Il n'est rien dans nos sociétés modernes, formées par le christianisme, imprégnées de son esprit, qui puisse nous donner une idée du mépris que la Rome ancienne professait pour la vie humaine. Pour avoir l'esquisse complète du monde romain au premier siècle de notre ère, il faut que le lecteur se transporte un instant au Grand Cirque. Là il achèvera, tout en suivant le fil de l'histoire que nous avons entrepris d'écrire, de s'initier aux mœurs atroces que la doctrine du Christ a détruites pour jamais. Il découvrira mieux après cela la grandeur de l'œuvre accomplie par les apôtres, la merveille de la régénération de l'univers, le prodige de l'établissement de la religion du Calvaire. Humainement parlant, on l'a répété justement bien des fois, le succès était impossible ; la philosophie avait échoué, le génie avait été impuissant : Dieu seul pouvait, au sein de ruines immenses et d'une corruption sans bornes, faire germer, puis croître et grandir la vertu, la sainteté. César tenait dans ses mains impies le sceptre de l'infamie ; mais la plupart des âmes étaient ses complices. Allons donc au Grand Cirque, où nous étudierons les derniers traits du tableau qu'offrait alors la société, et où nous retrouverons plusieurs des personnages introduits dans ce récit. Il y avait à Rome plusieurs cirques ; les maîtres du monde multipliaient les lieux destinés aux spectacles ; c'était dans leurs mains un instrument de règne. Le peuple, avide des terribles jeux de l'arène, détournait la vue des autres actes de la tyrannie impériale, pour se repaître de la contemplation du sang qui coulait, des convulsions des victimes qui agonisaient, des hurlements de douleur arrachés aux malheureux déchirés par la dent des lions ou des tigres. Le plus ancien des cirques, qui avait donné son nom à la dixième région augustale, était situé entre le mont Palatin, que couronnait le palais de Néron, et l'Aventin, si célèbre aux jours orageux de la république. Cet édifice, aux proportions colossales, qu'on appelait le Grand Cirque, avait été construit par Tarquin l'Ancien, un des rois de Rome, puis embelli et restauré successivement par Jules César et Claude, le prédécesseur de Néron. Or, huit jours après le souper donné par Tigellinus, la foule, dès l'aurore, se précipitait de tous les quartiers de Rome vers la région appelée du Grand Cirque ; elle bruissait par les rues semblable aux vagues de la mer soulevée. Pendant qu'elle se portait ainsi avec une rapidité fiévreuse du côté de l'arène, une esclave, âgée déjà, descendait les pentes du mont Cœlius, se glissait silencieuse parmi les flots pressés de la multitude, et arrivait, au bout de quelques instants, au pied d'un monument de forme singulière, qui se dressait triste et lugubre non loin du marché aux légumes. L'esclave s'arrêta au pied de cette colonne tronquée, que l'on nommait la colonne du Lait, car le patricien comme le plébéien y abandonnaient sans pitié les enfants qu'ils ne voulaient pas nourrir. Parfois une pauvre femme du peuple tendait son sein à un de ces malheureux, condamnés à périr dès leur naissance ; mais c'était chose rare que cette pitié, et la plupart des enfants rejetés de l'enceinte d'une famille dénaturée disparaissaient dans un gouffre voisin de la ville. L'esclave, arrivée près de la colonne, se baissa, ramassa un objet informe enveloppé dans une mince couverture, et le plaça sous sa robe. Aussitôt elle rebroussa chemin, revint à la région du mont Cœlius, et entra dans la maison d'Aulus Plautius ; la vieille esclave appartenait à l'illustre consulaire. Elle se rendit directement aux appartements qui faisaient face au péristyle du côté du couchant, s'appuyant au triclinium, et qui précédaient la bibliothèque et la salle des tableaux. Elle y trouva Pomponia Græcina, sa maîtresse, occupée non aux soins minutieux de sa toilette, mais à donner des ordres pour la bonne tenue de sa maison. La noble matrone était calme, sereine comme le jour où elle suppliait son mari de plaider la cause des esclaves de Pedanius Secundus. La paix profonde de son âme, qui se reflétait sur son visage, ajoutait encore à la dignité qui lui était naturelle. Elle accueillit l'esclave avec un aimable et grave sourire, la fit asseoir auprès d'elle comme une amie, et lui dit de sa voix la plus affectueuse : As-tu fait bonne course, ma bonne Agapita ? y a-t-il quelque chose de nouveau ! — Ma course a été excellente, ma digne maîtresse ; je suis sûre que vous serez contente de moi : voyez plutôt. En même temps Agapita dénoua la couverture, et une charmante petite fille apparut aux yeux des deux femmes. Quelle cruauté, reprit la matrone, d'abandonner cette innocente créature ! Les parents de cette enfant ont vraiment le cœur dénaturé. — Qu'en ferons-nous ? demanda la vieille esclave en regardant sa maîtresse. — Tu prendras soin d'elle, ma chère Agapita ; je lui servirai de mère, puisque la sienne l'a rejetée. — Le Christ vous bénira, maîtresse, pour cette nouvelle bonne œuvre, lui qui aimait tant les petits enfants. — Oh ! puisse-t-il, en retour, toucher le cœur de Plautius ! répondit Pomponia d'une voix attendrie. — Il vous entendra certainement, noble maîtresse. Le Seigneur, qui ne laisse point un verre d'eau donné en son nom sans récompense, ne peut manquer d'exaucer vos vœux. — Puisses-tu dire vrai ! Puisse mon illustre époux ressembler un jour à mon noble Marcus ! Sais-tu où il est maintenant, ce fils qui fait mon orgueil et ma consolation, parce qu'il est un fervent adorateur du Christ ? — Je le devine. — En ce moment il est encore dans la maison d'Aurelius Pudens, où il a passé la nuit. — Quels événements nouveaux s'y sont accomplis ? interrogea l'esclave. — Il nous a été donné d'y jouir
d'un spectacle merveilleux ; car j'y étais aussi, ma bonne Agapita, avec la
permission de Plautius ; je te raconterai cela un peu plus tard. Aujourd'hui
même, une grande joie attend le Maître divin ; je te dirai cela encore, car
je n'ai pas le temps en ce moment. Ô Agapita ! combien nous sommes heureuses
d'avoir connu ces étrangers, que nous considérions d'abord avec défiance !
quels biens inappréciables ils nous ont procurés ! quelles célestes lumières
ils ont répandues dans nos âmes ! En ce moment, Pomponia Græcina fut interrompue par les bruits de la foule qui courait au Grand Cirque, et dont les puissants murmures pénétraient jusque dans les appartements retirés de la matrone. Qu'est-ce donc ? demanda-t-elle ; que signifie cette immense rumeur ? — Hélas ! répondit la vieille esclave, encore un de ces spectacles barbares qui enivrent le peuple : le sang des hommes doit rougir aujourd'hui l'arène du Grand Cirque. César lui-même, avec ses courtisans Tigellinus, Othon, Servilius Tuscus et une foule d'autres, assiste à ces jeux cruels. — Mon Dieu, est-il possible ! s'écria Pomponia avec angoisse ; combien je redoutais la nouvelle que tu m'annonces ! — Vous savez bien pourtant, tonne maîtresse, que ces atroces plaisirs se renouvellent souvent à Rome. — Sans doute ; mais cette fois j'ai des raisons particulières de craindre l'issue des combats du cirque. Tu te rappelles Glabrion, cet esclave que mon mari a bien voulu affranchir il y a trois mois ? — C'était le plus dévoué de vos serviteurs. — Eh bien, Glabrion, depuis plusieurs semaines, est décidé à combattre dans l'arène. — Je l'ai entendu dire, en effet. — Cet homme est vraiment étrange ; il a soif des applaudissements de la foule, d'un regard de César ; voilà pourquoi il veut exposer sa vie dans les combats du cirque. J'ai appris que dans ces derniers temps il n'a cessé de s'exercer pour les prochains spectacles. — Je pense, répondit Agapita, que Glabrion a d'autres motifs pour descendre dans l'arène que le désir de se signaler aux yeux du public. — Qu'imagines-tu donc que se soit ? — Je ne sais ; mais je crains que la vengeance n'entre pour beaucoup dans sa détermination. — As-tu recueilli quelques idées, saisi des paroles qui justifient cette supposition ? — Oui, certainement. Un ami de Glabrion, digne de toute confiance, m'a raconté que votre affranchi avait rencontré plusieurs fois dans une taverne Attalus, un des gladiateurs de Servilius Tuscus. Des paroles offensantes sont échappées à Attalus ; ces deux hommes se sont provoqués, et Glabrion a juré de tirer de son ennemi une éclatante vengeance. — Glabrion succombera infailliblement, dit Pomponia avec tristesse. — Pourquoi pensez-vous ainsi ? — Parce qu'Attalus est un géant doué d'une force peu commune. — J'en conviens ; mais Glabrion est agile, musculeux, hardi, intrépide. La lutte entre ces deux hommes sera terrible. — Le malheureux Glabrion a refusé jusqu'ici de se faire chrétien ; Dieu le punit de son obstination. Son âme court de grands dangers dans ces jeux coupables, auxquels il va prendre part. — Espérons, répondit la vieille esclave, que le Seigneur sera miséricordieux pour lui, qu'il le préservera, qu'il ouvrira ses yeux à la lumière. — Nous prierons pour lui, Agapita. Pendant que cette conversation avait lieu dans la demeure d'Aulus Plautius, le peuple continuait d'affluer au Grand Cirque. Bientôt deux cent cinquante mille spectateurs eurent pris place sur les immenses gradins de marbre. L'édifice était de forme ovale, excepté à sa base, où se trouvaient en ligne droite douze écuries, nommées carceres, ou prisons, dans lesquelles on retenait les chevaux et les bêtes féroces. Ces carceres étaient situées vers le Tibre ; la porte d'entrée ouvrait sur la voie Appienne. Le cirque, entouré à partir de sa base de trois étages de portiques, supportés par des colonnes de marbre et ornés de statues, représentait une demi-lune à son sommet. Du côté de la façade, sur la voie Appienne, s'élevaient trois pavillons, un au milieu, et les autres aux deux angles. Percés de trois portes assez vastes pour laisser passer les flots de la foule, ils servaient de loges aux magistrats, et d'ornement principal au cirque, par l'élégance de leur architecture et les brillants quadriges qui en surmontaient la plate-forme. D'ailleurs ce monument était à peu près le seul de la région de la vieille Rome, à laquelle il avait donné son nom. En avant des portiques s'échelonnaient les gradins où se plaçaient les spectateurs. Pour prévenir les accidents quand on chassait les bêtes fauves, on avait creusé entre la première ligne de ces gradins et l'arène un canal de dix pieds, aussi profond que large. Afin de rassurer complètement les spectateurs du premier rang, un fort grillage séparait les gradins inférieurs du canal. Quant à l'arène, elle était occupée dans toute sa longueur par une arête en pierre de taille ou en briques, revêtue de marbre, et sur laquelle on voyait des statues. Quand le peuple eut pris place, douze licteurs, portant sur l'épaule leurs faisceaux entourés de laurier, annoncèrent la venue de l'empereur et des magistrats. Alors on vit entrer dans le cirque et monter à sa loge, appuyé sur deux de ses courtisans, un personnage de taille ordinaire, flasque et mal proportionné. Ses jambes semblaient trop grêles pour son buste et son ventre proéminent ; sa tête volumineuse reposait sur des épaules larges et disgracieuses ; un collier de barbe jaunâtre encadrait son visage, et tranchait sur son cou épais. Sa peau, tachetée, rugueuse, portait les stigmates indélébiles d'une vie désordonnée ; ses narines ouvertes semblaient aspirer avec délices l'odeur du sang. Il lançait sur la foule des regards effrayants, de ses yeux vert de mer, louches, clignotants, hagards. Les sénateurs, en voyant cet homme, se prirent à trembler comme à l'aspect d'une bête fauve ; il y avait bien de quoi : cet homme c'était Néron, la plus complète incarnation du crime, du vice, du mal. A trente ans, il avait accumulé sur sa tête des forfaits inouïs. En ce jour de spectacle, il apparaissait aux Romains souillé du sang de Britannicus, son frère par adoption, du sang d'Agrippine sa mère, qu'il avait fait tuer ; il avait fait étouffer dans une étuve sa femme Octavie ; il avait empoisonné Burrhus, son préfet du prétoire, l'homme qui l'avait le premier salué empereur à la tête des soldats. Chaque jour il se jouait de la vie des plus illustres citoyens ; il leur ordonnait de mourir en s'ouvrant les veines, il les faisait tuer, il les empoisonnait : Locuste avait un rôle considérable dans la politique impériale. Néron César, vêtu de sa trabée, robe blanche rayée de pourpre et brodée d'or, s'assit sur le pulvinar qui lui était destiné, lequel était couvert de coussins moelleux couleur de pourpre et rehaussés d'or. A ses pieds, et tout autour de lui, se placèrent ses familiers, Tigellinus, Othon, Sénécion, Servilius Tuscus, et ses principaux affranchis. En le voyant paraître, patriciens et plébéiens se levèrent sur leurs gradins ; tous crièrent ensemble : Longue vie à Néron César ! Les premiers l'acclamaient par crainte, les seconds par amour ; car, il faut le dire à la honte de ces temps, le peuple aimait Néron, qui lui accordait, aux dépens des riches, de nombreuses largesses, et qui le gorgeait de sang. L'intérêt, sous ce règne, ne languissait jamais pour la plèbe cruelle ; les supplices succédaient aux supplices ; les victimes se relayaient, à la grande joie du maître et de son peuple. Néron daigna à peine témoigner qu'il entendait les acclamations de la foule ; il était blasé sur ce genre de salutations ; il se mit aussitôt à causer et à rire avec ses affranchis et avec Tigellinus. Les formalités religieuses qui précèdent les jeux furent assez longues ; la procession des prêtres des différents ordres défila dans le cirque, accomplissant les rites prescrits par la coutume antique. Les spectateurs prenaient peu d'intérêt à cette scène ; car à cette époque le culte immonde du paganisme commençait à se discréditer, même dans les classes inférieures. L'aristocratie ne croyait plus à rien ; le peuple, après avoir vu diviniser Tibère, l'impudique ermite de Caprée, et l'imbécile Claude, commençait à soupçonner que l'histoire de ses dieux n'était qu'une fable inventée à plaisir. Bientôt la foule s'impatienta, murmura, poussa d'immenses clameurs, les yeux fixés sur le podium impérial, balcon à balustre de marbre sur lequel était le siège de César. Néron, sans se préoccuper nullement du mécontentement général, continua de rire avec son entourage, et parut s'amuser de l'irritation du peuple. Les cris étant devenus un instant par trop importuns, le prince jeta un regard sinistre sur les gradins, puis il dit à l'oreille de Tigellinus : Les soldats du prétoire sont-ils en force ? — Toutes les cohortes sont à leur poste et à vos ordres, César, répondit le préfet. Plus d'une fois Néron s'était donné le plaisir de lâcher les prétoriens sur le peuple ; mais c'était là une facétie dont celui-ci ne lui gardait pas rancune. Le prince en resta là pour le moment. D'ailleurs, de temps en temps, des rugissements effroyables, partis des souterrains, apaisaient subitement les bruits, les colères de la foule. La voix terrible des lions et des tigres qui devaient combattre portait la terreur dans les âmes les plus accoutumées à ces spectacles. Tout à coup le silence se fit définitivement ; un voile blanc, lancé du pulvinar impérial, tomba en ondoyant dans le cirque : c'était le signal si fiévreusement attendu. Deux sortes de combats allaient avoir lieu : celui des bêtes féroces et celui des gladiateurs. Aussitôt que le voile blanc eut été enlevé, un homme parut dans l'arène ; s'étant tourné vers le podium, il salua César avec aisance, et attendit. Le combattant était d'une taille ordinaire ; mais ses membres musculeux et agiles, sa poitrine puissante, ses fortes et larges épaules, annonçaient une grande vigueur. C'était Glabrion, l'affranchi du consulaire Plautius ; il s'était fait inscrire, plusieurs jours auparavant, pour combattre d'abord contre le lion, ensuite contre le gladiateur Attalus, cet esclave de Servilius Tuscus qu'il avait juré de tuer. N'ayant pour toute arme qu'un épieu, Glabrion déployait la plus fière attitude. La herse qui fermait le souterrain du lion ayant été levée, le redoutable animal s'élança comme un trait dans le cirque, qu'il parcourut en trois bonds, sans apercevoir Glabrion, demeuré immobile ; mais en se retournant il le vit qui le provoquait de son épieu. Alors il se coucha ventre à terre, allongea sa puissante tête sur ses pattes de devant et regarda un instant son téméraire adversaire, en clignant ses yeux farouches, que la lumière semblait fatiguer. Un silence solennel planait sur l'immense assemblée. Quelques minutes s'étaient écoulées à peine, quand le lion, secouant sa longue crinière fauve, fondit d'un élan terrible sur le bestiaire, nom que l'on donnait à ceux qui luttaient contre les bêtes féroces. Mais, à la grande surprise de la plupart des spectateurs, Glabrion, bien instruit par l'expérience de ces jeux auxquels il avait souvent assisté, se précipita à la rencontre du noble animal. Au moment où celui-ci croyait tenir sa proie, le bestiaire le franchit d'un bond prodigieux, et le lion passa sous lui. Glabrion, faisant lestement volte-face, enfonça l'épieu dans le flanc de son ennemi, qui tomba sur le sable de l'arène en rugissant et en arrosant la terre de flots de sang. Le peuple applaudit, ainsi que César, à l'adresse du bestiaire. A Glabrion succédèrent trois autres bestiaires, contre lesquels trois lions furent lâchés ; mais ces infortunés n'eurent pas le même succès que l'affranchi de Plautius ; ils succombèrent les uns après les autres. Les lions vainqueurs dispersèrent leurs membres sanglants dans l'arène, dévorèrent leurs chairs pantelantes, broyèrent leurs os sous leurs dents impitoyables. La foule, ivre de joie à cet horrible spectacle, applaudit plus fort que tout à l'heure lors de la victoire de Glabrion. Les lions n'ayant plus d'adversaires, il fallut les abattre à coups de flèches. Néron se procura le plaisir de tuer le premier ; les autres périrent sous les coups de ses affranchis, qui leur envoyèrent la mort, à l'abri de tout danger, du haut du balcon impérial. Le peuple, avide de sang, et dont l'appétit cruel n'avait été qu'aiguisé par la scène que nous venons de décrire, appelait à grands cris la seconde partie du programme. Le duel devait avoir lieu d'homme à homme : c'était là le spectacle préféré de la foule, car une vie humaine en formait toujours l'enjeu ; tandis que, dans les combats contre les bêtes féroces, les bestiaires savaient parfois déployer une telle habileté, qu'ils échappaient à la mort, comme il arriva pour l'intrépide Glabrion. Les spectateurs se seraient regardés comme dupés dans leur attente, si le sang humain n'avait coulé. Du moins ici, dans les combats entre gladiateurs, si le vaincu n'était pas blessé mortellement, le peuple avait la ressource du carnifex, espèce de boucher, qui achevait ceux que les spectateurs condamnaient eu abaissant le pouce. Le combat contre les bêtes féroces s'étant terminé de la manière qui vient d'être rapportée, la multitude, les yeux brillants d'une joie féroce, se pencha au-dessus de l'arène pour voir plus tôt sortir les gladiateurs dont la munificence de César lui abandonnait la vie. Au signal donné, ceux-ci entrèrent dans la lice. Ils étaient six seulement. Souvent des centaines de combattants, à la suite d'un événement heureux, inondaient le cirque de leur sang. Glabrion venait en tête avec Attalus. Au moment où l'affranchi de Plautius parut de nouveau devant le peuple, une immense acclamation l'accueillit ; un tel homme promettait un plaisir de choix, des émotions prolongées. Attalus pâlit de rage, et, s'approchant de l'oreille de Glabrion, murmura quelques paroles offensantes, que ce dernier ne daigna pas relever, mais une gerbe de flammes jaillit de sa noire prunelle ; il comptait, dans un instant, faire payer cher à son ennemi ses injures récentes et celles du passé. Les gladiateurs défilèrent sous la loge de l'empereur, et, élevant vers le prince leurs regards et leurs armes, ils s'écrièrent : César, ceux qui vont mourir vous saluent ! Néron demeura impassible à cette offrande d'un sang qu'il regardait comme trop vil pour y attacher quelque prix. L'univers entier concourait aux plaisirs de César : ceux-ci n'avaient que leur vie, ils devaient s'estimer trop heureux de la donner. Servilius lui ayant expliqué qu'un de ses propres gladiateurs, Attalus, provoqué par un affranchi d'Aulus Plautius, allait combattre, Néron devint plus attentif. Quel motif, demanda-t-il, a pu porter un homme libre à descendre dans l'arène ? — Il parait qu'Attalus s'est
exprimé en termes offensants sur le compte de Plautius ; il a stigmatisé,
comme elle le méritait, la famille du consulaire, laquelle s'est laissé
corrompre par les doctrines étrangères. — C'est parfait, répondit Néron, je suis charmé de ce que tu m'apprends là. En ce cas, il n'y aura point de quartier ; si Glabrion survit, il combattra successivement coutre les autres gladiateurs jusqu'à ce qu'il succombe. — Et s'il triomphe ? interrogea Servilius ; car on peut tout supposer avec un homme qui a donné tout à l'heure de si belles preuves de son savoir faire et de son sang-froid. — Eh bien ! répliqua Néron, et en même temps son œil devenait farouche, le carnifex et le spoliarium[1] ne sont-ils pas là ? La trompette, ayant sonné, les spectateurs crièrent une seconde fois : Longue vie à César ! Aussitôt Glabrion et Attalus s'avancèrent au milieu du cirque. Une draperie écarlate, fixée au corps par une brillante ceinture de cuivre, les distinguait de leurs compagnons. Glabrion, alerte et dispos comme s'il avait oublié son premier combat, portait au pied gauche le cothurne de cuir bleu, au pied droit une bottine de. bronze. Un long bonnet, d'où pendaient des réseaux d'or, s'élevait se sa tête. D'une main il tenait un trident, de l'autre un filet : il devait combattre à la manière de ceux qu'on appelait les rétiaires. Attalus, armé d'une faux recourbée et d'un grand bouclier rond, avait pour signe caractéristique un poisson qui formait le cimier de son casque. Les deux gladiateurs, s'étant rapprochés l'un de l'autre, s'attaquèrent avec acharnement. Attalus, d'une taille gigantesque et dominant son adversaire de toute la tête, leva sur lui sa faux avec une telle promptitude, qu'on crut Glabrion atteint ; mais le rétiaire, doué d'une prodigieuse agilité, esquiva le coup avec adresse, recula de deux pas, puis, revenant lestement sur son ennemi, lança tout à coup son filet. Attalus, s'étant couvert à temps de son bouclier, déjoua la manœuvre de Glabrion, et parvint à lui échapper. Mais la lutte n'en devint que plus vive. Enivrés par les cris et les applaudissements du peuple, altérés de vengeance, les deux gladiateurs ne songeaient qu'à s'égorger mutuellement. Le trident et la faux, décrivant dans les airs des mouvements précipités, se croisaient et se choquaient sans relâche ; les visages des deux adversaires, empreints d'une fureur inexprimable, étaient effrayants à voir. Bientôt Glabrion, réunissant toutes ses forces, toute sou habileté, serre son adversaire, le pousse devant lui, l'accule aux carceres, et, profitant d'une fausse attaque d'Attalus, il le coiffe de son filet, le jette à terre, tombe sur lui et lui presse fortement la poitrine de ses genoux robustes. Fier de sa victoire, l'affranchi de Plautius tourne les yeux vers le podium impérial, pour savoir ce qu'ordonne César ; mais Néron demeuré impassible. Alors Glabrion consulte le peuple, qui tend vers lui les mains, le pouce renversé : signal de mort, sentence inéluctable, que César lui-même ne pourrait révoquer sans danger. A cet arrêt qui comble ses désirs, sa soif de vengeance, le gladiateur victorieux écarte un peu les genoux, lève le bras, et brise avec son trident la poitrine de son adversaire, en lui adressant ces mots : Va-t-en maintenant insulter aux enfers d'illustres patriciens, les plus vertueux citoyens de Rome ! Servilius, qui a entendu ces paroles, écume de rage, et, se penchant vers le prince, il lui dit : César, laisserez-vous donc impunie une pareille insolence ? Néron répondit au jeune sénateur en ordonnant que Glabrion combattrait de nouveau. Un autre gladiateur remplaça donc Attalus, qui, suivant l'usage, fut traîné au spoliarium avec un croc. On répandit du sable sur l'arène imprégnée de sang, et la lutte recommença. Le nouvel adversaire de Glabrion s'élança, sans lui laisser le temps de se reposer. Malgré cette terrible attaque et la fatigue qu'il devait éprouver, l'affranchi de Plautius soutint bravement le choc, résista avec une adresse infinie, et réussit encore à terrasser son adversaire. Le peuple se montra impitoyable ; il donna le signal de mort, et une nouvelle victime demeura étendue aux pieds de Glabrion. Contre toutes les règles des jeux, César ordonna un troisième combat. En vain le malheureux affranchi :, qui commençait à comprendre qu'on voulait sa mort, implora un instant de répit. Néron fut inexorable. La lutte néanmoins se prolongea quelques instants avec des fortunes diverses. Enfin les deux gladiateurs roulèrent, blessés l'un et l'autre, dans l'arène, qui but leur sang. Le peuple s'émut en faveur de Glabrion, et, malgré le signal de mort parti de la loge impériale, il demanda sa vie. En l'emportait déjà par la porte destinée aux graciés de l'arène, quand un geste menaçant de Néron arrêta court les esclaves qui s'étaient emparés du gladiateur. L'un d'eux s'approcha du podium de César, et reçut l'ordre de traîner le blessé au spoliarium, pour l'y achever. Il fallut obéir ; le peuple, qui n'avait pas entendu les paroles du prince, garda le silence, ne comprenant pas bien de quoi il s'agissait. Glabrion, enlevé de nouveau, fut jeté au spoliarium ; là deux esclaves attendaient les infortunés tombées dans l'arène : l'un les touchait avec un fer rouge pour voir s'ils étaient bien morts ; l'autre, s'ils ne l'étaient pas, leur cassait la tête à coups de maillet. Non-seulement Glabrion vivait, mais il n'était pas même blessé mortellement. Au moment où l'on traînait le gladiateur au spoliarium, un affranchi qui s'était glissé à l'entrée de la salle s'y élança tout à coup : cet homme n'était autre que Philoxène, l'ami de Marcus Plautius. Par un brusque mouvement, il écarta les deux esclaves qui s'apprêtaient à remplir leur lugubre office ; il s'approcha de Glabrion, se pencha sur lui, et lui dit quelques mots à l'oreille. La figure de l'infortuné s'épanouit au milieu des pâleurs de la souffrance ; il ouvrit les yeux, reconnut Philoxène, et murmura quelques paroles qui expirèrent dans un sourire de bonheur. Alors Philoxène, qui tenait une fiole de cristal à la main, versa sur le front du gladiateur un peu d'eau, accompagnée d'une formule mystérieuse qu'il prononça à voix basse. Cela fait avec la rapidité qu'exigeaient les circonstances, il se retourna vers les esclaves, qui le regardaient stupéfaits. Cet homme, leur dit-il, a été introduit ici par erreur ; il n'est pas blessé mortellement ; et le peuple, je l'ai vu, a fait le signe de grâce. Les esclaves ne surent que répondre ; mais à l'instant le carnifex entra, les gourmanda vivement, et leur commanda d'expédier le gladiateur. Le peuple a fait grâce, répéta Philoxène. — Tais-toi, impie, s'écria le bourreau : ne sais-tu pas que César s'est prononcé ? il ordonne que cet homme meure. Aussitôt, sans plus discuter, l'un des esclaves commis à ces cruelles fonctions toucha la poitrine du gladiateur du fer rouge, et l'autre lui brisa la tête de son maillet. Un affranchi envoyé par Néron se présenta en même temps. Le carnifex, comprenant ce que voulait le messager impérial, lui montra le gladiateur qui gisait, étendu sur le sol, la tête broyée, et lui dit : Il a vécut ! L'affranchi, sans rompre le silence, fit un geste de satisfaction, et retourna auprès du prince lui raconter ce qu'il avait vu. Quelques heures après ce drame sanglant et terrible, un esclave se dirigeait, à travers la foule qui revenait du cirque, vers le mont Cœlius. Arrivé devant la maison d'Aulus Plautius, il se fit ouvrir. Il se rendit sur-le-champ dans la partie la plus retirée de l'habitation, à la chambre qu'habitait Marcus. Le jeune homme était triste ; son visage pâle et fatigué attestait une anxieuse préoccupation. Quoi de nouveau ? interrogea-t-il avec empressement. Glabrion a-t-il combattu ? — Oui, il a combattu. — A-t-il triomphé ? — Il a tué un lion, et terrassé deux adversaires. — Alors il est sauvé, s'écria Marcus avec un accent joyeux. — Non, malheureusement. — Que dis-tu ? explique-toi vite : ne m'as-tu pas annoncé qu'il avait terrassé ses adversaires ? — Il a combattu une troisième fois : dans cette nouvelle lutte il n'a pas eu le même bonheur que dans les précédentes. — Comment cela se fait-il ? insista Marcus ; pourquoi ces trois combats ? — César l'a voulu ainsi. — Qu'est-il avenu ? Glabrion est-il donc mort ? — Glabrion est mort, répondit l'esclave d'une voix altérée ; car il était lié depuis longtemps avec l'affranchi de Plautius. Quoique le peuple lui eût fait grâce, Néron a ordonné qu'il périt. — Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura le jeune patricien en se couvrant le visage de ses mains. Quand donc ces horribles jeux cesseront-ils ? Rome s'abreuve de sang ; mais les vapeurs de sang montent vers le ciel en criant vengeance. Du moins, ajouta-t-il, si l'infortuné avait eu le temps de mourir en chrétien, nous pourrions nous consoler. — Il l'a eu ce temps, répliqua l'esclave. — Dis-tu vrai ? qui lui a ouvert les portes de l'Église à l'heure suprême ? — Philoxène s'est trouvé là, au moment où on le traînait au spoliarium ; il s'est précipité sur ses traces ; il lui a parlé, et il a pu faire couler sur la tête de la victime l'eau sainte du baptême. Un rayon de joie illumina le visage de Marcus. Le jeune fils d'Aulus Plautius et de Pomponia Græcina était chrétien ; sa mère l'était également. La cause première de leur conversion, c'était l'affranchi Philoxène, qui, s'étant trouvé à Jérusalem au jour de la Pentecôte, au moment de la première prédication des apôtres, avait rapporté dans la famille de Pudens les germes de la bonne nouvelle. Puis, quand les envoyés du Christ furent venus à Rome, il les mit en rapport avec la maison de Plautius. Pomponia Græcina ne tarda pas à embrasser la foi. Ce fut alors qu'elle se retira en quelque sorte du monde. C'est pour cela qu'on l'accusa de superstition étrangère, qu'on la traduisit devant le tribunal domestique, où son mari, qui l'aimait et respectait sa vertu, l'acquitta en proclamant son innocence. |