : Votre Prince reconnaît singulièrement les services que je lui ai rendus... et ce fut tout. Sous les écarts de langage d'un brave soldat égaré dans la politique et grisé de louanges exagérées, persistaient l'esprit militaire, le sentiment de la discipline, la soumission au supérieur hiérarchique.

Ce fut surtout dans l'Assemblée que se déchaîna l'orage. Si vous cédez, disait Thiers ses collègues, l'Empire est fait. Mais ni lui, ni personne, ne pouvait préciser sur quoi on ne pouvait pas céder, car on avait beau chercher, compulser, torturer les textes, il fallait bien reconnaître que le Président 'avait pas excédé les droits que lui donnait la Constitution.  Après un duel oratoire de plusieurs journées, l'Assemblée vota un ordre du jour qui n'avait pas demandé grand effort d'imagination : L'Assemblée déclare qu'elle n'a pas confiance dans le Ministère. Conformément aux règles du jeu parlementaire, le Ministère donna sa démission et celui qui le remplaçait fut entièrement recruté en dehors de l'Assemblée.

 

Parmi les affaires urgentes à aborder, il en était une bien ennuyeuse, et que cependant il était impossible d'éluder et difficile d'ajourner. C'était une nouvelle demande d'augmentation des émoluments présidentiels. La subvention exceptionnelle votée l'année précédente avait été bien vite absorbée, et les embarras d'argent recommençaient à l'Elysée. Dès la plus tendre enfance s'était révélé le caractère charitable de Louis-Napoléon. Maintenant, à sa générosité naturelle s'ajoutait le souci d'entretenir sa clientèle politique, la bande des besogneux qui s'était attachée à sa fortune, les nombreux parents pauvres du parti bonapartiste. En 1851, comme en 1850, le traitement présidentiel fléchissait sous les dépenses. En février, le nouveau ministère sollicitait une augmentation de dix-huit cent mille francs.

La demande fut encore plus mal accueillie que celle de l'année précédente et après une discussion de quelques jours, elle fut repoussée à une assez forte majorité. Le vote fut suivi d'une polémique de presse. Le journal l'Événement, rédigé par les fils de Victor Hugo, publiait un article où il semble qu'on retrouve la griffe du maître : La statue de la Gloire se voile la face... L'Empire aveugle demande l'aumône dans le petit chapeau de l'Empereur. Le lion se fait caniche...

Quelques amis lancèrent le projet d'une souscription nationale qui permettrait au chef de l'État de tenir son rang. Mais le Prince s'opposa nettement à sa réalisation. Il annonça qu'il allait vendre une vingtaine de chevaux. Ainsi, le grand captif de Sainte-Hélène vendait son argenterie pour faire connaître à l'Europe la lésinerie de ses geôliers.

 

Peu de chefs d'État firent autant de déplacements que Louis-Napoléon au cours de sa présidence. Il n'est guère de mois et presque de semaine, où l'on ne puisse relever voyages, revues, inaugurations, visites aux hôpitaux, casernes, cités ouvrières, expositions industrielles, ateliers. Dans la seule année 1849, il passe par Saint-Germain, Noyon, Compiègne, Troyes, Ham, Amiens, Chauny, Orléans, Blois, Tours, Angers, Nantes, Meaux, Château-Thierry, Épernay, Sens, Melun, Fontainebleau, Rouen, Elbeuf, Le Havre, etc. Partout, il est acclamé, fêté, reçu sous des arcs de triomphe. A Troyes, les journaux signalent cent mille spectateurs. On était venu de trente lieues à la ronde... d'Orléans à Angers, la voie était bordée d'une haie humaine. A Elbeuf, une centaine de sœurs de charité s'agenouillent sur son passage et prient pour lui. Dans une fabrique, un ouvrier prend la parole au nom de ses camarades : Prince, au 10 décembre, nos ateliers étaient déserts, nos souffrances inouïes... Vous avez ramené l'ordre, la confiance, l'activité de l'industrie qui nous fait vivre... Acceptez notre profonde reconnaissance... A Louviers, son portrait est dans tous les ateliers.

Le nom magique de Napoléon peut en partie expliquer ces effusions d'enthousiasme ; mais l'affabilité du Prince Président, sa séduction personnelle, cette délicatesse de sentiments qui, dans le vieux langage français, s'exprimait par le mot gracieux de gentillesse, s'associaient de la plus façon la heureuse au prestige de son nom. Si, dans une assemblée parlementaire ou même dans un salon, il était souvent froid, compassé, peu communicatif, devant un auditoire d'ouvriers et de paysans il savait trouver l'attitude, le geste, le mot qui charment et enlèvent les foules. Chaque jour me prouve, disait-il à Saint-Quentin, que mes amis les plus sincères, les plus dévoués, ne sont pas dans les palais. Ils sont sous le chaume, dans les ateliers, dans les campagnes... Souvent, dans les banquets que lui offraient les municipalités, il demandait qu'on fît asseoir à la table d'honneur de vieux soldats, des ouvriers d'usine ou de ferme ayant derrière eux un long passé de labeur et de probité. A Ourscamp, près de Compiègne, il rencontre une noce de campagne. A la demande de la mariée, il s'assied pendant quelques instants à la table modeste où sont réunis parents et amis ; il s'entretient familièrement avec ces braves gens et en les quittant laisse deux cents francs pour le premier-né du jeune ménage.

Il est facile de comprendre quelle impression profonde laissaient sur l'imagination populaire les récits de ces incidents. Ils préparaient un terrain favorable à la propagande entreprise par les amis du Prince, groupés et dirigés principalement par Persigny et un journaliste de talent, Granier de Cassagnac, qui mettaient en valeur par la presse, par l'image, la générosité et la bonté du Prince Président. A ce moment — été de 1849 — il y avait à Paris une grave épidémie de choléra, qui en quelques semaines avait fait plusieurs centaines de victimes. On admirait la bravoure du Prince, visitant les hôpitaux — Hôtel-Dieu, Val-de-Grâce, Salpêtrière, Beaujon, Gros-Caillou, Saint-Louis — s'asseyant au chevet des malades, s'enquérant des besoins de leurs familles, relevant leur moral par l'espoir de la guérison. Cela ne rappelait-il pas l'épisode des pestiférés de Jaffa ? De même ne retrouve-t-on pas une réminiscence historique dans le récit de la visite faite au maréchal Bugeaud quelques heures avant sa mort ? Vous avez une grande mission, à remplir Prince, aurait dit le maréchal. Vous sauverez le pays. Pour moi, je vais mourir. Dieu ne m'a pas jugé digne de vous aider... N'est-ce pas là une réplique de la phrase mise dans la bouche de Desaix à Marengo : Allez dire au Premier Consul que je meurs avec le regret de n'avoir pas assez fait pour sa gloire.

On pourrait citer bien des anecdotes de propagande de ce genre. Par exemple, une sorte d'image d'Épinal représentait le Prince à cheval, recevant le placet d'une pauvre femme. Au-dessous, cette légende : Passe-temps du Président. — C'est pour un secours, mon mari est malade —. Ce jour-là la promenade fut bien plus courte qu'à l'ordinaire. Le neveu de l'Empereur semblait préoccupé. A son retour, il monte rapidement à son cabinet, prend un billet de cent francs et dit à son officier d'ordonnance de le suivre. Ils sortent à pied ; le Président se dirige vers l'échoppe de l'ouvrier malade, où la femme le suit en pleurant de joie :Tenez, brave homme, voilà de quoi vous aider un peu. Je ne suis pas riche, mais c'est pour moi un bonheur de vous apporter du soulagement. — Ce qui me guérira, dit l'ouvrier, c'est votre visite. Vous faites comme faisait l'Empereur. Mon père a eu le bonheur de mourir pour lui à Waterloo...

Ce genre de réclames un peu grosses inquiétait et irritait l'Assemblée. Tous ce qui développait la popularité du Président lui semblait de nature à diminuer la sienne.

Dans la presse qui lui était dévouée, les attaques contre le Président étaient devenues incessantes. On lui reprochait les dîners donnés aux officiers, aux membres du clergé. On lui reprochait même de s'être rendu à Versailles en voiture au lieu de prendre le chemin de fer. A propos d'une revue passée aux Champs-Elysées, le journal le Siècle écrivait : Jamais, dans les plus beaux jours de gala, la Monarchie ne visa à la pompe plus que ne le fait Monsieur Louis Bonaparte. Jamais Louis-Philippe ne se fit précéder et suivre d'une escorte aussi imposante. Des lanciers ouvraient la marche, ils portaient la pointe des lances en avant, comme si les Champs-Elysées eussent été peuplés de cosaques... Est-ce en croisant le fer contre des femmes et des enfants que l'on compte acquérir une grande popularité ?

Malgré sa patience, qui était grande, Louis-Napoléon était agacé, excédé du harcèlement de cette guerre à coups d'épingle En concluant au rejet de la demande de dotation, le rapporteur avait terminé son rapport par ces mots : Ce que nous avons voulu, c'est avertir respectueusement Monsieur le Président de la République. Le Prince crut que, pour lui aussi, le moment était venu de donner un avertissement à l'Assemblée.

Le 1er juin 1851, il présidait à l'inauguration de la ligne de chemin de fer entre Tonnerre et Dijon. Des campagnes voisines une foule considérable affluait sur tout le parcours. Entre Tonnerre, Ancy-le-Franc, Montbard, une cohue se pressait le long des voies où devait passer le train présidentiel, que saluaient acclamations, chapeaux agités, drapeaux, banderoles. A Dijon, l'entrée fut triomphale. Le soir, au banquet, le maire fit allusion à la prorogation des pouvoirs du Président. Honneur à vous, Prince, qui avez arrêté dans leur déchaînement les passions prêtes à déchirer le sein de la Patrie. Espérons que la Nation, dans l'exercice de sa souveraineté, saura trouver la meilleure expression de sa reconnaissance.

Le Président était accompagné de Dupin, Président de la Chambre, et de plusieurs ministres. De sa voix calme et lente, le visage impassible, il répondit par quelques phrases qui jetèrent le désarroi dans le groupe officiel : Si mon Gouvernement n'a pas pu réaliser toutes les améliorations qu'il avait en vue, il faut s'en prendre aux factions qui paralysent la bonne volonté des Assemblées comme celle des Gouvernements. Depuis trois ans, on a pu remarquer que j'ai toujours été secondé quand il s'est agi de combattre le désordre par des mesures de compression, mais lorsque j'ai voulu faire le bien, fonder le Crédit Foncier, améliorer le sort des populations, je n'ai rencontré que l'inertie... Si la France reconnaît qu'on n'a pas le droit de disposer d'elle contre sa volonté, elle n'a qu'à le dire, mon courage et mon énergie ne lui manqueront...

Cette accusation d'inertie semblait viser à la fois l'Assemblée et le Ministère. A mesure que le Prince parlait, le président Dupin s'agitait sur, son siège, mais toujours prudent, il se bornait à cette marque de désapprobation. Le ministre de l'Intérieur fut plus énergique. Il déclara que le ministère démissionnerait si les phrases qu'il voulait bien attribuer aux imprudences de l'improvisation n'étaient pas retranchées du texte qui paraîtrait au Moniteur. Le Prince accepta volontiers cette suppression. Peut-être même, pensait-il que ses paroles qui avaient eu plusieurs centaines d'auditeurs n'en auraient que plus de retentissement. Il s'était plaint de ce que son autorité fût paralysée. L'amputation de son discours en apportait la preuve.

Dans l'Assemblée, l'émotion fut considérable. C'est le début de la dictature, disait-on, c'est l'annonce du Coup d'État. A ce moment, la Chambre examinait un projet d'organisation militaire. Un député d'opinions très exaltées, le colonel Charras, demanda qu'on spécifiât par un texte de loi que l'obéissance passive n'était due par le soldat que devant l'ennemi ; qu'elle ne pouvait être exigée s'il se trouvait un homme assez entreprenant, assez pervers, pour recommencer un dix-huit brumaire. Cependant, la fraction conservatrice de l'Assemblée souleva de graves objections, car un certain nombre de députés légitimistes et orléanistes n'étaient pas effrayés de la perspective d'un mouvement militaire qui eût pu ramener la royauté, et malgré la disgrâce de Changarnier, ils conservaient l'espoir secret qu'il avait encore assez d'influence dans l'armée pour devenir le Monk d'une restauration monarchique. Sans doute, l'argument ne pouvait être présenté dans une discussion parlementaire, mais en politique, les arguments les plus décisifs sont parfois ceux qu'on ne peut avouer publiquement. Aussi apportait-on une extrême attention à ce qu'allait dire Changarnier qui montait à la tribune.

D'abord étonné, et comme stupéfié de la perte de son commandement, il s'était vite ressaisi. Mon épée est condamnée un repos momentané, disait-il, mais elle n'est pas brisée, et si un jour le pays en a besoin, il la retrouvera. On lui prêtait encore ce mot : Quand Changarnier lèvera le doigt, l'armée le suivra. Aussi, ce fut d'un ton de confiance enjouée qu'il épandit au colonel Charras : Quoi, l'armée serait prête dans un mouvement d'enthousiasme à porter la main sur les lois du pays ? Mais pour vous rassurer, il me suffirait de vous demander où est le prétexte à l'enthousiasme. (Rires prolongés, mentionnent les comptes rendus)... L'armée ne désire pas plus que vous, voir infliger à la France les misères et les hontes du Gouvernement des Césars... Dans cette voie fatale, on n'entrainerait pas un bataillon, pas une compagnie, pas une escouade...

On avait ri lorsque le général avait demandé où était le prétexte à l'enthousiasme. On applaudit chaleureusement la péroraison. Mandataires du pays, délibérez en paix... La phrase est devenue célèbre. Elle a sa place dans l'anthologie des mots historiques qui, lorsqu'ils sont démentis par l'événement, deviennent un peu ridicules.

 

Si la crainte d'un coup d'État n'était pas chimérique, elle était prématurée. Louis-Napoléon espérait toujours qu'une révision de la Constitution qui épargnerait la nécessité de recourir aux mesures violentes. Depuis plusieurs mois, de nombreuses pétitions parvenaient à l'Assemblée pour lui demander de procéder à cette révision. En juin 1851, elles représentaient un million et demi de signatures. Mouvement l'opinion factice, encouragé par les ministres, les préfets, les maires, disaient les adversaires du Prince. Mais factice ou non, le mouvement avait pris une telle ampleur que l'Assemblée était bien forcée d'en tenir compte. Après un examen et un rapport de commission, favorables au principe de la révision, la discussion fut ouverte le 14 juillet. Si la majorité absolue avait été suffisante pour abolir la Constitution de 1848, il n'était pas douteux que la révision eût été décidée ; car les monarchistes, légitimistes ou orléanistes n'étaient pas disposés à maintenir un texte qui consacrait le régime républicain. Mais les auteurs de la Constitution, dans le dessein de lui donner plus de stabilité, y avaient inséré un article qui exigeait pour la révision une majorité des trois quarts. Malgré cette aggravation de difficulté, la révision eût été probable si dès le début de la discussion, il n'avait été visible que le débat était désaxé, entraîné hors de son objet et dénué de véritable sincérité. Un député, tout en déclarant qu'il voterait contre la révision, avait eu la franchise de dire : L'amélioration de la Constitution n'est pas le but qu'on se propose. Pour les uns, c'est la prolongation des pouvoirs du Président, pour les autres, c'est le retour à la Monarchie. Il ne s'agissait plus de décider si la Constitution était bonne ou mauvaise, mais si le Président serait ou non rééligible. En toute occasion, Thiers multipliait les critiques contre cette constitution improvisée à la tribune par l'inexpérience des uns, l'utopie ou la démagogie des autres. Il l'appelait la sale pancarte du National. Il disait encore dans une réunion des Burgraves, avec la vivacité de gesticulation et de langage qu'il apportait dans la conversation : Cette constitution est la plus sotte, la plus absurde, la plus impraticable de toutes celles qui ont régi la France... Tout son esprit est dans sa perfidie... Et cependant, il repoussa la révision. De même Victor Hugo. En 1848, il s'était prononcé contre l'ensemble de la Constitution et avait refusé de le voter. Et cependant, maintenant que se présentait l'occasion de réformer cette Constitution défectueuse, il repoussait la révision. Tous deux, Thiers et Victor Hugo, étaient dominés par le désir d'empêcher la réélection de Louis-Napoléon.

Tout en admirant sans réserve en Victor Hugo le poète incomparable, il faut bien reconnaître que le génie littéraire ne suffit pas à faire un homme politique. Déjà on avait pu le constater par l'exemple de Lamartine et de Chateaubriand. Le discours que prononça Victor Hugo, à propos de la révision, est un enchaînement de déclamations, d'exagérations, d'invectives, qui soulevèrent des protestations et amenèrent des ripostes cinglantes. Vous passez toutes les bornes, Monsieur, une diatribe n'est pas un discours, avait dit le Président Dupin, dont cependant le scepticisme s'orientait le plus souvent vers la bienveillance. En relisant ce discours de juillet 1851, on se demande ce que venait faire dans une discussion sur la Constitution le reproche à l'ancienne Monarchie, d'avoir falsifié les monnaies. C'était le temps où le cardinal Dubois définissait la Royauté, un gouvernement fort parce qu'il fait faillite quand il veut... C'était aussi le temps où l'on pendait les servantes pour cinq sous... Applaudi à l'extrême gauche, ce discours de club était écouté avec impatience par la droite de l'Assemblée. L'impatience se changea en un accès de gaîté lorsqu'un interrupteur fit remarquer que la Monarchie était autre, aussi le temps où l'on faisait des pensions aux poètes. Personne n'ignorait que Victor Hugo avait reçu de Louis XVIII une pension de deux mille francs. D'autres voix se firent entendre dans le bourdonnement des conversations confuses : Monsieur Victor Hugo a sollicité et obtenu la pairie du roi Louis-Philippe... C'est un mendiant de popularité... Il a soutenu la candidature du Prince Louis-Napoléon... Est-ce parce qu'il n'a pu obtenir le ministère de l'Instruction Publique qu'il le traite aujourd'hui d'Augustule et de Napoléon le Petit ? Les discours de Victor Hugo, préparés d'avance, souvent quelquefois appris par cœur, n'avaient pas la souplesse leur permettant de s'adapter aux incidents de séance. Tout en jetant quelques mots de réponse aux interrupteurs, le poète orateur reprenait la trame d'un monologue dont, en bonne logique, les affirmations massives semblaient apporter plus d'arguments en faveur de la révision que contre la révision. Dans cette circonstance, le grand poète maniait la foudre avec des maladresses de titan.

Thiers fut plus habile. Il s'était bien gardé de monter à la tribune où l'on aurait pu lui rappeler les défauts, les lacunes, les dangers que, depuis deux ans, il attribuait à la Constitution. Ce fut dans les couloirs, par colloques de collègue à collègue, qu'il manifesta son activité. Après six jours de discussion, la révision fut définitivement repoussée. Il manquait 97 voix pour que la majorité des trois quarts exigée par la Constitution fut atteinte.

 

Dès ce jour (juillet 1851) le Prince Président fut persuadé qu'il avait épuisé tous les éléments de conciliation, qu'il était inutile et décevant d'attendre plus longtemps, et pour la première fois se précisa sa conviction que sa lutte avec l'Assemblée ne pouvait plus avoir d'autre dénouement qu'un coup d'État. Cependant ce n'était pas sans de graves débats intérieurs qu'il prenait cette résolution. Son serment était un souvenir dont il cherchait à dissiper l'obsession par des raisonnements dans lesquels entrait un peu des subtilités de la casuistique. Je suis sorti de la légalité pour rentrer dans le droit, devait-il dire plus tard. Il avait juré de rester fidèle à la République démocratique, mais en dissolvant une Assemblée en grande partie royaliste, ne devenait-il pas le défenseur des principes démocratiques ? Et puis encore, certains propos entendus par les amis qu'il comptait dans l'Assemblée, certains rapports de police donnaient l'indication que, dans le parti royaliste, on songeait toujours à un Coup d'État, dont l'exécution serait confiée à Changarnier. Raisonnements, objections, méditations se résumaient et en quelque sorte se cristallisaient dans l'alternative : Eux ou moi. Quand une question est ainsi posée, la réponse ne peut être douteuse.

Le Prince Président avait alors comme officier d'ordonnance le lieutenant-colonel Fleury, qui, ayant longtemps servi en Afrique, avait conservé de nombreuses relations dans le corps d'occupation. Au mois d'avril 1851, Fleury, fort intelligent, brillant causeur, diplomate, fut envoyé en Algérie, avec mission de suivre les opérations d'une expédition en Petite Kabylie. A cette mission officielle s'en joignait une autre, celle de renseigner et de guider le Prince dans la sélection des officiers à pourvoir d'un commandement à Paris. C'était d'ailleurs déjà Fleury qui avait donné au Prince Président le conseil de confier l'expédition de Kabylie au général de brigade de Saint-Arnaud, dont il connaissait assez le passé, le caractère, les qualités et même les défauts pour savoir qu'on l'associerait aisément aux mesures de rigueur que nécessiteraient les événements. Comme Fleury, Saint-Arnaud était fort intelligent. Sans avoir besoin d'entrer dans de grandes explications, les deux hommes se comprirent à demi-mot. L'expédition terminée, Saint-Arnaud reçut le commandement d'une division de l'armée à Paris, avec résidence à l'École Militaire.

Peu d'hommes ont été aussi discutés que Saint-Arnaud. Il y avait dans son passé une période obscure à laquelle se rattachaient des rumeurs inquiétantes. Les unes sont manifestement fausses, inventées par la fureur des haines politiques. D'autres, les moins graves d'ailleurs, ne sont pas invraisemblables. Elles complètent la physionomie du Saint-Arnaud des années lointaines, viveur, aventurier, un peu bohème, un peu gamin de Paris. Elles prirent surtout de la consistance sous l'Empire, parce qu'elles faisaient un contraste amusant avec le personnage devenu maréchal de France, sénateur, grand-croix de la Légion d'Honneur.

Saint-Arnaud, issu de bonne famille — sous le premier Empire son père avait été membre du Tribunat — était entré fort jeune dans les gardes du corps de Louis XVIII. La monotonie du service dans une troupe de parade avait peu d'attrait pour son humeur aventureuse. En outre, il était joueur, il avait des dettes, il se pliait malaisément à la discipline. Volontairement ou non, il quitta la Maison du Roi et passa dans la Légion corse. Lorsque le nom de Saint-Arnaud eut assez de notoriété pour devenir la pâture des discussions et des polémiques, cette mutation fut le thème de récits extraordinaires.

Victor Hugo, chez lequel l'esprit de crédulité se développait parfois aux dépens de l'esprit critique, a raconté sérieusement que Saint-Arnaud avait été surpris, pendant la messe, coupant et dérobant un gland d'or du fauteuil du roi, et que tel était le motif de son exclusion de la garde royale, histoire invraisemblable, démentie par les faits, car en entrant dans la légion corse, Saint-Arnaud avait été promu sous-lieutenant, faveur qui rend inadmissible une accusation de vol. Le service de la Légion corse était encore trop calme pour une imagination qu'enfiévrait la passion des aventures. On se battait en Grèce. C'était le temps où les noms de Missolonghi, Botzaris, Canaris, Byron, faisaient rêver les bourgeois de la rue Saint-Denis. Saint-Arnaud partit pour la Grèce, fit le coup de feu dans les rangs des Palikares, embusqués aux lentisques de la montagne, retranchés aux marbres des temples écroulés. La guerre finie, le jeune héros ne pouvant rentrer dans l'armée se retrouva sans situation. Le séjour de Paris, où il avait laissé des créanciers, était dangereux. Pendant trois ou quatre ans on perd sa trace. Fut-il, comme on l'a raconté, maître d'armes, commis voyageur, écuyer de cirque, figurant à l'Ambigu sous le pseudonyme de Florival ? Cela n'est pas prouvé, mais cela n'est pas impossible.

La révolution de 1830 permit à Saint-Arnaud de rentrer dans l'armée. A trente-quatre ans, il était toujours sous-lieutenant lorsqu'il eut la chance d'être choisi comme officier d'ordonnance par le maréchal Bugeaud. En 1847, après onze années d'Afrique, signalées par de brillants états de service, il était général de brigade.

S'étant assuré dans l'armée d'un agent d'exécution que n'effraieraient pas les responsabilités des heures décisives, le Prince Président rechercha dans l'administration civile un futur ministre de l'Intérieur. Le poste de l'Intérieur était alors occupé par Léon Faucher, honnête homme, d'esprit étroit et de caractère difficile. On disait de lui que c'était un de ces gens vertueux qui ne font pas aimer la vertu. Léon Faucher, tenu à l'écart des projets de Coup d'État, mais devinant à certains indices qu'on y songeait à l'Élysée, surveillait les préfets disposés à suivre la politique personnelle du Prince Président. A plusieurs reprises, il avait signalé au conseil les excès de zèle du préfet de Toulouse, M. de Maupas. C'était également le signaler à l'attention du Prince. En juillet 1851, il écrivait au préfet : Mon cher Monsieur de Maupas, je regrette qu'on vous adresse des reproches là où vous ne méritez que des éloges... Mais il faut supporter les défauts des meilleurs esprits. En tous cas, comptez sur moi... Imagine-t-on à quel point pouvait émouvoir un jeune fonctionnaire ardent, ambitieux, l'assurance que le chef de l'État veillait sur lui ? C'était l'encourager à faire mieux encore. En effet, de Maupas poursuivait avec vigueur les affiliés aux sociétés secrètes, les propagandistes républicains ou révolutionnaires. Il entra en conflit avec le Premier Président et le Procureur Général de la Cour de Toulouse, qui refusaient de faire procéder à des arrestations ne leur paraissant pas justifiées. De Maupas fut mandé à Paris, sermonné par le ministre, qui lui apprit qu'à l'expiration d'un congé d'un mois, il serait envoyé de Toulouse à Montpellier. C'était une disgrâce, mais au cours de son séjour à Paris, le préfet disgracié était invité à dîner à Saint-Cloud, où résidait alors le Prince Président. Le lendemain il y déjeunait encore.

Pendant de longues promenades dans le parc, auxquelles faisaient suite des causeries dans son cabinet, Louis-Napoléon laissait entrevoir sa pensée et cherchait à pénétrer celle de Maupas. Les mots Coup d'État n'apparaissaient pas encore dans la conversation. Il s'agissait d'appel au peuple... de rétablissement du suffrage universel mutilé par la loi du 31 mai 1850. Mais sous les phrases vagues, la pensée était parfaitement claire. Aussi, lorsque le Président, faisant allusion à un prochain remaniement ministériel, offrit à de Maupas le ministère de l'Intérieur, le jeune préfet ne s'en étonna guère, cependant il répondit : Monseigneur, le ministre de l'intérieur n'a d'influence que sur la Province, son rôle commencera surtout après l'événement ; c'est à Paris, c'est à la Préfecture de Police, c'est chez le chef direct des commissaires et des agents, qu'il vous faut un homme d'action et de dévouement... Et de Maupas paraissait tellement disposé à agir qu'il fut convenu qu'à première occasion, il serait nommé Préfet de Police.

Restait à faire choix d'un ministre de l'Intérieur. La pensée du Prince Président s'arrêta sur Morny, son demi-frère, fils de la reine Hortense et du comte de Flahaut, qui lui-même était fils naturel de Talleyrand. En 1850, les relations entre les deux frères étaient récentes, et elles avaient commencé par être assez froides. Quelques années auparavant, à Londres, ils s'étaient entrevus sans échanger une parole et sans éprouver le désir de faire plus ample connaissance. Il y avait entre eux la gêne, la prévention qu'éprouvent mutuellement à l'égard l'un de l'autre l'enfant légitime et le bâtard. Morny avait à peine connu sa mère, obligée de le faire élever clandestinement. Le comte de Flahaut, marié en Angleterre, père de cinq filles, de ne pouvant le conserver auprès de lui, l'avait confié à sa mère, Madame de Souza. De bonne heure, l'enfant, dont l'intelligence était vive, avait compris qu'il ne devait guère compter que sur lui-même.

Son acte de naissance, tissu de déclarations inexactes, mentionnait qu'il était le fils d'une dame Louise Fleury, épouse d'un nommé Demorny, originaire de Saint-Domingue, pauvre diable, qui, trois années plus tard, devait mourir à l'hospice de Versailles. Ce Demorny, à défaut d'autre chose, léguait cependant un nom qui, écrit en deux mots, prenait de l'allure. Le jeune homme signa d'abord : de Morny, puis : comte de Morny. Lorsqu'il apprit qu'il était fils de la reine Hortense, il se créa un blason d'armes parlantes, dans lequel figurait un hortensia. Le soin que prenait le jeune de Morny de rappeler une origine le rattachant aux Bonaparte n'était pas de nature à lui concilier la sympathie de Louis-Napoléon. La politique éloigna encore l'un de l'autre les deux frères. En 1842, le comte de Morny, protégé par Guizot, fut élu député du Puy-de-Dôme. Son attachement à la dynastie d'Orléans, l'accueil bienveillant qu'il trouvait auprès du roi, empêchaient tout rapprochement avec Louis-Napoléon, deux fois compromis dans des conspirations contre la famille royale. Certainement, Morny partageait l'opinion du monde officiel à l'égard du prisonnier de Ham. C'était un faible d'esprit, un halluciné. Cependant, en 1848, le faible d'esprit, l'halluciné était devenu Président de la République, et le Prince Louis-Napoléon avait au moins un mérite auquel de Morny n'était jamais insensible, celui d'avoir réussi. En 1849, il demanda au Président une audience qui fut accordée. Il évoluait avec élégance. On n'est pas impunément le petit-fils de Talleyrand.

En cette même année 1849, un peu avant les élections à l'Assemblée Législative, Morny écrivait à Madame de Flahaut, en s'excusant de ne pouvoir se rendre en Angleterre : Il m'est impossible de m'éloigner, surtout après la position que j'ai prise, et la confiance que j'inspire au Prince. Je le vois tous les jours, plutôt deux fois qu'une. Il n'y a que l'Empire qui pourrait nous sauver, mais le Prince a des scrupules de probité...

En 1851, ces scrupules étaient bien atténués. Et c'est pourquoi le Prince Président songeait à faire entrer Morny au ministère. Mais les obligations mondaines, les spéculations financières, les bonnes fortunes, ne laissaient à Morny que peu de loisirs. En outre, c'était l'homme d'action, ayant le mépris du bavardage parlementaire et l'horreur de la paperasserie. Il fut convenu qu'il ne s'installerait au ministère que le jour même où serait effectué le Coup d'État.

Saint-Arnaud, Maupas, Morny, tels sont les trois personnages qui vont être, plus encore que le Prince, les exécutants de l'entreprise. Tous trois avaient l'amour de l'action, la passion du succès, des besoins d'argent, peu de scrupules. En politique, il faut toujours se rappeler le mot de Danton à qui l'on reprochait l'immoralité de certains de ses agents : Eh f..... ! est-ce que vous croyez qu'on fait une révolution avec des demoiselles ?

 

Avant de constituer un nouveau ministère, il fallait se débarrasser de celui qui était en fonctions. La loi du 31 mai 1850, qui, en exigeant trois années continues de domicile pour l'inscription sur les listes électorales, privait trois millions de citoyens du droit de vote, fournit une occasion et un 'tard prétexte excellents. Cette loi était fort impopulaire. Louis-Napoléon avait laissé son ministère en soutenir le principe, ce qu'il espérait obtenir en échange la révision de la Constitution. Maintenant qu'il était évident que la concession avait été inutile, il était résolu à user de son droit d'initiative pour demander l'abrogation de la loi. Il savait que sur ce point, il serait en désaccord avec son ministère, avec l'Assemblée. Raison de plus pour persévérer dans son dessein. L'assemblée, saisie de la proposition d'abrogation, refusa de la mettre en délibération (12 novembre). Elle n'avait pas éventé le piège et s'y jetait tête baissée. Elle laissait aux mains du Président le don de joyeux avènement qui assurera au Coup d'État l'approbation populaire. Trois semaines plus tard, dans la matinée du 2 Décembre, les Parisiens apprendront par la même affiche que l'Assemblée est dissoute et que le suffrage universel est rétabli. Et qui leur dira que la liberté est en péril et que les droits du peuple sont méconnus, ils ne le croiront

 

Pendant cet entretien, la physionomie de Louis-Napoléon, d'ordinaire si calme, portait les traces d'une émotion profonde ; en me parlant, il avait les yeux remplis de larmes... C'est de Maupas, qui dans ses mémoires, nous révèle à quel point le Prince Président était troublé, après avoir pris la résolution d'un coup de force. Ce trouble apparaît encore dans les hésitations qui, à plusieurs reprises, lui firent renoncer à une date ou à un mode d'exécution primitivement choisis. Tout d'abord, il avait semblé qu'en dissolvant l'Assemblée pendant qu'elle serait en vacances, cela éviterait bien des difficultés. L'Assemblée ne devant reprendre ses séances qu'en novembre, la date du 22 septembre fut arrêtée en principe et acceptée par Saint-Arnaud et Morny. Cependant, quinze jours avant d'atteindre la date convenue, dans la soirée du 6 septembre, Saint-Arnaud écrivit au Président pour le prier de lui rendre sa parole. Il avait réfléchi et ne pensait pas pouvoir se mêler d'une affaire qui lui semblait mal combinée. Au moment où il reçut la lettre, Louis-Napoléon se disposait à se rendre au Théâtre Français, où il était attendu et où il ne pouvait se dispenser de paraître. C'est une trahison, dit-il à quelques intimes. Cependant, au théâtre, il avait repris le masque d'impassibilité qui lui était habituel lorsqu'il savait que les regards étaient fixés sur lui ; mais Persigny, qui vint dans sa loge lui serrer la main, remarqua qu'elle brûlait de fièvre.

Le lendemain, tout s'expliqua. Saint-Arnaud était toujours disposé à participer à un coup d'État, mais après mûre réflexion, celui fixé au 22 septembre lui semblait prématuré. C'était une faute de dissoudre l'Assemblée pendant que les députés seraient en vacances. Dans leurs circonscriptions, entourés de leurs électeurs, ils auraient une influence qui leur permettrait d'organiser la résistance, de créer dans chaque département de petites Vendées. De nouvelles dispositions furent donc prises, et la date du Coup d'État fut reportée au 20 novembre, puis au 25, puis au 2 décembre. Au cours de longues conversations du Prince avec Saint-Arnaud, Morny, Maupas, tous les détails furent étudiés, tous les incidents prévus, les proclamations rédigées, et aussi furent discutés le nombre et le nom des députés à arrêter préventivement. Les arrestations, ce fut le sujet sur lequel il parut le plus difficile de s'entendre. C'était surtout pour les éviter que Louis-Napoléon aurait voulu décréter la dissolution au cours des vacances parlementaires. Maintenant, il fallait bien en accepter le principe, car c'était une des conditions formelles du concours de Saint-Arnaud, Morny, et surtout de Maupas. Mais, le principe admis, il y eut encore discussion sur les noms. Louis-Napoléon ne pouvait se résoudre à consentir aux arrestations de généraux tels que Cavaignac, Lamoricière, Bedeau, Le Flô, Changarnier même, qui tous avaient de beaux états de service et l'estime de l'armée.

C'était justement en raison de ces états de service et de cette estime que Saint-Arnaud, Morny et Maupas soutenaient que les arrestations étaient indispensables. Le concours de l'armée était l'élément de succès que rien ne pouvait remplacer. Mais qu'arriverait-il, si des généraux connus et respectés d'un grand nombre d'officiers apparaissaient avec leurs uniformes, leurs décorations, faisaient appel à d'anciens compagnons d'armes, donnaient aux troupes l'ordre de défendre l'Assemblée, la Constitution, la Loi ? Laisser les généraux hostiles en liberté, c'était fournir des chefs capables d'organiser la résistance, et déchaîner la guerre civile. Ces divergences d'opinion, ces discussions expliquent les différents ajournements de l'opération, et l'on a raconté, non sans vraisemblance, que la date du 2 décembre semblait à Louis-Napoléon encore trop rapprochée. Morny, qui, sans avoir écrit de mémoires, a laissé quelques notes manuscrites, fait apparaître dans l'une d'elles un peu d'impatience à propos des hésitations du Prince Président. Je crois pouvoir affirmer que sans moi, le Coup d'État n'aurait jamais eu lieu. J'oserai presque dire que, sans ma participation, il n'aurait pas réussi de la même façon... Quand je vis le Prince pour la première fois après son élévation à la résidence, je le trouvai imbu de préjugés, de faux systèmes, de défiances...

Un coup d'État ? Tout le monde en parlait, dans la rue, dans les salons, dans l'Assemblée, mais on en parlait depuis si longtemps que beaucoup de gens n'y croyaient plus. Le comte de Falloux raconte, dans ses mémoires, qu'à la fin de novembre, se trouvant convié à dîner dans une maison amie avec plusieurs députés, parmi lesquels Changarnier, le général n'avait jamais montré de sécurité plus grande... Selon lui, le Président ne trouverait pour un coup de main qu'un petit nombre d'infimes et obscurs agents... D'ailleurs, en toute occasion, les ministres démentaient tout projet de dissolution de l'Assemblée, et leurs démentis étaient sincères ; car, sauf Saint-Arnaud et Maupas, aucun d'entre eux n'était dans la confidence. Seul, parmi les intimes de l'Élysée, Persigny disait à qui voulait l'entendre que le coup d'État était proche. Mais Persigny était connu comme un bavard audacieux, aimant à étonner son interlocuteur par l'originalité de ses propos. On ne le prenait guère au sérieux. Toujours à la fin de novembre, dans les couloirs du Palais Bourbon, des députés de la droite lui demandaient plaisamment : Dites-nous quand nous serons mis à la porte, pour que nous puissions retenir nos places à la diligence qui nous ramènera dans nos départements. — Vous feriez bien mieux de retenir vos places pour le prochain sénat, répliquait Persigny. Et tout le monde de rire. Le comte de Falloux, qui rapporte l'anecdote, donne l'impression de ses collègues : On ne se permettrait pas de telles fanfaronnades, si le danger était sérieux.

 

Tous les lundis, il y avait à l'Elysée un dîner suivi de réception. Réception fort courte, qui prenait fin entre dix et onze heures du soir. Le lundi 1er décembre, les salons étaient remplis d'une assistance nombreuse dans laquelle figuraient adversaires ou amis politiques du Prince. Louis-Napoléon, souriant, très calme suivant son habitude, parcourait les salons et prenait part à quelques conversations, en maître de maison qui sait recevoir. Impossible de relever dans son attitude un indice de préoccupation sérieuse. Cependant, un coup d'œil fit comprendre au colonel Veyra, fervent bonapartiste, chef d'état-major de la Garde Nationale, que le Prince désirait lui parler et tous deux s'adossèrent à une cheminée. — Colonel, êtes-vous assez sûr de vous-même pour apprendre une grande nouvelle sans que votre visage laisse paraître une émotion ?Prince, je le crois. — Eh bien, c'est pour cette nuit. Pouvez-vous me répondre que demain n'aura lieu aucun rassemblement de Garde Nationale ?Oui, Prince, si je dispose d'assez de monde pour les mesures à prendre. — Voyez Saint-Arnaud, il vous donnera le personnel nécessaire...

Louis Napoléon échangea encore quelques propos avec plusieurs invités, puis il rentra dans ses appartements. Il était un peu plus de dix heures.

Saint-Arnaud et Maupas, qui assistaient à la soirée, quittèrent ostensiblement les salons par la porte principale, puis profitant de l'obscurité de la cour, ils revinrent sur leurs pas et montèrent au cabinet du Prince, où ils retrouvèrent son chef de cabinet Mocquart et Persigny. Morny arriva bientôt en tenue de soirée. Dans la journée, il s'était montré au Bois, au Jockey-Club. On a même raconté qu'à la demande d'un membre du club, il avait griffonné un mot devant servir de carte d'entrée pour la prochaine séance de la Chambre. S'il y avait quelque difficulté, aurait-il ajouté en souriant, faites-moi demander. Il avait passé la soirée bien en vue dans une avant-scène de l'Opéra-Comique. On jouait pour la première fois une sorte d'opérette bouffe, les Châteaux de Barbe-Bleue, et comme depuis quelque temps, le public saisissait au vol toute allusion à un coup d'État, une grande partie de la salle avait souligné d'applaudissements un chœur de versification médiocre

Sans vergogne et sans souci

Arrêtons les tous ici.....

Puis les regards s'étaient tournés vers Morny, qui s'était borné à sourire, avec une nonchalance élégante de dandy. Est-il vrai, Monsieur de Morny, avait demandé une voisine de loge, que le Président va balayer la Chambre ? On connaît la réponse qui est entrée dans l'histoire anecdotique du Coup d'État : Madame, je n'en sais rien, mais s'il y a un coup de balai, j'essaierai d'être du côté du manche.

A onze heures, les derniers invités avaient quitté l'Elysée. Lustres éteints, la façade du palais était noire, la domesticité s'endormait, tout était calme aux alentours. Seuls, dans le cabinet du Prince, cinq hommes, six avec Louis-Napoléon,  veillaient pour arrêter les dernières dispositions.

On a bâti bien des fables sur cette entrevue, a écrit Maupas dans ses mémoires. Elle n'eut aucun des caractères exceptionnels qu'on a voulu lui donner... En effet, depuis plusieurs jours, tout avait été examiné, discuté, convenu, et dans la très courte réunion qui prit fin avant minuit, chacun se bornait à résumer le rôle qu'il allait tenir au cours des quelques heures précédant la matinée du 2 décembre. Il fallait qu'à sept heures du matin, les affiches fussent posées, les arrestations effectuées, Paris occupé militairement. Le Prince, prenant un dossier sur lequel son chef de cabinet avait écrit Rubicon, relut ce que Morny appelait : les petits papiers, décret, proclamations, qui, de suite, furent envoyés à l'Imprimerie Nationale.

A trois heures du matin, Saint-Arnaud enverrait à Magnan, général en chef de l'armée de Paris, l'indication des mouvements de troupes à effectuer aux premières heures de la matinée. Magnan qui, dans l'exécution du Coup d'État, déployait une rigueur excessive, avait cependant spécifié qu'il voulait rester étranger à toute mesure préparatoire. Dans cette intention, il avait demandé à n'être prévenu qu'au moment de monter à cheval. Il exécuterait et transmettrait les ordres du ministre sans prendre lui-même d'initiative.

Persigny reçut la mission de cerner et d'occuper le Palais Bourbon. Quant à Morny, il devait, vers six heures du matin accompagné d'un peloton de chasseurs à pied, se rendre an ministère de l'Intérieur, sis alors rue de Grenelle, et annoncer au ministre Thorigny, avec les ménagements et compliments d'usage, qu'il était son successeur.

Comme on allait se séparer, le Prince, ouvrant un tiroir, prit une cassette contenant une soixantaine de mille francs. Voilà toutes mes richesses, dit-il gaiement. Vous aurez quelques dépenses à faire ; prenez ce qu'il vous faut. Saint-Arnaud reçut dix mille francs, et le lendemain le colonel Fleury distribua le reste, qui fut surtout employé en achat de vivres, de vin, de tabac, destinés à améliorer l'ordinaire des troupes. Lorsqu'on avait dressé le plan des mesures à prendre en cas de guerre des rues, on avait rappelé, en se promettant bien de l'éviter, l'imprévoyance des ministres de Charles X, qui, en juillet 1830, avaient négligé le ravitaillement, et dans l'armée, on conservait le souvenir de l'irritation de certains officiers ne trouvant à Saint-Cloud, après trois jours de fatigue, faim et de soif, que des orangeades, des gâteaux et des sucreries. Ah ça, croyez-vous que nous revenons du bal ? avait dit un colonel.

La conférence terminée, chacun étant bien fixé sur ce qu'il avait à faire, Louis-Napoléon embrassa les conjurés en leur disant : J'ai confiance... Je porte toujours au doigt une bague que m'a donnée ma mère et dont le chaton porte en devise : Espère... Morny, plus positif, rappela d'un mot le pacte magique qui les liait soit au succès, soit à la mort : Il est bien entendu qu'au besoin, chacun de nous y laisse sa peau.

 

A sept heures et demie du matin, les arrestations étaient effectuées, les affiches posées, le Palais Bourbon occupé. Plus de vingt mille hommes étaient massés autour de l'Elysée, aux tuileries, au Carrousel, place de la Concorde, quai d'Orsay, Champs-Elysées, rue de la Paix. Le détachement le plus éloigné bivouaquait autour de l'Hôtel de Ville.

La longueur de cette nuit de décembre — une nuit froide brumeuse — avait permis d'achever ces préparatifs sans donner l'éveil à la population. Ceux qui, les premiers, à la lueur blafarde du petit jour, lurent les affiches, furent les ouvriers se rendant à leur travail. Devant les placards — ce décret de dissolution de l'Assemblée et proclamations — les troupes se formaient. Comme on ne connaissait pas ses voisins, comme on devinait qu'une immense opération de police planait sur la ville, on ne parlait pas trop ; cependant, les plus hardis échangeaient quelques réflexions : Il a bien fait... tant pis pour les vingt-cinq francs (les députés)... Il nous rend le suffrage universel qu'on nous avait volé. Ça c'est bien... D'autres se contentaient de sourire. Charles de Freycinet qui avait à plusieurs reprises être ministre de la République, témoin oculaire de ces premières scènes de la rue, a noté dans ses Souvenirs : Les ouvriers semblaient éprouver une joie secrète à voir se retourner contre le Parlement la violence dont celui-ci avait usé vis-à-vis d'eux trois ans et demi auparavant, le souvenir des journées de juin planait sur le 2 Décembre...

Quand se répandit la nouvelle des arrestations, et lorsque le succès du coup d'État parut s'affirmer, les langues se délièrent : Cavaignac, il en a envoyé assez sur les pontons... A propos de Changarnier, on s'amusait de la phrase : Mandataires du pays, délibérez en paix... Les détails plus ou moins exacts donnés sur l'arrestation de Thiers paraissaient comiques. Il pérorait, disait-on, en bonnet de coton et en gilet de flanelle, tantôt suppliant qu'on ne le fusillât pas, tantôt disant au commissaire de police : Savez-vous bien que j'ai des pistolets chargés et que je pourrais vous brûler la cervelle ?En attendant, il est à Mazas. Eh bien, mon bonhomme, tu peux compter sur la vile multitude pour t'en tirer...

Les préparatifs du coup d'État avaient été enveloppés d'un tel mystère que peu d'officiers et même de généraux connaissaient le rôle qu'ils auraient à tenir dans l'exécution. Mais même parmi ceux que leurs opinions ou relations de famille rattachaient aux partis légitimiste et orléaniste, le régime représenté par l'Assemblée dissoute était fort impopulaire. L'un de ces officiers, le capitaine Ch. Bocher, dont l'un des frères était administrateur des biens de la famille d'Orléans, et dont un autre était député à l'Assemblée Législative, a écrit des Souvenirs, qui ne laissent aucun doute à cet égard : Depuis quelques mois, afin de mieux dégoûter du régime parlementaire les officiers de Paris, deux grandes loges leur avaient été réservées dans la salle du Palais Bourbon. J'assistai ainsi plusieurs fois au spectacle des séances. Ce n'étaient que cris, vociférations, interpellations au détriment des solutions que le pays attendait sur les questions économiques et sociales. L'année était favorable au coup d'État, comme l'était le pays lui-même, non peut-être par entraînement, mais par raison.

Vers onze heures, le Prince Président quitta l'Élysée pour passer en revue les troupes stationnées aux alentours. Précédé d'une avant-garde de cavaliers, pistolet au poing, il était seul en avant d'un brillant état-major, parmi lequel on remarquait le vieux roi Jérôme Bonaparte, dont le masque rappelait celui de Napoléon, un Napoléon vieilli, un peu voûté, un peu déprimé, mais dont néanmoins l'apparition était impressionnante. Lorsqu'après avoir traversé la Concorde, le Prince fit ouvrir la grille du jardin des Tuileries occupé par une brigade, il y eut de longues acclamations et même des cris de : Vive l'Empereur ! car on crut qu'il allait prendre possession du palais. Mais le cortège, obliquant sur la droite, traversa le Pont Royal et longeant le quai d'Orsay, revint à l'Elysée par le pont de la Concorde.

Quoique dès six heures du matin le Palais Bourbon fût entouré par le 42e de ligne, une petite porte ouvrant sur la rue de Bourgogne avait été oubliée et une quarantaine de députés avaient pu pénétrer jusqu'à la salle des séances. Le président Dupin, qui, de ses fenêtres, apercevait les troupes massées sur le quai, comprenait bien qu'on assistait à un évènement extraordinaire. Toujours prudent, il était résolu à attendre le dénouement, sans s'aventurer dans la bagarre ; mais relancé dans son appartement, affublé malgré lui de son écharpe, il se défendait, se débattait contre l'ardeur de ses collègues qui voulaient l'entraîner au fauteuil. Son trouble s'exprimait par de courtes paroles, entremêlées de citations latines : Que voulez-vous que je fasse ? Ubi nihil, nihil... Nous avons le droit pour nous. C'est évident, mais ils ont la force... Dura lex sed lex... Quelques jours plus tard, comme il faisait encore une citation : Novus nascitur ordo..., un de ses collègues lui jeta à la face : Monsieur Dupin, le latin dans les mots brave l'honnêteté. Ses tribulations prirent fin lorsqu'un détachement fit évacuer la salle. Il regagna son appartement, où le colonel Espinasse eut la charité de le faire garder à vue. Plus tard, on raconta que c'était Dupin lui-même qui avait demandé qu'on mît à sa porte deux factionnaires dont la présence avait le double avantage d'assurer sa tranquillité et d'expliquer son inertie par un semblant d'arrestation.

Les députés expulsés du Palais Bourbon erraient dans le quartier lorsqu'ils reçurent un message d'un adjoint au maire du Xe arrondissement, leur offrant comme lieu de réunion sa mairie sise rue de Grenelle Saint-Germain. Ils s'y réunirent nombre de deux cent vingt, et se constituèrent en Assemblée Nationale. La discussion commença par des bavardages, lei -nais sous l'influence de Berryer, dont la voix, le geste, le regard impérieux dominaient et disciplinaient les délibérations, l'Assemblée décréta la déchéance du Président, la convocation de la haute cour de justice, la nomination du général Oudinot commandant en chef de l'armée de Paris et de la Garde Nationale, la défense aux comptables des caisses publiques de remettre des fonds au gouvernement insurrectionnel de Louis-Napoléon. Cependant les plus résolus à la résistance ne pouvaient se faire illusion sur leur impuissance. On n'avait même pas de presse pour imprimer les décrets. L'armée confiée au général Oudinot était inexistante, ou plus exactement elle était aux ordres du Prince Président, et le général Oudinot lui-même, qu'on avait choisi à défaut d'autre, paraissait bien insuffisant. Médiocre de talents, médiocre de mine, il était monté sur une chaise pour remercier ses collègues, mais il parlait sans grande conviction, le geste embarrassé par sa canne, son chapeau, son écharpe. Un député disait à ses collègues : Il ressemble à un bailli haranguant une noce. Enfin la réunion fut dissoute par deux compagnies de chasseurs de Vincennes, mais les députés, refusant de se séparer, furent emmenés entre deux haies de soldats à la caserne du quai d'Orsay. Quand ils apparurent dans la rue, des cris se firent entendre : A bas les vingt-cinq francs !

Au cours de la nuit, ils furent dirigés par fractions sur le Mont Valérien, Mazas, Vincennes. Ces arrestations collectives n'avaient pas été prévues et les véhicules manquaient. Le temps pressait, car le ministre de l'Intérieur voulait que la dispersion fût effectuée avant le lever du jour. Les premiers départs furent assurés par des omnibus, des voitures de l'Administration des postes ; mais l'indignation fut grande, plus grande que celle causée par les arrestations elles-mêmes, quand on vit arriver pour les derniers transports des voitures cellulaires de la Préfecture de police. Décidément, je ne tutoierai plus Morny, disait M. de Falloux. Le colonel organisant l'escorte des voitures était le gendre du maréchal Bugeaud. En le reconnaissant, le duc de Montebello s'écria : Nous sommes à l'anniversaire d'Austerlitz, et c'est le gendre du maréchal Bugeaud qui fait monter dans une voiture de galériens le fils du maréchal Lannes !

Au Mont Valérien ou à Vincennes, les prisonniers furent installés dans des chambrées, sur des lits occupés la veille par la garnison dirigée sur Paris. Malgré le sommeil, plusieurs députés hésitaient à s'étendre sur des paillasses douteuses. Le comte de Falloux raconte qu'il était troublé par le souvenir d'une épigramme royaliste, du temps de Napoléon :

Par une faveur sans égale,

Il me dit en serrant ma main,

— Mon ami, vous aurez quelque chose demain —

Le lendemain, j'avais la gale....

Berryer et Milon Barrot étaient voisins de lit. Barrot, touithi9 jours solennel, pérorait : Eh bien, Berryer, il sera donc écrit qu'après plus de soixante ans écoulés depuis 1789, nous voilà réduits, toi et moi, à voir encore une fois la force triompher du droit. N'est-ce pas humiliant ?... Berryer, se tournant vers la muraille, se contenta d'une réponse où apparait le dédain de l'éloquence pour la déclamation : Allons, Odilon, tais-toi...

 

Dans la journée du 2 Décembre, une foule considérable avait envahi les boulevards. Elle était en grande partie composée de curieux. Cependant, il s'y trouvait aussi des manifestants qui, au passage de la cavalerie, affectaient de crier : Vive la République ! Vive la Constitution ! A la hauteur de la Porte Saint-Martin, un régiment fut sifflé. Près de la Porte Saint-Denis, le colonel Fleury, qui avait voulu juger par lui-même de l'aspect de la rue, reçut d'une fenêtre un coup de fusil, dont la balle morte troua son képi. La commotion fut assez forte pour le faire trébucher sur son cheval, mais il en fut quitte pour quelques minutes d'étourdissement.

L'agitation des boulevards, les informations que recevait et transmettait Maupas au Ministère de l'intérieur et qui  faisaient prévoir pour la journée du lendemain une prise d'armes par des groupements que les rapports de police désignaient de différents noms : Sociétés secrètes, sections socialistes, comité central des Corporations, ne troublaient ni le Président, ni Morny, mais elles inquiétaient quelques personnes de leur entourage. Un observateur malicieux, le docteur Véron, directeur du Constitutionnel, qui se trouvait dans le cabinet de Morny le 2 Décembre, note dans ses Mémoires d'un bourgeois de Paris que, sur la nouvelle que Castellane, opposé au Coup d'État, marchait sur Paris, que le lendemain il y aurait des barricades, on entendait dire : — Vous verrez que ça finira comme au 24 Février 1848... Plusieurs physionomies pâlissaient et les trembleurs se tenaient près des portes de sortie... Si l'on en croit d'autres témoignages, le docteur Véron lui-même n'était pas très rassuré ; car le 3 décembre, bien qu'il attendit des amis à dîner, il aurait quitté Paris pour se cacher à Palaiseau.

Il faut faire la part des racontars et des inventions dont les nouvellistes et les écouteurs aux portes enjolivent souvent les récits de ce qu'ils ont vu ou cru voir d'un événement historique. Mais ce qui est certain, c'est qu'il y eut, au cours de l'exécution, un assez grave dissentiment entre Maupas, Morny et Saint-Arnaud. Le Préfet pensait qu'une démonstration militaire ininterrompue, un vaste déploiement de troupes, l'occupation de certains quartiers, même la nuit, préviendraient toute tentative d'émeute, et assureraient au Coup d'État un dénouement pacifique. Morny et Saint-Arnaud étaient d'avis contraire. Ils appuyaient leur opinion sur les enseignements des journées de Juillet 1830, au cours desquelles les troupes royales, mal ravitaillées, s'étaient épuisées en escarmouches dans les rues tortueuses du vieux Paris et finalement avaient fraternisé avec l'émeute. Eux, se refusaient à commettre la faute de laisser leurs troupes en contact avec la population, surtout aux heures de nuit, où les hommes échappent facilement à la surveillance des officiers. Au besoin même, ils laisseraient la résistance s'organiser dans les grandes voies, construire de larges barricades, où elle accumulerait défenseurs et munitions, puis le moment venu, ils la briseraient par une offensive puissante, lui porteraient en quelques heures le coup mortel.

Mais en voulant éviter une faute, Morny et Saint-Arnaud en commettaient une autre bien autrement grave, celle de donner au Coup d'État le dénouement d'une répression sanglante et de transformer une opération politique en épisode de guerre civile. Trompés par de fausses analogies, ils oubliaient qu'en 1830, Marmont, qui commandait les troupes royales, n'avait jamais disposé de plus de huit à dix mille hommes et qu'en raison de la faiblesse de ses effectifs, il avait été forcé de les tenir pendant trois jours sous les armes, sans pouvoir leur donner de repos. En 1851, Morny et Saint-Arnaud avaient sous leurs ordres plus de cinquante mille hommes. Ils oubliaient encore combien l'état d'esprit de la population parisienne en 1830 était différent de ce qu'il était en 1851. En 1830, l'immense majorité de la population, les huit dixièmes peut-être, était de cœur avec l'insurrection. En 1851, la proportion était inversée en faveur de Louis-Napoléon. Le contact entre la population et l'armée n'avait donc rien de redoutable. En résumé, on peut dire que dès le 2 Décembre, le succès du Coup d'État était assuré. Il n'y eut d'organisation de résistance le 3 et le 4 que parce qu'il entrait dans les calculs de Morny et Saint-Arnaud de la laisser s'organiser. Si, comme le demandait le préfet Maupas, ils avaient, par un déploiement de troupes, manifesté de quelle puissance de répression ils disposaient, il est probable qu'il n'y eût eu ni barricades, ni bataille des rues. Souvent il suffit de faire montre de sa force pour mériter la nécessité de s'en servir.

La plupart des députés, qui s'étaient réunis à la mairie du Xe arrondissement, appartenaient à la droite de l'Assemblée. Bien qu'ils eussent décrété la déchéance du Président, de nommé le général Oudinot commandant de l'armée de Paris, rien n'indique dans le texte des décrets qu'ils aient eu l'intention d'opposer au Coup d'État l'émeute et les barricades. A un député républicain, Paschal Duprat, qui demandait qu'on appelât le peuple aux armes, Berryer répondit : Non ; nous n'aurons recours qu'au droit, à la loi, à la résistance légale, et les applaudissements, les cris : Pas de révolution, démontrèrent qu'il était approuvé par la majorité de l'Assemblée.

Quant aux députés républicains, surtout ceux auxquels la ferveur de leurs opinions faisait donner le nom de Montagnards, ils conservaient la tradition de l'émeute et ils crurent qu'il serait possible de soulever le peuple comme en 1830 et 1848. Pour échapper aux recherches de la police, ils se réunissaient en petit nombre, en changeant fréquemment d'asile. Au cours des journées des 2, 3, 4 décembre, ils tinrent des réunions place de la Madeleine, rue Richelieu, rue Villedo, rue de Charonne, rue Blanche, boulevard du Temple, quai de Jemmapes. Ils avaient constitué un comité de résistance dont faisait partie Victor Hugo. Le grand poète a-t-il tenu le rôle héroïque sous lequel il apparaît dans l'Histoire d'un Crime ? Maupas prétend dans ses Mémoires qu'il eût pu le faire arrêter à plusieurs reprises, mais qu'il le considérait comme inoffensif. Il le définit un organisateur à distance. En tous cas, Victor Hugo dictait décrets, proclamations, appels aux armes, auxquels sa puissante imagination donnait le souffle tragique et l'allure théâtrale. Il voulait organiser dans les quartiers populaires des cortèges de députés revêtus de leurs écharpes, affirmer l'existence de l'Assemblée dissoute en appelant ses membres restés libres à siéger dans une église, dans un marché, au besoin dans un carrefour entre quatre barricades. Dans la soirée du 2 décembre, vers onze heur  du soir, le Comité de résistance était réuni rue Popincourt. A ce moment, les rues étaient vides de troupes ; les régiments avaient regagné leurs casernes. N'était-ce pas l'indice que le Coup d'État hésitait, faiblissait, reculait ? Le Comité décida que, dans la matinée du lendemain, une délégation de députés se rendrait Faubourg Saint-Antoine, centre classique de n l'émeute, pour faire construire les premières barricades.

A la Préfecture, l'effervescence de certaines sociétés secrètes était connue ; c'est en effet une règle élémentaire de police d'affilier à ces groupements quelques indicateurs. Aussi le Préfet avait eu soin de faire garder les clochers pour éviter que pendant la nuit le glas du tocsin jetât sur la ville sa clameur de révolte. Un autre symptôme de fermentation était, révélé par les plaintes de plusieurs habitants du quartier des Halles, qui signalaient les perquisitions domiciliaires faites par des individus recherchant fusils, poudre, charrettes pouvant servir à la construction des barricades.

En même temps que lui parvenaient ces renseignements, Maupas apprenait que les troupes se retiraient, regagnaient leurs quartiers. Tout d'abord, il crut à un malentendu et vers neuf heures du soir télégraphia au général Magnan : Faites dire partout des patrouilles et laissez sur pied des forces assez importantes pour démontrer à nos ennemis leur complète impuissance... Magnan répondit immédiatement : J'ai fait aujourd'hui d'assez fortes démonstrations pour inspirer une crainte salutaire. Je veux faire reposer mes troupes. Je les fais rentrer dans leurs casernes. Si demain nous trouvons des barricades, nous donnerons une rude leçon à ceux qui les auront faites... Très sagement Maupas insista : 2 Décembre, 6 h. 45 du soir... Entre laisser sur pied toute la garnison et ne pas avoir un soldat dehors, il y a un juste milieu... Je vous conjure, montrez du monde sur les boulevards... Magnan ne répondit pas et pendant toute la nuit, Paris resta abandonné à lui-même. Il était facile de prévoir que le lendemain la bataille des rues commencerait.

Journée du 3 Décembre.

Nous avons déjà signale que la veille, il avait été convenu que le comité de résistance et un certain nombre de députés rendraient Faubourg Saint-Antoine. Y eut-il, comme le prétend Victor Hugo, incertitude et confusion sur l'heure indiquée ? Toujours est-il que vers huit heures du matin, dix députés seulement se trouvaient au rendez-vous, dix braves dont il est juste de rappeler les noms, Schœlcher, Briller, Bruckner, de Flotte, Dulac, Maigrie, Malardier, Esquiros, se Fadier de Montjau, et celui qui, ce jour-là devait entrer dans la mort et dans l'histoire, Baudin. De ces députés, le plus connu était Schœlcher, qui depuis dix ans s'était fait l'apôtre de mancipation des Noirs et avait, aux premiers mois de la République de 1848, obtenu le décret d'abolition de l'esclavage dans les colonies.

Les épisodes des tragiques journées des 3 et 4 Décembre 1851 ont fait l'objet de plusieurs récits, les uns apologistes du Coup d'État, les autres enfiévrés contre Louis-Napoléon haine et de colère. Ce n'est ni dans les uns ni dans les autres e nous chercherons la vérité ; elle n'y est pas. Nous écarte-Oit ns notamment le plus célèbre de ces récits, l'Histoire d'un Crime, de Victor Hugo, pamphlet furieux, qui accumule les exagérations et les invraisemblances. La première qualité d'u historien, ce n'est pas le talent, c'est le souci de l'exactitude Cette qualité, nous la trouvons dans un ouvrage paru en 1868 Paris en Décembre 1851. L'auteur, Eugène Tenot, était républicain, rédacteur au journal Le Siècle, futur préfet de la République. Sous la modération du style on devine l'indignation contre le Coup d'État, le soulèvement d'une conscience que révolte l'illégalité commise. Mais l'on trouve aussi l'impartialité, l'effort pour rester sévère sans devenir injuste et cela rend la narration plus émouvante que d'autres plus éloquentes, plus littéraires, mais aussi plus passionnées. Tout en recherchant dans les différents récits ce qui nous semble exact, c'est de préférence à celui d'Eugène Tenot que nous nous reporterons pour faire revivre le souvenir des deux douloureuses journées des 3 et 4 décembre 1851.

Donc, vers huit heures du matin, Schœlcher et ses compagnons remontaient le faubourg Saint-Antoine. Comme ils avaient leurs écharpes en sautoir, on les regardait avec curiosité, mais sans répondre à leurs appels. Quoi ! disait Schœlcher, vous voulez donc l'Empire ?Non, mais pourquoi nous battre ? On nous rend le suffrage universel. Et d'ailleurs l'Assemblée nous a désarmés en juin. Tous les témoignages, de quelque parti qu'ils émanent, sont concordants pour constater l'indifférence de la classe ouvrière. Voici celui de Schœlcher dans un opuscule publié en exil : On nous saluait des portes et des fenêtres. On répétait en agitant les casquettes : — Vive la République !... mais rien de plus. Il fallait bien nous avouer que le peuple ne voulait pas remuer... Et Victor Hugo : Danton lui-même n'eût pas suffi à allumer l'étincelle révolutionnaire au cœur du peuple. Nous étions seuls... Enfin voici le récit d'Odilon Barrot qui, au cours de cette matinée du 3, se trouvait dans l'une des voitures transférant les députés de la Cour d'Orsay à Vincennes : Lorsque nous traversâmes le Faubourg Saint-Antoine, les ouvriers commençaient à sortir pour se rendre à leurs ateliers Ils s'interrogeaient pour savoir ce que contenaient ces voitures. Ah ! disaient-ils après avoir appris qui nous étions, ce sont les vingt-cinq francs qu'on va coffrer... C'est bien joué...

Cependant, l'insistance des représentants finit par grouper autour d'eux quelques bonnes volontés. A l'angle des rues de Cotte et Sainte-Marguerite, à peu près à la hauteur du n° 151 actuel, du Faubourg Saint-Antoine une barricade fut construite, construite en quelques minutes, dit Eugène Tenot. Un omnibus, une grosse charrette, deux petites voitures constituaient un ensemble très faible, qui ne barrait même pas la largeur entière du faubourg. A peu près indéfendable, cette barricade était une sorte de symbole, le signe visible de la révolte commençante. Au début, pour tout armement, on disposait de trois fusils. L'enlèvement d'un petit poste, des recherches dans les maisons voisines permirent d'en trouver une vingtaine d'autres. Mais les combattants se recrutaient difficilement. Autour des représentants on ricanait : Croyez-vous que nous allons nous faire tuer pour vous conserver vos vingt-cinq francs ? Et ce fut alors la réplique triste et fière, qui est entrée dans la légende : Tout à l'heure, mon ami, vous ! verrez comment on meurt pour vingt-cinq francs.

Dans la matinée, les troupes avaient quitté leurs casernes pour se diriger vers les emplacements désignés. La place de la Bastille, à quelques centaines de mètres, était occupée par la brigade Marulaz. Le général, informé de l'agitation du faubourg, venait d'y envoyer trois compagnies. Un gamin arrive essoufflé, le gamin parisien devenu l'un des personnages classiques de l'émeute : La troupe ! En effet, de la barricade on aperçoit les premiers uniformes. Schœlcher et sept ou huit autres vont au devant d'eux, après avoir recommandé aux insurgés : Amis, ne tirez pas, nous allons rappeler à l'armée quels sont ses devoirs, et Schœlcher, de Flotte, crient aux il soldats : Au nom de la Loi, au nom de la Constitution, nous vous sommons de vous arrêter. Nous défendons les droits du peuple. Le capitaine, un brave homme, répond : Messieurs, comme vous je suis du peuple ; cependant j'ai des ordres, je les exécuterai, et les uniformes avancent toujours, entourent les représentants, baïonnette en avant, mais, reconnaît loyalement Schœlcher, plutôt pour nous écarter que pour nous percer. En effet, les rangs s'entr'ouvrent, puis se referment sur les représentants, dressant entre eux et la barricade une barrière humaine. Pour une raison inconnue, Baudin ne s'était pas joint à ses collègues. Il restait debout sur la barricade, un jeune homme auprès de lui. Les soldats n'étaient plus qu'à quatre pas lorsque, malgré la recommandation de Schœlcher, un insurgé tire un coup de fusil qui tue un jeune conscrit. Les soldats rendus furieux ripostent presque à bout portant. Baudin et son jeune compagnon tombent foudroyés, la barricade est prise, détruite, déblayée sans résistance.

Schœlcher et les représentants qui l'accompagnaient, étant assez éloignés, n'avaient pu suivre les péripéties du drame. Les uns trouvèrent asile dans quelques maisons, d'autres rentrèrent dans l'intérieur de Paris. Parmi les témoins immédiats, personne ne connaissait Baudin. On crut que le représentant tué sur la barricade était Madier de Montjau et c'est ce nom qui, tout d'abord, fut envoyé à la Préfecture et transmis au Ministère de l'Intérieur avec le rapport sommaire de ce que Maupas a appelé une scène déplorable.

Lorsque, après un recul de quelques années, anecdotiers et mémorialistes firent revivre le souvenir des journées du Coup d'État, ils y apportèrent une certaine complaisance à ridiculiser le rôle tenu par Maupas. On raconta que ses défaillances avaient été vertement relevées par son chef hiérarchique, Morny, auquel on attribua des dépêches d'une insolente raillerie. A un message de Maupas : Je crains d'être cerné... On tire par ma grille... Que faire ?  Morny aurait répondu : Tirez aussi par votre grille et si vous êtes malade, allez vous coucher et les gens bien informés donnaient même le texte exact : Allez vous coucher j..... f.....

Ces dépêches sont de pure fantaisie. Cependant, il est exact que le désaccord s'accentuait entre le ministre et le préfet. Comme la veille, Maupas insistait pour qu'une démonstration de large envergure prévint toute tentative de résistance. Cette résistance, Morny la désirait pour avoir l'occasion de détruire les éléments révolutionnaires. Dans la soirée, Magnan télégraphiait : Toutes mes troupes rentrent dans leurs quartiers pour s'y reposer. J'abandonne Paris aux insurgés ; je les laisse faire des barricades... Demain, s'ils sont derrière, je leur donnerai une leçon... En vain, le préfet jette un cri d'alarme.

Cette nuit encore laissera-t-on molester la population paisible par une poignée d'agitateurs ? Magnan répond au cours de la soirée du 3 : Je reçois votre lettre. Elle ne change en rien ma détermination. Les troupes seront à leurs positions de combat demain à dix heures, pas avant. Je veux donner du repos aux troupes. Je veux donner surtout à l'insurrection le temps de se développer si elle l'ose... C'est le seul moyen d'en finir avec elle.

Était-ce vraiment le seul moyen d'en finir ? Il est permis d'en douter lorsqu'on connait les faibles effectifs dont pouvait disposer l'insurrection. D'après Eugène Tenot, il n'y eut jamais plus de douze cents hommes derrière les barricades et l'armée de Paris en comptait plus de cinquante mille. Mais ces douze cents braves furent exaltés, trompés, fanatisés par la cessation pendant plus de quinze heures de toute démonstration militaire et la propagation de fausses nouvelles. Plusieurs grandes villes, disait-on, s'étaient soulevées. Un général Neumayer, disgracié par le Prince Président, marchait contre lui à la tête de vingt mille hommes. Les princes d'Orléans avaient débarqué pour rallier une partie de l'armée. Le comte de Chambord s'était enrôlé dans un régiment de dragons. Deux députés, le général Bedeau et le colonel Charras, s'étaient évadés de Mazas pour organiser l'émeute. Si les promoteurs du Coup d'État conservaient leurs régiments dans les casernes, c'est qu'ils craignaient des défections. Des maisons avoisinant l'Élysée, on avait pu voir dans la cour une chaise de poste attelée, toute prête pour la fuite du Président. Ces pauvres racontars troublaient des cerveaux crédules. Dans la nuit du 3 au 4, les barricades surgirent. Tout le quartier pet des Halles — rues des Jeûneurs, Tiquetonne, Petit Carreau, Greneta, Saint-Merry — en était hérissé.

Morny, agacé de l'agitation de Maupas — un moment il songea à le remplacer par le colonel Fleury — ne répondait plus à ses dépêches. Aussi bien que le préfet, et mieux encore ardus peut-être, il savait ce que serait la journée du lendemain et de il s'apprêtait à la bataille en dissimulant sous une gaîté nonchalante des résolutions d'impitoyable énergie. Au cours de la soirée du 3 décembre, il avait pris connaissance d'un projet d'affiche par lequel Saint-Arnaud recommandait aux gens paisibles de rester chez eux le lendemain, en les prévenant qu'il y aurait péril à descendre dans la rue. On raconte qu'après avoir lu la phrase finale : Tout individu pris les armes à la main sera traité avec toute la rigueur des lois militaires, Morny avait biffé les derniers mots en les remplaçant par deux autres d'une effrayante concision : sera fusillé. A l'aube du 4 décembre, quatre mille de ces affiches étaient placardées dans Paris.

Journée du 4 Décembre.

Le Parisien pousse la curiosité jusqu'à l'héroïsme. Les affiches menaçantes signées de Saint-Arnaud : Pas de curieux dans les rues... ils gênent les mouvements des braves soldats qui vous protègent... n'empêchèrent nullement les promeneurs d'affluer sur les boulevards. On savait qu'il allait se passer quelque chose ; on voulait voir, et déjà ce que l'on voyait paraissait fort intéressant. A cette époque, les boulevards étaient sensiblement différents de ce qu'ils sont de nos jours. Moins bruyants, et bordés par endroits d'un rang de chaises, ils avaient l'aspect d'un tour de ville paisible, conservant quelque chose du caractère provincial. Cependant, en cette matinée du 4 décembre, on y percevait un frémissement de fièvre, le sourd grondement d'une éruption prochaine. La veille, Magnan avait annoncé que les troupes prendraient leurs positions de combat à dix heures. Mais à midi, à une heure, aucun régiment n'apparaissait encore et Maupas envoyait des dépêches haletantes d'anxiété : 4 décembre, midi 30. Les barricades augmentent à vue d'œil. Les insurgés sont maîtres de la Porte Saint-Denis, de la rue Greneta, du carré Saint-Martin et des points adjacents. Une barricade sur le boulevard atteint la hauteur du deuxième étage. L'heure de la répression a sonné ; il n'y a pas de troupes ou ce qu'il y en a est insuffisant. — 4 Décembre, 1 heure 50. Un symptôme fâcheux se produit sur toute la ligne. Les habits noirs se mêlent aux barricades. Les gardes nationaux portent leurs fusils. Les honnêtes gens se plaignent amèrement de l'abandon où le Gouvernement les laisse... Nous sommes entourés d'émeutiers. La Mairie du Ve arrondissement est prise. Envoyez des troupes ; envoyez à la Préfecture un régiment et quatre canons.

Enfin, vers deux heures, toute l'armée est mise en mouvement. Lanciers galopant sous la flamme légère des lances, lourds cuirassiers enveloppés d'un frisson de fer, déblaient les boulevards, suivis de deux brigades d'infanterie et d'une quinzaine de canons remontant de la Madeleine à la Porte Saint-Denis. Des troupes, il en vient maintenant de Vincennes, il en descend de la caserne de la Nouvelle-France par le Faubourg Poissonnière, il en débouche par les rues Saint-Martin et Saint-Denis. C'est le puissant étau qui va enserrer, broyer l'îlot où s'est concentrée la révolte, et déjà l'on entend, venant rie des quartiers Saint-Denis, Poissonnière, la rauque secousse des canons préparant l'assaut des barricades. On entend, mais on ne voit que peu de chose de la bataille encore lointaine. Les boulevards sont toujours encombrés de curieux. Les cafés, Maison Dorée, Tortoni, regorgent de consommateurs. A chaque fenêtre, des corps se penchent, dominant le défilé des troupes — brigade de Cotte, brigade Canrobert — défilé lent, coupé d'à-coups pendant lesquels les hommes se reposent appuyés au fusil, les officiers allument un cigare. Ces détails donnés par un officier de l'armée anglaise, venu en touriste à Paris et dont le récit fut publié par le Times, montrent qu'on ne s'attendait guère à la catastrophe qui, quelques minutes plus tard, devait ensanglanter les boulevards. Ce capitaine, une lorgnette à la main, ayant sa femme à ses côtés, était installé à la fenêtre d'un hôtel, au coin de la rue Montmartre. Que se passa-t-il alors exactement ? Les versions diffèrent ; mais il semble bien que des coups de feu furent dirigés sur la troupe à l'encoignure de la rue du Sentier. Sans commandement, les soldats s'arrêtent, font face aux maisons et commencent un feu de file. Une pièce est mise en batterie et canonne à quelques dizaines de mètres un grand magasin de tapis, la maison Sallandrouze. En vain, le général de Cotte, le général Canrobert, ce dernier une canne à la main dont il menace les soldats les plus proches, s'efforcent d'arrêter la fusillade. Il semble qu'une vague de folie passe sur la troupe. Dans chaque maison, elle voit des ennemis imaginaires et la mousqueterie gagne de proche en proche, comme une lance de flamme ondulante. Tout n'était pas d'ailleurs imaginaire dans cette croyance à des ennemis invisibles, car clans la troupe aussi des hommes tombaient. Le clairon auquel Canrobert commandait le Cessez le feu, s'écroulait mortellement blessé en cherchant à s'accrocher aux jambes du général. Tout d'abord, la pensée me vint que c'était des salves en marque de réjouissance pour la prise d'une barricade, dit le capitaine anglais dont nous avons déjà cité le témoignage. A la terrasse du café Tortoni, on eut une impression analogue. Ils tirent à poudre, disait-on. Mais les corps qui tombent, les cris d'épouvante, la fuite affolée qui vide les trottoirs font apparaître la triste vérité. Massacre voulu, préparé, commandé pour courber Paris sous la terreur, ont dit quelques historiens, et notamment Victor Hugo. Eugène Ténot, malgré la répulsion qu'il éprouvait pour le Coup d'État, est mieux informé et plus clairvoyant. Ce fut, dit-il, une panique, un accès de surexcitation nerveuse des troupes. Vainement, la plupart des officiers, cela a été constaté pour un grand nombre, essayèrent d'arrêter cet entraînement. Pendant un quart d'heure, c'est un véritable ouragan de feu et de plomb depuis le boulevard Bonne-Nouvelle jusqu'au boulevard des Italiens. Nous avons ouï raconter, mais nous ne saurions garantir le fait, qu'un officier d'artillerie se d jeta à la bouche de l'obusier qui bombardait l'hôtel Sallandrouze pour arrêter cette canonnade insensée.

Sous cette poussée d'affolement, la troupe tirait dans la direction d'un peloton de lanciers. Heureusement les coups étaient dirigés en hauteur, surtout contre les façades. Quand le feu cessa, après un quart d'heure, trente-cinq cadavres, disent certains récits, une soixantaine, mentionnent d'autres relations, gisaient sur le trottoir, presque tous promeneurs et curieux paisibles.

La soirée et la nuit furent lugubres. On se battait encore dans l'obscurité autour des Halles. Les troupes bivouaquaient sur le boulevard, et derrière l'alignement des feux trouant le brouillard de lueurs rougeâtres, les soldats buvaient et mangeaient à quelques pas de la jonchée des cadavres. Ce n'était pas, comme l'ont raconté certains récits exagérés, l'orgie après le massacre. Mais c'était l'épaisse satisfaction d'appétit d'êtres jeunes, insouciants, gais même, qui avaient faim et soif et qui maintenant pouvaient boire et manger. Ce rapprochement entre la vie et la mort, ce voisinage des victimes et de ceux sous les coups desquels elles étaient tombées, créaient un contraste, dont le souvenir fera grande impression, lorsque plus tard, au déclin de l'Empire, s'ouvrira devant l'opinion le procès du Coup d'État. Au cours de la nuit, on enleva du boulevard un certain nombre de cadavres, qui furent transportés dans la cité Bergère, alors fermée de grilles. Le lendemain, d'autres furent inhumés au cimetière Montmartre.

A ceux qui n'avaient pas encore été reconnus par les familles, on laissait le visage découvert, ce visage qui gardait le masque d'effroi des morts violentes. En totalisant le nombre des victimes de ces deux néfastes journées, on arrive au chiffre de six cents tués ou blessés, dont deux cents pour la troupe et une centaine au moins de victimes inoffensives, parmi lesquelles les listes officielles mentionnent neuf femmes et un enfant.

On voit quelle était l'erreur du général Magnan lorsqu'il parlait de la leçon qu'il infligerait aux émeutiers. Dans le total des victimes, ils figuraient pour moins de moitié. On voit encore quelle faute avaient commise Morny et Saint-Arnaud, en croyant qu'une bataille des rues rendrait le succès plus décisif. Dès le 2 Décembre, ce succès semblait acquis. On se rappelle à quelle indifférence s'étaient heurtés les représentants qui, dans la matinée du 3, avaient voulu soulever le faubourg Saint-Antoine, quels efforts et même quelles inventions de fausses nouvelles avaient été nécessaires pour recruter péniblement un maigre effectif de douze cents combattants. Même parmi les députés montagnards d'opinions avancées, même parmi ceux considérés comme des entra heurs d'hommes, il y avait de grandes hésitations. Maupas conte que le 2 ou le 3, il reçut la visite d'une dame C...[1], femme d'un député montagnard. Monsieur le Préfet, disait-elle, une nuée de bandits entoure mon mari. Ils lui demandent de se mettre à leur tête, ils le feront tuer. Monsieur le Préfet, je vous en prie, faites arrêter mon mari... Si, pendant les douze heures de la nuit du 2 au 3, si pendant les quinze heures de la nuit et de la matinée du 4, une partie des cinquante mille hommes de l'armée de Paris avait été employée comme l'avait demandé Maupas, il est vraisemblable qu'il n'y eût eu ni soulèvement, ni barricades.

Aussitôt après le Coup d'État, ces erreurs, ces fautes, semblèrent amnistiées par la réussite, effacées par le plébiscite qui, quinze jours plus tard, assurait à Louis-Napoléon, par sept millions et demi de suffrages, dix années de pouvoir presque absolu. Au déclin de l'Empire, elles apparurent comme ces tares physiologiques qui restent inaperçues tant que l'organisme demeure vigoureux, et qui se révèlent lorsqu'il s'affaiblit. En novembre 1868, au cours du procès intenté au journal qui avait ouvert une souscription pour ériger un monument à Baudin, Gambetta défenseur de l'un des accusés pouvait en plein tribunal parler de l'effrayante tragédie... de l'exhumation des spectres de Décembre 1851, de ce qu'il y avait de larmes et de sang dans cette date... sans que ces expressions, qui eurent un immense retentissement, parussent exagérées.

 

Un coup d'État n'est excusable que lorsqu'il apporte une amélioration dans le gouvernement d'un pays. C'est, appliquée à un peuple, l'opération chirurgicale, pénible, douloureuse, sanglante, dont on oublie bien vite la brutalité, lorsqu'elle est suivie de la guérison ou du soulagement du malade. Après trois années d'application, la constitution du 4 novembre 1848 s'était révélée bien insuffisante. Qu'allait être celle que faisait pressentir le coup de force du 2 Décembre 1851 ?

Il était facile de prévoir qu'elle rappellerait la Constitution de l'an VIII, rédigée sous l'inspiration de Bonaparte. En effet, comme elle, elle rétablissait le pouvoir personnel. S'appuyant sur le vœu national exprimé par le plébiscite postérieur au Coup d'État, elle le-confiait pour une période de dix ans à Louis-Napoléon. Initiative exclusive des projets de loi, commandement de la force armée, nomination à tous les emplois, choix de ministres responsables devant le chef de l'État seul et non devant une Assemblée élue, tels étaient les principaux attributs qui attachaient à la présidence de la République, rajeunie et transformée, une puissance considérable. Certainement, le Président de la République de 1852 était bien plus puissant que l'Empereur libéral des dernières années du règne.

Cette constitution de 1852 offrait avec celle de 1848 le plus accentué des contrastes. Tout d'abord, dans La forme. En 1848, le texte constitutionnel comprend 116 articles, sans compter le préambule imprégné de l'humanitarisme un peu candide de quelques-uns de ses rédacteurs. En 1852, le texte se condense en 58 alinéas. En 1848, la Chambre comprend 750 représentants. La Constitution de 1852 limite le nombre des députés à 261 — un député pour 35.000 électeurs —. Aux termes de la Constitution de 1852, les députés discutent et votent les projets de lois. Mais le droit de discussion se réduit à bien peu de chose ; car le texte des projets parvient à la Chambre rédigé d'avance par le Conseil d'État, et tout amendement au texte primitif doit être soumis en dernier ressort au Conseil d'État, qui conserve le droit de le rejeter et d'interdire qu'il soit remis en délibération.

Que ce régime autoritaire ait eu des inconvénients, cela n'est pas douteux. Quels sont donc le régime, l'institution humaine dont on puisse dire qu'ils sont parfaits ? Mais ce qui ne parait pas douteux non plus, c'est qu'il présente certains avantages. Et d'abord il relevait le principe d'autorité, singulièrement affaibli par la Constitution précédente. A ce principe d'autorité s'associait le principe de la responsabilité. Une des erreurs les plus répandues et dont les répercussions sur l'histoire contemporaine sont incalculables, c'est de croire que la méfiance et l'amoindrissement du pouvoir personnel représentent un progrès. Il serait plus exact de dire que c'est le contraire qui est vrai. Mais on confond trop fréquemment le pouvoir personnel et le despotisme, qui sont deux conceptions très distinctes. Qu'il s'agisse du négoce le plus modeste ou de l'industrie la plus puissante, que ce soit dans la plus humble des communes ou dans l'ensemble de la nation, le pouvoir personnel est un élément d'activité convergente que rien ne remplace. Sans le pouvoir personnel de grands rois de grands ministres ou de grands tribuns, une nation comme la France eût-elle pu se constituer, ou échapper aux périls de dissolution ?

D'autre part, il ne serait pas difficile de démontrer, par des exemples tirés de l'histoire, que, sous un gouvernement faible, un peuple a souvent moins de liberté que sous un gouvernement ferme et sévère. En effet, l'autorité qu'un chef d'État ou un ministre laissent échapper de leurs mains défaillantes se transforme et se subdivise. Des organisations occultes — fonctionnarisme, fiscalité, trusts industriels, syndicats financiers, équipes de politiciens, comités électoraux, etc., etc. — s'en emparent et s'en disputent les lambeaux au détriment de l'individu, du simple citoyen, qui se sentent gênés, molestés, par de petites tyrannies, anonymes et insaisissables, plus tracassières que ne pourrait l'être un Pouvoir Central, assez intelligent pour comprendre qu'il s'aliénerait l'opinion publique en gouvernant par l'arbitraire et l'injustice.

Une amélioration indiscutable apportée par la Constitution de 1852, c'était l'attribution exclusive au Conseil d'État de la rédaction des textes de lois, mesure excellente, confiant à la compétence d'un corps recruté par sélection une besogne à laquelle est mal préparée une Assemblée élue, étrangère à l'étude du droit. Que de lois mal charpentées, difficilement applicables, déviées de leur principe par la surenchère des amendements, sont de nature à faire regretter que le Conseil d'État n'ait pas conservé dans toute son ampleur ses attributions législatives ; ce serait nier l'évidence que de le méconnaître.

Tout en restituant au peuple le suffrage universel, Louis-Napoléon avait réduit considérablement le pouvoir des élus. Et même sur les sujets dont le droit de discussion était conservé aux députés, non seulement la Constitution, mais même l'aménagement des locaux parlementaires restreignaient au minimum les manifestations oratoires. Lorsque la nouvelle Chambre se réunit en mars 1852, elle remarqua avec surprise que la tribune avait disparu de la salle des séances. C'était une innovation empruntée aux mœurs anglaises ; car à la Chambre des Communes les orateurs n'ont pas de tribune. Au temps où, de sa prison de Ham, Louis-Napoléon collaborait anonymement à un journal de province, le Progrès du Pas-de-Calais, il avait mentionné parmi les améliorations à introduire dans la pratique du parlementarisme cette suppression de tribune. Il serait à désirer, disait-il dans un article de septembre 1843, que chaque député parlât de sa place. Avec une tribune, une Chambre ressemble à un théâtre, où les grands acteurs seuls peuvent réussir. La tribune assure surtout le triomphe des avocats.

Jusqu'à l'entrée en vigueur de la nouvelle Constitution, ou plus exactement jusqu'à l'ouverture de la session parlementaire fixée au 29 mars 1852, le Prince Président disposa d'une dictature sans contrôle, et par des décrets-lois prit des décisions dont la réalisation immédiate frappa les imaginations par leur contraste avec les lenteurs parlementaires.

Depuis Louis-Philippe, la création des lignes de chemin de fer avait fait l'objet de nombreuses discussions devant les Chambres. L'État construirait-il et exploiterait-il lui-même ou concèderait-il le droit de construire et d'exploiter à des sociétés privées ? Les départements et les communes contribueraient-ils à la dépense, et dans quelle proportion ? Qui fixerait les tracés et les tarifs ? etc. Après la révolution de 1848, la politique vint ajouter de nouvelles causes de confusion à des discussions déjà suffisamment confuses. Le parti socialiste exprimait l'opinion que seul, l'État devait être propriétaire des chemins de fer. Rachèterait-on à l'amiable, ou exproprierait-on pour cause d'utilité publique les premières concessions ? A quel taux et avec quelles ressources indemniserait-on les actionnaires ? Beaux sujets de débats stériles, où s'affrontait le choc des opinions, sans autre résultat que de retarder considérablement l'extension du réseau français. Et cependant les études techniques étaient suffisamment avancées, les capitaux étaient offerts. Le 5 janvier 1852 un décret-loi concéda à une société privée la construction et l'exploitation de la ligne de Paris à Lyon.

Même rapidité de décision pour l'organisation des sociétés de Crédit foncier. Depuis trois ans, l'Assemblée Constituante, puis la Législative, puis le Conseil d'État, multipliaient examens, avis, rapports, sans arriver à une réalisation pratique. Un décret du 28 février codifia les principes auxquels, sous le contrôle de l'État, seraient soumises les banques foncières consentant des prêts remboursables par annuités, banques dont deux années plus tard la réunion constituera un Crédit Foncier unique pour l'ensemble du territoire français.

Monts de piété, secours mutuels, etc., firent également l'objet de décrets, indices de l'attention que Louis-Napoléon apportait à toute institution philanthropique. Mais l'opération la plus audacieuse, qui constituait presque une innovation dans la législation financière, fut la conversion des fonds d'État 5 % en 4 ½. Bien timidement sous la Restauration, on avait fait un essai de conversion facultative dont le bénéfice avait été presque insignifiant. A cinq ou six reprises sous le règne de Louis-Philippe, les Chambres avaient été saisies de projets de conversion, qui tous avaient été rejetés par la Chambre des Pairs. Au cours des diverses discussions, certains orateurs avaient même soutenu que l'État, débiteur d'une rente dite perpétuelle, ne pouvait sans illégalité modifier le taux d'intérêt de sa dette. Ils se trompaient, mais leur erreur est l'indice de scrupules que ne connaissent guère les États modernes, qui, sous les noms de stabilisation, abandon de l'étalon d'or, moratoires, etc., dissimulent l'altération de leur monnaie, la faillite de leurs promesses et la violation de leurs engagements. Aussitôt après le Coup d'État, une hausse sensible ayant porté le 5 % au-dessus du pair, le Prince Président crut que le moment était venu d'effectuer une conversion d'intérêts et, par décret, mit les porteurs de rente dans l'alternative d'opter entre le remboursement de leur capital au pair et l'acceptation d'un nouveau titre diminuant leur revenu d'un demi pour cent. L'opération était légitime, mais elle était hasardeuse. En quelques jours, il y eut effondrement des cours et l'on put craindre que le remboursement au pair transformât le bénéfice escompté en perte pour le Trésor. Le Gouvernement fit appel aux grandes banques, aux sociétés concessionnaires des Chemins de fer, qui furent mises en demeure de soutenir artificiellement les cours et grâce à cette collaboration, l'opération put être menée à bonne fin. C'était la mise en action de la méthode consulaire énergique, autoritaire, un peu arbitraire, qui certes ne peut être employée en toute occasion, mais qui, dans certains cas, apporte l'avantage des réalisations rapides.

Le Prince Président mettait à profit les dernières semaines de dictature pour amorcer les grands travaux qui, quelques années plus tard, devaient transformer Paris. Après la période du règne de Louis-Philippe, pendant laquelle l'économie, la parcimonie, semblaient avoir été le souci principal de l'édilité parisienne — le plus important travail de voirie avait été le percement de la rue Rambuteau —, l'ardeur dictatoriale de Louis-Napoléon séduisait à la fois par sa nouveauté et sa hardiesse. Un contemporain, appartenant à l'élite intellectuelle, le docteur Menière, médecin en chef des Sourds-Muets, gendre du savant Becquerel, ami ou familier de Lamartine, de Sainte-Beuve, de Balzac qui, sous un nom supposé, en avait fait un personnage épisodique du roman La Peau de Chagrin, le docteur Menière écrivait dans son journal à la date du 14 mars 1852 : Paris se transforme. On démolit en grand et la ville dépense des millions pour percer de grandes rues. La nouvelle rue de Strasbourg, qui viendra aboutir sur le boulevard entre les portes Saint-Denis et Saint-Martin, sera, dit-on, prolongée jusqu'au quai. En vérité, je me demande pourquoi l'ancien gouvernement n'a pas eu l'habileté de faire travailler les ouvriers comme le fait le Prince Président. Outre qu'il embellit Paris et s'attache la bourgeoisie, il devient très populaire parmi les ouvriers.

Mais parmi les décrets-lois de la période dictatoriale, il en est un qui laissa la plus mauvaise impression, ce fut celui qui annulait la donation faite par Louis-Philippe à ses enfants, deux jours avant d'accepter la couronne.

Sous l'ancien régime, un usage immémorial maintenait la tradition qu'en montant sur le trône le Dauphin devait abandonner à l'État tous ses biens personnels et la règle semblait toute naturelle au temps où les rois étaient assurés de rester jusqu'à leur mort en possession de la souveraineté. A l'avènement de Louis XVIII, le principe n'avait pu recevoir d'application, le nouveau roi n'ayant au retour de l'exil aucune fortune personnelle ; mais à sa mort, les biens composant sa succession avaient fait retour à l'État. C'était la remise en vigueur de la tradition d'ancien régime.

Depuis qu'il était rentré en France, Louis-Philippe avait pu recouvrer une partie importante de l'énorme fortune laissée par son père et comme il était fort bon administrateur, il avait en quinze ans reconstitué un patrimoine considérable. Allait-il l'abandonner au domaine public ? II savait fort bien, instruit par l'expérience des quarante dernières années, qu'en acceptant la royauté, il s'aventurait sur un terrain mouvant et semé d'embûches. Il mit donc en sûreté la majeure partie de sa fortune en la faisant passer par donation sur la tête de ses enfants. Cependant, il avait respecté la tradition dans une certaine mesure en abandonnant à l'État ce qui, dans le patrimoine de la famille d'Orléans, constituait les apanages, c'est-à-dire tt ce qui restait des biens donnés par Louis XIV à son frère, Philippe d'Orléans. Quant au surplus provenant de successions, d'acquisitions ou d'économies, il l'avait mis prudemment en sûreté. Une loi de 1832 avait validé la donation faite à ses enfants.

Sous le prétexte que l'État avait été frustré, la donation faite par Louis-Philippe fut annulée par décret de janvier 1853. Les biens qui en faisaient l'objet et qui, selon certaines évaluations, représentaient une quarantaine de millions, furent saisis et dévolus à des institutions de bienfaisance ou d'intérêt général, secours mutuels, logements ouvriers, crédit foncier, retraites pour ecclésiastiques infirmes, etc.

A quelle inspiration avait cédé le Prince Président en répondant à une prétendue illégalité par une illégalité véritable ? Intérêt politique ? Le calcul eût été bien décevant, car le décret de spoliation fut mal accueilli par l'opinion ; quatre ministres, dont Morny, démissionnèrent. Des orléanistes ou légitimistes qui volontiers se fussent ralliés au nouveau régime s'en éloignèrent au moins momentanément. De ce nombre était Dupin, qui, en qualité d'exécuteur testamentaire de Louis-Philippe, ne pouvait se dispenser de protester. Comme il avait de l'esprit, on lui attribua un mot qui eut grand succès : Ce décret ?... le premier vol de l'Aigle...

C'est, semble-t-il, dans certains traits du caractère de Louis-Napoléon qu'il faut chercher l'explication de cette mesure malencontreuse. Fortement imprégné pendant sa jeunesse des théories socialistes — et nous rappelons que le mot socialisme avait alors une signification bien plus accentuée que de nos jours — Louis-Napoléon n'attachait pas à l'idée de propriété un sens absolu, d'une intransigeance n'admettant ni limitation ni atténuation du principe. De cette conception un peu flottante, nous trouvons la preuve dans quelques-uns de ces souvenirs anecdotiques, qui se rattachent à l'histoire de Napoléon III et aident à saisir certains aspects de sa physionomie morale.

Un jour, dans un de ses voyages officiels en Bretagne, le Prince Président, accompagné du comte de Falloux, alors ministre de l'Instruction publique, revenait de Nantes à Angers en voiture. Après plusieurs heures de voyage, la conversation devenait un peu languissante et pour la soutenir chacun rappelait quelques incidents du voyage.

J'emporte de Nantes un véritable regret, dit tout à coup Louis-Napoléon, c'est celui d'avoir injustement affligé un honnête homme. C'est un maire de village, auquel, sur la recommandation du Préfet, j'apportais la croix de la Légion d'Honneur. Au lieu de me remercier, le bonhomme entame une histoire d'arriéré de pension militaire et en sollicite la restitution. Je lui ai fait sentir un peu durement que sa demande était déplacée. Mais voilà que, quelques heures plus tard, j'apprends du Préfet ce que désirait ce brave maire. Il ne réclamait son arriéré que pour le remettre aux institutions charitables de sa commune. Je l'ai fait rechercher dans Nantes pour effacer par de bonnes paroles le souvenir de mon mauvais accueil. Il avait déjà quitté la ville, et je suis désolé de n'avoir pu réparer mon erreur.

 A son tour, Falloux raconta quelques souvenirs du même genre et il en concluait que la bienfaisance prenait parfois de singuliers déguisements, tels que l'âpreté au gain, l'avarice...

Ah comme vous avez raison, répartit le Prince, on ne sait pas de quoi la charité est capable. Croiriez-vous que moi qui vous parle, j'ai volé pour donner...

Je le croirai, Monsieur le Président, quand vous aurez bien voulu me raconter par quel moyen vous avez pu mettre d'accord votre bonté et votre probité...

Eh bien, voilà ! J'étais en Suisse, chez ma mère, et j'estimais beaucoup un jeune voisin qui se destinait à l'état militaire. Il n'avait pas un sou pour acheter un étui de mathématiques, nécessaire à ses études. Ma bourse n'était pas mieux garnie que la sienne. Je montai furtivement dans la chambre du Docteur Conneau ; j'y pris une très belle boite de compas dont il ne se servait jamais et je la donnai à mon jeune ami... Cela réussit à merveille durant quelques mois ; mais un matin, Conneau vint se plaindre à ma mère en accusant un domestique et ma mère dédommagea gracieusement Conneau. (Mémoires d'un royaliste, Comte de Falloux.)

On peut rapprocher ce petit fait d'un autre, rapporté dans les Souvenirs d'Augustin Filon, précepteur du Prince Impérial : En août 1870, lorsque l'Empereur se sépara du Prince Impérial, il dit au comte Clary en lui remettant trois liasses de billets de banque : — Vous trouverez dix mille francs dans chacun de ces paquets ; c'est pour les dépenses du Prince —. A peine sorti du cabinet, Clary vérifia le nombre des billets et n'en trouva que neuf dans chaque liasse. Très ému, il retourna chez l'Empereur et lui soumit le cas. — Ah ! fit négligemment Napoléon III sans paraître autrement étonné. Alors vous n'avez que vingt-sept mille francs au lieu de trente. — Combien de fois, depuis le début du règne, avait-on ainsi rogné ses paquets ! J'ajouterai qu'on dérobait sur sa table de nuit les pièces d'or qu'il y déposait le soir en vidant les goussets de son gilet. Il finit par s'en apercevoir, mais hésitait à punir ou même à congédier le coupable.

Comprend-on maintenant comment l'homme qui apportait une telle négligence dans les questions d'argent pouvait avoir des idées un peu vagues sur les limites du droit de propriété et ne le considérait pas comme un dogme intangible ? Il éprouva d'autant moins de scrupules à confisquer par décret les économies de Louis-Philippe qu'il estimait qu'un souverain ne doit pas thésauriser et c'est par application de ce principe que lui-même considérait comme un devoir de conscience de dépenser la presque totalité de sa liste civile. En 1861, dans un de ces accès de mauvaise humeur dont il était coutumier, le prince Jérôme avait écrit à l'Empereur que, s'étant convaincu qu'il n'avait pas d'avenir politique en France, il avait l'intention de voyager en Italie et d'y résider pendant quelque temps auprès du Roi, son beau-père. Dès le lendemain, Napoléon III répondit par une lettre sévère : ... En ce cas, tu perdrais ton apanage ; car le pays ne donne pas un million de revenus à un Prince pour qu'il le dépense à l'étranger. Même le simple légionnaire est obligé de dépenser ses 250 francs de rente en France. (Lettre du 19 février 1861.)

Terminons ici cette longue digression. Elle nous a paru de quelque utilité, non pas pour excuser le décret de confiscation de janvier de 1852, mais pour expliquer qu'avec son caractère et ses idées, Louis-Napoléon n'ait pas cru commettre un abus de pouvoir en le signant.

 

 

 



[1] Les mémoires de Maupas ne donnent qu'une initiale. D'autres récits indiquent que l'incident mentionné par Maupas se rapporterait à Crémieux ancien membre du Gouvernement provisoire de 1848 et futur membre du Gouvernement de la Défense Nationale de 1870.