MARCUS PLAUTIUS

OU LES CHRÉTIENS À ROME SOUS NÉRON

 

V. — LA MAISON D'AURELIUS PUDENS.

 

 

La nuit qui avait précédé le drame sanglant que nous venons de raconter, une scène d'un genre bien différent se passait dans la demeure patricienne du sénateur Pudens. Le noble Romain habitait sur le mont Cœlius, non loin d'Aulus Plautius, avec qui il avait des rapports d'amitié. Pudens jouissait d'une fortune honorablement acquise par ses ancêtres, augmentée par lui-même et par son mariage avec Claudia, une vertueuse dame, qui eût été admirée de Rome dans un siècle moins corrompu. Ami des arts, Aurelius Pudens les avait appelés à décorer sa maison, dont l'architecture reproduisait en partie les détails de celle de Pedanius Secundus. Mais le luxe raffiné qui régnait chez la plupart des grands de Rome était sévèrement banni du foyer de Pudens ; celui-ci de bonne heure avait réglé sa vie sur les principes des anciens. Il s'était acquis dès sa jeunesse la réputation d'un sage et d'un philosophe ; sa belle intelligence, avide de connaître, avait scruté les écrits des hommes les plus distingués de la Grèce et de l'Italie ; elle était altérée de vérité.

La maison du noble sénateur commençait depuis quelques années à attirer les regards de Rome. Malgré la modestie de ses goûts, la simplicité de sa vie, la retraite dans laquelle il s'était réfugié, Aurelius Pudens était l'objet de mille commentaires. On se racontait, jusque dans le peuple, que sa demeure splendide avait donné l'hospitalité à de mystérieux étrangers venus de l'Orient. On disait que ces hommes inconnus prêchaient de nouvelles doctrines, enseignaient la vanité des dieux de Rome, condamnaient, flétrissaient les mœurs de l'époque. Ce qui surprenait davantage, c'est que, dédaignant les habitudes des savants de la Grèce, qui ne s'adressaient qu'aux intelligences élevées et cultivées, ils ne craignaient point de se mêler aux derniers rangs de la société, de descendre même jusqu'à l'esclave pour lui faire entendre de hautes, de sublimes paroles. Ils proclamaient, ces étranges docteurs, que la vérité ne doit point demeurer captive dans les sanctuaires, mais qu'il faut la divulguer sur les toits, dans les palais des princes, comme dans la cellule du pauvre client et dans les ergastules où gémit l'esclave.

L'aristocratie opulente se mit à rire d'abord en apprenant que Pudens prêtait l'oreille à ce qu'elle appelait des fables, des superstitions ridicules. Plongé dans la débauche, les festins, un luxe inouï, le patricien épuisait la coupe de la vie jusqu'au fond ; puis, blasé sur la jouissance, il demandait un remède au suicide, cherchant en quelque sorte dans la mort une dernière volupté. Cependant les riches, les heureux de Rome finirent par s'émouvoir de ces nouveautés qu'ils avaient d'abord méprisées. Ils comprirent, en voyant les résultats prodigieux qu'elle produisait, la puissance de la parole apostolique ; ils se troublèrent, et mesurèrent sérieusement la portée immense d'un enseignement qui sapait une société vermoulue, dégradée jusque dans ses fondements, pour la reconstituer sur des bases pures, inébranlables. Or, cette société étant taillée à leur image, s'adaptant admirablement aux exigences de leurs passions, ils tenaient à la conserver. De là l'hostilité naissante contre le christianisme. Néron, de son côté, ne pouvait guère s'éprendre d'un culte austère qui menaçait les divinités complaisantes de Rome. La haine germait, se développait dans son aime atroce ; il méditait de noyer l'enseignement du Christ dans le sang de ses adeptes ; il s'alarmait de ce que plusieurs familles anciennes, telles que celle de Pudens et une partie de celle clé Plautius, eussent embrassé le nouveau culte ; il s'indignait de le rencontrer jusque dans son palais, parmi ses affranchis et ses esclaves.

Aussi, en présence de la redoutable opposition qui se dessinait, les cérémonies chrétiennes, par mesure de prudence, s'accomplissaient durant la nuit. Voilà pourquoi Pomponia Græcina et son fils Marcus s'étaient rendus chez Pudens, le soir qui précéda les jeux du cirque et la mort de Glabrion.

Cette nuit-là, donc, dans la partie la plus secrète de la demeure d'Aurelius Pudens, une vaste salle avait été préparée. Décorée splendidement par des mains pieuses, garnie de fleurs aux suaves parfums, cette salle offrait l'image fidèle de nos sanctuaires chrétiens. Au fond, encadré dans un entablement de marbre brodé d'élégantes sculptures, apparaissait un autel surmonté de l'image du divin crucifié, qu'entouraient de nombreux flambeaux.

Mais, avant de décrire les rites augustes qui s'accomplirent dans cette nuit solennelle, il ne sera pas inutile de compléter ce qui a été dit précédemment au sujet de la famille du sénateur Pudens ; on comprendra plus facilement ensuite quelle situation elle occupait dans l'Église naissante de Rome.

Aurelius Pudens, né sous Auguste, avait à l'heure où commence ce récit soixante ans environ. Issu d''une des plus anciennes familles de Rome, il avait été élevé, malgré la corruption des temps, nous l'avons dit, dans l'amour de la vertu. Des études profondes, de fréquents rapports avec les hommes qui possédaient la réputation de sages, ne purent satisfaire son intelligence et son cœur. Il comprenait instinctivement qu'il n'avait recueilli que des lambeaux de vérité, et qu'à la lueur de ces enseignements incertains il lui était impossible de se guider sûrement dans la vie. Sa haute et pure intelligence lui disait que l'existence actuelle n'est qu'un prélude pour l'homme, dont les destinées ne sauraient se borner à ce monde. Mais le découragement le saisissait quand il se demandait où il pourrait trouver la solution du problème. Ni les anciens, ni les modernes, ni les philosophes, ni les prêtres, ne répondaient d'une manière concluante à ses questions. Il était dans cette situation pénible, lors que son père vint à mourir, le laissant maître d'une fortune considérable. Pudens chercha une épouse selon son cœur ; il la trouva dans Claudia, noble Romaine, digne de partager sa vie. En fait de religion, la jeune épouse du sénateur n'était pas plus avancée que lui ; le doute régnait dans son âme, qui aspirait ardemment à la lumière.

Parmi les affranchis habitant la maison de Pudens, il en était un, nommé Philoxène, homme instruit, grave, vertueux, qui avait eu de nombreuses relations avec les Juifs de Rome. Pudens, dont il avait soigné l'enfance, l'aimait et lui témoignait une confiance singulière. Peu à peu il lui ouvrit son cœur, lui parla de ses doutes, de ses déceptions, des aspirations secrètes de son âme. Philoxène écouta le jeune patricien avec bonté ; puis voyant en lui l'ardent désir de s'instruire, il lui remit entre les mains les livres sacrés des Hébreux, lui expliqua la merveilleuse histoire du peuple élu, ses migrations, ses épreuves, sa religion sublime, si différente des croyances et des pratiques grossières du paganisme. Pudens goûta ces écrits inspirés, qui désormais firent l'objet habituel de ses entretiens avec Philoxène. Enfin le maître et l'affranchi étudièrent ensemble les prophéties, qui le frappèrent d'étonnement par leur concordance parfaite avec les bruits en circulation, annonçant que le salut du monde allait sortir d'Orient. Ils sentirent l'un et l'autre qu'ils étaient sur le chemin de la vérité, que de grands événements devaient s'accomplir, s'ils n'étaient réalisés.

Philoxène, déjà prosélyte, résolut de se rendre à Jérusalem pour y adorer le vrai Dieu, assister à quelques-unes des fêtes de la ville sainte, et constater sur les lieux mêmes la vérité des enseignements judaïques. C'était l'année où Jésus, sur les hauteurs du Golgotha, expirait attaché à la croix, et consommait son œuvre divine. Philoxène, retardé dans son voyage par divers incidents, n'arriva à Jérusalem qu'au lendemain de la pâque mosaïque. Il trouva la ville pleine de tumulte, sous le coup des événements terribles et mystérieux qui venaient de s'y accomplir à la vue de tous. On raconta au Romain quelle célébrité le nom du Christ, pendant trois ans, avait obtenue dans la Judée ; on lui parla de sa doctrine étrange et populaire, de la simplicité, de la sainteté de sa vie, de sa morale sublime. Puis on lui découvrit la haine dont les chefs de la nation l'avaient poursuivi, sa condamnation, sa mort au milieu des plus affreux supplices. Le narrateur, homme droit et impartial, retraça les prodiges qui avaient marqué le dernier soupir de Jésus : l'obscurcissement du soleil, le tremblement de terre, la fente du rocher du Calvaire, le déchirement du voile du Temple, et, par-dessus tout, l'apparition des morts soulevant leurs pierres sépulcrales pour protester contre le crime d'Israël. Ces faits incontestables, puisqu'ils étaient de notoriété publique, surprirent profondément l'affranchi de Pudens. Puis il entendit murmurer à. voix basse que le tombeau de pierre dans lequel le corps du supplicié avait été renfermé n'avait pas gardé sa proie, et que le Christ, vainqueur de la mort, était plein de vie. A la stupeur des princes des prêtres, à l'agitation de la ville, aux explications discordantes et absurdes qu'il recueillit, Philoxène comprit que ces événements étaient de la plus haute gravité, et il se promit d'examiner attentivement quelles en seraient les conséquences. Un jour, ayant rencontré un Juif, nommé Joseph, qu'il avait connu autrefois à Rome, il l'interrogea sur ce qui se passait, et lui demanda ce qu'il pensait du Christ.

Le Christ est vivant, il est ressuscité, s'écria celui-ci avec un enthousiasme contenu, auquel un reste de crainte imposait cette réserve ; je l'ai vu, j'ai mangé avec lui.

Vos yeux ne vous ont-ils pas trompé ? N'auriez-vous point été le joué d'une hallucination ?

Non, non. Nous l'avons vu tous, ses apôtres, ses amis, ses disciples ; il est resplendissant de vie et de gloire. Philoxène, Jésus est tout-puissant, il est le Fils de Dieu !

L'affranchi, restant muet devant cette conviction inébranlable, Joseph reprit : Philoxène, il nous l'a promis : le monde, qui allait s'abîmer dans la honte et la corruption, est à la veille d'une transformation radicale ; il renaîtra à la sainteté, à la vertu.

De plus eu plus étonné, Philoxène demanda s'il ne pourrait pas voir lui-même Jésus.

Je ne sais, répondit Joseph. Toutefois priez beaucoup, soyez plein de confiance ; je supplierai le Maitre de vous accorder la faveur que vous sollicitez.

A la suite de cette entrevue, Philoxène s'enferma dans son logis, et il y réfléchit pendant deux jours à ce qu'il venait d'entendre. Le matin du troisième jour, il priait avec ferveur, implorant la lumière divine, quand une voix douce l'invita à quitter sa chambre, et à s'en aller au pied de la montagne des Oliviers. Il se leva sur-le-champ, et partit sans hésiter pour l'endroit qui lui avait été indiqué. A peine était-il arrivé, qu'un spectacle imposant s'offrit à lui. Une longue file d'hommes profondément recueillis, transfigurés, pour ainsi dire, s'avançaient d'un pas grave et solennel vers la montagne ; tantôt ils priaient, tantôt ils chantaient, tantôt ils s'entretenaient avec un personnage d'une majesté, d'une beauté toutes divines, placé au milieu d'eux. Quand il passa devant Philoxène, il tourna la tête de son côté, et lui adressa un ineffable sourire qui remua toutes les fibres de son cœur, fit tressaillir tout son être, et y infusa un tel sentiment d'amour, que le Romain, ne pouvant résister aux transports qu'il ressentait, tomba la face contre terre. Il avait vu Jésus lui-même, couronné d'honneur et de gloire, marchant au milieu des siens, en leur donnant des instructions suprêmes. Lorsque Philoxène se releva, tout avait disparu ; mais il se sentait désormais en possession de la vérité, et il retourna à son logis, le cœur inondé d'une joie immense. C'était le matin même de l'Ascension. Au moment où l'affranchi de Pudens rentrait dans Jérusalem, l'Homme-Dieu, en présence de ses disciples, s'élevait de terre en les bénissant, et montait vers les cieux. Philoxène eût bien voulu revoir Joseph ; mais il apprit qu'aussitôt après son retour du mont des Oliviers il s'était renfermé dans le cénacle avec les apôtres et les disciples. Pendant dix jours, Philoxène erra autour de l'enceinte sacrée, s'unissant de cœur à la prière ardente des amis du Christ. Son âme brûlait d'entendre leur parole ; il savait qu'ils étaient les dépositaires de l'enseignement de leur Maître, il était impatient d'être initié à la doctrine de Jésus.

Le matin du dixième jour, Philoxène était là encore, devant les portes du cénacle, soupirant après l'heure fortunée où il lui serait permis de communiquer librement avec les apôtres. Tout à coup il sentit le sol osciller sous ses pieds ; il entendit comme un bruit de tempête, comme le souffle d'un vent impétueux, quoique l'air fût calme et serein. Alors le cénacle parut baigné de lumière ; des feux célestes resplendissaient, un prodige du premier ordre s'accomplissait : l'Esprit de vérité, suivant la promesse de Jésus, descendait sur les apôtres pour achever d'illuminer leurs intelligences et de fortifier leurs cœurs. Au même instant, les portes, closes jusque-là, s'ouvrirent ; Simon Pierre, transfiguré par la flamme divine qui reposait sur sa tête, le front rayonnant d'une beauté surnaturelle, les yeux brillants d'intelligence et d'amour, se précipita au milieu de la foule qui accourait.

Alors, de sa parole hardie, éloquente, il proclama la divinité du Christ, sa résurrection, et le salut accordé par lui, par sa médiation toute-puissante. Il y avait là des hommes de toutes les nations, parlant différentes langues : tous comprirent Simon Pierre dans leur propre langage, que lui, naguère illettré, employait avec une élégante facilité.

Que faut-il que nous fassions ? cria la foule.

Faites pénitence, et recevez le baptême, répondit l'apôtre.

Trois mille hommes crurent à la parole de Simon Pierre en ce jour.

Le soir même, Philoxène, agenouillé aux pieds du premier vicaire de Jésus-Christ, du souverain pontife de la nouvelle alliance, sollicitait et obtenait le baptême. Plusieurs autres Romains, venus avec lui dans la ville sainte, eurent le bonheur de croire à la parole de vérité ; ils furent baptisés également de la main de Simon Pierre, et formèrent comme les premières assises de l'Église de Rome. Philoxène demeura plusieurs jours encore à Jérusalem pour s'y affermir dans la foi ; il y fut témoin des prodiges qui s'accomplissaient par les mains des apôtres : de la guérison des malades, de la résurrection des morts ; il remerciait Dieu sans cesse des grâces qu'il avait reçues. De retour chez Pudens, il lui raconta ce qu'il avait vu et entendu. L'illustre patricien hésita d'abord, mais le témoignage des Romains présents à Jérusalem en même temps que Philoxène, et qui s'étaient convertis aussi à la première prédication des apôtres, le bonheur immense que goûtait l'affranchi, les vertus admirables qu'il pratiquait, convainquirent Pudens. Dès lors il attendit avec une légitime impatience les maîtres de la nouvelle doctrine, pour recevoir, ainsi que sa femme Claudia, le baptême de leurs mains. Philoxène rapportait de Jérusalem une consolante promesse ; Simon Pierre lui avait dit : J'irai visiter Rome, et je demanderai l'hospitalité à Aurelius Pudens

Douze ans plus tard, un messager annonçait à Philoxène que plusieurs étrangers venaient de débarquer à Ostie ; ils arrivaient de la Judée, et l'un d'eux se nommait Simon Pierre. A. cette grande nouvelle, Aurelius Pudens quitta tout, et se mit en route à l'instant, pour aller, avec son fidèle affranchi, au-devant de l'apôtre si longtemps désiré. Ils le rencontrèrent sur la voie d'Ostie, près du tombeau de Caius Cestius, qui entrait dans la ville. Le vicaire du Christ, le chef de son Église, était simplement vêtu, selon le commandement du Maître ; il portait à la main son bâton de voyageur. Mais une dignité sublime illuminait les traits de cet homme, hier pauvre pécheur sur les lacs de la Judée, aujourd'hui le plus grand ries enfants de la terre. Le lieu était solitaire, et la nuit arrivait. Aurelius Pudens, à l'exemple de son affranchi, se prosterna devant le mystérieux voyageur, tant il y avait de majesté sur le front et dans la démarche du pontife. Pierre les releva en les bénissant. Déjà les travaux apostoliques avaient blanchi sa tête vénérable, et sa barbe épaisse, qui lui retombait sur la poitrine ; la trace de ses nombreuses fatigues était empreinte sur sa figure grave et mélancolique. Deux sillons, plus profonds que des rides, creusés sur ses joues, indiquaient que ses larmes avaient souvent coulé. Sacs doute les amers souvenirs du reniement, dans la maison de Caïphe, brisaient encore son cœur rempli d'amour pour son Maître divin. A voir cet homme, on sentait qu'il vivait sous le poids d'une immense responsabilité : celle de créer un monde nouveau avec la parole du Christ.

Aurelius Pudens offrit sa maison pour séjour au prince des apôtres, qui l'accepta sans hésiter. Ce fut avec un recueillement religieux que le sénateur se mit en devoir de guider son hôte vers le mont Caelius ; mais Simon Pierre, dirigeant lui-même la marche comme s'il eût connu depuis longtemps la cité reine, fit un circuit, tourna le Grand Cirque, et s'enfonça dans les rues de Rome. Le pontife du Christ prenait possession de la capitale de l'Église ; il s'avança jusqu'au Capitole, comme pour dénoncer aux esprits infernaux adorés dans ce temple fameux la guerre terrible qui allait durer trois siècles, et qui devait se terminer par leur dépossession. Durant le trajet, de rares paroles s'échappaient des lèvres de l'apôtre, qui priait. Au moment où il passait devant le temple de Jupiter, il sembla aux compagnons de Pierre qu'un mouvement extraordinaire se produisait dans la nature, que le rocher du Capitole tremblait jusqu'en ces racines, et que la présence du grand prêtre de la nouvelle loi effrayait les habitants du sanctuaire dédié aux faux dieux. C'est qu'en effet l'éternité de la ville souveraine était sur le point de reposer sur un roc autrement immuable que celui du Capitole, et contre lequel les portes de l'enfer ne prévaudraient jamais. L'axe sur lequel se mouvait le monde se déplaçait : Simon Pierre recueillait l'héritage de César. Du Forum, l'apôtre revint au pied du Cœlius, et monta à la maison d'Aurelius Pudens ; il y trouva Claudia, la noble matrone, qui le reçut au milieu de ses fidèles esclaves. Ses compagnons, revêtus pour la plupart du sacerdoce sacré, furent accueillis avec honneur.

Le lendemain de son arrivée, l'apôtre demanda qu'une vaste salle lui fût accordée pour y célébrer les rites de la religion nouvelle et ses augustes mystères. Aurelius Pudens, ivre de joie de voir enfin ses vœux comblés, mit à la disposition du pontife la chambre la plus spacieuse, la plus magnifique et la plus agréable de sa demeure. Par ses ordres, elle fut garnie de riches tapis, décorée avec art, et appropriée, autant que possible, à sa haute destination. Il y fit dresser un autel de marbre, qu'il couvrit de flambeaux portés par des candélabres d'or et d'argent. Pomponia Græcina et Claudia, aidées de Philoxène, se chargèrent d'orner de fleurs rares le lieu qui allait devenir le premier sanctuaire du Christ dans Rome. Enfin Pudens ordonna de transporter dans la salle un siège d'ivoire et d'or, chaire immortelle du docteur infaillible, que les successeurs de Simon Pierre occupent encore aujourd'hui. Cette chaire impérissable, du haut de laquelle le monde est enseigné et instruit des oracles divins, se conserve, revêtue d'une chape de bronze, dans la basilique de Saint-Pierre. Le devant du siège est large de quatre palmes, et haut de trois et demi ; ses côtés ont un peu plus de deux palmes et demi de largeur ; sa hauteur, en y comprenant le dos, est de six palmes. Elle est de bois, et ornée de colonnettes et de petites arches ; les colonnettes sont hautes d'un palme et deux onces ; les petites arches, de deux palmes et demi. Sur le devant du siège sont ciselés dix-huit sujets en ivoire, exécutés avec une rare perfection, et entremêlés de petits ornements en or, d'un travail très-délicat. Il y a autour plusieurs figurines en bas-relief. Le dos de la chaire a quatre doigts d'épaisseur. On a revêtu de bronze ce siège auguste, afin de le préserver des injures du temps. Il avait servi de siège à porteurs au sénateur Pudens, comme l'attestent les anneaux qui s'y trouvent attachés. L'authenticité de cette chaire vénérable a été démontrée plusieurs fois par de savants antiquaires ; elle ne peut plus être mise en doute.

Les petites sculptures en ivoire représentaient les travaux d'Hercule, et différents sujets mythologiques ; Philoxène, s'en étant aperçu, donna l'ordre, devant l'apôtre, de faire disparaître de ce siège, qui allait devenir la chaire de vérité, les emblèmes du mensonge : Pierre s'y opposa.

Laissons, dit-il, ces vains symboles d'un culte qui va périr. Ces images, quand les fausses divinités qu'elles représentent seront détrônées, attesteront à la postérité la puissance invincible de Jésus-Christ ; elles resteront comme un monument, un glorieux trophée de son triomphe.

Philoxène n'insista pas ; les figures sculpturales demeurèrent incrustées dans la chaire des pontifes. Ce fut sous l'empire de Claude, ce César idiot jeté par Dieu à la face de l'orgueil romain comme une ironie terrible et méritée, que Simon Pierre mit le pied dans la capitale du monde, et y établit son siège inviolable. Pudens, sa femme Claudia, une partie de leurs esclaves, déjà instruits dans la vraie foi, furent baptisés par l'apôtre. Marié depuis de longues années déjà, Aurelius Pudens, à sa grande douleur, n'avait point encore d'enfant ; Pierre le consola, et lui promit que bientôt son loyer cesserait d'être désert, et qu'il y verrait un berceau. En effet, un an après l'arrivée du pontife, une fille naquit à Pudens, qui lui donna le nom d'Aurélia. Le vertueux patricien et sa noble femme entourèrent cette enfant de bénédiction des plus tendres soins, et s'appliquèrent à lui inspirer l'amour de la vertu, et à l'initier aux prescriptions de la foi chrétienne.

Pendant les vingt-trois années écoulées depuis l'arrivée de Simon Pierre à Rome jusqu'au jour où nous avons placé le début de notre histoire, l'apôtre quitta la ville plusieurs fois, pour aller évangéliser différentes contrées, et visiter, comme suprême pasteur, les Églises naissantes. A l'époque où nous en sommes, il y était revenu récemment, et paraissait déterminé à n'en plus sortir. Initié sans doute aux décrets divins, il savait que l'heure approchait où il lui faudrait mettre dans les fondements de l'Église son sang et ses dépouilles sacrées.

Nous avons dit comment le sanctuaire érigé au vrai Dieu dans la maison de Pudens avait été orné d'une manière spéciale, la nuit qui précéda la mort de Glabrion et les cruels jeux du cirque. A minuit, Aurelius Pudens et Claudia, sa femme, y entrèrent et s'agenouillèrent pour prier. Près d'eux était une ravissante jeune fille, parée de toutes les grâces de la nature, mais dont l'âme était encore mille fois plus belle que le corps : c'était Aurelia, que, vingt-deux ans auparavant, les prières du pontife avaient obtenue de Dieu. La douce vierge, vêtue de blanc, couverte d'un long voile, sans autre parure que son angélique pureté, joignit les mains avec amour, et une prière ardente jaillit de son cœur pour monter jusqu'au trône du Christ. Non loin d'elle, mais plus rapproché de l'autel, on distinguait un jeune homme, à genoux aussi, plongé dans une sorte d'extase, et les yeux fixés sur le vase d'or renfermant le corps sacré de Jésus-Christ : c'était Marcus Plautius, le fils de l'illustre consulaire. Pomponia Græcina, sa mère, priait à ses côtés.

Bientôt la vaste salle s'illumina ; une foule de fidèles s'avancèrent graves et recueillis, et se rangèrent dans un ordre parfait ; puis les ministres sacrés parurent dans leur costume splendide, et se dirigèrent lentement vers l'autel. A leur suite, le front ceint de la tiare des pontifes, revêtu des insignes de sa dignité suprême, marchait Simon Pierre, successeur d'Aaron, vicaire de Jésus-Christ, chef d'une nouvelle dynastie pontificale et d'un sacerdoce éternel. L'apôtre avait vieilli, sa haute et robuste taille était un peu inclinée ; des rides nombreuses sillonnaient son visage ; mais sur son front brillait d'un éclat tout divin la majesté du souverain pontificat. Il bénissait, en passant, les fidèles prosternés et recueillis, comme si le Christ lui-même eût traversé les rangs. Pierre était beau à voir à cette heure où, investi de la toute-puissance de son Maître, il apparaissait pour remplir les fonctions mêmes de Jésus-Christ. Il monta les degrés de l'autel, s'agenouilla, pria, adora, puis il se plaça sur sa chaire garnie d'une housse de pourpre. Là, tourné vers les fidèles, il fit entendre sa parole grave et imposante ; dans l'idiome des maîtres du monde, qu'il parlait avec une remarquable facilité, il annonça qu'une cérémonie auguste allait commencer, qu'il allait imposer les mains au fils d'Aulus Plautius, et le consacrer prêtre de Jésus-Christ. Un frémissement de surprise, bientôt suivi d'un vif sentiment de joie, parcourut l'assemblée. Ceux qui la composaient comprenaient quel contraste s'établissait entre Marcus, ce jeune patricien appelé aux honneurs, à la plus brillante fortune, et qui renonçait à tout cela, et les autres jeunes gens de son âge, de son rang, qui ne cherchaient que les jouissances mondaines. Pierre annonça encore qu'il allait dédier une jeune vierge, Aurelia, la fille de Pudens, au service de Jésus-Christ ; il recommanda ces deux âmes aux prières des fidèles, et les rites solennels commencèrent.

Marcus, s'étant présenté à l'autel, reçut l'imposition des mains du vicaire du Christ et l'onction sacerdotale. Le descendant des patriciens aspirait depuis longtemps aux honneurs du sacerdoce, dont Jésus avait confié la plénitude aux pêcheurs de Galilée, avec mission de transmettre leurs pouvoirs sacrés à ceux qu'ils eu jugeraient dignes. Après l'ordination, pendant laquelle bien des larmes d'attendrissement coulèrent, Simon Pierre offrit l'auguste sacrifice, institué par le Christ la veille de sa mort. Tous les assistants, Marcus et Aurelia en tête, allèrent recevoir, des mains de l'apôtre, le corps sacré du Seigneur. Le pontife, après quelques prières, se tourna vers la vierge, qui prononça les vœux qui la liaient pour toujours à l'époux céleste choisi par elle. Aucune Église, pas même celle de Jérusalem, ne surpassait en ferveur ce petit troupeau, réuni dans Rome sous la houlette du pasteur suprême. Dans la maison de Pudens on ne voyait que des âmes saintes, prêtes à tout sacrifier plutôt que de forfaire à la foi de Jésus-Christ.

La cérémonie terminée, le pontife, la tête de nouveau couronnée de la tiare, remonta sur son siège. Il annonça aux fidèles qu'avant la fin du jour qui se levait une grande joie serait accordée à l'Église romaine.

Notre frère Paul, dit-il, ce vase d'élection, séparé du monde par le Seigneur lui-même, revient dans cette ville ; déjà il a mis le pied sur la terre italique. La première fuis que vous le vîtes, il arrivait de Judée, enchaîné comme un malfaiteur ; car, voyant que les gouverneurs romains ne finissaient pas de le juger, il en avait appelé à César. Vous savez comment il a plaidé sa cause, et comment il a été acquitté ; vous avez été tous témoins de son courage, de ses vertus sublimes ; vous l'avez vu souvent ici et dans la petite maison qu'il avait louée ; il a contribué largement, par ses infatigables travaux, à consolider la foi, l'Église, dans cette capitale du monde. Je vous annonce donc une graille joie, mes frères, en vous apprenant que Paul est sur le point de reparaître parmi nous.

Les fidèles se réjouirent à la nouvelle de la prochaine arrivée du grand apôtre, que tous ceux qui l'avaient connu aimaient ardemment. Simon Pierre, après avoir prié une dernière fois au pied du saint autel, se retira avec la même pompe qu'il était entré.

La foule s'écoula peu à peu en silence, et bientôt il ne resta plus dans le sanctuaire que Marcus Plautius, sa mère et Philoxène. Le jeune fils du consulaire laissa déborder son cœur plein d'amour et de reconnaissance dans le cœur de Jésus-Christ ; il lui jurait de nouveau de le suivre jusqu'à la mort, s'il le fallait ; des larmes délicieuses roulaient sur ses joues. Philoxène, l'affranchi et l'ami de Pudens, priait, lui aussi, avec ferveur. Depuis longtemps déjà le vieillard était revêtu du caractère sacerdotal ; les apôtres n'avaient pas de ministres plus zélés que lui. C'est en vertu de sa dignité et de ses pouvoirs de prêtre qu'il s'était glissé au milieu des esclaves de Pedanius Secundus, le soir de leur supplice, pour en consoler quelques-uns qui étaient chrétiens. Au moment où il était prosterné dans la chapelle de la maison de Pudens, il savait que Glabrion devait exposer sa vie dans le cirque ; il implorait pour cet infortuné la miséricorde divine, et il se préparait à veiller sur lui à l'heure du combat, afin, s'il était blessé, de faire une dernière tentative, et de l'amener à embrasser la religion du Christ. Jusque-là, quoique plein de vénération pour Philoxène, Glabrion avait toujours refusé de se faire chrétien. Nous savons avec quel dévouement le vieillard s'acquitta de sa double mission auprès des esclaves et auprès du gladiateur. Les chrétiens, au besoin, se multipliaient pour secourir leurs frères ou leurs amis. On les rencontrait partout, depuis le palais des Césars jusqu'aux ergastules, où les esclaves étaient enchaînés.

Pomponia Græcina, étant rentrée dans sa maison, reçut, comme il a été dit, la visite de la vieille Agapita, qui lui apportait un orphelin de plus à nourrir, à sauver. Dans la journée, elle lui raconta, comme elle le lui avait promis, les cérémonies augustes accomplies dans la maison de Pudens, et la prochaine arrivée de Paul.

Maintenant, ajouta la noble matrone, je suis heureuse ; Marcus est investi des pouvoirs sacrés du Christ ; il pourra réconcilier nos âmes, faire descendre le Seigneur dans ma demeure, sous les voiles mystérieux de l'eucharistie t quel bonheur !

Oui, cela est vrai, bonne maîtresse, répondit Agapita ; mais avez-vous songé que Marcus ne s'appartient plus, que sa famille n'a plus de droit sur lui, et qu'il lui faudra s'en aller partout où le pontife suprême l'enverra ?

Je le sais ; mais je m'estimerai heureuse encore si je suis jugée digne d'offrir un sacrifice au Seigneur. Il m'a donné dans Marcus un fils généreux, dont l'âme est le sanctuaire des plus pures, des plus sublimes vertus : ai-je le droit de demander davantage ? Ah ! poursuivit la noble Romaine, que le Christ touche le cœur de Plautius, et je lui offrirai mon fils volontiers, certaine que je suis de le retrouver un jour dans le lieu des éternelles joies.

Ainsi parlait Pomponia Græcina, la femme d'un illustre patricien. La vieille esclave l'écoutait avec ravissement, ne sachant qu'admirer le plus dans sa noble maîtresse, ou le mépris des biens de ce monde, ou l'héroïque abnégation qui lui faisait envisager avec calme le sacrifice de sou fils. Autant il y avait de mollesse, d'abaissement des caractères chez les païens opulents de Rome, autant il y avait de vigueur morale, de grandeur d'âme chez les chrétiens : le contraste se dessinait chaque jour davantage, et s'accusait plus nettement.