La rage de Néron contre les chrétiens allait toujours croissant ; il les regardait comme des ennemis mortels ; il étendait la persécution aux provinces, et d'anciennes inscriptions racontent, dans leur langage authentique, comment le tyran se glorifiait, lorsqu'il croyait avoir extirpé dans une contrée ce qu'il appelait la superstition nouvelle. Les édits qu'il porta contre les fidèles atteignirent la perfection du genre ; car ses imitateurs, pendant trois siècles, n'eurent besoin, chaque fois qu'ils voulurent sévir contre les disciples du Christ, que de les viser de nouveau. D'ailleurs il avait de dignes ministres dans Tigellinus, dans Hermès, dans cette foule infâme d'affranchis qui applaudissaient à ses cruautés, se réjouissaient de partager ses crimes, et s'enivraient du sang des victimes. Marcus Plautius ne pouvait guère espérer d'échapper à la haine ardente et toute-puissante qui poursuivait ses frères. D'ailleurs le jeune prêtre, formé à l'école des apôtres et par les soins d'une noble mère, aspirait au martyre ; il brûlait encore plus de verser son sang pour Jésus-Christ que Néron de le répandre. Connu depuis longtemps comme chrétien, signalé maintes fois comme tel à César, honoré des ressentiments inexorables de Tigellinus et d'Hermès, il n'avait été épargné jusqu'alors que par une sorte de miracle. Nul moins que lui n'avait plis sein de se dérober aux émissaires du prince, aux délateurs, aux faux frères. Il s'était appauvri à secourir de ses biens les membres souffrants et indigents de l'Église ; il se dépensait lui-même sans cesse, pour gagner des âmes à Jésus-Christ. Linus le comptait parmi ses plus utiles et ses plus vénérables auxiliaires. Le souverain pontife, successeur de Simon Pierre, voyant que la persécution ne se ralentissait pas, décida que l'Église descendrait aux catacombes, vastes souterrains qui s'étendaient sous la campagne romaine, et dont les nombreux méandres, les issues multipliées, permettaient de se dérober facilement aux recherches. Plusieurs maisons isolées des faubourgs transtibérins furent aussi désignées comme lieu de rendez-vous. Le vieillard auguste qui présidait aux destinées de l'Église pourvut à toutes les nécessités de la situation avec une rare prudence ; il veillait avec une tendre sollicitude sur le troupeau que le Seigneur lui avait confié en des jours si difficiles. Veturius, le misérable parasite, qui s'était fait le
délateur des chrétiens, avait perdu, depuis un an, ses deux plus jeunes
enfants, âgés l'un de trois ans, l'autre de quatre. Ces coups, qui frappaient
sa famille, ne l'affligeaient guère ; c'étaient, comme il n'avait pas honte
de le dire, deux bouches de moins ; car, malgré l'or volé durant l'incendie,
malgré les sommes considérables qu'il avait touchées à différentes reprises
pour prix de ses délations, le client de Tigellinus était toujours besogneux
et sa maison dans la détresse. Les tavernes engloutissaient en peu de temps
le fruit du crime ; Veturius se dégradait de plus en plus. Heureusement les
jeunes enfants que Dieu venait de lui reprendre avaient reçu le baptême par
les soins de Coralia. L'infortunée, désespérant de ramener son mari à de
meilleurs sentiments, instruite d'ailleurs en partie de l'infâme métier qu'il
faisait, se contentait d'offrir au ciel ses souffrances, et supportait en
silence les mauvais traitements et même les coups dont parfois il
l'accablait. Il lui reprochait sa foi chrétienne, la menaçait souvent de la
traîner devant les tribunaux, et de l'y faire condamner ; mais elle demeurait
impassible devant ces outrages. Veturius, qui continuait son office de
délateur, ayant dénoncé comme ennemi du prince et livré à la mort le fils
aîné d'un riche plébéien, celui-ci crut se langer du parasite en accusant sa
femme d'être chrétienne. Assurément, s'il eût connu les sentiments intimes du
client, il eût pris un autre moyen de le punir. Quoi qu'il en soit, cette
affaire causa un moment de frayeur à l'ancien habitant de la Suburra. Appelé
devant le préfet du prétoire, il se présenta, inquiet, à son tribunal.
Tigellinus l'accueillit avec un visage sévère, et Veturius savait par
expérience que l'inimitié de son patron équivalait à un arrêt de mort. Il
avait beau chercher dans sa vie quelle vertu il avait pratiquée, quel bien il
avait fait, il ne parvenait pas à découvrir de quelle bonne action il s'était
rendu coupable. Il comparut néanmoins en tremblant devant le redoutable
favori de Néron ; car il était aussi lâche devant les puissants
qu'impitoyable envers les faibles. Qu'ai-je entendu
dire, Veturius ? demanda le préfet d'une voix sombre ; ta maison est infectée de chrétiens, et tu oses te faire
le délateur des autres, quand tu gardes le silence sur ceux qui vivent dans
ton intimité ? Le parasite demeura interdit à cette brusque interpellation. Plusieurs fois il avait avoué à Hermès que Coralia était chrétienne ; mais l'affranchi n'avait pas paru y attacher d'importance. Voyant qu'il ne répondait pas, Tigellinus reprit avec impatience : Qu'as-tu à dire pour ta justification ? Parle, ne me fais pas attendre. Le malheureux, plus mort que vif, allégua qu'il habitait rarement sa maison, étant souvent occupé au service du prince. Mais Tigellinus, qui sans doute ne voulait que l'effrayer, insista. Est-il vrai, oui ou non, que ta femme soit chrétienne ? A cette question précise, Veturius, de plus en plus alarmé, tomba aux genoux du farouche vieillard, et s'écria en les embrassant : Pardonnez-moi, Tigellinus, ma coupable négligence envers Coralia. Mais en la faisant arrêter, comme c'était mon devoir, je l'avoue, je me serais trouvé dans un cruel embarras. — L'obéissance à César ne souffre point ces calculs ; les considérations particulières doivent toujours céder devant les volontés du prince. — Je le sais, mais j'ai des enfants encore jeunes. — Quels rapports y a-t-il entre tes enfants et le crime de ta femme ? — Mes enfants ne sont pas en âge de se suffire ; ils ont besoin de leur mère. — Es-tu donc dans la détresse ? ne jouis-tu pas d'une honnête aisance ? — Hélas ! il s'en faut, soupira Veturius ; la misère, comme d'habitude, est assise à mon foyer. — Tu ne parles pas sérieusement, j'imagine ; tu me donnes là une mauvaise excuse ; prends-y garde, ma patience a des bornes. — Je vous jure, Tigellinus, que je dis la vérité. — Qu'as-tu donc fait alors des sommes énormes que tu as touchées ? On t'a payé largement chaque fois que l'on a réclamé tes services, et tu te plains aujourd'hui de la pauvreté ! — Je suis peu habile à gérer les biens dont la fortune me gratifie de temps en temps. Le préfet du prétoire comprit sans peine que le parasite ne le trompait pas ; il le connaissait, du reste, pour un habitué des tavernes les plus mal famées. Il était loin de lui faire un crime de ces relations honteuses ; c'est dans ces bouges que Veturius avait recruté les bandes d'incendiaires ; là encore, quand il le fallait, il trouvait des émissaires pour donner la chasse aux chrétiens. Pourtant Tigellinus reprit : N'importe, il faut que cette situation scandaleuse ait un terme le plus tôt possible. — Puisqu'il en est ainsi, répondit le client, veuillez ordonner que ma femme comparaisse devant les juges. — A la bonne heure. Je vois qu'on peut compter sur toi. — A la vie, à la mort, reprit Veturius avec emphase. — A la vie, je n'en disconviens pas ; mais à la mort, ce n'est pas aussi sûr. Va donc, sois fidèle ; j'aviserai à ce que tout se passe pour le mieux. Le soir même de cet entretien, Coralia fut arrachée à sa pauvre demeure et à ses malheureux enfants au désespoir. Traînée devant les juges, elle y confessa courageusement la foi de Jésus Christ ; elle fut condamnée au dernier supplice, après avoir subi sans se plaindre d'horribles tortures. Elle mourut en priant Dieu de faire miséricorde à son mari, et de ne pas permettre que ses enfants fussent victimes de la corruption du monde. Les vœux de la martyre furent en partie exaucés. Ses enfants, recueillis par une famille chrétienne à laquelle une esclave de Marcus Plautius les confia, à l'insu de Veturius, qui ne se mit aucunement en peine de leur disparition, ne tardèrent pas à quitter la terre pour aller rejoindre leur mère dans la gloire des cieux. Les chrétiens, sous le coup de poursuites incessantes, prenaient leurs mesures pour échapper aux bourreaux et à une destruction complète. Les uns quittaient Rome ; d'autres demandaient un asile aux faubourgs, aux quartiers extrêmes de la ville ; d'autres enfin passaient leur vie dans les catacombes. De leur côté, les ministres de César répondaient à ces précautions en organisant l'espionnage et la délation sur de larges bases. A l'ordre de Tigellinus, Veturius parcourut les tavernes qu'il connaissait si bien ; il ramassa la plèbe la plus infime de Rome : affranchis ruinés, citoyens livrés à tous les désordres, étrangers sans aveu, écume de l'humanité, réfugiés dans la capitale du mode pour s'y livrer à l'aise au vice et au crime. Avec l'or du préfet du prétoire, le parasite acheta de nombreux agents qui reçurent pour unique mission de traquer les chrétiens. Quant à Veturius, d'après le conseil d'Hermès, il tenta de jouer de nouveau le rôle de faux frère, en pénétrant dans les réunions chrétiennes. Ce n'était pas chose facile ; mais le misérable, à force de ruses, parvint à obtenir des renseignements ; il sut qu'une maison isolée, bâtie sur l'autre rive du Tibre, recevait quelquefois les chrétiens et leurs chefs. C'en là assez pour lui. Il épia cette habitation jour et nuit, et parvint un soir à s'y introduire. Il y retrouva plusieurs de ses anciennes connaissances, entre autres Marcus Plautius et Pomponia Græcina. Marcus connaissait en partie le rôle exécrable joué par Veturius ; il savait qu'il n'avait jamais eu l'intention de se faire chrétien, qu'il avait abusé Philoxène, qu'il l'avait trompé lui-même, et qu'il s'était fait l'agent détestable de Tigellinus et d'Hermès. Le jeune prêtre ne pouvait plus douter, sur la foi des informations précises qui lui avaient été données, que le parasite ne fût un des ennemis le plus dangereux des fidèles. En le voyant reparaître à l'improviste dans une réunion secrète de chrétiens, il ne se fit aucune illusion, et regarda comme certain qu'il ne venait que pour trahir. Aussi, avant que Veturius eût pu se rendre compte des personnes présentes, tandis qu'il se tenait encore sur le seuil de la salle, attendant d'être admis comme autrefois, Marcus donna un signal ; à l'instant les fidèles se dispersèrent, la salle demeura vide, et le parasite resta seul en face du jeune prêtre. Celui-ci aborda résolument le faux frère ; fixant sur lui un regard sévère qui semblait fouiller jusque dans son âme, il lui dit : Que viens-tu faire ici, Veturius ? Qui t'envoie parmi nous ? — Je suis venu de moi-même, répondit le misérable ; je voudrais bien prier avec mes frères. — Nous tes frères ! s'écria Marcus, qui ne put réprimer son indignation. Mais il s'arrêta subitement, laissa échapper un douloureux soupir, et reprit : Oui, nous te traiterons en frère, nous te pardonnerons, car le Seigneur l'ordonne, quoique tu aies dessein de nous donner le baiser de Judas et de nous livrer à la mort. Le parasite voulut protester et dire que le jeune prêtre lui faisait injure ; Marcus l'interrompit. Je te connais, continua-t-il. C'est toi qui as conduit dans Rome les bandes d'incendiaires. Tu étais payé pour cela par Tigellinus. Réponds : est-ce vrai ? Veturius garda le silence, et baissa la tète sous le poids de cette accusation formelle. C'est toi encore qui as dénoncé Paul, ce grand ami du Christ, comme ayant pris part au complot de Pison. César, convaincu par la noble et éloquente défense de l'Apôtre, hi a fait grâce ce jour-là. Ce que je dis est encore l'expression de la plus exacte vérité. Peux-tu contester ce que j'avance ? Le parasite, dominé, écrasé par l'accent imposant de Marcus, se tut encore. Ton silence, reprit le prêtre, confirme mes accusations. Ce n'est pas tout ; je n'ai pas fini. Non content de t'être souillé de ces crimes, tu as encore trempé tes mains dans le sang de nos frères, en les dénonçant comme coupables de l'incendie que toi et tes pareils aviez allumé. On a payé cher tes délations, je ne l'ignore pas. Si tu t'es vendu, je conviens que c'est à un prix élevé. Tu comprends facilement maintenant pourquoi je suis étonné de ta présence dans nos assemblées, et pourquoi aussi nous refusons de t'y admettre. Le client de Tigellinus avait pâli sous le regard enflammé de Marcus ; son visage défait, l'embarras extrême de son attitude, attestaient l'humiliation qu'il subissait. Il faisait un pas pour se retirer et échapper à Marcus ; mais celui-ci le cloua à sa place en ajoutant : Arrête un instant encore, malheureux ; car je n'ai pas tout dit ! — Que voulez-vous de moi ? demanda le parasite d'une voix sifflante. — Je tiens en ce moment à formuler une partie des accusations qui retentiront contre toi au tribunal de Dieu, si tu ne te repens et ne fais pénitence. Père dénaturé, par ta mauvaise conduite tu as ouvert avant l'heure les portes de la tombe à tes jeunes enfants, qui sont morts de misère. Tu as livré ta femme aux bourreaux, la vertueuse Coralia, qui maintenant jouit dans le ciel de la juste récompense due à ses mérites. Ensuite tu as abandonné tes derniers enfants, qu'un de nous a recueillis par charité. — Mes enfants, que sont-ils devenus ? interrogea le client. — Dieu les a soustraits à tes mauvais exemples, à tes fureurs ; il les a retirés à lui. Il y eut un silence, pendant lequel le parasite laissa voir quelque émotion ; mais ce fut chez lui un instant d'oubli ; il leva son œil hardi sur Marcus, comme pour le défier. Un dernier mot, dit le jeune prêtre en retenant le client, qui se retournait pour partir. Aujourd'hui, Veturius, tu cherches à ravager la vigne du Seigneur ; mais nous ne te craignons pas. Le jour des vengeances divines sonnera pour toi ; tu seras traité selon tes œuvres. Tu peux te retirer, je te laisse libre. Veturius ne se fit pas répéter deux fois l'invitation ; il sortit de là ne se possédant plus de rage. Pour la première fois il se sentait en proie à une passion plus ardente que celle de l'orgie et de l'argent. Il jura de faire payer cher à Marcus la dure leçon qu'il venait de lui adresser. J'ai travaillé jusqu'ici, murmurait-il à haute voix, pour le compte des autres ; j'agirai pour le mien désormais. Je me vengerai d'une manière éclatante. Il courut chez Tigellinus, où il trouva Hermès. L'affranchi, le voyant le regard effaré, pâle, hors de lui, ne sut d'abord que penser. Et comme le parasite demeurait sans voix : Qu'as-tu, Veturius ? demanda-t-il. D'où viens-tu à cette heure ? — J'ai fait une expédition à l'entrée de la nuit : je me suis hâté de vous en rendre compte. — Je suppose, à ton air, à l'accent de ta voix, que tu as couru des dangers. — Ce n'est pas cela que je veux dire, j'ai fait une découverte importante. — S'agit-il des chrétiens ? — Oui, je connais une de leurs retraites ; car j'y ai pénétré moi-même. — Où est ce refuge ? parle vite, que nous envoyions des soldats. — Écoutez-moi d'abord ; je n'ai pas fini. — Qu'y a-t-il de plus ? Explique-toi sans longueurs ; le temps est précieux. — J'ai découvert, comme je vous
l'ai dit, une maison où se rassemblent les chrétiens, mais j'y ai été reconnu
avant d'avoir pu constater quelles étaient les personnes présentes, excepté
une seule. — Tu n'auras pas été prudent. — Au contraire ; je crois avoir joint la prudence à l'habileté. — Trêve de détails, dit Hermès impatienté ; arrive au fait, et raconte-moi ton expédition. — Je me suis présenté comme chrétien ; l'introducteur m'a d'abord admis sans difficulté. — Tu as réussi, alors ? — Non, j'ai échoué. Je vous ai dit tout à l'heure que je n'avais pu constater quelles étaient les personnes présentes dans cette maison, excepté une seule à qui j'ai parlé. — Cela me paraît étrange. Qui a pu t'empêcher de voir, puisque tu étais parvenu à t'introduire ? — J'ai été arrêté au seuil de la salle comme faux frère et comme espion. Hermès, à ces mots, fit entendre un ricanement strident qui déconcerta le parasite. Je ne vois pas, reprit-il, ce que ma déconvenue peut avoir de réjouissant. — Tu te gâtes, Veturius, reprit Hermès en continuant de rire et en examinant l'air piqué de son interlocuteur. Si je ne te connaissais, je dirais que tu as l'esprit mal fait. — Comment cela ? n'ai-je pas raison d'être peiné de vos moqueries ? — Quoi ! tu ne veux pas que je
m'égaie de ton incroyable naïveté ! Ne sais-tu pas qu'on ne prend pas deux
fois le gibier au même piège ? Quand on revêt sans précaution la peau de
l'agneau pour pénétrer dans la bergerie, on s'expose à être reconnu. — Cependant, vous m'aviez conseillé vous-même d'agir comme je l'ai fait. — Oui, je l'avoue. Mais c'était à toi, avant de te présenter, de t'informer s'il n'y avait pas dans l'assemblée des personnages de ta connaissance. Tu ne m'as pas nommé l'homme qui a déjoué tes plans. — C'est Marcus Plautius. — Je m'en doutais. — Aussi, je l'ai juré, et je renouvelle ici mon serment, il faut qu'à tout prix je mette la main sur lui. Je ne serai satisfait qu'après l'avoir fait prendre. — Fort bien. Je suis convaincu que notre patron Tigellinus te paiera cher une semblable capture. — Cette fois, payé ou non, j'agirai de mon mieux, je vous le promets. — Je ne puis que t'encourager dans de telles dispositions. Comment t'y prendras-tu pour atteindre Marcus sans donner l'éveil ? — J'associerai à ma vengeance les nombreux émissaires avec qui je travaille. Nous ne lâcherons pas prise que nous n'ayons réussi. — Alors, reprit Hermès d'un air railleur, adieu pour le moment les popinæ, les joyeuses nuits passées avec de gais compères. — Dussé-je ne vivre, comme autrefois, pendant un an que de pain noir trempé dans le vinaigre, je réussirai. — Bon courage donc, Veturius ; bonne chance. Je ne veux pas te retarder. Hermès pouvait s'en reposer sur le parasite du soin d'éventer une trace. Veturius était un excellent limier lancé sur les pas des chrétiens. Aiguillonné par les humiliations subies, exaspéré par le langage sévère de Marcus, il se mit en campagne ; il y mit ses infâmes agents. Le jour et la nuit, sans repos, sans relâche, il parcourut avec eux les rues de Rome, fouilla les habitations suspectes, visita de même les faubourgs de la ville et jusqu'aux maisons de campagne des environs. Enfin, après deux semaines d'infatigables recherches, Veturius poussa un cri de joie féroce, comme le tigre qui bondit sur une proie longtemps convoitée. Dans une petite maison donnant sur la voie Sacrée, il découvrit Marcus Plautius, qui s'y était rendu pour consoler un malheureux qui se mourait. Le jeune prêtre, quoique venu sous un déguisement, fut reconnu d'un esclave qui se hâta de le dénoncer à Veturius. Pomponia Græcina, sa mère, s'était retirée à Tusculum dans un asile impénétrable. La noble et courageuse matrone, qui aimait son fils pour le Christ, qui le lui avait donné de si grand cœur, n'avait pas hésité à s'en séparer. Elle savait que, prêtre du Seigneur, Marcus se devait à ses frères. Lorsqu'il avait dû rentrer dans Rome, elle lui avait dit adieu avec le pressentiment qu'elle ne le reverrait plus en ce monde. Pomponia versa d'abondantes larmes, le pressa longtemps dans ses bras ; mais ce n'est pas elle, l'illustre chrétienne, qui eût jamais essayé d'affaiblir le courage de son fils ; loin de là, elle l'exhorta, en partant, à remplir généreusement, sans crainte, son devoir sacerdotal, au risque même de la vie. Marcus Plautius, sous l'escorte des soldats qui l'avaient arrêté, fut d'abord conduit devant Tigellinus, qui cumulait les fonctions de juge où de préteur avec celles de préfet du prétoire et de commandant des gardes de nuit. Veturius était là, se disposant à savourer sa vengeance et comptant bien que Tigellinus livrerait le prêtre chrétien aux tortureurs. Mais Néron, qui avait entendu parler souvent du jeune patricien, s'était réservé cette victime d'élite. Tigellinus ordonna donc de conduire Marcus devant César, non sans quelque regret ; car le féroce vieillard se plaisait à faire souffrir les victimes. Les supplices ordonnés par d'autres, de quelque raffinement qu'ils fussent accompagnés, perdaient de leur prix à ses yeux. Néron, quand Marcus comparut, était dans une salle ouvrant sur l'atrium splendide de la Maison d'Or ; plusieurs de ses favoris l'entouraient, avides de contempler le jeune patricien devenu prêtre du Christ, c'est-à-dire d'une religion qui condamnait les vices, les turpitudes, les mœurs dissolues de l'époque. Tigellinus vint prendre place à côté du prince, qui, fixant son regard farouche rempli d'une joie cruelle sur Marcus : Enfin, lui dit-il, nous avons réussi à découvrir ta retraite, ennemi de Rome et de nos dieux. — Je ne suis point l'ennemi de Rome, répliqua Marcus avec une noble assurance ; je l'aime comme on doit aimer sa patrie. Je voudrais y voir fleurir la vertu. — La première des vertus est d'obéir au prince, reprit Néron. — C'est là, César, ce que notre religion nous enseigne. Elle nous commande d'obéir au prince toutes les fois que ses ordres n'offensent point la conscience. — La seule loi de la conscience, s'écria Tigellinus, ne le sais-tu pas ? c'est la volonté de César. Le jeune prêtre ne daigna pas répondre au préfet du prétoire ; il ne leva pas même les yeux sur lui. Marcus, reprit Néron avec une douceur étudiée qui contrastait avec la féroce expression de son visage, renonce au christianisme, abandonne les superstitions étrangères, et je te comblerai d'honneurs, de richesses ; je t'accorderai une place distinguée parmi mes meilleurs amis. — J'ai peu de souci des honneurs, ô César, répondit le prêtre avec dignité, encore moins des richesses, qui nous échappent avec la vie. Je ne me sens aucune aptitude aux distinctions du palais impérial. Quant à ma foi, elle m'est chère entre tous les biens : je la préfère à toutes choses de cette terre, même à la vie. — Tu es jeune, Marcus ; à ton âge, songes-y, l'avenir est long, le lien peut être brillant, ne le sacrifie pas à des chimères. — César, je suis ici devant vous le champion de la vérité. J'aspire à des destinées immortelles, bien plus hautes et plus splendides que celles dont vous me parlez. La mort n'a rien qui m'effraie ; elle est un gain pour les disciples de Jésus-Christ ; elle les met en possession d'une impérissable couronne. Néron, désespérant de fléchir cette hauteur de langage, prononça la sentence capitale, et ordonna que le jeune chrétien périrait par le glaive. Mais, avant de quitter le palais, Marcus fit signe qu'il voulait parler. César, dit-il avec un
accent inspiré, vous avez fait périr les chefs de
l'Église, les élus du Seigneur ; vous avez trempé vos mains dans le sang des
fidèles, innocentes victimes dont Rome n'était pas digne ; la mesure est comblée
désormais. Le monde, après vous avoir souffert quatorze ans, va se retirer de
vous. Le jour est proche où la main de Dieu vengera sur votre vie les crimes
dont vous êtes souillé... On ne le laissa pas achever ; on l'entraîna en le maltraitant. Conduit hors de la ville, non loin du lieu où saint Paul avait reçu la couronne du martyre, Marcus y consomma généreusement son sacrifice ; Sa pieuse mère, semblable à celle des Macchabées, se réjouit en apprenant sa mort précieuse. Elle voulut recueillir elle-même les restes sacrés de son noble Marcus, et elle les déposa près de ceux de son époux, dans le tombeau des Plautii. L'héroïque femme survécut dix ans à ce fils, qu'elle avait tant aimé et qu'elle avait vu naître deux fois, selon le langage de l'Église, la première pour la terre, la seconde pour le ciel. De sa retraite, elle put voir le châtiment effroyable infligé par Dieu aux premiers persécuteurs des saints. En effet, Néron arrivait au terme de son abominable vie. Agé de trente-deux ans, il avait parcouru le cycle entier du crime, et réalisé les horreurs que les fables de la Grèce attribuent à de monstrueux personnages. Il était à Rome, méditant de nouveaux forfaits, quand tout à coup il apprit que Sulpicius Galba, proconsul d'Espagne, appelé dans les Gaules par les légions révoltées, venait d'y être proclamé empereur. Néron s'était tellement identifié avec le pouvoir, il avait tant osé, il s'était joué jusqu'alors avec une si incroyable impudence de la vie des citoyens sans que son autorité subît aucun ébranlement, qu'il ne put croire possible d'abord une pareille tentative. Au sénat, qui le suppliait de venir à Rome pour y organiser la défense, il répondit en raillant qu'il ne pouvait venir à la ville, parce qu'il avait mal à la gorge et que le voyage nuirait à sa belle voix. Les nouvelles s'aggravant de jour en jour, il lui fallut bien partir en toute hâte. Arrivé à la Maison d'Or, il s'entoura de ses courtisans, parmi lesquels Tigellinus tenait le premier rang. Néron, en ce moment solennel où l'empire et sa vie couraient de si tristes chances, était effrayant à voir ; toutes les fureurs de l'enfer, peintes sur sa figure, lui donnaient une atroce expression. Ayant exposé la gravité de la situation, il s'adressa au préfet du prétoire : Quel est ton avis, Tigellinus ? lui demanda-t-il. Le préfet, craignant également de déplaire au maître actuel, et de se compromettre devant celui qui pouvait supplanter Néron, répondit d'une manière évasive : que la haute sagesse de César suffirait à dicter les mesures de salut. Eh bien ! voici mon plan, reprit Néron avec un infernal sourire. Je vais envoyer tuer tous les généraux ; car ils sont ou peuvent devenir les complices de Galba. Tigellinus voulut excuser plusieurs d'entre eux, qu'il savait fidèles. Néron l'interrompit avec impatience : As-tu autre chose à proposer ? demanda-t-il sèchement. — Non. — Alors laisse-moi donc
continuer. Il faut que tous les exilés meurent ; évidemment ceux-là sont mes
ennemis et souhaitent ma déchéance. Ensuite je donnerai l'ordre d'égorger
tous les Gaulois qui sont dans Rome ; puisque leur pays est le foyer de la
rébellion, il est à craindre qu'ils ne pactisent avec elle. Enfin Hermès incendiera
de nouveau la ville, tandis qu'à l'aide de Locuste j'empoisonnerai le sénat
dans un grand festin. — Le peuple pourra murmurer, hasarda timidement Tigellinus. — Si le peuple s'avisait de trouver à redire à mes actes, répliqua Néron avec un accent qui fit trembler ceux qui l'entendirent, je lâcherais sur lui les bêtes fauves du cirque. Néron n'eut pas le temps d'exécuter ces épouvantables projets qui peignent Lien son âme atroce. Il venait de se mettre à table, le soir même de cette conférence, avec ses familiers, quand on vint lui dire que Galba marchait sur Rome. Aussitôt il se lève, renverse la table, et brise deux coures de cristal qu'il aimait : il songeait à la fuite ; mais les officiers et les soldats du prétoire refusèrent de le suivre. Après une longue agitation, il se mit au lit, et s'assoupit. Au milieu de la nuit il se réveille, effrayé par des songes funestes. Les prétoriens ne sont plus à leur poste ; Tigellinus lui-même l'a abandonné. Suivi de quelques affranchis, il va frapper de porte en porte : ses amis sont invisibles. Il revient à sa chambre ; les esclaves, les officiers ont disparu ; son lit a été pillé ; on ne lui a pas même laissé la boitte d'or qui renfermait un poison actif, préparé par Locuste. Fou de désespoir, il envoya chercher le gladiateur Spicillus pour le tuer : le gladiateur refusa de se déranger. Ici nous laisserons parler Suétone, le froid annaliste, qui a décrit avec une indifférence plus cruelle que la haine les derniers moments de Néron. Le récit de l'historien païen peut se passer de commentaire ; il éclaire d'une sinistre lumière les terribles vengeances exercées par Dieu sur le premier persécuteur de son Église, sur le meurtrier de ses apôtres et de ses saints. Néron, dit-il, voulut se jeter au Tibre, mais il s'arrêta ; et comme il
désirait pour se recueillir un lieu un peu plus retiré, Phaon, son affranchi,
lui offrit sa maison, hors de la ville, entre la voie Salaria et la voie
Nomentana, vers le quatrième mille. Il était nu-pieds et en tunique ; il
revêtit une penula (manteau à
capuchon) de couleur fanée, mit un mouchoir
devant sa figure et monta à cheval, accompagné seulement de quatre hommes,
dont l'un était Sporus. Déjà effrayé par un tremblement de terre et un éclair
qui se montra devant lui, il entendit, en passant auprès du camp, les cris
des soldats qui le maudissaient et faisaient des vœux pour Galba. Un passant
même vint à dire : Voilà des gens qui poursuivent Néron. Et un autre
leur demanda : Quelles nouvelles y a-t-il à Rome de Néron ? L'odeur
d'un cadavre jeté sur la route effraya son cheval ; ce mouvement découvrit sa
figure ; un ancien soldat du prétoire le reconnut et le salua. Arrivé au lieu
où il fallait quitter la route, ils abandonnèrent leurs chevaux au milieu des
buissons et des épines, et ce fut à grand'peine que, par un chemin semé de
roseaux et en étendant ses habits sous ses pieds, Néron put parvenir au mur
de derrière de la villa. Phaon l'exhorta de se cacher dans une sablonnière,
en attendant qu'on lui préparât les moyens d'entrer secrètement dans la
maison ; il répondit qu'il ne voulait pas être enterré vif, demeura là
quelque temps, et but dans le creux de sa main un peu d'eau de la mare voisine.
Voilà donc, dit-il, le breuvage de Néron ! Ensuite il enleva de
sa penula déchirée par les buissons les épines qui y étaient entrées,
et puis, se traînant sur les pieds et les mains par un passage étroit qu'on
venait de creuser sous terre, rampa jusque dans la cellule la plus proche, où
il se coucha sur un lit garni d'un mauvais matelas et d'une vieille
couverture. Tourmenté par la faim et la soif, il refusa néanmoins du pain
noir qu'on lui offrit, mais but un peu d'eau tiède. Chacun le pressant
ensuite de s'arracher au plus tôt aux outrages qui le menaçaient, il fit creuser
devant lui une fosse à sa mesure ; ordonna de réunir, s'il se pouvait,
quelques débris de marbre, d'apporter de l'eau et du bois pour rendre les
derniers soins à ses restes, pleurant à chaque parole, et répétant : Quel
grand artiste le monde va perdre ! Cependant arriva un courrier de Phaon, dont il saisit les dépêches ; il lut que le sénat l'avait déclaré ennemi public, et condamné au supplice des lois anciennes. Il demanda quel était ce supplice ; on lui répondit que le condamné, dépouillé de ses habits, était obligé de placer sa tête dans une fourche ; que là on le battait de verges jusqu'à ce qu'il moulût. Effrayé, il saisit deux poignards qu'il avait sur lui, en essaya la pointe, et les cacha ensuite, l'heure fatale, disait-il, n'étant pas encore arrivée ; puis il exhortait Sporus à pousser les lamentations funèbres et à se frapper la poitrine. Il suppliait un de ses compagnons de l'encourager par son exemple à mourir : il se reprochait sa propre lâcheté. Mais déjà arrivaient des
cavaliers avec ordre de le saisir vivant. Au bruit des pas, il s'écria en
tremblant : Le galop des coursiers a frappé mon oreille ![1] Enfin, aidé par Épaphrodite, son secrétaire, il se perça la gorge. Il respirait encore lorsque arriva le centurion, qui, étanchant la plaie avec son habit, feignit d'être venu le secourir. Tout ce que dit Néron fut : Il est trop tard ! et Voilà donc cette foi jurée ! Il mourut sur cette parole, ses yeux sortant de leurs orbites, et prenant un regard immobile qui fit frissonner tous les assistants. La prédiction de Marcus était accomplie : Dieu avait commencé la vengeance de son Église. Sophonius Tigellinus, le scélérat qui, après avoir enseigné à Néron les raffinements du vice et du crime, l'avait trahi, fut obligé, un peu plus tard, de se donner la mort aux bains de Sinuesse. L'infâme Hermès et Veturius furent tués par ordre d'Othon, devenu empereur pour quelques mois. La justice divine prenait en main la cause de la vérité ; elle se justifiait elle-même, pour employer le langage de l'Écriture. Dieu avait pitié du monde, dit un auteur ; les Césars et leurs complices mouraient comme les monstres, sans postérité ! FIN DE L'OUVRAGE |