LIVRE PREMIER — LES CONDITIONS DU DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE
— I — L’Afrique du Nord est à peine une terre africaine. Au Sud, elle est isolée du centre du continent par un immense désert, qui existe depuis de longs siècles[1]. Des textes grecs et latins nous apprennent que des populations noires occupaient dans l’antiquité la plupart des oasis du Nord du Sahara[2]. Mais nous ne savons pas si ces Éthiopiens étaient étroitement apparentés aux Soudanais ; en tout cas, ils n’empiétaient pus, du moins aux temps historiques, sur la Berbérie proprement dito. Le transit entre l’Afrique septentrionale et le Soudan dut se développer avec l’emploi général du chameau, vers les IIIe et IVe siècles de notre ère. Mais il ne créa pas, à notre connaissance, de liens politiques, il n’influa pas sur la civilisation des deux contrées[3]. Du côté de l’Orient, on devine des rapports très anciens
entre la Berbérie et le Nord-Est de l’Afrique. Les langues ont la même
origine lointaine. Les ressemblances physiques d’une partie des habitants
permettent de croire à des parentés plus on moins étroites, Vers le second
millénaire avant J.-C., une divinité égyptienne était adorée dans le
Sud-Ouest de l’Algérie[4], mais, à l’époque
historique, les relations par terre entre le Nord-Ouest et le Nord-Est du
continent n’eurent aucune importance : les déserts qui bordent La Berbérie appartient à la Méditerranée occidentale, bien plus qu’à l’Afrique. C’est avec les deux péninsules européennes qui s’avancent vers elle, l’Italie et, l’Espagne, qu’elle n eu les relations les plus nombreuses et les plus fécondes. Des anciens la plaçaient en Europe[5]. Si vous voulez en croire la renommée, dit Lucain[6], la troisième partie du monde est la Libye, mais si vous tenez compte des vents et du ciel ; vous la regarderez comme une partie de l’Europe. Autant que son climat, sa structure, sa flore, et, dans une certaine mesure, sa faune la rattachent au Sud de notre continent. Elle ressemble surtout à l’Espagne[7] par les hautes terres qui occupent la majeure partie des deux contrées, par les plaines basses qui. çà et là, s’étendent dans le voisinage du littoral, au pied de montagnes escarpées, par le régime et la disposition des rivières, torrents en hiver, fossés pour la plupart desséchés en été, qui se fraient difficilement un passage vers la mer et sont des sillons plutôt que des voies. L’Afrique du Nord fut soudée jadis à l’Europe. Le détroit de Gibraltar ne date que du début de l’époque pliocène[8] : la Tunisie a peut-être été reliée à l’Italie pendant une partie de l’époque quaternaire, dans des temps où ces deux contrées pouvaient être déjà habitées par des hommes[9]. Du reste, dans sa forme actuelle, la Méditerranée occidentale n’est pas un obstacle infranchissable, même pour des primitifs, ne disposant que de moyens de navigation très rudimentaires. Le détroit de Gibraltar a seulement quatorze kilomètres de largeur[10] : il convient d’ajouter que les courants et les vents rendent le passage difficile. Ailleurs, les lignes grises des îles, se profilant dans les clairs horizons, pouvaient guider les traversées et promettaient des abris. La mer intérieure n’est que très rarement voilée par des brouillards et, pendant des périodes plus ou moins prolongées, on peut se fier au calme de ses flots. En général, les cites d’Afrique, entre le détroit et le Nord-Est de la Tunisie, sont bordées par de grandes profondeurs : avant de les atteindre, on ne risque guère de s’abîmer sur des récifs. Il est vrai que, fréquemment, des vents violents déchaînent de subites tempêtes[11] : vents qui soufflent de l’Ouest et du Nord-Ouest, en hiver, vents de Nord-Est et d’Est, de mai à octobre. Les parages des Syrtes étaient très redoutés des anciens et célèbres par leurs naufrages[12] : le plus grand de ces golfes est surtout dangereux, soit par les vents du Nord[13], qui poussent Ies navires à la côte, soit par les vents du Sud, qui, parcourant librement des terres basses, viennent bouleverser les flots[14]. Aux approches des cistes, certains courants peuvent contrarier les marins. Tels sont ceux qui se heurtent autour du cap Bon : tel celui qui, venant de l’Océan, longe le littoral du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie : s’il favorise les voyages d’Ouest en Est. il gêne ceux qui s’accomplissent dans le sens opposé. Il faut aussi tenir compte des calmes plats, qui règnent parfois sur la Méditerranée pendant plusieurs jours et qui sont un obstacle à la navigation à voile. Mais les relations maritimes de l’Afrique du Nord avec les
autres contrées méditerranéennes sont surtout entravées par la nature île ses
côtes. Mer sans ports, dit Salluste[15]. L’historien
exagère. Il est exact cependant, que, sur ce littoral, les abris sont peu
nombreux. Il n’offre pas de découpures profondes, formant des havres bien
protégés : ce qui s’explique, unir la plus grande partie de la côte
septentrionale, par le parallélisme du rivage et des montagnes qui le
bordent. Les golfes étendus sont rares[16]. Ceux de l’Algérie
s’ouvrent très largement au Nord, celui de Tunis, au Nord-Est, côtés d’où
viennent des vents redoutables. Il n’y a ailleurs que des échancrures,
creusées par des empiétements de la mer sur des terrains peu résistants :
elles sont plus ou moins exposées aux souffles du large. Le littoral septentrional
de la Berbérie consiste surtout eu des pentes raides ou en des falaises
verticales, contre lesquelles les navires, entraînés par les vents, risquent
de se briser. Sur quelques points, il s’abaisse, mais il est alors bordé de
dunes. A l’Ouest, le long de l’Océan, des suites de falaises et de dunes
forment un rivage monotone, à peu près dépourvu de fortes saillies et de
baies[17], sans défense
contre les vents d’Ouest et du Nord : on tir trouve aucun bon abri. Les
cistes orientales de la Tunisie, exposées aux vents d’Est et de Nord-Est[18], et celles de la
Tripolitaine sont basses sablonneuses, souvent bordées de lagunes et
précédées de hauts-fonds[19] ; là aussi, les
abris sûrs font défaut[20]. Dans Pourtant, les marins de l’antiquité avaient besoin de
nombreux ports. Pendant longtemps, ils craignirent de s’éloigner des rivages
et évitèrent de voyager Ce n’était pas seulement la rareté des bons ports naturels
qui pouvait écarter les étrangers de l’Afrique du Nord. C’était aussi la
difficulté de pénétrer dans l’intérieur du pays, soit pour y trafiquer, soit
pour en prendre définitivement possession. Sur la côte septentrionale, les
plaines bordant la mer sont rares et nous avons vu[27] qu’elles n’avaient
que peu de valeur pour les anciens. Presque partout, des chaînes de montagnes
se dressent comme des remparts, au-dessus de ces plaines, ou immédiatement
au-dessus des flots. Il y a bien quelques voies d’accès vers l’intérieur. Des
places maritimes ont pu être créées à leur débouché : Tabarca, près de l’oued
el Kébir ; Hippone, non loin de la Seybouse[28] ; Bougie, à l’extrémité
de la vallée de Lorsqu’un conquérant a pris pied dans ce pays, il lui est malaisé de s’enfermer dans les régions dont la possession lui semble profitable. Il est entraîné à étendre sa domination sur les peuplades belliqueuses qui menacent sa conquête ; des plaines fertiles, il doit pénétrer dans les massifs montagneux qui servent de repaires aux pillards ; du littoral, il doit s’avancer jusqu’aux espaces parcourus par les nomades, jusqu’aux steppes, jusqu’au Sahara. — II — Toutes ces difficultés expliquent l’isolement relatif de la Berbérie, l’attrait assez médiocre qu’elle a exercé. Le détroit de Gibraltar a dû arrêter plus d’un peuple[30] ; dans l’antiquité historique, les Vandales seuls l’ont traversé en masse. Quand les Phéniciens s’établirent d’une manière durable en Afrique, ils paraissent s’être souciés surtout d’occuper l’entrée de la Méditerranée occidentale et de jalonner d’une suite de stations la route qui reliait l’Espagne au bassin oriental de cette mer. Carthage ne se constitua un territoire africain que plus de trois siècles après sa fondation, alors qu’elle possédait déjà un vaste empire colonial. Rome ne s’implanta en Tunisie que pour empêcher son ennemie de renaître et pour garder le passage entre les deux bassins de la mer intérieure ; elle attendit près de deux cents ans pour occuper toutes les côtes africaines, jusqu’à l’extrême Ouest. Ce fut pour se défendre qu’à plusieurs reprises, elle avança ses frontières vers le Sud. Cependant les affinités de l’Afrique du Nord avec les pays
qui sont si voisins d’elle devaient nécessairement créer des civilisations et
des dominations communes. Carthage régna en Espagne et sur une partie des
lies méditerranéennes, comme sur la Tunisie et sur les rivages de l’Algérie
et du Maroc. Elle s’attacha surtout, avec une longue obstination, à maintenir
et à accroître ses possessions de Sicile, voulant être maîtresse du détroit
qui donne accès à la Méditerranée occidentale. Rome soumit tous les peuples
de la mer intérieure ; elle répandit les mœurs latines en Afrique, comme en Espagne
et en Gaule. Parmi ses provinces africaines, la Proconsulaire fut, à certains
égards, un prolongement de l’Italie, Depuis des siècles, le commerce de la Berbérie s’est fait surtout avec les autres pays de la Méditerranée occidentale : d’où l’importance qu’ont dans cette contrée les villes maritimes. Même quand elle n’a pas été rattachée à l’Europe par des lieu politiques et des relations pacifiques, elle n’a pas pu se passer d’elle : à l’époque vandale, à l’époque turque, elle s’est enrichie à ses dépens par la piraterie. Isolée par la mer et par le désert, d’un abord et d’une pénétration difficiles, l’Afrique du Nord était cependant appelée, par sa position géographique, à tenir une place importante de l’histoire de la Méditerranée. Mais elle a beaucoup plus reçu que donné. Incapables de réunir eu un faisceau toutes leurs forcés, de fonder un empire et de créer une civilisation qui leur fussent propres, ses habitants ont accepté ou subi les suprématies matérielles et les influences morales qui, successivement, se sont présentées à eux. Ils ont même contribué à les propager. Des guerriers libyens ou berbères conquirent l’Espagne au profit de Carthage et de l’Islam ; les grands écrivains latins de l’Afrique chrétienne aidèrent puissamment au triomphe d’une religion qui, quelques siècles après, disparut complètement de leur patrie. |
[1] Pour le climat du Sahara dans l’antiquité, voir chap. III.
[2] Voir livre II, chap. IV.
[3] Il n’en fut pas de même, il est vrai, à quelques époques plus récentes. Les Almoravides, au onzième siècle, le sultan marocain El Mansour, à la fin du seizième, étendirent leur domination jusqu’au Soudan : cf. Schizmer, le Sahara, p. 237-8. La propagation de la religion musulmane au Soudan se fit par l’Afrique du Nord.
[4] Voir livre II, chap. III.
[5] Salluste, Jugurtha, XVII, 3 : In divisione orbis terme plerique in parte tertio Africain pasuere, pauci tantummodo Asiam et Europam esse, set Africam in Europa. Voir aussi saint Augustin, Civ. Dei, XVI, 17 ; Orose, Adv. paganos, I, 2, 1 et 83. Cf. H. Berger, Geschichte der wissenschafltichen Erekunde der Griechen, 2e édit., p. 78, n. 1.
[6] Pharsale, IX, 411-3 :
Tertia pars rerum Libye, si credere famæ
Cuncta velis ; at, si uentos cælumque
sequaris,
Pars erit Europæ....
Je ne crois pas qu’au vers 413 on puisse lire par : pars se justifie par le contexte (tertia pars, etc.) et aussi par le passage de Salluste cité à la note précédente.
[7] Cf. Bernard et Ficheur, Annales de Géographie, XI, 1902, p. 222 ; Joly, Bull. de la Société de géographie d’Alger, XII, 1907, p. 283 et suiv.
[8] Gentil, apud de Segonzac, Au cœur de l’Atlas, p. 707 et suiv. Il est vrai qu’auparavant, la Méditerranée et l’Océan communiquaient peut-être par des détroits, s’ouvrant l’un au Nord de la Cordillère ibétique, l’autre au Sud du Rif : Gentil, le Maroc physique, p. 93 et suiv. De son côté, M. Boule (dans l’Anthropologie, XVII, 1906, p. 283-4) se demande si, à l’époque pliocène, une communication terrestre n’a pas existé, à l’ouest du détroit, entre le Maroc et la péninsule ibérique.
[9] Boule, l. c., p. 283.
[10]
Exactement
[11] Mare saevum, dit Salluste, Jugurtha, XVII, 5.
[12] Périple du Pseudo-Scylax, 110 (Geographi græci minores, édit. Müller, I, p. 88). Salluste, Jugurtha, LXXVIII, 3. Pomponius Méla, I, 33 et 37. Lucain, IX, 439 et suiv. Josèphe, Bell. jud., II, 381. Silius Italicus, II, 63 ; III, 320 ; VII, 570 ; XVII, 246, 634. Procope, Édifices, VI, 3. Carippus, Johannide, I, 336 et suiv., etc. — Cette mauvaise réputation était d’ailleurs exagérée : voir Perroud, De Syrticis emporiis, p. 117-123 ; Titien, Géographie de la province romaine d’Afrique, I, p. 221.
[13] Cf. Stace, Thébaïde, VIII, 410-7.
[14] Lucain, IX, 319 et suiv. ; Silius Italicus, XVII, 246-7. Cf. Tissot, l. c.
[15] Jugurtha, XVII, 5.
[16] Cf. Strabon, II, 3, 33 ; Pline, V, 1.
[17] Strabon (XVII, 3, 2) dit le contraire, mais il a tort.
[18] Cf. Carippus, Johannide, I, 339-360.
[19] Cf. Polybe, I, 30, 3 ; Salluste, Jugurtha, LXXVIII, 21 ; Strabon, XVII, 3, 20 ; Mela, I, 33 ; Lucain, IX, 343 et suiv.
[20] Cf. Mela, l. c. ; Procope, Bell. vand., I, 13, 8.
[21] Sur ces marées, voir Polybe, l. c. ; Strabon, XVII, 3, 17 et 20 : Mela, l. c. ; Pline, V, 25 : Denys le Périégète, 107, 198 et suiv., et le commentaire d’Eustathe (dans Geog. gr. min., de Müller, II, p. 102, 112, 232) ; Solin, XXVII, 3-4.
[22] Voir à ce sujet Bérard, les Phéniciens et l’Odyssée, I, p. 393 et suiv.
[23] Ptolémée, la Table de Peutinger, l’Itinéraire d’Antonin, le Stadiasme.
[24] Voir aussi Pseudo-Stylax, III (Geogr. gr. min., I, p. 91)) : [texte grec illisible]. Il s’agit peut-être de Ténès : cf. Gsell, Atlas archéologique de l’Algérie, I, 12, n° 20.
[25] Thapsus, Utique, Tabarea, Alger, Tipasa, Cherchel, Rachgoun (Porius Sigencis), Mogador. Voir aussi dans Scylax (§ 111) la mention d’îles situées probablement entre Cherchel Ίουλίου άκρα) et l’île de Rachgoun (en arrière de laquelle était Σίγη), et qui paraissent avoir disparu.
[26] Bône, Stora, Collo, Bougie, Dellys, Alger, Arzea, Melilla.
[27] Chapitre premier.
[28] L’Ubus (la Seybouse) débouchait dans l’antiquité plus à l’Est qu’aujourd’hui, par conséquent à quelques kilomètres d’Hippone, et non auprès de cette ville : voir Gsell, Atlas, I, 9, n° 180.
[29] Chapitre premier.
[30] Les Celtes et les Goths, qui ont conquis une grande partie de l’Espagne, n’ont pas traversé le détroit.
[31] Jullian, Histoire de la Gaule, I, p. 66 et suiv.