Servilius Tuscus, qui assistait aux jeux du cirque à côté de Néron, sur le podium impérial, rentra chez lui profondément irrité de la mort d'Attalus. Ce jeune patricien était fier de l'adresse et de la force de son gladiateur, qui s'était fait une réputation considérable par le grand nombre de combats qu'il avait soutenus. Attalus avait tué beaucoup d'hommes, soit au cirque, soit à la fin de ces soupers délicats et prolongés que se donnaient les familiers de Néron. Servilius laissa éclater son mécontentement devant ses amis, devant César lui-même, qui le plaisanta de s'être attaché de la sorte à un vil esclave. Mais le jeune sénateur jura de se venger sur la famille du consulaire Plautius, et sur Marcus en particulier. D'ailleurs la mort d'Attalus avait été seulement l'occasion qui avait déterminé l'explosion de sa colère. Il y avait deux choses que Servilius ne pardonnait pas à Marcus. C'était d'abord de ne jamais paraître dans les réunions désordonnées de la jeunesse romaine ; il l'accusait de dédain, de hauteur, d'orgueil intraitable. Le second grief de Servilius Tuscus contre Marcus, c'était que le fils de Plautius aspirait, il le croyait du moins, à la main d'Aurelia, la fille de Pudens ; or Servilius avait ses vues sur la noble enfant, qu'il désirait épouser. Il regardait donc Marcus comme un dangereux rival, et il méditait les moyens d'écarter sa compétition. Servilius, stimulé par ces considérations, sertit de son apathie habituelle, et résolut de lutter à outrance, et jusqu'à la mort s'il le fallait, contre celui qu'il appelait son ennemi. Pendant qu'il se livrait à ces sombres et sinistres pensées, l'esclave introducteur annonça une visite. Servilius, qui désirait être seul, fit un geste d'impatience ; mais à peine l'esclave s'était-il acquitté de sa mission, qu'un homme parut dans la salle où se tenait le patricien. Est-ce donc toi, Hermès ? dit Servilius, dont la figure n'exprima plus qu'une agréable surprise ; je ne t'attendais pas, en vérité ; je te croyais avec ton maître Tigellinus. — Le préfet du prétoire, répondit Hermès, retenu par César, l'a suivi au palais impérial. — As-tu donc quelque chose de nouveau à m'apprendre ? — Peut-être, répliqua l'affranchi en souriant méchamment. — As-tu vu Marcus aujourd'hui ? — Non, je n'ai pu le rencontrer. — Au moins as-tu réussi à te mettre en rapport avec Pudens ? — Non encore, malheureusement. — Tu n'as donc rien fait jusqu'ici ? — Peu de chose, je le confesse, au risque de vous donner mauvaise opinion de mes talents. — Tu ne le crois pas ; je connais ton mérite, et je me plais à te vanter jusqu'en la présence du prince. — Vraiment ? reprit Hermès flatté. — Crois-tu que j'aie des chances probables d'obtenir la main d'Aurelia ? — Je l'ignore, sur ma tête. — Quelle est ton opinion ? parle-moi franchement ; je puis entendre la vérité, fût-elle humiliante pour moi. — Je pense, Servilius, qu'avec la faveur de César on est bien puissant. — Assurément ; mais quelle relation vois-tu entre l'amour que le prince me témoigne et le désir que j'éprouve d'obtenir la main d'Aurelia ? — Ma pensée est facile à saisir, ce me semble. Quand on ne peut réussir par persuasion, il ne reste plus qu'à employer la force. — Qu'entends-tu par là ? — Que si les parents d'Aurelia vous la refusent pour épouse, vous ferez sagement d'en appeler au pouvoir de César. — C'est possible ; mais il me serait infiniment plus agréable de conclure amiablement cette alliance : quoique, soit dit entre nous, je cherche surtout la dot opulente d'Aurelia pour refaire ma fortune entamée par des prodigalités un peu larges, je ne serais pas fâché de conserver les bonnes grâces de la jeune fille et de ses parents. — Si tel est le but que vous poursuivez, si vous n'avez recours qu'à la persuasion, je crois que vous réussirez difficilement. — Pourquoi ? quelles raisons as-tu de penser ainsi ? — Il y a plusieurs motifs qui m'obligent à vous parler comme je le fais. — Quels sont-ils ? explique-toi. — D'abord Aurelia et ses parents sont imbus de la superstition nouvelle. Pudens a donné asile au docteur juif qui parait être le chef de tous les autres. — Que m'importe ? je m'inquiète peu des sentiments religieux d'Aurelia. Que me fait à moi, quine crois à rien, leur manière d'adorer la Divinité ? Sont-ils plus fous ou moins estimables, ceux qui adorent le crucifié de Judée, que ceux qui rendent des hommages ridicules à notre Jupiter et à toute la bande olympienne ? Pures formes que tout cela, bonnes tout au plus pour amuser ou refréner le peuple. — Les adeptes du nouveau culte prennent au sérieux le symbole de leur foi. — Es-tu sûr de cela ? — Parfaitement sûr ; je ne doute pas que la plupart d'entre eux, les chefs au moins, ne soient prêts à endurer la mort plutôt que de renier leurs croyances. — S'il en est ainsi, l'affaire est plus grave que je ne le pensais, et l'amitié de César pourra m'être fort utile. A défaut de succès, elle me procurera la vengeance. — Je n'ai pas fini, reprit Hermès. — Qu'as-tu donc à m'apprendre encore ? — Cette nuit, une assemblée nombreuse s'est tenue chez Aurelius Pudens. — De quels personnages se composait-elle ? — La famille entière du sénateur
y assistait, ainsi que plusieurs nobles romains ; Pomponia Græcina et son
fils Marcus s'y trouvaient les premiers. Au nom de Marcus Plautius, la colère brilla dans les yeux de Servilius. Il entr'ouvrit les lèvres comme s'il allait exhaler les sentiments tumultueux qui s'agitaient dans son âme ; mais il se contenta de dire à Hermès : Continue. — Le chef suprême des chrétiens présidait la cérémonie, qui s'est accomplie dans des formes imposantes. — D'où sais-tu ces détails, ces particularités si précises ? — J'y étais. — Comment, toi ? s'écria Servilius en éclatant de rire. Le goût de la superstition étrangère te prendrait-il aussi ? — Vous savez bien que c'est impossible, répliqua Hermès avec une effrayante expression de haine. — Alors tu m'expliqueras comment tu as pu pénétrer chez Aurelius Pudens, et assister aux mystères célébrés par les chrétiens. — C'est bien simple : je suis en rapports intimes avec un des esclaves de Pudens, qui s'est vendu à Tigellinus par mon entremise ; le misérable m'a livré passage, et j'ai pu, caché par une portière, assister à une partie de la cérémonie. — Que s'est-il donc passé ? tu éveilles ma curiosité. — J'ai vu des choses très-importantes pour vous et vos projets, autant que je puis le comprendre. — Explique-toi, et surtout sois bref. — Marcus Plautius a été initié,
par le chef des chrétiens, à une sorte de sacerdoce qui astreint celui qui eu
est revêtu à une vie à peu près semblable à celle de nos vestales. — Je ne vois pas que cette circonstance soit défavorable à mes vaux ; au contraire, j'y vois un obstacle de moins, un rival dangereux d'écarté pour jamais, si ce que tu me racontes est vrai ; car les vestales ne se marient pas. Marcus, si j'ai bien saisi le sens de tes paroles, se serait, lui aussi, engagé au célibat. — En effet ; mais Aurelia a contracté cette nuit des engagements du même genre. — Tu te trompes, s'écria Servilius ; tu auras mal vu, mal entendu, ou bien tu n'auras pas compris. Il est impossible que Pudens ait sacrifié ainsi l'avenir de son unique enfant. — Je ne suis pas dans l'erreur, Servilius, soyez-en sûr. Je me suis parfaitement rendu compte de la cérémonie. — De sorte que Marcus et Aurelia ne songent nullement à s'épouser ? — Non, certainement ; ce que je viens de vous raconter le prouve surabondamment. — En ce cas, je n'ai plus rien à redouter de la compétition du fils de Plautius. — C'est vrai ; peut-être sa rivalité vaudrait-elle mieux que l'état présent des choses. Du caractère dont je connais les chrétiens, avec leur opiniâtreté, vos espérances me paraissent plus compromises que jamais. — Ainsi je suis dans la nécessité de recourir à César ? — Il n'y a pas d'autres moyens. Agissez donc promptement, quoique avec prudence. — Que penses-tu qu'il faille faire ? quels artifices employer pour parvenir à mes fins ? — Il importe de s'attaquer avant tout à ces étrangers venus à Rome depuis quelques années, et qui sont les chefs de la secte. — C'est une idée qu'il sera bon d'étudier, répondit Servilius avec un certain embarras. — Il n'y a pas de temps à perdre, continua Hermès, les chrétiens s'agitent en ce moment. — Leur influence est bien faible ; ils luttent en vain contre le mépris public. — Ils sont beaucoup plus redoutables que vous ne l'imaginez. J'ai appris encore, à la réunion de la nuit dernière, qu'un de leurs plus fameux docteurs vient d'aborder en Italie, et qu'il entrera dans Rome aujourd'hui même. — De qui veux-tu parler ? — De ce Juif de Tarse qui pendant deux ans demeura captif dans la ville, enchaîné avec un soldat. — Quoi ! Paul revient à Rome ! — Il y sera ce soir, s'il n'y est déjà. — Vraiment, cet homme est d'une audace inouïe, reprit Servilius. — Vous avez raison. Accusé par les Juifs de son pays, il demanda à être jugé par César. Amené à Rome, il a comparu sans crainte, vous le savez mieux que moi, de-devant le tribunal de Néron, qui l'a acquitté. — Qu'a-t-il fait depuis ? le sais-tu ? — Il a parcouru les provinces
d'Asie, où il a fait de nombreux prosélytes. Paul sera d'un grand secours ici
au chef suprême des chrétiens. A eux deux, tels que je les connais, ils sont
capables de bouleverser la ville. Ils ont des partisans dans toutes les
classes, jusque dans le palais de César ; ils en ont principalement parmi la
populace et les esclaves, que leurs doctrines affranchiront un jour, si nous
n'y prenons garde. — Comment faire ? Le cas est embarrassant. Pour perdre les chefs des chrétiens, il faut au moins des prétextes, et je n'en vois pas que je puisse convenablement alléguer. — Nous en trouverons. Tigellinus, mon maitre, est peu ami des nouvelles doctrines ; je ne doute pas qu'il ne nous appuie fortement auprès de Néron, et qu'il ne nous aide à mener à bien nos projets. — C'est chose plus difficile que tu ne le crois. Tigellinus, tu ne dois pas l'ignorer, puisque tu vis dans son intimité, se prête difficilement à servir les vues des autres ; il craint toujours de compromettre l'influence qu'il a acquise sur le prince. Néron est fantasque, il a le goût des choses inouïes ; et, si un beau jour il croyait trouver un raffinement de jouissance dans la perte de ses meilleurs amis, il n'hésiterait pas à les sacrifier ; aucun de nous n'en doute, et nous réglons notre conduite en conséquence. Tu me parlais tout à l'heure d'agir prudemment ; c'est surtout lorsqu'il s'agit de la faveur de César qu'il est besoin de prudence ; rien n'est plus glissant que son amitié ; rien de plus précaire que ses bonnes grâces. Hermès savait parfaitement tout cela, puisqu'il était l'âme damnée de Tigellinus. Il était venu trouver Servilius après s'être entendu avec le préfet du prétoire ; mais il avait ordre de laisser ignorer cette intelligence au jeune patricien. César a besoin de vous tous, répondit-il, pour assaisonner ses plaisirs, pour diriger ses fêtes, pour gouverner l'empire. Vous lui êtes nécessaires, vous n'avez donc rien à craindre. — Oui, telle est la croyance générale ; mais combien dans Rome qui ne demanderaient pas mieux que de nous supplanter ! César est le maître du monde, qu'il regarde comme sa propriété. On est coupable à ses yeux dès qu'on lui déplaît ou qu'on ne l'amuse plus. — Cependant il s'agit d'hommes qui enseignent et professent une morale austère ; le prince doit naturellement les haïr. — Je ne le nierai pas ; leurs principes, leur vie, leurs exemples sont la censure, la condamnation sévère des habitudes de Néron. — Alors vous voyez bien qu'il ne peut faire autrement que de travailler à en délivrer Rome et l'empire. — Hélas ! répliqua Servilius en secouant la tête, je crains que par un caprice inexplicable il ne les épargne encore. — C'est impossible. — Malheureusement non, ce n'est pas impossible ; je n'en veux pour preuve que l'histoire de ce Juif de Tarse dont tu m'annonçais tout à l'heure l'arrivée. — Eh bien ! quel rapport ?... — Laisse-moi achever. Conduit
prisonnier à Rome, comme tu le sais, il resta deux ans sous la garde d'Afranius
Burrhus, le préfet du prétoire, que Tigellinus a récemment évincé pour se
mettre à sa place. Au bout de ce temps, Paul comparut devant César[1]. Nous entourions le tribunal ; nous nous promettions de
railler ce petit homme dont la renommée parlait si diversement ; car ses
prédications l'avaient fait connaître d'un grand nombre, qui l'appréciaient
suivant le degré de confiance qu'ils accordaient à ses paroles. Mais nous
demeurâmes muets de surprise, quand nous le vîmes s'avancer au pied du
tribunal avec une dignité singulière. Il était chauve, et portait une longue
barbe blanche bien fournie : il avait le teint pâle, et les années avaient
peu courbé sa taille ramassée ; son regard vif, ardent, inspiré, nous
imposait malgré nous[2]. Son nez aquilin, aux douces inflexions, donnait un
charme de plus à cette figure remarquable. Néron lui-même, lui qui sait tout
braver et qui compte les hommes pour rien, subit l'influence du docteur juif.
Un officier du prince ayant lu les lettres du gouverneur de Césarée, qui
énuméraient les imputations dirigées contre le prisonnier, celui-ci prit la
parole pour se défendre. Employant l'idiome de la Grèce, il s'exprima avec
une rude et mâle éloquence ; jamais nous n'avions entendu une telle parole,
et nous l'écoutâmes avec une curiosité et une attention qui ne se démentirent
pas un instant. César, émerveillé, et voyant toutes les charges alléguées
contre Paul entièrement détruites, se trouva comme forcé de reconnaître son
innocence ; il le renvoya donc absous, et le déclara libre. Or je crains que
pareille chose n'arrive une seconde fois. Hermès fit semblant de réfléchir, et ce ne fut qu'au bout de quelques minutes qu'il répondit : Des occasions se présenteront, j'en suis sûr, qui nous permettront de charger les chrétiens et leurs chefs de quelque grand crime. Ne peut-il pas y avoir un jour ou l'autre une conspiration ou des irrévérences contre César ? Néron, vous en avez été témoin plus d'une fois, ne plaisante pas lorsque sa vie ou sa divine voix est en cause. — J'y réfléchirai, répliqua Servilius en hésitant : il n'aimait pas les chrétiens, mais il eût répugné à les perdre par des moyens aussi perfides. Veturius le parasite, que vous avez vu dernièrement chez Tigellinus, reprit Hermès, me sera d'une grande utilité auprès du préfet du prétoire. Cet homme a de la bonne volonté, il s'emploiera de son mieux. Servilius, ne comprenant pas parfaitement les intentions d'Hermès, ne jugea pas à propos de lui demander d'explication. L'affranchi de Tigellinus dissimula la contrariété qu'il ressentait de voir le jeune patricien si peu résolu ; il le quitta, décidé à agir sans lui. A l'heure même où cet entretien avait lieu chez Servilius Tuscus, Paul franchissait la porte Capène. Il était parti d'Asie emmenant avec lui d'illustres fidèles revêtus du caractère épiscopal ou sacerdotal : c'était Démas, qui le quitta au début du voyage par affection aux biens terrestres ; Crescent ; Tite, un de ses disciples les plus aimés ; Luc l'évangéliste, Tychique, Éraste et Trophime. Luc seul l'accompagna jusqu'à Rome, les autres ayant reçu en route une autre destination. L'apôtre rencontra, en mettant le pied dans la ville, un grand nombre de fidèles accourus au-devant de lui. En le voyant, ils firent éclater une joie extraordinaire, et se jetèrent à son cou avec une merveilleuse affection. Parmi ces chrétiens de toutes conditions étaient Philoxène, Pudens, Marcus, qui pleuraient de bonheur en revoyant cet homme, cet illustre serviteur du Christ, qui avait parcouru une partie du monde, accompli des travaux immenses, souffert toutes les tribulations pour la gloire de son divin Maître. Paul se bâta de se rendre avec eux chez Aurelius Pudens, où Simon Pierre demeurait ; il lui tardait de saluer le prince des pasteurs, le chef de l'apostolat et de l'Église. Le Pontife, de son côté, attendait avec une sainte impatience l'Apôtre des nations. Arrivé en présence du vicaire de Jésus-Christ, Paul voulut se prosterner pour honorer l'Homme-Dieu dans la personne de son plus auguste représentant ; mais Simon Pierre ne le permit pas. Ici, ici sur mon cœur, frère bien-aimé ! s'écria-t-il d'une voix profondément émue. Vase d'élection, apôtre chéri du Maître, je bénis le Seigneur, qui vous ramène auprès de moi. Ce fut une scène admirable que cette réunion de deux apôtres, l'embrassement de ces deux saints vieillards, usés avant l'âge par les dures et immenses fatigues de l'apostolat. Dépositaires de la plénitude des pouvoirs divins, l'un et l'autre avaient combattu le bon combat, leur course laborieuse s'achevait, ils étaient à la veille de déposer leur vêtement de chair, pour aller recevoir la couronne de justice que leur réservait le juste Juge. Après s'être longtemps embrassés, les apôtres prièrent ensemble, et les fidèles s'unirent à eux. Ensuite Pierre présenta à Paul Marcus, le fils du consulaire Plautius. Cette nuit, dit-il, je l'ai ordonné prêtre de Jésus-Christ. L'Apôtre des nations se réjouit de la nouvelle ; car il connaissait Marcus, et le chérissait comme un fils. Aurelia, reprit le pontife suprême, dans cette même nuit, a renoncé aux espérances du siècle, au brillant avenir que le monde lui destinait, pour se consacrer à Jésus-Christ, et vivre dans la virginité. — Béni soit Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, s'écria Paul, qui a bien voulu accomplir ces merveilles parmi vous. Pais, enflammé par ces récits, malgré la fatigue du voyage, l'Apôtre adressa aux chrétiens qui se pressaient autour de lui une instruction éloquente, dans laquelle sa grande âme s'épancha tout entière. Il fit l'éloge du célibat, démontra sa gloire devant Dieu, son mérite éminent, ses avantages incontestables. Les fidèles l'écoutaient suspendus à ses lèvres, recueillaient avidement les leçons divines qui coulaient eu flots d'or de la bouche apostolique de Paul. Ils se retirèrent ravis, encouragés, fortifiés, et rendant grâces à Dieu de la faveur nouvelle qu'il accordait en leur ramenant l'illustre docteur. Quand les chrétiens furent partis, les deux vieillards, dans un intime et fraternel entretien, se communiquèrent leurs observations sur la situation du christianisme à Rome et en Asie. Ils pesèrent en quelque sorte dans leurs mains les destinées du monde, qu'ils étaient chargés de régénérer avec la parole et le sang du Christ. Ils convinrent qu'il fallait redoubler d'efforts pour consolider l'Église romaine, car ils étaient arrivés au soir de leur vie, et Pierre aurait à transmettre bientôt à un autre le principat sacré dont le Seigneur l'avait investi avant de remonter au ciel. Ils savaient d'ailleurs qu'ils ne devaient plus se quitter que pour marcher à la mort, et que, frères dans l'apostolat, ils le seraient encore dans le martyre. Le lendemain de l'arrivée de Paul à Rome, Hermès, âme basse, froidement atroce, qui était en train de s'enrichir en faisant le vil métier de délateur, traversait, rêvant sans doute à quelque scélératesse, les portiques du Forum. Au moment où il tournait l'angle droit de la place, du côté de la tribune aux harangues, il rencontra Veturius. Le client, en quête vraisemblablement d'un nouveau souper, aborda Hermès avec une déférence obséquieuse, et s'informa du patron. L'illustre Sophonius Tigellinus se porte bien ? interrogea-t-il. — Très-bien, Veturius, répondit l'affranchi, qui suspendit sa marche ; je te rencontre à propos ; aie la bonté de me suivre. Et il l'entraîna tout à fait à l'écart, derrière les rostres, près de la curie Julia. Et tes affaires, mon cher Veturius, reprit Hermès en feignant de l'intérêt pour le parasite, où en sont-elles ? — Mes affaires, il n'en faut pas parler, Hermès, repartit Veturius, elles vont bien doucement ; même elles ne vont pas du tout, et Coralia, ma chère moitié, me rend la vie fort dure. — Tu n'es pas heureux, je le vois, dit Hermès. — Il serait difficile qu'un pauvre client comme moi le fût. Quand on habite une misérable cellule dans la Suburra, quand on vit du blé des greniers publics et de l'aumône recueillie à la porte des grands, on est loin de l'honnête bonheur que chantait jadis notre poète Horace. — Pourtant, Veturius, je ne puis m'ôter de l'idée qu'un homme comme toi pourrait réussir à obtenir cette médiocrité d'or dont parle le poète que tu as si judicieusement cité tout à l'heure. — Vous voulez rire, Hermès ? mais continuez ; je suis une bonne nature, et, pour peu que cela vous fasse plaisir, ne vous privez jamais de me railler. — Je parle très-sérieusement. Je suis convaincu qu'il ne tiendrait qu'à toi d'arriver à l'aisance, peut-être même à la richesse. — Qui n'a rien ne peut rien gagner, répliqua sentencieusement Veturius. — Qui n'a rien peut parfois mettre la main à de bonnes affaires ; le tout est de savoir s'y prendre. — Oh ! de grâce, supplia le client les mains jointes, indiquez-moi le moyen de faire fortune, si vous le connaissez. Je vous affirme que vous n'aurez pas obligé un ingrat. — Écoute-moi, Veturius, et retiens bien ce que je vais te dire. Tu as une femme et quatre enfants à nourrir, n'est-il pas vrai ? — Cinq bouches de trop pour un pauvre citoyen comme moi. J'aurais dû rester célibataire. Les exigences de la famille sont une charge intolérable, quand on n'a pour ressource que la bienveillance précaire des riches. — Eh bien ! Veturius, si tu le veux, Coralia, ta digne épouse, et tes quatre enfants pourront bientôt échanger la sordide indigence dans laquelle ils croupissent avec toi pour un état plus heureux. — Si je le veux, Hermès ! si je veux sortir de la pauvreté ! mais certainement. Dites-moi seulement ce qu'il faut faire. — Peu de chose. — Mais encore ? expliquez-vous, je vous prie. — Fais-toi chrétien, articula lentement l'affranchi de Tigellinus, tandis que son regard pénétrant fouillait jusque dans l'âme du parasite. — Me faire chrétien ! se récria Veturius. Moi, que je consente à être l'associé de gens mal famés, livrés à des superstitions étrangères ! Vous n'y pensez pas. — J'y pense, au contraire, tout de bon. — Je ne vous comprends pas, répondit Veturius avec un geste désespéré. — Je t'offre là un moyen infaillible de t'enrichir, comme je te l'expliquerai plus tard. Je m'engage pour le moment, au nom de mon maître Tigellinus, à te donner trois cents quadrans par semaine, sans préjudice d'une somme très-ronde qui te sera comptée dans la suite. Cette proposition fit ouvrir les yeux à Veturius ; son imagination lui peignit les bons repas qu'il ferait dans les tavernes ; il ne résista pas à la perspective de manger à son aise, à discrétion, des têtes de mouton à l'ail, et de boire du vin chaud. Aussi répondit-il sur-le-champ : Je consens ; je me ferai chrétien. Comment faut-il m'y prendre ? — Tu connais la maison d'Aulus Plautius ? — J'y ai reçu plusieurs fois une généreuse sportule. — En ce cas tu t'y présenteras
dés demain ; tu tâcheras de lier conversation avec un des esclaves de
l'atrium, qui sont tous chrétiens ; tu parleras avec éloge de la religion
nouvelle, et je puis t'assurer qu'à la deuxième fois, sinon à la première, on
cherchera à t'enrôler parmi les adeptes. — C'est convenu, dit Veturius. Mais, quand je serai chrétien, qu'aurai-je à faire ? — Chrétien, tu ne dois pas l'être entièrement ; ne commets pas cette imprudence. Ces hommes venus de l'Orient ont des philtres magiques au moyen desquels parfois ils transforment ceux qui les fréquentent. J'ai vu plusieurs de mes amis, attirés d'abord par la curiosité, finir par les écouter sérieusement, et par embrasser leurs doctrines. — Vous pouvez compter qu'il n'en ira pas ainsi de moi. Toutefois je suivrai vos avis, je serai prudent. — Laisse-moi achever, reprit Hermès. Quand tu auras été admis sans défiance, et inscrit au nombre des novices ou des catéchumènes, comme ils les appellent, tu reviendras me trouver. — Je n'y manquerai pas. Après quelques avis encore, Hermès prit congé du parasite. Mais il revint presque aussitôt sur ses pas, et rejoignit Veturius demeuré pensif à la même place. A propos, lui dit-il, ne manque pas de dire que tu soupes quelquefois chez Tigellinus, et que tu fréquentes sa maison. Le rusé affranchi se ménageait par là une issue, si le client était maladroit ; il tenait à ce qu'on ne rejetât pas sur lui la responsabilité des projets qu'il méditait. Est-ce que le préfet du prétoire songerait à se faire chrétien ? interrogea naïvement le client. — Non, pas précisément, répondit Hermès en riant de cette idée. Et il quitta définitivement son interlocuteur. Veturius, conformément au plan qui lui avait été tracé, se rendit le jour suivant chez Aulus Plautius, dans le but apparent de solliciter une largesse. Il engagea la conversation sur le christianisme avec les esclaves qu'il rencontra. Ceux-ci prêtèrent d'abord peu d'attention à ses paroles ; mais, voyant qu'il persistait et qu'il mettait de la chaleur dans ses questions, ils le conduisirent un soir à la maison de Pudens, et le présentèrent à Philoxène. Le vieillard, qui connaissait Veturius, et qui savait le parasite sans conscience, sans caractère, et uniquement occupé à se faire inviter à la table des riches, l'accueillit avec défiance. Mais au bout de quelques jours, ne comprenant pas quel intérêt eût pu le porter à embrasser le christianisme s'il n'eût été convaincu, il commença à l'instruire. Veturius parut écouter attentivement les enseignements divins. Nous devons à la vérité de dire que parfois même il se sentit le cœur touché. Mais l'amour du lucre, l'or qu'Hermès avait fait tinter à ses oreilles, étouffèrent les bons sentiments qui voulaient germer dans sou cœur. D'ailleurs Hermès, qui ne le perdait pas de vue, et le rencontrait de temps en temps, affectait de lui demander, avec une méchante ironie, s'il faisait des progrès dans la science nouvelle. Veturius, embarrassé d'abord de ces questions, qui lui étaient faites publiquement jusqu'à la table de Tigellin us, comprit à la fin qu'il fallait répondre franchement, et que cela entrait dans les plans de son embaucheur. De la sorte, le parasite passa auprès de tous ceux qui le connaissaient pour un adepte des chrétiens. Il dut se résigner à essuyer leurs dédains, leur lazzi. Tigellinus, qui détestait les fidèles, montra plusieurs fois sa mauvaise humeur au client. Celui-ci ne s'en émut que médiocrement ; car Hermès prenait soin de le rassurer, lui promettant qu'il recouvrerait un jour les bonnes grâces du patron, lequel lui saurait gré de sa conduite présente. Plusieurs mois se passèrent de la sorte, au bout desquels Philoxène, jugeant Veturius suffisamment instruit, lui proposa de recevoir le baptême. Mais le parasite, se souvenant des instructions d'Hermès, s'y refusa, au grand étonnement de son initiateur, qui pensa que le catéchumène, dans son humilité, se regardait comme indigne d'une telle grâce. Veturius, cependant, commençait à se lasser du rôle étrange qu'on lui faisait jouer. Un jour qu'il avait rendez-vous avec Hermès, près du tombeau d'Auguste : Quand cette comédie finira-t-elle ? Suis-je bientôt au bout de mon épreuve ? demanda-t-il avec une certaine anxiété. — Elle se terminera sous peu, répondit Hermès, et à ta complète satisfaction. Viens me trouver dans trois jours chez Tigellinus. — Dites-vous vrai ? interrogea le client plein de joie. — Je te dis la vérité. Sois fidèle au rendez-vous. Veturius promit de grand cœur. En attendant, une abondante largesse de l'affranchi ranima son courage pour affronter les désagréments que lui causaient ses visites à la maison de Pudens. |