La conjuration ayant été étouffée dans le sang de ses chefs, et le plan d'Hermès ayant échoué, il fallut songer à de nouvelles intrigues. Marcus Plautius, grâce à sa prudence, n'avait été inculpé en rien par rapport au complot. Il n'apprit que le lendemain le danger que les apôtres avaient couru, et la comparution de Paul au tribunal de César. En réfléchissant à toutes les circonstances de l'arrestation, il comprit qu'un faux frère s'était glissé dans la communauté chrétienne, et il en gémit dans son cœur. Son âme, pure et loyale, fut profondément affectée à la pensée qu'un traître s'était rencontré pour livrer les chefs de l'Église. Un soir, peu après les événements que nous venons de raconter, Marcus Plautius traversait la région du Haut-Sentier, revenant de la Porte-Colline, où il avait accompli une mission de charité. Arrivé en face du temple de Quirinus, il heurta, en passant, Servilius Tuscus. Le jeune patricien, reconnaissant le fils de Plautius, s'arrêta aussitôt. Je suis heureux, Marcus, de vous rencontrer, dit Servilius ; j'ai rarement cette bonne fortune. Le jeune chrétien, surpris d'un accueil auquel il était loin de s'attendre, répondit avec une certaine hésitation : Nos goûts sont différents, Servilius, comme nos habitudes : vous jouissez de la faveur du prince, moi je vis dans la retraite. — Je suis las des plaisirs de la cour, je suis dégoûté des hommes ; l'existence me pèse ; je regarderais presque comme un bienfait d'en être délivré. En parlant ainsi, le familier de Néron entraîna Marcus sous le portique du temple de Quirinus, entièrement désert à cette heure de la journée. Il y avait dans son regard, dans l'expression de sa belle figure, un tel découragement, que le fils de Plautius en fut touché. La vie, cher Servilius, répondit-il, est un dépôt que le Ciel nous confie ; nous devons le garder fidèlement jusqu'à ce qu'il nous soit repris. — Ah! reprit le patricien, vous ne savez pas, vous, ce que renferme de tortures un cœur dont toutes les émotions sont épuisées. La vie, dont vous me parlez, est une énigme ; qui me donnera la solution du problème des destinées humaines ? — Je n'en sais rien ; mais je puis vous affirmer que la solution existe. — Ah ! oui ; vous le dites tous, vous autres chrétiens. — Nous le disons parce que c'est la vérité. — Quoi qu'il en soit, je dois
vous rendre la justice d'avouer que vous paraissez profondément convaincus de
la certitude de vos doctrines. J'ai vu Paul dernièrement devant le tribunal
de César. Nous frémissions tous autour du prince. Tigellinus lui-même
tremblait quelquefois. Eh bien ! votre docteur parut le front serein, le
regard ferme, la démarche assurée ; il parla avec une liberté que Rome ne
connaît plus depuis la chute de la république ; il n'éprouvait ni colère ni
passion : cet homme était calme, maitre de lui-même. Je n'ai pu m'empêcher de
l'admirer, et de voir en lui un esprit d'élite, un sage, en un mot. — Vous avez raison, Servilius, et je voudrais que vous pussiez entretenir Paul un instant ; il vous convaincrait de la vérité de la religion qu'il prêche. — Ce serait difficile ; le doute a fait violence à mon intelligence. — Le Dieu que nous adorons est tout-puissant, répliqua Marcus avec enthousiasme. Servilius contempla un instant le jeune prêtre, puis il lui dit : Savez-vous quel phénomène étrange je viens de découvrir en vous ? Et comme Marcus le regardait surpris : Il m'a semblé voir dans vos traits, continua-t-il, ce même rayonnement surhumain qui, devant le tribunal de César, illuminait le visage imposant de Paul. Ah ! je le comprends, Marcus, vos convictions chrétiennes sont bien puissantes, puisqu'elles remuent les âmes à de telles profondeurs, et qu'elles en font jaillir ces reflets lumineux qui transfigurent la physionomie de l'homme. — Notre religion, Servilius, ne se borne pas à produire en nous ces émotions, ces transformations que vous avez si parfaitement saisies : elle dépose en nos cœurs des joies ineffables. — Pourtant les chrétiens mènent une vie triste. — Oui, elle vous parait ainsi
parce que nous fuyons les bruits du monde ; mais dans nos retraites nous
sommes les plus heureux des hommes. Nous ne craignons rien pour notre bonheur
; la mort elle-même est un gain pour nous, car elle nous introduit dans la
plénitude de l'existence, dans un séjour de félicités inénarrables et sans
fin. Servilius écoutait avidement les paroles du jeune prêtre, et il en était touché. La conversation eût sans doute continué encore longtemps sur ce sujet ; mais les deux jeunes gens furent interrompus par une foule de pauvres citoyens qui rentraient dans leurs misérables quartiers. Marcus et Servilius se séparèrent. Cependant Hermès, plein de rage d'avoir vu ses projets déjoués, s'obstina de plus en plus dans la résolution de perdre les chrétiens. Désormais il les poursuivra, dans l'intérêt unique de la haine infernale qu'il leur porte. Il pensa qu'un des meilleurs moyens d'atteindre son but était de s'en ouvrir à son maître Tigellinus. Il alla donc le trouver le jour même, et à peu près au même moment où Marcus Plautius et Servilius Tuscus s'entretenaient sous le portique du temple de Quirinus. Il lui raconta comment il s'était engagé à faire épouser à Servilius la fille de Pudens, et quels obstacles s'y opposaient. Il retraça les tentatives qu'il avait faites pour envelopper les chefs des chrétiens dans la conspiration de Scevinus. Vous savez que je n'ai pas réussi, ajouta-t-il, puisque vous assistiez à l'interrogatoire. Tigellinus haïssait mortellement les chrétiens ; il savait
que César ne les détestait pas moins. Aussi ne pouvait-il s'expliquer comment
Néron avait renvoyé l'apôtre absous. Ce Paul,
répondit-il, a fasciné le prince. Voilà deux fois
déjà qu'il comparait devant lui, et deux fois qu'il est acquitté. Je n'y
comprends vraiment rien. Mais je n'ose insister pour le moment. Au reste, ne
te mets plus en peine du mariage de Servilius Tuscus. J'ai vu hier ce jeune
patricien ; il renonce à la main de la fille de Pudens. — Quelles raisons a-t-il d'abandonner la partie ? — Il ne me l'a pas dit. Hermès garda le silence. Il tenait peu à cette alliance ; seulement il avait mis ce projet en avant, afin de faire servir Tuscus à l'assouvissement de sa haine contre les chrétiens. Tigellinus, jetant sur son affranchi un regard pénétrant, reprit : J'ai conçu un grand projet ; si tu veux m'aider à l'exécuter, peut-être la réalisation du tien deviendra-t-elle plus facile. Hermès, malgré sa méchanceté et son audace dans le crime, ne put s'empêcher de frémir ; il savait que les idées de Tigellinus étaient toujours atroces. Il craignait qu'il ne prît fantaisie à son patron de lui faire assumer la responsabilité de quelque acte diabolique. Ce n'était pas qu'Hermès ne fût capable de tout ; mais ce scélérat consommé voulait bien s'exposer pour son propre compte, non pour celui des autres. Néanmoins il répondit, après une légère hésitation : Je suis à vos ordres. Alors le préfet du prétoire, baissant la voix, parla d'un ton tout à fait confidentiel à son affranchi. Hermès, d'une pâleur livide, répliqua : Vous m'affirmez que je ne serai pas soupçonné ? — Je l'affirme ; je suis chargé par Néron de la police de la ville ; je te la confie ; car demain nous partons avec César pour Antium. Ainsi tu jouiras dans Rome d'un pouvoir absolu. — Ce sera dans trois jours ? — Oui, au milieu de la nuit. Je prends sur moi les suites de l'événement. En achevant ces mots, un sourire satanique effleura les lèvres minces de Tigellinus. Trois jours après l'arrivée de Néron et de sa cour à Antium, un courrier entrait, bride abattue, dans la villa impériale. Le prince conversait avec Tigellinus ; il se plaignait, comme il lui arrivait souvent, de l'irrégularité des constructions de Rome, de ces rues tortueuses, infectes, de la mesquinerie du palais impérial : Je voudrais, disait-il, que la ville renfermât une demeure digne du maître du monde. — Patience, César, répondit Tigellinus avec un affreux sourire, la fortune n'a point encore épuisé pour vous toutes ses faveurs. — Tu es mon bon génie, Tigellinus, reprit Néron. Il allait continuer, quand il fut interrompu par l'annonce du messager. Qu'il entre, ordonna le prince. Le courrier, introduit avec le cérémonial ordinaire, baisa la main de Néron, et parla en ces termes : César, une grande calamité vient de frapper la Ville : Rome est la proie des flammes. — Par Jupiter ! s'écria Néron, qui ne put maîtriser sa joie. Puis, se rappelant tout à coup que le courrier l'écoutait, il se contint et ajouta : Raconte-moi comment ce malheur est arrivé. — L'incendie a commencé entre le
Palatin et le Cœlius, au milieu de boutiques remplies de marchandises
combustibles. A mon départ, les flammes, poussées par le vent, enveloppaient
toute l'étendue du cirque ; elles couraient dans la plaine et gagnaient les
hauteurs. Elles devançaient tous les secours par leur rapidité, trouvant un
aliment dans les rues étroites et tortueuses, les massifs de maisons des
anciens quartiers. Néron, au comble de ses vœux, congédia le messager en lui ordonnant de se tenir prêt à repartir bientôt. Quand il se fut retiré : Qu'en penses-tu ? demanda-t-il à Tigellinus, l'homme selon son cœur, et qui n'avait pas de rival en scélératesse à la cour impériale. — Je pense, répondit le préfet, qu'il vous suffit, César, de former un désir pour le voir incontinent accompli. Vous pourrez reconstruire la ville à votre gré. — Oui, sans doute, pourvu que la destruction soit complète. — Soyez tranquille ; il est des hommes qui veillent. — Quoi ? que veux-tu dire ? — Les ordres sont donnés. Hermès, mon affranchi, chargé par moi, en mon absence, de la police de la ville, dispose de nombreux agents qui sauront neutraliser les secours tendant à restreindre l'incendie. — Tu es un homme précieux, Tigellinus, un homme d'esprit, un véritable génie, s'écria César avec reconnaissance. — En avez-vous jamais douté ? demanda le préfet avec un cruel orgueil. — Non, certainement. Mais laisse-moi te dire que tu te-surpasses aujourd'hui. Si le succès couronne entièrement tes combinaisons, je te proclamerai le restaurateur de l'empire. Un instant après cette odieuse conversation, le messager venu de Rome se présentait devant Tigellinus pour y recevoir ses ordres. Tu vas retourner à Rome, lui dit le préfet du prétoire ; tu verras Hermès, et tu lui diras que César est pleinement satisfait de son zèle. — Est-ce là tout ? demanda le courrier surpris. — C'est tout ; Hermès est un homme intelligent sur qui le prince se repose du soin de veiller à ma place sur la ville. — César ne pense-t-il donc pas à retourner à Rome pour rassurer le peuple au désespoir ? — Messager, répliqua sèchement Tigellinus, cette question est téméraire. César sait ce qu'il doit faire. Obéis, et n'interroge pas. Le courrier repartit en silence. Quand il arriva à Rome, l'incendie continuait ses ravages ; la ville offrait un océan de flammes et de fumée. De toutes parts c'étaient des cris, des imprécations, une indicible confusion ; les habitants remplissaient les rues, ou gisaient dans les champs voisins. Les uns, complètement ruinés, n'avaient plus même de quoi manger ; d'autres, fous de douleur de n'avoir pu arracher leurs parents des flammes, aimaient mieux périr avec eux que de se sauver. Personne n'osait plus combattre les progrès du feu ; car un grand nombre d'individus à figure sinistre défendaient de l'éteindre en proférant des menaces, tandis que d'autres lançaient ouvertement des torches, en criant qu'ils y étaient autorisés. C'étaient les infâmes agents d'Hermès, qui s'acquittaient de leur affreuse mission. Veturius, qui pour de l'argent était prêt à tout, se distinguait parmi les plus ardents. L'affranchi avait un double but en se mettant à la tête des incendiaires : d'abord il voulait plaire à Tigellinus, son maître, et à César, les seuls dieux qu'il reconnût au monde ; ensuite il espérait envelopper dans les flammes les chefs des chrétiens : Pierre, Paul, Philoxène, Marcus Plautius, logés dans le quartier du mont Cœlius. Ses émissaires infernaux avaient reçu le mot d'ordre. Conduits par Veturius, ils s'étaient portés eu grand nombre autour de la maison de Pudens. Longtemps, en dépit de leurs efforts, le feu épargna la demeure de l'illustre patricien ; elle ne fut entamée qu'au moment où il en sortit avec sa famille et ses esclaves, qui le protégeaient de leur dévouement. Simon Pierre était encore en ce moment à une villa des environs de Rome, qu'il n'avait point quittée depuis la conspiration de Scevinus. Quant à Paul, il était accouru des extrémités de la ville à la demeure de Pudens. Il apparut au milieu du danger aussi calme qu'autrefois dans l'île de Malte, lorsqu'il secouait dans le brasier la vipère attachée à son bras. L'incendie respecta le courageux apôtre de Jésus-Christ ; il sortit sain et sauf des flammes, malgré le complot tramé contre lui et la rage des agents d'Hermès. Il contribua même, par son énergie et son activité, à sauver non-seulement un grand nombre de chrétiens, mais même plusieurs païens. Cependant le sénat et le peuple réclamaient à grands cris la présence de Néron. Chacun s'étonnait qu'il n'accourût pas sur le théâtre de cet immense désastre. En vain lui envoyait-on courriers sur courriers, il n'arrivait pas. A la fin, des rumeurs sinistres circulèrent dans la foule. L'éloignement du prince, rapproché des menaces des agents d'Hermès, ouvrit la porte A de graves commentaires. Ce ne fut que le troisième jour de l'incendie, au moment où les flammes entouraient les maisons qu'il avait construites pour joindre, en enjambant la voie Sacrée, le palais d'Auguste aux jardins de Mène, qu'il se décida à quitter Antium. Il partit avec son favori Tigellinus et les courtisans qui le suivaient partout. Allons, dit-il avec un récoltant cynisme, il est temps de nous rendre à la fête. Jamais plus beau spectacle, plus splendide illumination, n'auront été offerts à un mortel. De retour à Rome, Néron alla camper sur les Esquilles. De ces hauteurs il put embrasser dans toute son étendue l'inexprimable désolation de la ville. Le cœur du tyran n'eut pas un sentiment de compassion pour les malheurs qui frappaient tant de citoyens ; aucune parole de sympathie ne tomba de ses lèvres. Il assistait à cette scène de destruction comme à un rare événement. Une seule pensée l'occupait, c'est que l'incendie lui déblayait de vastes et magnifiques emplacements pour un palais, dont il traçait déjà dans son esprit le plan monumental et gigantesque. Au bout de six jours, le feu s'arrêta ; mais il laissait encore debout des édifices dont il convoitait le sol, et qui eussent gêné ses projets. Le feu, malgré la rage qu'il avait déployée, lui faisait tort, et César se lamentait tout haut devant ses infâmes ministres. Alors Tigellinus appela Hermès : C'est un beau début, lui dit-il, je te félicite ; mais l'œuvre n'est pas complète. — Eh quoi ! s'écria Hermès surpris, vous me dites que l'œuvre n'est pas complète, que ce n'est qu'un début ; ai-je bien entendu ? — En effet, je le répète, tout n'est pas fini ; Rome entière devait disparaître. — Faut-il donc détruire les misérables quartiers qu'a dédaignés l'incendie ? — Cela est nécessaire. César a besoin de ces emplacements ; il me l'a dit formellement. — Comment faire ? le peuple murmure, on soupçonne la main qui a allumé, puis dirigé l'incendie. Il y a des risques à courir à raviver les flammes. — Qu'importe ? répondit Tigellinus avec impatience ; je viens de te le dire : il est indispensable que l'incendie recommence, Néron ne nous saura gré de rien si les choses ne s'accommodent à sa fantaisie. — Soit, repartit Hermès en déguisant mal son mécontentement ; vous serez satisfait. Dans deux jours il ne restera plus rien d'intact dans Rome. Hermès voulait bien se dévouer, servir les projets de Tigellinus, mais à la condition que le danger ne serait pas trop imminent. Il travaillait pour lui-même bien plus que pour les autres, et mettait en pratique la maxime favorite de l'époque, à savoir : que la jouissance est le but de la vie. Or ici il y avait à redouter que le peuple en fureur, dont la défiance et l'attention étaient éveillées, ne fit justice des incendiaires, s'il les découvrait. Et puis César et son ami Tigellinus étaient de force à imputer à leurs instruments, en cas d'accusation, la responsabilité du crime. Ces considérations atténuaient la joie qu'Hermès éprouvait ordinairement à partager un forfait. Cependant, comme il y avait un danger plus immédiat encore à désobéir, l'affranchi se décida. Il alla trouver Veturius, qui s'était enrichi au pillage, lui commanda de réunir ses infâmes camarades et de rallumer l'incendie dans les quartiers épargnés. Le client, qui ne réfléchissait pas, lui, et qui accomplissait aveuglément les actes qu'on lui prescrivait, pourvu qu'on le payât bien, s'engagea à compléter l'œuvre de destruction. Le soir même, à la nuit, le feu éclatait de nouveau, et promenait pendant trois jours encore ses ravages dans la ville. Néron, ivre de joie, laissa déborder ses transports dans le cercle de ses amis déshonorés. Après avoir contemplé longuement le second acte du sinistre spectacle que ses courtisans lui donnaient, il monta sur la tour de Mécène, et là, en habit de tragédien, il chanta des vers qu'il avait composés sur la ruine de Troie. Il s'écria que la flamme était belle, et que la scène enfin était digne du maître du monde. Cette fois, des quatorze quartiers de Rome quatre seulement restèrent debout ; trois furent consumés jusqu'au niveau du sol ; les autres offraient à peine quelques vestiges de bâtiments en ruines et à demi brûlés. Veturius, nous l'avons dit, avait largement profité du désordre causé par l'incendie et recueilli des sommes considérables, volées dans les maisons opulentes. L'île qu'il habitait ayant disparu avec le quartier de la Suburra, le parasite mit sa femme et ses enfants à couvert sur l'autre rive du fleuve. Il rentra après neuf jours d'absence dans la maison voisine des remparts où il les avait conduits. Il revenait les poches pleines d'or et d'objets précieux, dérobés dans les maisons patriciennes. Coralia, la femme du client, à qui il n'avait pas confié l'indigne comédie qu'il jouait en se faisant instruire par les chrétiens, l'avait imité, sauf son abominable hypocrisie. Elle avait fréquenté assidûment les assemblées des fidèles, et recueilli avec un cœur droit les instructions apostoliques. L'excellente femme, ayant reçu la foi avec bonheur, avait été baptisée peu de temps avant l'incendie de Rome. Depuis lors elle vivait en fervente chrétienne, et s'efforçait d'inculquer à ses enfants ses croyances et l'amour du Christ. Veturius, qui ne croyait à rien, qui n'estimait qu'un bon repas et la bienveillance des grands, parce qu'elle lui valait de temps en temps un fin souper, ne pensa pas même à contrarier les inclinations de sa femme vers le christianisme. En l'abordant après sa longue absence, il lui dit, sans chercher à expliquer la cause de son éloignement prolongé : Nos maux sont terminés cette fois, Coralia ; je suis riche pour toujours. Et le misérable étala sans pudeur dans la pauvre cellule des poignées d'or et de bijoux. Coralia recula d'étonnement à cette vue. D'où viennent ces trésors ? s'écria-t-elle. Dis-moi qui te les a donnés. — Je les ai gagnés, dit Veturius avec un certain embarras. — Tu les as gagnés ? soit ; mais je voudrais bien savoir comment, par quel travail. — C'est le prix des fatigues que j'ai endurées pendant les neuf jours qui viennent de s'écouler. J'avais des ordres, je n'ai pas quitté le théâtre de l'incendie. Et... tu comprends ? ajouta-t-il avec un clignement d'yeux significatif. — Je ne comprends pas du tout, au contraire. Je te demande donc de nouveau comment, dans un pareil désastre, qui a causé la ruine de maintes familles, tu as réussi à t'enrichir. — Eh bien ! répliqua-t-il,
légèrement déconcerté, au moment où l'incendie les
envahissait, je me suis glissé dans plusieurs riches maisons patriciennes. Et...
tu comprends ? répétait-il encore, en
rougissant sous le regard sévère de Coralia. Puis, voyant qu'elle se taisait, il voulut faire bonne contenance ; et, prenant quelques bijoux, il s'approcha pour les lui offrir en lui disant du ton le plus aimable : Tiens, mon amie, mets ce collier à ton cou, ces bagues à tes doigts, ces riches pendants à tes oreilles. Ces parures, tu mérites de les porter. Mais Coralia le repoussa avec un geste d'écrasant mépris. Quoi ! malheureux, dit-elle d'une voix remplie d'une profonde douleur, tu n'as pas craint de voler cet or, ces bijoux ? — Qui parle de voler ? répondit le parasite avec impatience. D'abord, tout cela n'eût-il pas été la proie des flammes ? Ensuite, je te l'ai dit, j'avais des ordres. — Il n'y a personne au monde qui ait le droit d'ordonner le crime ; non, personne, pas même César. Veturius, rappelle-toi les enseignements du Christ, les leçons que nous avons reçues de la bouche des saints apôtres. Ah ! je crains bien que tu n'abuses de ces grâces ! — Tais-toi, s'écria le client en colère. Je sais ce que j'ai à faire ; il ne t'appartient ni de diriger ni de censurer ma conduite. Tu parais oublier que je suis citoyen romain, et qu'en cette qualité j'ai pouvoir absolu sur toi et sur nos enfants. — Je suis loin de contester les prescriptions de la loi, répondit Coralia avec calme ; mais au-dessus des volontés de Rome, il y a celles de Dieu. — Laisse-moi, encore une fois, te
dis-je, reprit Veturius avec un redoublement de fureur. Ne me parles plus de ces doctrines étrangères : je ne le
souffrirai pas, entends-tu ? Coralia garda le silence, jugeant bien que dans l'état d'exaspération où était son mari il valait mieux garder le silence. Veturius, voyant que sa femme se taisait, et ne pouvant soutenir plus longtemps la contenance embarrassée que lui donnait la conscience de ses mauvaises actions, ramassa son or et ses bijoux, et retourna à la ville. Il se mit à la recherche d'une taverne de son goût, et s'y installa pour la nuit. Le lendemain il alla trouver Hermès, et lui demanda s'il était content de lui. Oui, assurément, répondit l'affranchi de Tigellinus, dont le visage était devenu plus sombre et plus sinistre que jamais. Et toi, es-tu satisfait de la récolte que t'a procuré l'incendie ? — Je serais difficile s'il en était autrement ; les jours qui se sont écoulés m'ont mis dans l'aisance. Quoiqu'il y ait loin de ma situation présente à la richesse, cependant, je vous le dis sincèrement, je ne me plains pas. — C'est très-bien. Serais-tu disposé dans quelques mois à gagner beaucoup plus encore ? — Je suis complètement à vos ordres, Hermès, répliqua le parasite, alléché par ce préambule qui lui annonçait de nouveaux crimes à perpétrer. — Alors je puis compter sur toi ? — Comment donc ! mais parfaitement. Je ne saurais rien vous refuser. — C'est entendu. — Pourtant, reprit Veturius, je ne doute pas que vous ne ménagiez la vie d'un père de famille. Que deviendraient ma femme, mes enfants, s'il m'arrivait malheur ? Ces réflexions firent sourire Hermès, qui savait combien peu le parasite se souciait de sa famille ; il n'ignorait pas que pour une tête de mouton à l'ail et du vin cuit le misérable fût sacrifié sans hésiter femme et enfants. Cependant il dissimula et retint sur ses lèvres l'épigramme près de s'en échapper ; car il lui importait de ne pas blesser la susceptibilité de Veturius, dont il avait besoin pour achever son œuvre et celle de Tigellinus. Sois discret, Veturius, recommanda Hermès au client ; il y va de ta fortune et de ta vie. Bientôt, si tu le veux, tu pourras marcher l'égal des plus riches citoyens de Rame. Je récompenserai suivant leur mérite les services que tu rendras. Veturius fit signe qu'il obéirait aux conseils de l'affranchi, qui poursuivit : Tu continueras, si tu le peux, tes relations avec les chrétiens. A ces mots le parasite se récria, en alléguant la dénonciation qu'il avait faite lors de la conspiration. Il protesta qu'il ne voulait pas s'exposer à des avanies de la part de ceux qu'il avait trahis. Sois sans crainte, dit Hermès, le nom du délateur est demeuré inconnu des chrétiens. Tu n'as donc rien à risquer en fréquentant de nouveau leurs assemblées. Cette circonstance rendait à Veturius toute sa liberté d'action ; car il n'était pas homme à avoir des remords. Aussi, dès le lendemain, sans plus tarder, le parasite reprit le chemin du mont Cœlius, et se présenta à la maison d'Aulus Plautius. Il la trouva en deuil. L'illustre consulaire gisait sans vie sur son lit de parade, dressé dans l'atrium. Son fils, debout au chevet de la couche funèbre, que des flambeaux de cire blanche entouraient, priait en silence. Le visage de Marcus était triste, mouillé de larmes, mais empreint d'une profonde sérénité. Veturius hésita d'abord, et se demanda s'il entrerait. Mais il avait reçu si souvent des largesses de la maison de Plautius, qu'il se crut obligé d'aller offrir ses compliments de condoléance au fils du noble défunt. Marcus, ayant levé les yeux sur le parasite, parut surpris, et éprouva une impression pénible, qu'il s'efforça cependant de cacher. Différents bruits, en effet, des rumeurs odieuses avaient couru depuis quelques jours sur l'ancien habitant de la Suburra, sur le catéchumène que Philoxène et les apôtres avaient instruit. Marcus lui-même l'avait aperçu au fort de l'incendie, à la tête des agents d'Hermès, activant les flammes, et menaçant ceux qui voulaient s'opposer à leurs progrès. Quelques soupçons s'étaient produits aussi sur sa conduite à l'égard de Paul : on n'était pas éloigné de croire qu'il avait joué le rôle de faux frère. Toutefois Marcus n'écouta que la voix de la charité, qui lui commandait le pardon ; il se souvint du Christ au jardin des Oliviers, accueillant le traître avec bonté, offrant même sa joue divine à ses baisers sacrilèges. S'adressant donc au visiteur inattendu, Marcus lui dit avec bienveillance : Approche, Veturius, et viens contempler une dernière fois les traits de mon père. Le parasite obéit, involontairement ému de l'accent doux et pénétrant du jeune prêtre. Arrivé auprès du corps du défunt, qui reposait calme et presque souriant dans sa pourpre consulaire, il le regarda un instant dormir son dernier sommeil, puis il demanda à Marcus : Par quel accident Aulus Plautius, votre illustre père, est-il mort si prématurément ? car, si j'ai bonne mémoire, il y a quelques jours seulement il était plein de vie. — Hélas ! il a éprouvé dans ces derniers temps des douleurs qu'il n'a pu vaincre. — A-t-il eu quelques chagrins de famille, des revers de fortune ? — Non, rien de tout cela ; cependant son cœur s'est brisé sous l'étreinte d'une horrible peine. Marcus se tut, et Veturius le regardait sans comprendre. Mon père, continua le jeune prêtre, n'a pu résister au spectacle des calamités qui viennent de fondre sur la ville. La vue de ces flammes impitoyables qui ont dévoré les monuments élevés par nos pères, la crainte qu'il a eue que ma mère ne périt, la scène dont il a été témoin à la maison d'Aurelius Pudens, tout cela réuni lui a porté le coup mortel. Il s'est mis au lit à la suite de l'incendie, et il est mort hier. Nous avons oublié de dire précédemment que la maison d'Aulus Plautius avait été épargnée par le feu, sauf quelques légères constructions qui ne touchaient point à l'édifice principal. Elle devait sa préservation à son isolement et à sa grande solidité. Qu'est-il donc arrivé chez Aurelius Pudens ? interrogea encore Veturius. — Quoi ! tu l'ignores ? Aurelia, sa fille, a failli être ensevelie sous les décombres de la maison en voulant sauver une esclave. Le feu venait d'éclater dans la demeure de Pudens ; dès qu'on s'en aperçut, on se hâta de faire sortir le sénateur, sa femme, sa fille et leurs serviteurs. Mais Aurelia ne tarda pas à remarquer qu'une vieille esclave, soit qu'elle n'eût pas entendu le signal, soit qu'à cause de son grand âge elle n'eût pu gagner la porte de la rue, était restée dans l'habitation en flammes. Aurelia s'y élança pour sauver la malheureuse femme. Ses parents, hors d'eux-mêmes, poussèrent un cri de détresse, et voulurent se précipiter sur les pas de la jeune fille ; mais on les retint. Bientôt la généreuse Aurelia reparut, traînant par la main la vieille esclave. Les vêtements de la noble jeune fille commençaient s'enflammer : on éteignit le feu à grand'peine. Voilà comment Aurelia a failli payer de sa vie son sublime dévouement. — Quelle folie ! s'écria Veturius, incapable de comprendre la beauté, la grandeur, de l'acte de la jeune patricienne ; quoi ! pour une misérable esclave s'exposer à une mort aussi cruelle ! il faut être insensé vraiment pour agir de la sorte. Est-ce donc la mode aujourd'hui dans Rome que les maîtres se sacrifient pour ceux qu'ils out payés de leur argent, qui ne sont faits que pour les servir ? — Tais-toi, Veturius, interrompit Marcus ; tu raisonnes en profane, en païen. Ne te souvient-il plus des instructions de Paul, des leçons que tu as reçues si souvent dans nos assemblées ? Veturius, déconcerté par cette ferme observation du prêtre, comprit qu'il s'était oublié ; il balbutia quelques mots d'excuse, et Marcus, voyant son embarras, en eut compassion, et n'insista pas. Le parasite, qui se sentait mal à l'aise dans la compagnie du fervent chrétien, ne tarda point à prendre congé du fils de Plautius, pour aller errer dans ces infâmes tavernes qu'il connaissait si bien. Aulus Plautius, qui venait de mourir, comme Marcus l'a raconté, cédant à l'heure suprême aux instances de sa femme et de son fils, avait reçu le baptême des mains de Philoxène. L'illustre consulaire, dont l'âme était droite, loyale, obtint de connaître la vérité et de s'endormir dans la lumière de la foi. |