MARCUS PLAUTIUS

OU LES CHRÉTIENS À ROME SOUS NÉRON

 

IX. — LES SUPPLICES.

 

 

Aussitôt après l'incendie, Néron mit à contribution l'Italie et les autres provinces de l'empire pour reconstruire son palais. Il pressura les peuples et les villes, les accabla d'exactions et les réduisit à la misère. Il trouva dans Rome d'habiles architectes, Severus et Celer, dont l'esprit inventif et audacieux répondit à ses désirs. Ces hommes demandèrent à l'art ce que refusait la nature, et se jouèrent des ressources de César. Ils se mirent à l'œuvre avec une promptitude incroyable et des légions d'ouvriers. En quelques mois le mont Palatin, le Cœlius, furent déblayés et reçurent les assises des constructions nouvelles du palais impérial ; dans son tracé on enferma un espace de deux mille mètres sur cinq cents environ, c'est-à-dire le sixième de la ville actuelle. On l'appela la Maison d'or, à cause de la richesse extraordinaire de ses décors et du luxe merveilleux déployé à l'intérieur. Jamais rien de pareil ne s'était vu dans Rome ni dans l'univers ; et c'était à la suite d'une calamité publique, qui laissait sans asile une multitude de familles, que Néron se bâtissait une telle demeure. En avant du palais on avait creusé un lac ; autour du lac s'élevaient des édifices épars qui semblaient une ville ; ils étaient destinés aux esclaves, aux nombreux affranchis du prince, aux soldats qui veillaient sur sa vie. Entre la façade et le rivage du lac, apparaissait le vestibule immense où César faisait attendre ses clients, c'est-à-dire toutes les nations du monde. Au milieu de ce vestibule se dressait la statue colossale de Néron, haute de quarante mètres, revêtue d'or et d'argent. Plus loin, sur une étendue d'un mille, s'allongeaient des portiques à triple rang de colonnes, aux élégantes proportions architecturales. Dans l'intérieur, tout resplendissait de dorures, de pierres précieuses, de coquilles, de perles ; ce n'étaient que bronzes rares, tapisseries d'un prix exorbitant, curiosités venues de tous les points de l'univers, chefs-d'œuvre des artistes les plus en renom, achetés à grands frais. Les souterrains mêmes furent ornés de peintures par Amulius.

Dans les bains, un robinet amenait l'eau de la mer ; un autre, les eaux sulfureuses d'Albula. Un temple de la Fortune, construit avec une pierre nouvellement découverte, blanche et diaphane, semblait, les portes fermées, s'illuminer d'un jour intérieur.

Mais ce furent particulièrement les salles de festin qui attirèrent les soins les plus minutieux des constructeurs, et où ils déployèrent tout leur génie. Néron voulut que le faste déjà si grand des triclinium, dans les riches maisons romaines, fût dépassé dans son palais. Les salles qu'il fit bâtir eurent des voûtes lambrissées, qui changeaient à chaque service. Des plafonds d'ivoire laissaient tomber des fleurs sur les convives ; des tuyaux d'ivoire, ingénieusement disposés, les inondaient de parfums. D'autres salles, plus belles encore, tournaient sur elles-mêmes jour et nuit, comme le monde.

Mais ces magnificences du palais de Néron s'effaçaient devant des merveilles d'un autre genre. C'étaient, autour de l'édifice, des lacs délicieux, des vignes, des prairies dans lesquelles bondissaient les troupeaux ; puis les ténèbres et la solitude des forêts, des vues magnifiques, tous les agréments de la campagne unis au confortable de la ville.

Aussi César, en contemplant cette œuvre gigantesque, fut-il à peu près satisfait. Voilà donc, dit-il à un repas que lui donnait Tigellinus, que je vais être enfin logé comme un homme.

Pendant que ces travaux prodigieux se poursuivaient, que le peuple misérable campait encore sur les ruines de la ville, que les provinces s'épuisaient pour satisfaire les caprices du maître, celui-ci et ses favoris ne faisaient trêve à leurs plaisirs. Ils luttaient entre eux de profusion dans les banquets ; ils continuaient leur vie désordonnée et leurs coûteuses folies. Comme Tigellinus avait perdu sa maison luxueuse dans l'incendie, et qu'il-jugeait son logis actuel indigne de recevoir le prince, il s'avisa d'un moyen original, et qui devait plaire à Néron, il ordonna de construire sur l'étang d'Agrippa un radeau, que d'autres bâtiments faisaient mouvoir et sur lesquels une tente magnifique fut dressée. Là il fit servir un festin splendide, auquel il convia César et quelques amis. Les navires étaient ornés d'ivoire et d'or. Tigellinus avait rassemblé de tous les points de la terre des oiseaux, du gibier, les poissons les plus rares. Les plus beaux fruits de la Grèce et de l'Italie y figuraient. Il régnait à ce repas une prodigalité, un luxe effroyable. Néron s'y livra à toutes les folies.

Cependant de sombres rumeurs s'élevaient du sein du peuple, qui se plaignait hautement de sa misère. Il commençait à accuser Néron des malheurs publics, à faire remonter jusqu'à lui la responsabilité de l'incendie. On ne se cachait plus pour parler de ces bandes d'agents qui, au jour du désastre, attisaient la flamme, lançaient des torches sur les maisons intactes, et repoussaient ceux qui tentaient d'arrêter les progrès du feu. Cette terrible calamité, ajoutait-on, n'a été infligée à la ville que pour satisfaire les instincts féroces d'un seul homme, pour lui livrer l'emplacement de son palais.

Quoique César, gardé presque à vue par ses courtisans, fût difficile à aborder, quoiqu'on lui dissimulât avec soin ces plaintes inquiétantes, il finit par en être instruit en partie. Plus d'une fois les clameurs de la foule vinrent blesser ses oreilles. Ses ministres purent remarquer qu'il commençait à s'effrayer de la violence des accusations dirigées contre lui. Des paroles lui échappaient de temps en temps, indiquant la résolution de s'exonérer de la responsabilité des faits qui lui étaient imputés. Le soir de la fête donnée par le préfet du prétoire, Néron s'abandonna à une expansion complète, au milieu de ce cercle de familiers, d'intimes, dont Hermès faisait partie. Mais les souvenirs de l'incendie lui revenant tout à coup à l'esprit, au milieu des fumées du banquet, son visage s'assombrit, son œil verdâtre étincela, et il se mit à dire : Le peuple de Rome m'accuse d'avoir mis le feu à la ville.

Ce sont des bruits absurdes dont on n'eût pas dû vous instruire, César, se hâta de répondre Tigellinus.

Ces bruits sont graves, reprit Néron, et il est bon que je les connaisse. Le peuple est furieux ; son attitude est menaçante. Cependant, Tigellinus, tu sais mieux que personne que je suis innocent.

Comme le préfet du prétoire se taisait, réfléchissant probablement à ce qu'il avait à faire pour parer le coup, le prince l'interpella de nouveau avec vivacité. Me crois-tu donc coupable ? s'écria-t-il d'un ton de voix effrayant.

Non, non, mille fois, répondit Tigellinus. Malheur à qui oserait accuser César !

A la bonne heure. Au reste, tu le sais, je connais les véritables auteurs de l'incendie. Je puis, quand je le voudrai, les livrer aux vengeances du peuple.

Tigellinus et Hermès frémirent à cette menace, proférée avec une épouvantable assurance ; ils n'ignoraient pas que Néron était capable de l'exécuter. Le préfet parvint à détourner adroitement la conversation de ce sujet dangereux. Il craignait l'influence qu'elle pouvait exercer sur les convives ; car, parmi eux, plus d'un n'eût pas été fâché de supplanter Tigellinus dans la faveur du prince. Les choses en restèrent là pour le moment.

Mais quand César se fut retiré, ce qui n'eut lieu qu'à une heure avancée de la nuit, Tigellinus erra quelques instants sur le radeau. Tout était rentré dans le silence ; il descendit sur le rivage, pénétra dans un bosquet, au fond duquel était un petit pavillon où il entra. Près d'une lampe se tenait assis, le coude appuyé sur une table, un vieillard, dans une attitude méditative. C'était Hermès, l'affranchi du préfet. Tigellinus s'étant avancé sans bruit, l'autre, absorbé dans ses pensées, ne l'entendit pas venir.

Tu dors, Hermès ? demanda le préfet à demi-voix. A ces mots, l'affranchi tressaillit, et, relevant brusquement la tête, dirigea ses yeux farouches sur son patron.

Après la soirée qui vient de s'écouler, répondit-il avec amertume, il me serait difficile de trouver le sommeil. Tigellinus, ne voyez-vous pas que nous sommes l'un et l'autre au bord d'un abîme ?

D'où te viennent ces noires idées ? reprit le préfet en s'asseyant.

N'avez-vous donc pas entendu comme moi les menaces de Néron ? n'y attachez-vous aucune importance ?

Au contraire, j'en tiens grand compte ; mais je ne m'en effraie pas.

Avez-vous des promesses d'impunité ?

Pas plus que toi ; notre cause est la même.

Alors ne comprenez-vous pas que Néron, sous l'influence des fumées du vin, a trahi les projets secrets qu'il nourrit dans sou âme ? Il est résolu à nous imputer la responsabilité de l'incendie, afin de se justifier aux yeux du peuple.

César a raison de chercher des hommes qui subissent à sa place les effets de la colère publique.

Vous êtes de l'avis de Néron ?

Il le  faut bien ; les choses parlent d'elles-mêmes. Si le prince reste sous le coup de l'accusation, il est perdu.

Ainsi, Tigellinus, conclut l'affranchi avec un accent ironique, vous êtes décidé à payer pour Néron ?

Non certes, telle n'est point ma pensée ; mais je dis qu'il faut des victimes.

Et quelles autres victimes trouverez-vous à dévouer au châtiment, s'écria Hermès, qui s'irritait du calme de son patron, sinon les hommes qui ont ordonné et dirigé l'incendie ? Avez-vous oublié qu'à nous deux nous avons tout fait ?

Je n'ai rien oublié, hermès, je suis loin de vouloir renier mes actes. Ce serait à recommencer que j'agirais encore de même.

Eh bien ! Tigellinus, un danger sérieux, prochain, nous menace ; il ne serait pas bon de nous le dissimuler.

Oui, assurément, je suis de ton avis.

D'où vient, en ce cas, l'insouciance singulière que je remarque en vous ?

Ce n'est pas de l'insouciance, mais de la sécurité.

De la sécurité ! quoi ! quand le péril est imminent, quand César, d'un mot, peut ordonner notre mort !

Je suis calme, Hermès, parce que j'ai un plan pour conjurer le danger ; ce plan ne date pas d'aujourd'hui, je l'ai mûrement étudié.

Vous ne m'en avez jamais rien dit.

Non, c'est vrai ; mais toi, qui me connais, tu n'aurais pas dû me supposer assez téméraire et assez insensé pour m'embarquer dans une aussi grave affaire sans avoir tout prévu.

Je sais, Tigellinus, que vous êtes doué d'un esprit fécond en ressources. Reste à savoir si le plan que vous avez conçu est d'une exécution possible, s'il ne donne prise à aucun soupçon.

L'important est de donner le change au public, et de lui trouver des victimes que César accepte.

En effet, tout est là : notre salut, notre pleine justification.

Or, tu vas juger toi-même de mon projet ; je ne doute pas, s'il est habilement exécuté, qu'il ne satisfasse les goûts de César ; il lui fournira les moyens de se gorger de sang, s'il le veut, et de se concilier les sympathies populaires : double résultat qui ne sera pas d'un médiocre prix à ses yeux.

Hermès, qui se croyait l'égal de Tigellinus quand il s'agissait d'imaginer d'atroces expéditions, le regardait, profondément étonné. Tu ne me comprends pas ? pourtant je dis la vérité, continua le préfet. Les victimes que je livrerai à César, on les comptera par milliers.

Quelles seront ces victimes ?

Tu ne devines pas ?

Non, en vérité.

Ces victimes, qui paieront à notre place, qui subiront le châtiment des incendiaires, ce sont les chrétiens.

Les chrétiens ? répéta Hermès stupéfait.

Oui, eux-mêmes.

Mais chacun sait qu'ils n'ont pris andine part au désastre.

Qu'importe ? n'avons-nous pas sous la main les délateurs ? Veturius et sa bande, que tu as si bien organisée, ne seront-ils pis nos utiles auxiliaires ? Crois-tu que le peuple prenne le parti des chrétiens, comme il a fait pour les esclaves de Pedanius Secundus ?

Non, certainement, ils sont détestés des grands ; nous remuerons contre eux les haines de la plèbe, qui ne raisonne pas, et qui accueille la première accusation venue.

Tu me comprends donc enfin ? reprit Tigellinus avec un sourire de triomphe, et tu vois que le plan est bon, infaillible même.

Il peut réussir, je n'en disconviens pas ; mais que dira Néron ?

César sera heureux que l'orage éclate sur les chrétiens. Je sais qu'il n'aime que lui-même, et se soucie peu de ceux qui paraissent ses meilleurs amis ; mais il a intérêt à nous ménager ; il n'ignore pas que nous disposons de nombreux agents qui, au cas où il s'attaquerait à nous, pourraient lui causer de graves embarras. Et puis, il abhorre les chrétiens ; il ne cherche qu'un prétexte pour essayer d'en purger Rome et le monde. L'accusation que nous allons porter devant lui aura trois conséquences également agréables à Néron : elle imposera silence au peuple, elle anéantira les disciples du Christ, elle satisfera les goûts sanguinaires du prince.

Décidément, Tigellinus, vous êtes plus fort que moi, avoua l'affranchi ; votre plan est admirable ; sa conception est frappée au coin du génie.

Je suis bien aise d'avoir ton assentiment ; il me confirme dans mes convictions.

Je dois dire, repartit Hermès, que, sans m'en douter, j'ai travaillé à la réalisation du projet que vous venez d'exposer. Par mes ordres, Veturius, un de mes affidés, continue ses relations avec les chrétiens. Je voulais me servir de lui pour perdre leurs chefs ; cet homme nous sera très-utile pour livra les victimes.

Tout concourt au succès de notre entreprise. Mais le temps presse ; il faut que dès demain nous commencions notre œuvre, et que nous prenions des mesures pour que les principaux d'entre les chrétiens ne nous échappent pas.

Veturius nous mettra facilement sur la piste. Il en est peu qui pourront se soustraire à ses agents.

C'est très-bien. Donnez-lui rendez-vous pour demain soir dans ma maison ; il faut absolument que je le voie.

Veturius, il est bon que vous le sachiez, est avide d'argent.

Je l'achèterai ; il sera riche, il partagera le revenu des confiscations.

Les deux scélérats se séparèrent après avoir concerté ce plan infâme qui faisait retomber leurs crimes sur des innocents. Tigellinus regagna la maison qu'il habitait provisoirement, près du camp des prétoriens, tandis qu'Hermès demeura seul dans le pavillon. Au point du jour, qui ne tarda guère à paraître, l'affranchi sortit pour aller à la recherche de Veturius. L'ayant rencontré dans une taverne où il avait passé la nuit, il le prit à part, et lui demanda de se trouver, le soir, chez Tigellinus.

Vous pouvez compter sur moi, répondit-il.

Sois exact, reprit Hermès, il y a de l'argent à gagner.

Le parasite avait à peu près dissipé les richesses volées pendant l'incendie ; la misère commençait à frapper de nouveau à sa porte. Aussi les paroles de l'affranchi lui allèrent à l'âme ; il devina qu'une bonne affaire se présentait, et il arriva ponctuellement à l'heure fixée chez le préfet du prétoire. Le souper était prêt ; mais, à la grande surprise, au grand désappointement du client, la table de Tigellinus était sobrement servie. Le repas fut court, les vins y furent ménagés au point que Veturius se demanda si l'opulent favori n'avait pas subi quelque revers de fortune, ou épuisé, comme lui, ses dernières ressources. Tigellinus, qui s'aperçut peut-être de ce qui se passait dans l'esprit du parasite, lui dit en souriant : Veturius, nous avons à traiter ce soir des affaires très-graves. Tu le vois, les esclaves ont disparu, nous sommes seuls ; j'ai voulu que tous les trois, toi, Hermès et moi, nous eussions la tête libre.

Le client ne répondit pas ; il était sorti de table sur sa faim, et il lui en restait quelque mauvaise humeur. Il attendit que le patron lui adressât une question directe. Ce ne fut pas long.

Tu fréquentes les chrétiens, m'a-t-on dit ? interrogea Tigellinus.

Je vais quelquefois à leurs assemblées, répliqua Veturius avec embarras.

Tigellinus se hâta de le mettre à l'aise. Je sais, reprit-il, que tu n'as fait en cela que suivre les bons conseils d'Hermès. Ce n'est pas un citoyen romain comme toi qui se laisserait prendre aux fables de ces étrangers.

Le parasite se rengorgea, et fit un geste pour témoigner que le préfet avait une juste idée de son caractère. Tu connais leurs chefs ? continua Tigellinus.

Je connais leurs deux principaux docteurs : Pierre, Paul, et plusieurs autres.

Eh bien ! je te dirai en confidence que les chrétiens sont devenus suspects à César ; dans peu de jours il donnera, je crois, l'ordre d'arrêter les plus marquants. Or tes services pourront nous être utiles pour découvrir ceux qu'il faut saisir.

Hum ! fit Veturius, ce sera peut-être un peu périlleux.

Ne t'ai-je pas dit que tout se ferait par les ordres de Néron ?

C'est différent, répondit le parasite d'un air rêveur.

Ce n'est pas tout, reprit Tigellinus : toute peine mérite salaire ; nous te réservons une part honnête dans les biens confisqués. Cent mille sesterces te sont assurés si tu nous sers bien.

Oh ! alors, je ferai ce que vous prescrivez, noble Tigellinus, s'écria le parasite électrisé.

D'ailleurs, Veturius, insista le préfet, tu es intéressé aux mesures qui doivent être prises contre les chrétiens.

Comment l'entendez-vous ?

Les chrétiens vont être accusés d'être les auteurs de l'incendie de Rome.

Que m'importent les motifs, les griefs allégués contre eux ? Du moment que vous ordonnez, je suis prêt à obéir.

Laisse-moi achever ; tu n'as pas saisi ma pensée. Le peuple murmure contre les incendiaires ; il faut des victi.nes. A défaut des vrais coupables, on inculpera les chrétiens : ils paieront pour toi, Veturius.

Cette fois, le client comprit, et ne réclama pas de nouvelles explications.

Dès que les ordres seront donnés, poursuivit Tigellinus, tu te rendras, accompagné de soldats, à la demeure de Pierre et de Paul.

Pierre, interrompit le parasite, est absent depuis plusieurs mois ; Paul vient lui-même de quitter Rome.

Où sont-ils donc ? demandèrent à la fois Tigellinus et Hermès, vivement contrariés.

Ils parcourent l'Italie pour y propager la religion qu'ils prêchent.

Quoiqu'il en soit, dit Tigellinus, il faut que Pudens, sa femme Claudia, sa fille Aurelia et le vieux Philoxène soient arrêtés avec leurs esclaves.

Et Marcus Plautius, qu'en ferez-vous ?

Un centurion s'emparera de lui et de sa mère. De plus, Veturius, tu devras dénoncer à César tous les chrétiens que tu connais.

Le parasite promit de s'acquitter fidèlement de son infâme office de délateur. Tout étant arrêté, Veturius reçut l'ordre de revenir le jour suivant, dès le matin, pour s'entendre avec Hermès.

Au moment où le préfet s'entretenait avec le client, le supplice des chrétiens était décidé. Tigellinus, conformément au plan qu'il avait expliqué la veille à son affranchi, s'était rendu auprès de Néron dans la journée, et il lui avait communiqué ses projets. César goûta fort l'idée de rejeter sur les chrétiens, hommes détestés du grand nombre, l'odieux de l'incendie. Il approuva donc pleinement les combinaisons de son ministre, et lui permit de les mettre à exécution. Nous savons que Tigellinus n'y avait apporté aucun retard.

A l'heure indiquée, le lendemain, Veturius retourna chez le préfet du prétoire : des soldats furent mis à sa disposition, et il partit avec eux pour la région du mont Cœlius. Muni des instructions de Tigellinus, et de connivence avec un esclave de Pudens qui trahissait son maître, il pénétra sans peine dans la maison de l'illustre sécateur. II arrêta Pudens, sa femme, sa fille, Philoxène et tous leurs esclaves.

Un peu avant que le misérable parasite se présentât chez Pudens pour y accomplir son infâme mission, Servilius Tuscus entra chez Marcus Plautius, et demanda à lui parler sur-le-champ. Le jeune prêtre n'y était pas ; il venait de se rendre chez Pudens. Servilius supplia qu'on l'avertit immédiatement, disant que les minutes étaient précieuses.

Il faut que je lui parle, déclarait-il : dans une heure il sera trop tard.

Pomponia Græcina, informée des instances du patricien, ordonna d'accéder à ses vœux. Un affranchi courut donc chez Pudens, et ramena Manus. Au moment même où il arrivait dans sa maison, les soldats du prétoire, conduits par Veturius, envahissaient la demeure de Pudens, où ils n'eussent assurément pas épargné Marcus.

Marcus, lui dit Servilius sans préambule, car le temps pressait, je viens vous prévenir que César a ordonné de vous arrêter.

Pour quel motif ? interrogea le prêtre avec calme.

Les chrétiens sont accusés d'avoir incendié la ville ; l'empereur a ordonné de s'assurer de leurs chefs, pour répondre devant lui de ce crime.

Nous, grand Dieu ! s'écria Marcus, nous des incendiaires ! vous n'y pensez pas.

Je parle sérieusement. Dans quelques instants peut-être les soldats seront ici ; ils vous prendront, vous et votre mère.

Marcus pâlit au nom de sa mère, et à la pensée que la noble matrone était menacée.

Je suis venu, se hâta d'ajouter Servilius, non-seulement pour vous prévenir du péril, mais encore pour vous offrir un asile sûr. Je possède, vous le savez, une villa dans le voisinage de Rome : personne ne vous y cherchera.

Comme le jeune patricien achevait ces paroles, Pomponia Græcina entra. Un esclave venait de lui apprendre qu'on avait vu des soldats chez Aurelius Pudens. Mise au courant de ce qui se passait, l'illustre matrone n'hésita pas ; elle se confia, avec son fils, à Servilius, qui se chargea de les guider l'un et l'autre, par des rues détournées, à sa maison de ville, où il les engagea à lester jusqu'à la nuit. Pour lui, afin d'écarter les soupçons, comme aussi pour être à même de connaître les événements, il se rendit au palais impérial. Néron était rayonnant de joie ; il avait auprès de lui Tigellinus, Hermès et plusieurs autres familiers qui applaudissaient aux mesures prises contre les chrétiens. Servilius passa une partie de la journée avec le prince, écoutant avec tristesse tout ce qui se disait. Le soir, quand il se retira, un nombre considérable de chrétiens avaient déjà été arrêtés. César fit publier dans la ville qu'ils avaient été saisis pour crime d'incendie, et il déclara à ses courtisans qu'un châtiment mémorable donnerait satisfaction au peuple.

Aurelius Pudens, sa femme et sa fille avaient d'abord été conduits à la prison ; mais l'encombrement était tel, qu'on les ramena dans leur demeure, où ils restèrent sous la garde des soldats. A la tombée de la nuit, Néron envoya à l'illustre sénateur l'ordre de mourir. Pudens sourit à cette injonction impériale, et il répondit au centurion chargé de la lui notifier : César peut me tuer ; mais il n'a pas le droit de me forcer à désobéir à Dieu.

Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas, dit l'officier.

Le Dieu que j'adore me défend d'attenter à mes jours.

Vous refusez de mourir alors ?

Non ; la cause pour laquelle je suis condamné, car l'incendie n'est qu'un prétexte, est trop belle pour que je ne me réjouisse pas d'âtre victime ; mais je ne dois point exécuter la sentence.

Le centurion, voyant la résolution de Pudens, lui perça la gorge de son épée. Claudia et la jeune vierge Aurelia, instruites presque aussitôt de la mort de l'illustre patricien, accoururent auprès du cadavre, qu'elles arrosèrent de leurs larmes ; mais elles se consolèrent en se rappelant la vie sainte de celui qu'elles pleuraient, et en pensant que le Christ venait de le couronner. Quant à elles, Néron les relégua dans une île de Toscane, où elles vécurent jusqu'au règne de Domitien, heureuses de souffrir pour Jésus-Christ, et aspirant à l'heure fortunée qui leur ouvrirait les portes des cieux.

Philoxène, renfermé avec les esclaves chrétiens de Pudens, car on avait relâché les autres, et avec un grand nombre de fidèles, les exhortait à mourir courageusement pour la foi. L'incendie de Rome n'était qu'un prétexte ; la religion était au fond le seul motif pour lequel on les persécutait. Cela est si vrai, qu'on les convia, de la part de César, à l'apostasie, en leur promettant leur grâce. Quelques-uns seulement renièrent Jésus-Christ ; l'immense majorité persévéra généreusement dans la confession de la vérité.

Deux jours après l'arrestation des chrétiens de la maison de Pudens, le peuple fut convoqué au cirque pour y assister à un grand spectacle, celui du supplice des fidèles. Il y accourut en foule, avide de respirer l'odeur du sang, de s'y repaître de la vue des souffrances des victimes, et de contempler comment elles se comporteraient devant la mort. Le soleil brillait à peine au-dessus de l'horizon, que déjà les immenses gradins étaient occupés. Des croix se dressaient aux abords de l'arène ; dix gibets, au centre même du cirque, attendaient les plus marquants d'entre les chrétiens qui n'étaient pas citoyens romains. Néron arriva en grande pompe pour prendre sa part des horribles joies de cette journée. Il se plaça, comme de coutume, au pulvinar impérial, au milieu de ses affranchis et de ses familiers. Quand le signal eut été donné, on amena dans l'arène Philoxène et neuf autres chrétiens, prêtres comme lui tt consacrés par les mains des apôtres. Le vieillard, quoique brisé par la flagellation qu'il avait subie, parut le front rayonnant d'une joie inexprimable. Ses yeux, levés vers le ciel, semblaient y chercher d'avance la couronne et la palme promises à ceux qui rendent le témoignage du sang. De temps en temps ses lèvres s'entrouvraient pour prier ou pour ranimer le courage de ses compagnons. Le peuple salua les martyrs de ses imprécations, les accusant, sur la foi des émissaires de Néron, de l'incendie de Rome ; mais ces clameurs forcenées furent impuissantes à altérer la sérénité des victimes. On les attacha à la croix ; et quand les spectateurs se furent rassasiés de les voir souffrir, on leur brisa les membres, et ils expirère.it sans un cri, sans une plainte, le calme sur le front, les yeux fixés au ciel. Néron et ses infâmes ministres écumaient de rage de n'avoir pu arracher même un murmure à ces héroïques athlètes. Il ordonna d'en amener d'autres pour un spectacle d'un autre genre. Le premier nombre fut doublé, et vingt chrétiens parurent dans le cirque. Au commandement de César, qui semblait présider les bourreaux, on les revêtit de peaux de bêtes, puis on lâcha sur eux des chiens affamés que des valets excitaient. Le peuple cruel applaudit longtemps à cette exécrable invention. Le supplice fut lent et affreux. Durant trois heures, la plupart des martyrs se virent déchirés par les animaux auxquels on les avait livrés, et en butte aux atroces plaisanteries de la foule. Quelques-uns survivant encore, le carnifex fut appelé qui les acheva.

Ce n'était pas tout. Néron tenait en réserve un troisième acte à ce drame impie. Ses vastes jardins étaient contigus au cirque ; il y convia le peuple pour le soir, en lui annonçant à l'entrée de la nuit une illumination splendide. Le long des larges allées le tyran fit déposer trois cents pieux aiguisés par le haut. Le soir venu, on y attacha trois cents chrétiens, de manière à ce que les pieux leur perçassent la gorge ; puis on les revêtit de poix et de matières combustibles. A la tombée de la nuit on mit le feu à ces torches d'un nouveau genre, qui se consumèrent lentement, servant de flambeaux nocturnes. Alors Néron, l'ordonnateur de ces fêtes abominables, célébra, en habit de cocher, les jeux du cirque dans ses jardins. Entouré de la plus vile populace, semblable au génie des enfers, il conduisit lui-même un char à la lueur des flammes qui dévoraient de saintes victimes. Ces spectacles diaboliques, qui se répétèrent plusieurs jours, émurent à la fin la partie la moins corrompue du peuple. Une infinité de chrétiens avaient péri déjà, et d'autres encore, en grand nombre, étaient promis à une mort barbare. Des voix s'élevèrent, disant que cette multitude de malheureux Était immolée beaucoup moins à l'utilité publique qu'aux sauvages divertissements d'un seul homme. En outre, nous l'avons dit, il y avait des chrétiens dans toutes les classes de la société, de sorte que les familles s'effrayèrent à la vue des arrestations continuelles, craignant chacune pour leurs membres le soupçon ou la découverte de la vérité.