DE LA MORALE DE PLUTARQUE

 

CHAPITRE III. — DE L’EFFICACITÉ DE LA MORALE DE PLUTARQUE.

 

 

Des réformes auxquelles Plutarque travailla, aucune n’aboutit. On ne refait pas le passé ; on ne remonte pas le cours des temps ; on n’arrête pas une décadence qui se précipite. Mais c’est le privilège du moraliste que ses œuvres exercent par delà le temps qui les a vues naître leur plus féconde influence. Les autres productions du génie humain ont, pour ainsi aire, leur destinée. Après avoir plus ou moins long temps brillé d’un vif éclat, un jour vient où cet éclat pâlit ; mortes à la popularité, elles ne vivent plus que dans l’éternelle admiration des hommes de goût. Poésie, drame, histoire, critique, toutes les formes de la pensée passent par ces vicissitudes de faveur et d’oubli. L’œuvre du moraliste a cet avantage qu’elle se transmet d’un siècle à l’autre, grandissant ou se soutenant à travers les âges, pour peu qu’elle réponde aux besoins permanents de l’humanité. Ce n’est donc pas seulement de ses contemporains que le moraliste est justiciable ; c’est à la postérité, sous les yeux de laquelle se sont développés les effets de son œuvre, qu’il appartient de le juger.

Plutarque n’a rien à redouter de cette épreuve. Une légende raconte que quelques jours avant sa mort il rêva qu’il montait au ciel, conduit par Mercure ; et dans un second songe un inconnu lui expliqua que cette ascension signifiait un grand bonheur[1]. Obscur, en effet, ou peu connu pendant sa vie, Plutarque est à peine mort, que sa gloire commence. De toute part, on invoque son témoignage, on cite ses œuvres, on les imite, on les copie[2]. Les plus fervents défenseurs de l’Église le disputent aux auteurs profanes dans l’expression de leur confiance[3]. Aucun hommage n’étonne. Au moyen âge, il suffit, nous l’avons vu, de l’allégation sans preuve de deux compilateurs et de quelques lignes d’une traduction sans authenticité, pour transformer, dans les imaginations toutes prêtes, l’humble sage de Chéronée en personnage romain, précepteur, puis conseiller de Trajan, et investi dans sa vieillesse, à titre de proconsul d’Illyrie, d’un souverain pouvoir sur la Grèce. Ses Oeuvres remises en lumière par les travaux de la Renaissance, l’enthousiasme éclate dans tous les pays à la fois. Les parallèles sont imprimés, réimprimés en latin et traduits en diverses langues d’après le latin, avant d’avoir pu être imprimés en grec. Les premières éditions grecques trouvent des interprètes chez les savants d’Allemagne, d’Espagne et d’Italie. Nous aultres ignorants, estions perdus, s’écrie Montaigne au sujet de la traduction d’Amyot, si ce livre ne nous eust relevés du bourbier : sa mercy, nous osons à cett’ heure et parler et escrire[4]...

Bientôt, sous le couvert d’Amyot, en aiant esté sa version assez bien reçue partout où la langue française est entendue, Plutarque pénètre en Angleterre et en Hollande ; il fournit à Shakespeare la matière de ses plus beaux drames[5] ; il alimente les discussions des érudits. Quatre éditions savantes, publiées en moins d’un siècle, et l’active reproduction des traductions latines ou françaises, poursuivie en même temps à Genève et à Paris, ne parviennent pas à épuiser la curiosité des lecteurs ; certains Traités reparaissent d’année en année, souvent en plusieurs langues à la fois, et partout, c’est le même concert de louanges presque sans réserve[6].

Cet élan d’admiration semble un instant arrêté, au seuil du grand siècle, par les observations critiques de Mériziac et de Tallemant. Mais c’est à la version du bon Amyot qu’en réalité ces observations s’adressent ; le crédit de Plutarque n’en est pas ébranlé. Le célèbre traducteur du dix-septième siècle, Perrot d’Ablancourt[7], et l’un des pères de l’érudition moderne, Tanneguv Lefebvre[8], s’honorent de lui consacrer leur plume. Bossuet le traite de philosophe grave[9], Bayle, de grand homme[10]. Il fait partie de la bibliothèque intime de Molière[11] ; Boileau s’inspire de ses maximes[12] ; La Fontaine en est charmé à l’égal de Platon. Saint-Évremond le lisait au grand Condé, sous la tente[13] ; Racine apprend à Louis XIV à le goûter[14]. Les esprits les plus opposés mettent diversement à profit ses peintures et ses leçons. C’est l’exemple de la fortune des chefs de parti dont il a raconté les aventures qui excite les rêves ambitieux du cardinal de Retz[15], et il convertirait presque à la religion du devoir les sceptiques et tes épicuriens. Montaigne le plaçait sur le même rang que Sénèque[16] ; Saint-Évremond l’élève au-dessus[17], et son jugement trouve en Angleterre l’assentiment passionné de Dryden[18].

Le dix-huitième siècle ne lui est pas moins favorable. Rollin[19], l’abbé de Saint-Pierre[20], Vauvenargues[21], Montesquieu[22], Voltaire[23], J.-J. Rousseau[24], Marmontel[25], Grimm[26], Bernardin de Saint-Pierre[27], Thomas[28], la Harpe[29], témoignent de sa persistante influence, et entretiennent le culte de son nom. Il concourt à l’éducation de la grande Catherine et de Franklin[30]. On reprend en divers pays la publication ou la traduction de ses œuvres[31]. On réimprime Amyot[32] ; et, après Amyot, après Dacier[33], Ricard cherche à son tour, dans une interprétation nouvelle, une immortalité dont ses amis flattent sa pensée[34]. Les émotions de la Révolution française ravivent encore cette popularité. J’étais fou de Plutarque à vingt ans ; je pleurais de joie en le lisant, écrivait Vauvenargues à Mirabeau, le terrible ami des hommes. Je crains pour moi ces lectures-là comme la foudre, lui répondait Mirabeau, à la veille de donner sa démission d’officier, et craignant de se laisser ressaisir par l’enthousiasme de l’action. Les jours de péril national venus, Plutarque devient la pâture des grandes âmes[35], le livre de chevet des capitaines[36].

Aujourd’hui nous l’étudions plus froidement. La critique est moins indulgente à ses défauts. C’est de la plume mordante de P.-L. Courier qu’est parti le premier coup porté à son autorité[37]. Toutefois L’ suffrage des juges les plus délicats lui est resté fidèle. Tandis qu’un monument digne des travaux de la Renaissance lui était élevé, en Hollande, par Wyttenbach ; chez nous, les Notices de Boissonade et de Villemain, de nombreuses traductions, nouvelles ou renouvelées[38], et une étude trois fois reproduite en Sorbonne, pendant une période de moins de vingt ans, avec un succès chaque fois croissant[39], l’ont maintenu au rang des maîtres toujours utiles à relire et à consulter. Si l’éclat de son nota a pâli, ses œuvres n’ont rien perdu de leur prestige aimable. On le prend encore volontiers pour point de comparaison et pour exemple[40]. On s’exalte même parfois, comme aux plus beaux jours du seizième siècle, aux portraits de ses héros[41].

A quel titre Plutarque a-t-il donc obtenu cette faveur presque sans égale ? Quelle est la raison de cette prise si puissante sur les meilleurs esprits de tous les pays et de tous les temps, ou, pour parler comme Amyot, de cette efficace universelle ?

Étudier théoriquement les lois des passions, ou en montrer les effets par des exemples, telles sont les deux voies qui s’offrent au moraliste pour exposer les vérités morales. La recherche des lois est plus particulièrement le domaine du philosophe. Quel plus noble exercice pour l’esprit que d’approfondir, dans le silence de la méditation, l’analyse des penchants du cœur humain, d’en chercher le germe en soi ou chez les autres, et d’en suivre par la pensée tous les développements ! Après l’ivresse du poète, qui voit la passion à laquelle il veut communiquer le souffle de la vie, prendre peu à peu dans son imagination une forme concrète, un corps, est-il rien de comparable à la satisfaction du psychologue qui, arrivant par la réflexion jusqu’à la racine des vices et des vertus, en saisit et en amine au jour les ramifications infinies ? Et qu’il porte dans sa méditation la froide raison d’un Aristote ou la logique ardente d’un Pascal, ses observations sont une source profonde de vérités ouverte à l’humanité. Mais si profonde est la source, que tous n’y peuvent puiser. Fruit du travail de quelques intelligences d’élite, l’étude métaphysique de l’homme reste la jouissance d’une élite. Combien est-il de pages du philosophe de Stagire qui soient populaires et qui puissent le devenir ?

Bien autrement général est l’effet de l’exemple. Non seulement l’exemple place la vérité à la portée de la foule ; mais par la forme même qu’il donne à la leçon, il la rend plus saisissante et plus douce. Il y a toujours dans la leçon, si habilement qu’on, la présente, quelque chose d’inquiétant pour notre amour propre ; et bien qu’il nous reste la ressource de ne l’accepter que pour le compte d’autrui, nous la souffrons impatiemment, par cela seul qu’elle est une leçon. L’exemple, ne blesse personne. La leçon, d’ailleurs, n’est qu’un avis ; l’exemple est un modèle. J’aime les exemples, disait Amyot, pour ce qu’ils sont plus aptes à esmouvoir et à enseigner que ne sont les arguments et les preuves de raison : je les aime surtout, pour ce qu’ils ne monstrent pas seulement comme il fault taire, mais aussi impriment affection de le vouloir taire, tant pour une inclination naturelle que tous les hommes ont à imiter, que pour la beauté de la vertu qui a telle force, que partout où elle se voit, elle se fait désirer et aimer[42].

C’est à propos des Parallèles qu’Amyot fait cette réflexion ; mais c’est au génie de Plutarque qu’il l’applique. L’exemple est par excellence la forme qui convenait à son tour d’esprit et à son genre d’action. Chercher les grandes lois du monde moral est le plaisir austère des esprits plus curieux de se donner à eux-mêmes le spectacle des choses, que de le tourner à l’instruction d’autrui. Il est tout à la fois plus facile et plus immédiatement utile de relever dans le vaste champ des passions humaines les observations fondamentales établies par les maîtres, d’y ajouter, chemin faisant, quelques vérités de détail, et de semer à pleine main les preuves. Ajoutons qu’en même temps qu’elle répondait au génie de Plutarque, celte nature d’enseignement était celle qui se prêtait le mieux aux goûts et aux besoins de ceux qui recherchaient ses leçons. Le maître de philosophie, disait-il, ne doit pas chercher- hors de la vérité l’attrait de ses conseils ; et conformément à ce principe, il se défendait de toute préoccupation de parer sa parole. Cependant il fallait plaire et retenir la foule. Les anecdotes, les traits d’héroïsme des siècles passés, toutes ces surprises de rapprochements et de citations, qui ne coûtaient rien à sa riche mémoire, étaient, en quelque sorte, l’appât qu’il offrait à ces auditoires plus ou moins blasés. J’ai joint, suivant le désir que vous m’avez exprimé, un grand nombre d’exemples à mes préceptes, écrivait-il à Ménémachus, un de ses clients[43]. Ménémachus ne s’en lasse point, et l’on doit supposer que nul ne s’en lassait, bien que Plutarque les multiplie parfois jusqu’à satiété.

Une inspiration plus élevée avait aussi, sans doute, poussé notre moraliste dans cette voie. La littérature grecque était riche en fonds moral. Poètes et prosateurs avaient tour à tour, depuis Homère, apporté leur tribut au trésor commun. Mais ces richesses n’avaient pas également cours. La morale gnomique était trop nue, la morale de l’école trop raisonneuse, pour donner satisfaction à un peuple qui avait toujours préféré les Alcibiade aux Nicias, et dont on ne se rendait maître qu’en le charmant. Même après l’enseignement de Socrate, d’Aristote et de Platon, Homère et les poètes étaient demeurés les interprètes populaires des règles de la vie. Il eu était comme de la religion, qui s’était fixée dans l’esprit de la foule sous les images des dieux de l’Iliade. Quels pouvaient être, pour la jeunesse, les inconvénients de la morale uniquement puisée à cette source ? Plutarque nous l’apprend dans ses traités d’éducation : les exemples du bien et du mal y étaient trop souvent confondus. Mais elle avait l’avantage de personnifier les idées abstraites du Nice et de la vertu. Or n’était-il pas possible de lui conserver cette forme saisissante, en la transportant dans le domaine plus solide de l’histoire ? On peut se figurer que cette idée rie fut pas étrangère au dessein de Plutarque, bien qu’il faille se garder, en toute chose, de lui prêter un système préconçu.

Qu’elle se rattache à urge vue supérieure, ou qu’elle soit simplement l’expression d’une pensée se réglant sur les besoins qu’elle voulait servir, la morale de Plutarque est, à proprement parler, une morale en action. Le sage de Chéronée n’est pas un métaphysicien qui scrute le fond de l’âme humaine. Il se borne à en expliquer les manifestations vivantes, pour en tirer une leçon. Tâche non moins délicate, au surplus, par l’objet qu’elle se propose. Sur le terrain de la métaphysique, en effet, nous acceptons volontiers un guide. Mais dès qu’il s’agit de préceptes d’une application journalière, chacun se fait juge et pose ses conditions. Il faut qu’on nous montre l’homme, sans parti pris d’admiration, encore moins sans esprit de dénigrement systématique ; car si la contemplation de la beauté idéale risque de nous lasser, la vue prolongée de la laideur nous blesse. D’autre part, nous ne voulons ni d’une sagesse âpre et hautaine, ni d’une sagesse molle et complaisante : l’une nous effraie, l’autre nous séduit un instant, mais bientôt elle nous répugne, parce qu’elle nous abaisse. Nous ne supportons enfin, dans le ton de la leçon, ni la gravité tendue, ni la légèreté. Vérité d’observation plus inclinée à la bienveillance qu’à la critique, ruais avant tout conforme à la réalité ondoyante et diverse de la nature humaine ; simplicité de préceptes tout à la fois encourageante et virile ; grâce aimable et solide d’exposition : il ne faut rien moins que ces qualités de méthode, de doctrine et de style, pour gagner notre confiance. Tel est, du moins, l’ensemble des mérites auxquels la morale de Plutarque nous parait devoir son efficace universelle. Nous allons les examiner.

Nul rie conteste à Plutarque sa place parmi les maîtres en l’art de peindre l’homme. Au sens rigoureux du mot, cependant, il n’a pas de méthode. Dans toutes ses œuvres, il va, vient, embarrasse comme à plaisir sa marche ; on s’y retrouve, et non sans charme ; mais il faut chercher. La critique en a fait, au nom de l’histoire, un reproche sévère à l’auteur des Parallèles. Mais, ni dans ses Traités, ni dans ses Parallèles, Plutarque rie songe à faire œuvre d’historien. J’écris des Vies, non des Histoires, dit-il[44]. C’est la vérité morale, non la vérité historique qu’il poursuit. L’une n’est pour lui que le moyen, l’antre est le but, et pour atteindre ce but, qu’importe au fond ; un peu plus ou un peu moins d’ordre et de lien dans l’exposition des faits ? Toutefois c’est moins encore, semble-t-il, dans l’objet de ses écrits, que dans le, caractère même de son bénie qu’il faut chercher l’explication de ses procédés.

L’imagination, telle est la faculté qui nous parait rendre compte à la fois des qualités et des défauts de Plutarque. Que le mot n’étonne point. Si l’imagination consistait uniquement, comme a dit un poète, à créer ce qui n’existe pas, aucun don rie serait, à coup sûr, plus funeste au moraliste, dont le seul rôle est d’observer ce qui existe. Mais si l’imagination est, en général, la faculté qui saisit les rapports des choses et qui communique une âme à tout ce qu’elle touche, quelle faculté sera plus nécessaire à l’écrivain qui, étudiant les passions des hommes, se propose de les corriger, en les dépeignant ?

Tout dut contribuer à développer chez Plutarque cette faculté. Les entretiens de table, les leçons d’école, où l’art suprême était de grouper les faits et les exemples mettaient en jeu les forces rie l’imagination. Il est vrai que ces exercices n’étaient guère moins propres à en fausser qu’à en exciter le ressort ; et Plutarque n’a pas échappé à ce danger. On sent qu’il a été rhéteur dans sa jeunesse. Excepté les Dialogues sur l’Amour, sur les Délais de la justice divine et sur l’Intelligence des animaux, qui, par le tour original, l’ampleur gracieuse, la verve piquante rappellent, non sans bonheur, la manière de Platon ou celle de Lucien, le plan de ses Traités est généralement subtil et quelquefois bizarre. Le plus souvent, ses entretiens, après l’échange de quelques questions insignifiantes, tournent au monologue. Il ne sait ni commencer ni finir ; il languit et coupe court. Ses cadres, en un mot, sont des cadres de convention. Ainsi en est-il de la forme des Parallèles qui terminent chaque couple de biographies. L’admiration d’Amyot, de Montaigne, de Saint-Évremond, de Dacier, de la Harpe[45], s’appliquait évidemment au moraliste, qui de la comparaison fait jaillir la leçon ; pris en eux-mêmes, les Parallèles sont des morceaux bien froids[46]. Et pourquoi, sinon parce que le rhéteur y prend la place du moraliste. Le sentiment de la réalité qui animait le peintre dans les biographies l’abandonnant dès qu’il arrive au parallèle, il ne lire plus ses arguments que de son imagination artificiellement excitée. Mais lorsque cette imagination s’attache à l’expression de la vie, avec quel charme pénétrant elle la fait sentir ! Quelle simplicité de moyens, et quelle puissance d’action t

Suétone, dans ses portraits des douze Césars, observe un plan uniforme et constant[47]. On ne saurait plus régulièrement classer les faits. Mais ce n’est pas ainsi qu’on fait revivre les hommes. Parmi les biographies de Plutarque, il n’y en a pas deux peut-être qui soient jetées dans le même moule[48]. Tour à tour, il raconte les incidents de la vie privée et les événements de fa vie publique de son héros, selon que le moment lui paraît favorable pour en éclairer la physionomie de telle ou telle lumière ; il rapproche les actes des discours, les habitudes familières des hauts faits : cependant l’homme se lève sous nos yeux, s’anime, se meut ; et quand sur le drame paisible ou troublé de sa vie le rideau tombe, l’image de sa physionomie demeure gravée dans notre souvenir avec une netteté que rien rie détruit ni ne remplace. On a pu recomposer tant bien que mal quelques parallèles perdus ; mais les biographies mêmes, nul n’y aurait touché sans les gâter, nul n’est parvenu à les refaire ; on n’a point dérobé au moraliste son secret.

Son secret, c’est de vivre de la vie des hommes et des choses qu’il décrit. Tandis que Salluste, Tite-Live, Tacite, reprenant la méthode de Thucydide, composent, cri quelque sorte, le portrait de leurs personnages en vue de la place qu’ils doivent tenir au mi-lieu de leur récit, Plutarque laisse simplement les siens se faire connaître. Si quelquefois il commence par tracer une esquisse de leur caractère, ce premier crayon dessiné en quelques traits, il retire sa main. Il les a posés, il s’écarte, les livrant au cours des évènements qui découvriront les diverses faces de leur âme. Il n’est jamais bien loin ; on s’en aperçoit aux digressions d’érudition qu’il ne peut retenir. Mais il se tient il côté de ses héros, non devant eux. Il n’arrête point le développement des faits pour prendre la parole à leur place dans un discours de convention ; il n’explique pas, il n’interprète pas, il raconte. Ce n’est point sa pensée qui s’impose à leur pensée ; c’est leur âme qui a pénétré son erre ; et telles son imagination a reçu les impressions, telles elle les réfléchit. Saisissant les choses d’un sûr et clair regard, il n’a besoin de rien inventer, de rien combiner pour les faire sentir ; pour les faire voir : il les exprime. Si, par exemple, il laisse à d’autres le soin de raisonner didactiquement sur la marche d’Alexandre[49], qui nous représente sous une plus vive image la constance chevaleresque, la passion désintéressée de la gloire qui préside aux apprêts de la conquête du fils de Philippe ; ces premières batailles dans lesquelles le jeune guerrier apparais au premier rang de la mêlée, reconnaissable entre tous à l’éclat de son casque surmonté de deux grandes ailes d’une blancheur éblouissante[50] ; ces nobles lendemains de la victoire, où le disciple d’Aristote éclipse le roi de Macédoine[51] : toute cette fleur de grâce, de vaillance et de vertu, qui donne aux débuts de cette vie de héros consommée en dix ans tant de poésie et de grandeur ? Ne lui demandez pas un jugement politique sur l’état du monde après la mort du conquérant ; mais lisez la description du combat singulier d’Eumène et de Néoptolème ; voyez Démétrius et Pyrrhus entrant en Épire, chacun de son côté, comme deux paladins en lice, et dans leur fougue aveugle passant l’un auprès de l’autre sans s’apercevoir qu’ils se manquent ; suivez-les dans les vicissitudes de leur fortune : celui-ci rêvant, en face des espaces de la mer, aux horizons lointains qui semblent l’appeler, pleurent de regret à la pensée des champs de bataille qu’il laisse, montant le premier à l’assaut de toutes les places, s’élançant au milieu de la mêlée, la figure souillée de sang, rendant en deux d’un coup de sabre l’adversaire qu’il a choisi, promenant enfin de rivage en rivage sa valeur stérile, pour aller mourir au détour d’une rue du coup d’une tuile lancée par la main d’une vieille femme ; celui-là faisant la guerre et ruinant les peuples pour payer les robes et les poudres de ses maîtresses, lassant par les extravagances de son luxe et de ses débauches le dévouement de ses partisans et la patience de ses sujets, réduit à chercher un asile sur les âpres sommets de quelques montagnes désertes, finalement enfermé entre les quatre murailles d’un parc comme une bête dangereuse, et consumant dans les grossiers plaisirs de la table et de la chasse te reste d’une vigueur que vingt ans de folies sans exemple n’ont pas épuisée : jamais le caractère de ces aventuriers de génie, de ces soldats-rois qui des leçons du maître n’avaient conservé que le goût des témérités aveugles, a-t-il été décrit avec plus de force et de vie ? Plutarque entre en plein dans les sentiments de ses personnages. Ses portraits et ses récits font illusion, parce qu’il est lui-même sous le charme. Même alors que quelque digression savante l’entraîne, l’image du temps et de l’homme qu’il peint ne s’écarte point de son regard ; dès qu’il s’y reporte, il en reprend possession, ou plutôt, elle le ressaisit[52].

C’est ce même talent, qui, dans les Traités, donne aux originaux dont il trace le portrait un relief si agréable. Le bavard, le curieux, l’ambitieux de la petite ville, le superstitieux et l’incrédule qu’il nous peint, ne sont pas dessinés d’après les préceptes de l’art. Quand Aristote étudie un caractère, d’un premier coup d’œil, comme d’un coup de sonde, il pénètre jusqu’au fond ; et de là, portant en tous sens sa vue puissante, il le décrit avec une précision sans égale. Plutarque n’entend rien à cette rigueur de méthode. C’est par esquisses multipliées qu’il procède. Il s’aide tour à tour de la comparaison et de l’exemple. Il s’étend plutôt qu’il ne creuse. Sa description est entremêlée de conseils ; elle commence souvent par où elle devrait finir ; l’enchaînement logique des causes et des effets v est interverti. Il n’a, en un mot, aucun souci des règles du genre. Mais quel art profond d’analyse dans cette analyse sans art, où les types des faiblesses humaines sont simplement reproduits. Comme ils ont été surpris, dans le détail saisissant de l’action ! Quel naturel dans ces personnages innomés ! Comme ils vivent, comme on sent qu’ils ont existé !

Rares et admirables effets d’une imagination sans rurale, d’autant plus admirable que les procédés sont plus modestes ! Que Plutarque, en effet, tire de l’histoire les personnages qu’il prend pour modèles dans ses biographies, ou qu’il emprunte à la vie de tous les jours les exemples dont il a besoin pour justifier les préceptes de ses traités, c’est des révélations les plus imprévues, des traits les plus ordinaires, des incidents qui font connaître quelque vertu coustumière, comme dit Montaigne, qu’il fait sortir ses principales lumières. De même que le peintre cherche surtout la ressemblance dans l’expression du visage et dans les yeux où se manifeste le plus sensiblement le naturel, de même Plutarque étudie plus particulièrement les signes distinctifs de l’unie dans les petits faits, dans les propos, dans les simples badinages, qui souvent mettent mieux en sou jour un caractère que des combats meurtriers, de grandes batailles et des prises de villes[53]. J.-J. Rousseau relève ce procédé comme un mérite[54] ; Voltaire lui en fait un reproche[55], et cette critique a été renouvelée de nos jours[56]. On accuse Plutarque d’abaisser le caractère des grands hommes et de faire injure à l’humanité, en attribuant à des circonstances fortuites ou à des motifs puérils ce qui a été le fruit des combinaisons lentement mûries de la sagesse et du génie. L’observation serait juste, si les choses humaines se conduisaient toujours d’après les règles de la logique ou suivant les intuitions du génie. Mais les circonstances les plus inattendues ne viennent-elles pas rompre le cours des plus fermes desseins, et est-ce la logique absolue qui gouverne le monde[57] ? Est-il vrai, d’autre part, que la recherche du détail familier détourne la vue de l’écrivain, des grands événements ou le rende incapable d’en saisir la portée ? Comparer sous ce rapport Plutarque à Suétone[58], c’est mal connaître Plutarque. Suétone n’a que le goût de l’exactitude ; Plutarque a de plus et par-dessus tout le sens de l’histoire. Rien ne lui échappe des moindres incidents qui ont signalé le passage du Rubicon : en comprend-il moins l’importance de la révolution qui suivit ce passage ? Quel tableau que celui qu’il nous fait de Rome à ce solennel moment[59] ! A la curiosité du détail, il unit où il le faut la profondeur des vues. Il y a, écrivait Saint-Évremond, une force naturelle dans les discours de Plutarque, qui égale les plus belles actions[60].

Rien plus, loin de guetter l’homme aux petites choses et aux hasards du destin, le trait caractéristique de toutes ses œuvres, Traités et Parallèles, et l’une des règles fondamentales de sa critique, c’est qu’il ne faut rien imputer à la fortune de ce qui peut être attribué à la vertu. Sans doute, tandis qu’avant tout il cherche à représenter l’homme dans la réalité de sa nature, il ne le montre ni tout bon, ni tout mauvais. Caton ne souffrait pas qu’on parlât des méchants à sa table[61]. Telle n’est pas la règle que s’est faite le moraliste de Chéronée. Parmi ses Parallèles, il en est dont le but est de placer sous nos yeux les déplorables effets du vice[62], et, dans ceux mêmes où il nous propose des exemples de vertu, ses sympathies ne font jamais fléchir la rectitude de son jugement. Il portera parfois les coups les plus rudes à ses héros de prédilection : ainsi, tandis que la plupart des historiens d’Alexandre jettent, par respect pour sa mémoire, une sorte de voile sur les causes de sa mort, il nous le représentera, sur la fin de sa vie, enclin à l’intempérance[63]. Mais ce n’est pas de ce côté que l’incline la pente de son esprit, ni qu’il voit l’utilité de son rôle. En effet, si d’est le devoir du métaphysicien d’analyser froidement les vices et les vertus, comme le savant qui éprouve dans le même creuset les plantes salutaires et les poisons, autre est la tâche du moraliste qui doit s’attacher à faire aimer ses leçons. Ainsi, du moins, l’entendait Plutarque. Épargnons, disait-il, la faiblesse humaine ; prenons garde de représenter les fautes ou les taches dont les passions ou les complications des affaires parsèment la plus belle vie, moins comme des vices véritables que comme des imperfections de vertu[64]. Et il est piquant de suivre ses efforts pour concilier la vérité historique à laquelle il veut rester fidèle avec l’enseignement moral qu’il se propose.

Aucun écrivain peut-être ne donne, par son érudition, une idée plus large de l’essor qu’avait pris la littérature historique sous les Flaviens et les premiers Antonins[65]. On l’a accusé d’accumuler indiscrètement les témoignages. L’accusation n’est pas fondée ; sur toutes les questions de quelque intérêt, il confronte les autorités, il pèse les traditions[66], il repousse ce qui lui parait artificiel et mensonger[67]. Ce qui est vrai, c’est que ni l’étendue de sa science ni la sagacité de sa critique ne lui font perdre de vue le but qu’il envisage. Sa science et sa critique, par exemple, ne lui permettant pas de mettre d’accord l’entrevue de Crésus et de Solon avec les données exactes de la chronologie, il commence par établir la difficulté ; puis il se rattache à la tradition : Pourquoi, dit-il, un fait si généralement répandu, rapporté par un si grand nombre de témoins, conforme d’ailleurs aux mœurs de Solon et si digne de sa sagesse, serait-il rejeté, sous le prétexte qu’il ne cadre pas avec quelques tables que les savants ont entrepris de réformer sans succès ?[68] Se servir, dans une narration, d’expressions dures et offensantes, quand on en pourrait employer de douces ; se lancer dans des digressions pour amener le récit d’un malheur ou d’une faute ; passer sous silence à dessein de sages discours ou de nobles actions ; entre plusieurs traditions accréditées choisir la moins honorable ; à propos d’un fait constant, mais dont la cause est demeurée secrète, former des conjectures fâcheuses ; tout cela, à ses yeux, constitue autant d’atteintes à la vérité et à la justice[69]. Pour atténuer les torts de ses personnages, il a recours à tous les subterfuges honnêtes. Il n’accuse pas, il regrette ; il ménage le coupable en flétrissant l’action ; il partage la responsabilité entre l’auteur et les victimes. On sent que c’est pour lui un soulagement, lorsque, dans la biographie d’un grand homme, le cours des événements amène à son tribunal quelque personnage secondaire, auquel il peut imputer la plus grande partie du mal commis. Il distingue les moyens des résultats. Les moyens et les résultats sont-ils évidemment répréhensibles, il se rejette sur les intentions : en entrant à Sparte, Philopœmen, sans doute, violait la justice, mais c’était une entreprise d’un si grand courage ! Comme s’il craignait de donner plus de gravité aux fautes, en se faisant juge, il laisse, toutes les fuis qu’il le peut, l’appréciation aux contemporains, à la foule dont la mobilité passe aisément du blâme à l’éloge. En un mot, tout personnage dont il s’occupe lui est, sur le moment, un hôte sacré[70]. S’il l’introduit à notre foyer, c’est dans le but de nous faire imiter ses vertus en nous les faisant aimer. Le mépris de la nature humaine est trop souvent le dernier mot de la science des moralistes. Ce n’est point l’idée que Plutarque a conçue de l’homme. Il le ménage dans ses défaillances, il l’honore dans ses grandeurs. Il a le respect et l’amour de l’humanité.

C’est ainsi qu’en peignant l’homme vif et entier, sans arrogance ni bassesse suivant l’expression de Montaigne, il nous porte à l’admiration éclairée de la vertu. Comparés à la méthode des purs philosophes, ses procédés d’investigation morale paraissent d’un ordre inférieur ; mais ils sont merveilleusement appropriés à la fin qu’il veut atteindre. Éloquentes ou familières, toujours exactes et saisissantes, préconisant le bien, sans dissimuler le mal, ses peintures exercent sur les esprits un attrait généreux.

Mais l’efficacité de l’enseignement du moraliste se mesure surtout à la valeur pratique de la doctrine.

Toute étude sur Plutarque a longtemps abouti, comme par une conclusion obligée, à une comparaison avec Sénèque ; et ces sortes de comparaisons ont cela de dangereux, qu’une fois inclinée en un sens, la balance trop souvent cède de plus en plus à son propre poids. C’est ce qui est arrivé pour Sénèque et Plutarque, au détriment de Sénèque. Il fut un temps où l’équilibre était si bien rompu en faveur de Plutarque, qu’on s’étonnait, on s’indignait presque à la pensée d’un rapprochement entre les deux moralistes. Oser mettre de front Sénèque et Plutarque, y pense-t-on ? s’écrie Dryden : Sénèque n’a pas à se plaindre !

Sénèque n’a pas toujours été étudié comme il mérite de l’être. Il n’est pas d’écrivain qu’an ait plus séparé de ses écrits, et qu’il soit plus nécessaire d’y faire rentrer pour le bien comprendre. Une confrontation approfondie de sa pie et de ses œuvres ne conduit pas, sans doute, à la solennelle absolution que lui accorde Diderot ; mais elle attache singulièrement au spectacle de la lutte qu’il soutient contre lui-même. Sénèque, en effet, se rend compte de ses faiblesses. Je ne suis, répète-t-il sans cesse, qu’un élève en sagesse, et quel élève ! passable tout au plus, et qui désespère d’arriver à la perfection[71]. Quelques-uns de ses Traités et certaines Épîtres ne sont qu’une sorte de méditation sur les épreuves qu’il voit venir ou qu’il subit[72]. On en dénature le sentiment en les traitant comme des déclamations d’école ; c’est avec recueillement qu’il convient de les lire, comme une confession. On lui fait un crime d’avoir écrit de fastueuses professions de mépris polir les richesses, alors qu’il recevait sa part de la dépouille toute sanglante des victimes de Néron. Mais il est des heures où, semblables à la robe de Nessus, ces dépouilles le dévorent[73] ; et un jour, n’osa-t-il pas résigner publiquement les présents dont il avait été comblé ? ce qui était un acte de courage, car c’était presque un reproche. Au moins ne peut-on douter qu’il fût sincère dans ses efforts pour se détacher de la vie, lorsqu’on voit, dans Tacite, de quel regard, un peu tendu peut-être, mais digne et ferme, il envisagea la mort[74]. C’est la dernière heure, disait-il, qui révèle l’homme. Il a prouvé, à ce moment suprême, que s’il n’avait pas toujours accordé sa conduite avec son langage, son cœur pouvait, lorsqu’il le fallait, s’élever à la hauteur de sa pensée. Aussi, quand du fond de cette âme troublée qui, après être tombée si bas, remonte si haut, on considère la sérénité du sage de Chéronée, tout au contraire de Dryden, c’est le sage de Chéronée qu’on craindrait d’exposer au parallèle.

Mais en est-il de même de la doctrine ?

Les sentiments et le langage du moraliste ne peuvent être les mêmes au sein d’une cour criminelle qu’au milieu des passions inoffensives d’une petite ville, à Rome qu’à Chéronée, dans le palais des Césars que sous les portiques du temple d’Apollon. Mais la première condition de tout enseignement moral, quel qu’il soit, c’est d’être praticable. Or parfois, sans doute, Sénèque fait ce qu’il peut pour rendre ses préceptes accessibles ; mais l’esprit général de sa doctrine dépasse la mesure. Du vice à la vertu, du bien au mal, à ses yeux, il n’existe point de degré ; quiconque n’est pas bon d’une bonté parfaite est méchant[75]. Ne se rien pardonner, étouffer en soi le renne de toutes les passions, tel est le fond de l’examen de conscience qu’il préconise d’après l’exemple de Sextius[76] ; telle est, pour lui, la loi du sage[77]. La vertu de Sénèque l’ait peur, disait Saint-Évremond[78]. Il est vrai qu’il fallait peu de chose pour effrayer le voluptueux épicurien. Reconnaissons, du moins, que cette morale n’est point faite pour attirer le commun des âmes. Même alors que Sénèque semble descendre des hauteurs où d’ordinaire il plane, la distance demeure. Il voudrait parler en ami ; il conserve le ton du maître. Parvient-il à émouvoir, l’émotion qu’il produit n’est qu’une secousse. Il vous eslance en sursault, dit Montaigne, et vous abandonne en chemin[79].

Plutarque met la vertu à la portée de tout le monde ; et ces durs sentiers où Sénèque poulse si péniblement le sage deviennent, chez lui, des chemins droits et unis. S’il ne va pas jusqu’à dire que le bien devient vicieux lorsqu’on l’embrasse d’un désir trop âpre et violent[80], — nous continuons d’emprunter la langue si expressive de Montaigne, — sa maxime est que le prix de l’âme consiste moins à aller haut, qu’à aller ordonnément[81]. Se laisse-t-il entraîner par un exemple à quelque exagération, c’est une surprise et comme une trahison de sa mémoire ; ce n’est point une faute de jugement. Cette loi morale du retour sur soi-même dont le stoïcisme se fait honneur, il la recommande, lui aussi. Un de ses meilleurs Traités a pour objet, nous l’avons vu, de faire apprécier au jeune homme qui est entré dans les voies de la vertu le moindre des pro7rès qu’il accomplit. liais tandis que les plus fermes courages sont exposés à fléchir sous l’examen que le stoïcisme fait subir à la conscience, avec quel tact Plutarque en manie les délicats ressorts[82] ! On s’est demandé pourquoi il donne, dans ses écrits, si peu de place au souvenir de certains stoïciens, ses contemporains[83] ; on s’en étonne surtout, quand on voit qu’au fond des plus obscures provinces on s’inquiétait de savoir ce que pensait Thraséas[84]. Ce n’est pas certes que la sympathie lui manquât pour ces nobles caractères. Sossius Sénécion était, nous le savons, un de ses amis. Mais la vertu du Stoïcien se promenant sur la place publique, tête haute, sans souliers ni ceinture, avec une simplicité orgueilleuse, importunait son bon sens. Dans un moment d’impatience, ne va-t-il pas jusqu’à traiter Caton de phénomène inutile ? Les personnages illustres qu’il nous propose comme modèles, il se plait à les montrer menez et ramenez par les mêmes ressorts que nous[85]  : admirables par les hauts faits que la fortune leur a donné l’occasion d’accomplir, mais n’ayant, par leurs sentiments, rien que d’humain ; pères de famille honnêtes, époux aimables, citoyens dévoués à leur patrie et respectueux envers leurs dieux. Son objet est de former non des héros, mais des hommes ; d’enseigner, non les vertus des grands jours, mais les vertus coustumiéres. Ajoutez que, si mesurées que soient toujours ses leçons, jamais il ne les impose. Nous sommes tous, plus ou moins, comme Louis XIV : nous voulons bien prendre notre part du sermon, nous n’aimons pas qu’on nous la fasse. Nous n’aimons même pas, disciples en cela de Montaigne, qu’on nous plante les choses comme évidentes. Plutarque avertit, conseille, recommande ; il ne parle point d’autorité. Si, çà et là, il se cite en exemple, comment ne pas écouter un maître qui vous dit moins souvent encore qu’il n’aurait le droit de le dire : ce que je vous invite à faire, je fait ?

Sagesse simple et engageante, aussi éloignée toutefois de la mollesse corruptrice de l’épicuréisme, que de l’âpre vertu des Stoïciens. En tenant compte à l’âme humaine de sa faiblesse, l’honnête moraliste songe aussi à sa dignité. Il ne veut ni d’une vertu achetée par le sacrifice du bonheur, ni d’un bonheur qui ne coûte aucun effort de vertu. Sans doute, disait Montaigne, il y a des âmes réglées d’elles-mêmes et bien nées qui suivent même train et représentent en leur action même vitesse que les vertueuses ; mais la vertu donne je ne sais quoi de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. La vertu refuse la facilité pour compagne, et cette aisée, douce et penchante voie par où se conduisent les pas réglés d’une bonne inclination de nature n’est pas celle de la vraie vertu[86]. Montaigne ne fait ici que traduire Plutarque. Pour Plutarque, en effet, la vertu suppose l’effort. Il ne demande rien qui excède nos forces ; point de boutées ni de saillies[87] ; mais une attention persévérante, laquelle transforme peu à peu en habitude la pratique toujours plus ou moins pénible du bien. Discipline et constance, voilà à quels caractères il reconnaît la vertu[88]. Travaillez sans relâche, répète-t-il sous toutes les formes, à prendre sur vous plus d’empire. Les astronomes disent des planètes qu’elles sont stationnaires, lorsqu’elles paraissent s’arrêter ; l’exercice de, la sagesse n’admet point ces sortes de repos. Qui ne gagne plus commence à perdre. L’important n’est pas de marcher vite, mais de marcher toujours. Les habitants de Cirrha demandaient à l’oracle comment ils pourraient vivre en paix chez eux : C’est, leur répondit-il, en faisant nuit et jour la guerre à vos ennemis. Ainsi en est-il de la lutte contre les vices ou les faiblesses de la nature. Le succès ne répond-il pas d’abord visiblement à la peine ; redoublez de persévérance et espérez. Il y avait une ville où les paroles étaient gelées par le froid, aussitôt qu’elles étaient émises ; puis la chaleur venant à les fondre, on entendait, l’été, ce qui avait été dit pendant l’hiver. Tels sont parfois les conseils de la philosophie : ils ne trompent jamais ceux qui savent attendre[89]. En résumé, régler ses passions sans faire violence à la nature, se persuader qu’il n’y a point de petit succès, et que les moindres pratiques, sérieusement Poursuivies, produisent les plus sûrs effets, voilà ce qu’il demande pour informer, establir et conforter notre âme[90]. Le bonheur suivra. La vertu ne doit rien avouer que ce qui se fait pour elle, et l’intérêt finit toujours par trouver satisfaction dans l’exercice de la vertu. Que si, d’ailleurs, la fortune faut à la vertu, — Montaigne nous servira encore une fois d’interprète, — elle lui échappe ou elle s’en passe, et s’en forge une autre toute sienne, non plus flottante et roulante : son office propre et particulier, c’est savoir user des biens règlement et Ies savoir perdre constamment[91].

C’est par ce caractère de simplicité, tout à la fois destendue et virile[92], vraiment humaine, que la doctrine de Plutarque nous paraît soutenir, sans trop de désavantage, la comparaison avec celle de Sénèque. Ainsi s’explique qu’avec moins de pureté idéale elle soit restée plus populaire[93].

L’agrément solide du talent de l’écrivain a aussi contribué à cette popularité. Il ne faut pas juger du style de Plutarque’ par les traductions qui ont été faites de ses œuvres. Il rapporte, au sujet d’Agésilas, un mot qui ne s’applique à nul mieux qu’à lui. On invitait le roi de Sparte à aller entendre un homme qui imitait la voix du rossignol : J’ai encore dans l’oreille, dit-il, le chant du rossignol lui-même[94]. Toute traduction est une œuvre délicate, celle de Plutarque plus que toute autre peut-être. Amyot, Dacier, Ricard s’y sont tour à tour essayés. Rapprochée du texte, la version de Ricard est, dans sa teneur générale, d’une élégance superficielle et d’une fidélité peu approfondie. Celle de Dacier, plus exacte, est lourde et décolorée. Seule, l’œuvre d’Amyot est une œuvre originale ; c’est sa supériorité incontestable ; c’est aussi son défaut[95].

On sait par quelles vicissitudes de fortune a passé la traduction d’Amyot. Soixante ans après que Montaigne écrivait qu’elle avait tiré le monde du bourbier, un érudit, Bachet de Méziriac, qui avait sur Montaigne l’avantage de savoir le grec, concluait, après un long et laborieux examen, que corriger les impertinences, les perfidies, les faussetés, les extravagances dont elle fourmillait, ne serait rien moins que nettoyer les écuries d’Augias ; et depuis Méziriac[96], ce n’est que de nos jours qu’Amyot a retrouvé dans la critique une bienveillance voisine de l’admiration.

Méziriac abusait de ses avantages, quand il comptait, par milliers, les inexactitudes historiques, géographiques ou mythologiques, d’un travail si considérable. Amyot n’avait même pas besoin d’alléguer à l’avance[97] pour sa décharge que

En œuvre longue, il n’est pas de merveille,

Si quelquefois l’entendement sommeille.

C’était assez pour sa gloire d’avoir corrigé ces livres misérablement corrompuz et dépravéz, et éclairci ces infinis lieux désespérément estropiéz. Nul ne peut estimer, disait-il, quel tourment d’esprit et quelle croix d’entendement ç’a esté de faire sortir une telle œuvre ès mains des hommes, au moins en tel estat, que l’on y pust prendre quelque plaisir et prouffit. La commune voix, dont il s’inquiétait, a rendu justice, par la bouche des Reiske, des Wyttenbach, des Coray, des Sintenis, à son incroyable labeur ; et plusieurs de ses passables conjectures sont restées attachées au texte de Plutarque[98].

Sur le fond même de la traduction, les remarques de Méziriac, plus mesurées, nous semblent aussi plus justes. Elles reviennent toutes à cette critique qu’Amyot a prêté à Plutarque une naïveté qu’il n’avait pas. L’observation est fondée ; toutefois il faut s’entendre. Chateaubriand a écrit : Plutarque n’est qu’un agréable imposteur en tours naïfs[99]. Chateaubriand avait-il bien présent à l’esprit le texte de Plutarque, quand il prononçait si légèrement un jugement si sévère ?

Il existait chez le moraliste de Chéronée un fond de candeur réelle et de bonhomie sincère. Ce fond avait été altéré par l’exercice de la rhétorique, mais non détruit. Sa vie en porte la marque. Moins sensible dans ses œuvres, on la retrouve cependant dans son style. Tantôt, par exemple, il remontera dans l’expression de sa pensée jusqu’à ces sous-entendus qu’on garde d’ordinaire pour soi[100] ; tantôt, s’identifiant avec les clients dont il défend les intérêts, il prendra pour eux fait et cause, jusqu’à se mettre à la place des dieux[101], ou jusqu’à discuter avec des mères certains vers de l’Iliade sur les douleurs de l’enfantement[102]. Que ce ne soit point la naïveté exubérante des littératures primitives, Je le veux bien. Mais encore moins est-ce la naïveté artificielle des littératures de décadence. Les tours naïfs sont, chez Plutarque, le mouvement spontané d’un esprit qui s’abandonne, non l’effet laborieux de l’étude : il ne les cherche pas ; ils lui échappent[103]. Plutarque, en un mot, est un homme d’école, chez lequel les habitudes de la profession n’ont pas desséché les sources vives du naturel. Sa langue ne revêt que par instants les formes de la naïveté ; mais on sent qu’il en a l’âme.

C’est cette âme qu’Amyot a fait revivre. Aiant profondément planté dans son imagination, par une longue conversation, une idée, générale de celle de son aucteur[104], comme disait Montaigne, — qui pour ne rien entendre au grec n’en soupçonnait pas moins quelque honnête supercherie, — et se complaisant dans un effort auquel se prêtait merveilleusement la langue du seizième siècle, il a rendu à Plutarque les grâces de sa candeur native ; il l’a fait, pour ainsi dire, rentrer dans son génie. Aimable service, mais qui excède les droits d’un traducteur. User d’une certaine confraternité d’esprit pour ramener au dehors, en quelque sorte, les qualités qu’un écrivain avait en partie maintenues comme au dedans de lui, c’est risquer de tromper la confiance du lecteur ; ce n’est pas tout à fait pour Amyot un éloge qu’on ait pu dire le Plutarque d’Amyot.

Il est un abus plus grave ; je veux parler du vernis de molle élégance dont le bon Amyot a recouvert le style de son modèle. Rien ne ferait concevoir, en effet, une idée moins juste du style de Plutarque que la l’orme sous laquelle on se représente d’ordinaire le style des rhéteurs, travaillé, châtié, fait à souhait pour le plaisir de l’oreille et des yeux. Tous les genres lui sont familiers. Il parle la langue de l’historien et celle du poète, la langue du naturaliste et celle du métaphysicien, l’une ou l’autre suivant le sujet, souvent toutes ensemble dans le même sujet. C’est ce qui a fait dire que son style n’est qu’une mosaïque[105]. L’observation n’est fondée qu’en partie ; car Plutarque a une manière d’écrire qui est bien à lui. Ce qui est exact, c’est que dans l’abondance des citations et des exemples qui débordent de sa mémoire, chacun lui apporte, avec la pensée qu’il fournit, ses tours et ses expressions. Le tissu de son discours se tend ou s’assouplit, selon le souvenir qui y pénètre. Tour à tour, il ceint sa phrase ou la laisse flotter à longs plis. A des lambeaux d’une pourpre éclatante il coud des morceaux de la plus mince étoffe. Les métaphores hardies et serrées se rencontrent tout prés des images familières et diffuses. Les périodes sont chargées de mots avec une industrie inégalement heureuse. Je ne connais pas d’écrivain plus bourré, disait Johnson[106]. C’était aussi, au fond, le sentiment d’Amyot. Avant que H. Estienne lui eût adressé le reproche d’avoir changé la robbe de son aucteur, il avait lui-même fait la remarque que la façon d’escrire de Plutarque est plus aiguë, plus docte et pressée que claire et aisée[107]. Son génie cependant l’avait emporté. Décomposant les mots, et déroulant les figures, du trait légèrement indiqué faisant sortir la métaphore, atténuant les dissonances et fondant les couleurs, sur cette langue aiguë et pressée, il a étendu sa prose malléable, sursemée d’un certain miel délicieusement coulant[108] ; et le flot limpide et uni de sa phrase a poli la scabreuse aspérité de la phrase grecque, tout ainsi, pourrait-on dire avec lui, que la vague marine, passant et repassant sur le sable de la plage, en efface les inégalités[109].

Si ce bon homme vit, disait Montaigne, je luy résigne Xénophon pour le repos de sa vieillesse, son style étant plus citez soy, quand il n’est pas pressé et qu’il roule à son ayse[110]. Remontant un peu plus haut encore dans l’antiquité grecque, jusqu’au berceau des Muses, j’aurais voulu voir l’ampleur et la souplesse de la phrase tout ionienne d’Amyot appliquée à la prose d’Hérodote. Ou plutôt, puisque nous en sommes aux vœux et aux conjectures, qu’on nous permette un instant de supposer Montaigne sachant le grec et pénétré, comme il était, de la pensée de Plutarque, repassant sur la traduction d’Amyot, resserrant les mailles de ce tissu trop lâche, rétablissant de prime-saut dans sa langue pittoresque, inventive, buissonnière, le mélange et l’imprévu des tours, les disparates même de l’original : quel chef-d’œuvre !

Quoi qu’il en soit, ces inégalités sont le fond même de la langue de Plutarque. La faute, sans doute, en doit être en partie imputée au temps où il a vécu. Il faut aussi tenir compte de la profession à laquelle il s’était voué. C’est, en général, la prétention ales moralistes de ne point faire état de l’éloquence. Le sage de Chéronée n’était certes pas insensible au plaisir de bien dire. Toutefois il était sincère, quand il écrivait : Malheureux ceux qui s’attachent, dans les œuvres de Platon, à cette fleur d’atticisme qui brille dans ses écrits, semblable au duvet dont la rosée colore les fruits : tels les insensés qui estimeraient un remède à sa couleur ou à son odeur, sans regarder à son efficacité[111]. Il est clair que, pour la plupart de ses Traités, il n’a l’ait que rassembler les notes de ses leçons ; et faute de ce soin scrupuleux qui comme les négligences de l’improvisation ou en tempère les hardiesses, les imperfections qui dans lu chaire pouvaient ne pas déparer sa parole, sont restées dans son style, où elles font tache.

Mais autre chose est le style d’un écrivain étudié dans sa facture, autre chose son talent considéré dans l’action qu’il exerce.

Pris dans le courant de ses œuvres, particulièrement de ses Traités, ce qui nous parait d’abord caractériser le style de Plutarque, c’est l’ampleur du développement. Une critique sévère lui a appliqué le nom de trainassier. Il est incontestable qu’il ne lui déplait pas de ralentir, de suspendre sa marche. Chez lui, les citations semblent s’appeler : les noms propres s’attirent ; un exemple ne vient jamais seul. Suivant une de ses métaphores, il verse la semence à plein sac. Pour justifier un détail, il laissera passer, au travers d’un récit ou d’un raisonnement interrompu, tout un flot de souvenirs. Cette abondance l’expose à la diffusion. Mais, si loin qu’il se laisse emporter, jamais il n’oublie son sujet ; et, après un détour plus ou moins long, les sentiers de traverse dans lesquels il s’est jeté le ramènent en son chemin. C’est ce qui explique que, malgré ses digressions, il ne soit pas impossible de l’analyser. Dans ce développement si large, il n’a même le plus souvent rien d’absolument oiseux. Les pièces de monnaie qu’on estime le plus, disait-il ingénieusement, sont celles qui présentent le plus de valeur sous le moindre volume : ainsi la force du discours consiste à exprimer beaucoup de choses en peu de mots[112]. Si, contrairement à ce précepte, il n’a pas le talent, en général, d’exprimer en peu de mots beaucoup de choses, il sait, du moins, choisir entre celles qu’il doit dire, et il ne dit pas tout. Emerson lui reproche agréablement de bavarder de philosophie, d’histoire, d’amour, de vertu, du destin, des empires, de tout. Mais on peut lui appliquer ce qu’il écrit lui-même, dans le traité du Bavardage[113], au sujet des trois sortes de réponses que comporte toute question : l’une nécessaire, l’autre civile, la tierce superflue. S’il ne se tient guère à la réponse nécessaire, s’il pousse volontiers jusqu’à la civile, il n’arrive que bien rarement à la superflue. C’est un fleuve au lit plus large que profond, qui décrit dans son cours de nombreux méandres, mais qui ne verse jamais par-dessus ses bords[114].

Ce qui fait, en outre, supporter ces longueurs, c’est le charme des comparaisons et des exemples qui les animent. Çà et là, sans doute, on retrouve dans le style de Plutarque un certain nombre de ces métaphores dont les sophistes avaient fatigué la langue ; mais, d’ordinaire, il les renouvelle par le sentiment qu’il V introduit. II excelle surtout à personnifier les idées abstraites. Veut-il signaler, pas- exemple, les ravages exercés parles flatteurs dans le cœur des hommes ou des peuples, il les comparera à ces esclaves qui, non contents de dérober le blé au tas de la provision du jour, en volent au tas de la réserve[115], ou aux criminels qui versent du poison non dans une simple coupe, mais dans une fontaine publique[116]. Ailleurs, il peindra l’eau du Nil pénétrant les sables mous du désert, comme un sang qui coule dans les chairs et les nourrit[117]. Ailleurs enfin, au sujet des mauvais désirs de la curiosité, il dira des sens qu’ils doivent être comme des serviteurs modestes et bien dressés, qui, après avoir accompli au dehors la mission dont ils étaient chargés, rentrent discrètement et se tiennent aux ordres de la raison[118]. D’un mot, il représente la phalange macédonienne, semblable à une bête féroce qui se hérisse pour s’exciter au combat[119] ; les pirates qui cherchent un refuge dans la Cilicie, ailes déployées, comme des abeilles dans leurs essaims[120] ; les soldats de Mithridate murés dans leurs corselets de fer[121] ; l’infanterie des Cimbres s’avançant par ondulations larges et pressées, comme les vagues d’une mer immense[122] ; l’armée de César prenant sa place à Pharsale avec autant d’ordre et de tranquillité qu’un chœur de tragédie sur le théâtre[123] ; César lui-même commandant à Rome et à l’Italie, dans son gouvernement des Gaules, comme du haut d’une citadelle[124]. Il captive l’attention par le charme ou le piquant de l’image, il la réveille par l’imprévu. Une métaphore lui en suggère une autre, et dans cette série d’images reliées avec art il n’en est pas une qui n’apporte sa lumière ou qui n’ait son agrément[125]. La grâce y domine, mais la force n’en est pas exclue. Parfois cette richesse de comparaisons fatigue. On éprouve le besoin de se détacher du livre. Mais on y revient après intervalle ; et celle sensation de fraîche nouveauté, dont parle la lettre attribuée à Henri IV, est, en dernière analyse, l’impression qui reste. La raison, c’est que, chez Plutarque, les broderies du style n’ôtent rien à la solidité de la trame, ou plutôt que ces broderies ne se distinguent pas de la trame. D’ordinaire, les comparaisons refroidissent le discours, parce qu’elles y paraissent de purs ornements. Celles de Plutarque, faisant corps avec le sujet, contribuent à éclaircir le développement, en même temps qu’à le parer[126].

Les exemples ne lui sont pas d’une moins heureuse ressource. Un trait d’histoire ne prouve pas, disait Malebranche, au sujet de Montaigne ; un conte ne démontre pas ; deux vers d’Horace, un apophtegme de Cléomène ou de César, ne doivent pas persuader des gens raisonnables[127]. Malebranche se montrait trop rigoureux pour ces jeux charmants d’une imagination ornée. L’avantage de l’exemple bien employé, c’est de reposer l’esprit des abstractions de l’analyse et de rompre la monotonie de l’amplification, ce défaut commun des moralistes de l’école. Généralement, on n’éprouve pas ce soulagement dans les Traités de Sénèque, parce que les exemples de Sénèque manquent de variété. Quand il a cité Socrate, Regulus, Rutilius et Caton, son fonds, pour ainsi dire, est épuisé. De plus, ses exemptes sont si bien enchâssés dans le développement de sa pensée, qu’ils traversent l’esprit avec elle sans le distraire. Les exemples de Plutarque sont si nombreux, si divers, ils éveillent tant de souvenirs, qu’alors même qu’ils ne font pas avancer la question d’un pas, ils donnent l’illusion du mouvement et de la marche. De même que pour les comparaisons, cette profusion, salis doute, est un défaut. On s’impatiente parfois ; on voudrait porter la hache dans ces lianes qui s’entrecroisent et barrent le chemin. Mais on finit par s’habituer à cette sorte de gène, et dans les moments de loisir on y trouve un charme infini, parce qu’à la justesse du fond ces exemples joignent le plus souvent l’attrait de la forme. Un exemple entre mille autres. Arcésilas avait, dit Sénèque, un ami pauvre. Cet ami tomba malade, et il n’avouait même pas qu’il lui manquait de quoi pourvoir aux dépenses indispensables. Arcésilas crut devoir lui venir en aide à son insu, et sans qu’il s’en doutât : il glissa sous son chevet un sac d’argent, afin qu’en dépit d’un scrupule déplacé son ami trouvât plutôt qu’il ne reçût ce dont il avait besoin[128]. Voilà toute l’anecdote. Encore n’ai-je pu, en traduisant le passage, éviter d’en assouplir la forme ; la phrase du texte est raide et serrée, tout d’une venue. C’est une démonstration d’une sécheresse mathématique. Quelle grâce, au contraire, dans la petite narration de Plutarque[129] ! Ayant un jour trouvé Apelle de Chio malade et dénué de tout, Arcésilas vint aussitôt le revoir, portant avec lui vingt drachmes ; et s’étant assis auprès de son lit : Je ne vois ici, dit-il, que les quatre éléments d’Empédocle, le feu, la ferre, l’eau, l’éther pur et léger ; et vous n’êtes même pas trop bien couché. Ln même temps, remuant l’oreiller, il glissa dessous sa bourse, sans qu’on le vit. La femme qui servait Apelle ayant trouvé la bourse et s’étant récriée de surprise : C’est, dit Apelle en souriant, un tour d’Arcésilas. Certes on ne saurait dire que le petit conte, suivant l’expression de Malebranche, ne démontre pas ; et il ne sert pas uniquement à la preuve ; il fait tableau.

Mais ce n’est là qu’un des côtés de la physionomie, ou plutôt c’est la physionomie générale du talent de Plutarque. A ces mérites mêlés de faiblesses il faut joindre les mérites purs de tous défauts. Si Plutarque n’a pas d’œuvre parfaite, il a des pages, supérieurement heureuses, des pages de génie. Ses Traités offrent des morceaux serrés, élevés, graves, éloquents, piquants, qui rappellent Aristote[130], Platon[131], Thucydide[132], Marc-Aurèle[133], Lucien[134]. On peut lui appliquer ce qu’il dit de Ménandre[135] : il a une merveilleuse souplesse à prendre tous les tons ; son talent revit avec aisance les formes lus plus diverses de la pensée.

Cette manie d’imagination éclate particulièrement avec toute sa richesse dans les pages de description et de récit. La critique cite à l’envi, parmi les brandes descriptions des Parallèles, les adieux de Brutus et de Porc e, le triomphe de Paul-Émile, la navigation de Cléopâtre sur le Cydnus, les funérailles de Phocion, la mort de Philopœmen, la Veillée de Philippes. C’est avec la mène exactitude expressive que le bénie de Plutarque se prêle dans les Traités aux scènes les plus simples. Comme il s’élève sans emphase, il descend salis bassesse. Qu’on me permette de citer une anecdote du traité du Bavardage[136]. J’en emprunterai la Traduction d’Amyot, dont la langue s’y déploie, comme sur son vrai terrain, dans toute sa grâce :

Le sénat romain feut une fois, par plusieurs jours, en conseil estroict sur quelque matière secrette et estant la chose d’autant plus enquise et soupçonnée, que moins elle estoit apparente et cogneue. Une dame romaine, sage au demeurant, mais femme pourtant, importuna sou mary et le pria très instamment de luy dire quelle estoit cette matière secrette, avecques grands serments et grands exécrations qu’elle ne le révèleroit jamais à personne, et quand larmes à commandement, disant qu’elle estoit bien malheureuse de ce que son mary n’avoit austrement fiance en elle. Tu me contraincts, dit-il, m’amye, et suis forcé de te découvrir une chose horrible et espouvantable : c’est que les presbtres nous ont rapporté que l’on a veu voler en l’air une alouette avecques un armet doré et une picque ; et pour ce, nous sommes en peine de sçavoir si ce prodige est bon ou maulvais pour la chose publique, et en conférons avecques les devins qui sçavent que signifie le vol des oiseaux ; mais garde-toi bien de le dire. Après qu’il luy oust dit cela, il s’en alla au palais, et sa femme, incontinent, tirant à part la première des chambrières qu’elle rencontre, commence à battre son estomach et arracher ses cheveuls, criant : hélas ! mon pauvre mary, ma pauvre patrie, hélas ! que ferons-nous ! enseignant et conviant sa chambrière à lui demander : Qu’y a-t-il ? Après que doncques la servante luy eust demandé, et elle luy oust le tout conté, y ajoustant le commun refrein de tous les babillards : Mais donnez-vous bien guarde de le dire, tenez-le bien secret ; à grand peine feut la servante despartie d’avecques sa maîtresse, qu’elle s’en alla decliquer tout ce qu’elle luy avoit dict à une sienne compaigne qu’elle trouva la moins embesognée, et elle, d’autre conté, à un sien arny qui l’estoit venu voir, de sorte que ce bruict feut semé et seu partout le palais, avant que celuy qui l’avoit controuvé y feust arrivé. Aussy quelqu’un de ses familiers le rencontrant : Comment ! dict-il. Ne faictes vous que d’arriver maintenant de vostre maison ?Non, répondit-il. — Vous n’avez doncques rien ouy de nouveau ?Comment, dict-il, est-il survenu quelque chose nouvelle ?L’on a veu, répondict l’autre, une allouette volant avecques un armet doré et une picque ; et doibvent les consuls tenir conseil sur cela. Lors le Romain, en se soubriant : Vravment, dict-il à part soy, ma femme, tu n’as pas beaucoup attendu, quand la parole que je t’ay naguères dictée a esté devant mov au palais : et de là. s’en alla parler aux consuls, pourles osier de trouble. Et pour chantier sa femme, incontinent qu’il feust de retour en sa maison : Ma femme, dict-il, tu m’as destruiet, car il s’est trouvé que le secret du conseil a esté découvert et publié de ma maison ; et, pour tant, ta langue e !frenée est cause qu’il me Faust abandonner mon païs et m’en aller en exil. Et comme elle le voulust nier, et dict pour sa défense : N’y’ a-t-il pas trois cents sénateurs qui l’ont ouy comme toi ?Quels trois cents, dict-il : c’estoit une bourde que j’avois controuvée pour t’esprouver. Le sénateur feut homme sage et bien advisé, qui, pour essayer sa femme, comme un vaisseau mal relié, ne versa pas du vin ny de l’huile dedans, aies seulement de l’eau.

Y a-t-il, dans la littérature grecque, beaucoup de morceaux d’un naturel aussi charmant ? La fable que la Fontaine a composée sur le même sujet[137] est assurément d’un tour agréable ; mais certains détails paraissent bien forcés : ses femmes, en vérité, sont par trop neuves. Ici rien qui excède la vraisemblance ; le trait pourrait être historique. En même temps le ton demi-sérieux, demi-plaisant, de la leçon, est, d’un bout à l’autre, habilement soutenu, et la scène est complète : on n’y pourrait rien ajouter, rien retrancher.

Ces pages de bénie rachètent bien des inégalités. Après avoir fait dans la fortune du moraliste la part de la méthode et de la doctrine, il n’est donc que juste de reconnaître celle qui revient à l’écrivain. Cette sagesse à laquelle Plutarque nous invite par l’attrait de sa méthode et par la simplicité virile de sa doctrine, le charme inimitable de son talent la fait aimer.

Toutefois cette doctrine a-t-elle une égale action sur toutes les âmes ? et la morale du sage de Chéronée répond-elle complètement à l’idée que nous nous faisons aujourd’hui du devoir ?

On a dit que ses Traités n’étaient qu’un manuel de lieux communs, un bréviaire de petites vertus. Cette critique ne nous parait pas l’atteindre sérieusement. Il n’y a de juste, en morale, que ce qui a mérité de devenir commun. Les lieux communs, en effet, sont-ils autre chose que les vérités de pratique, suivant l’expression de Bossuet, qui ont besoin d’être toujours remuées et amenées à notre vue, pour ne pas perdre l’habitude de se présenter et cesser d’éclairer ? Ces vérités ne suffisent pas, sans doute, à la nourriture de l’âme, mais elles en sont le premier aliment. Il ne profite à personne de les dédaigner. Pour ne pas sortir de l’antiquité contemporaine de Plutarque, si Sénèque les avait aussi bien comprises qu’il les a célébrées, il aurait laissé moins de beaux ouvrages peut-être et plus de bons exemples. Si Marc-Aurèle avait été mieux pénétré de leur importance, il n’aurait pas associé Verus à l’Empire, divinisé Faustine et livré le pouvoir à Commode ; l’exacte notion de la réalité avertissant son âme abusée par une fausse idée du devoir, il aurait épargné à la philosophie le triste exemple d’un grand homme de bien s’appuyant sur le vice, honorant la débauche, et léguant le monde à un second Néron. Les vérités de pratique n’inspirent guère, il est vrai, que les vertus de tous les jours. Mais quoi ! ne sont-ce pas les plus nécessaires ? Sous le coup des événements, l’âme trouve dans la grandeur du péril la force dont elle a besoin. Pour se soutenir contre les obscures épreuves de chaque jour, elle n’a que le modeste sentiment du bien. Ce n’est rien, en apparence, que cette vertu de détails ; en réalité, c’est tout, c’est la vie même. L’exaltation d’un moment peut faire des héros. L’effort persévérant fait seul les sapes et les saints. Ne rabaissons donc pas ces prescheurs de communes. Ils sont les maîtres de fi vie. Blâmer, dans Plutarque, la simplicité familière de ses préceptes, c’est, à notre avis, lui faire un reproche de ce qui a le plus contribué peut-être à sa popularité. C’est par là qu’il partage avec les grands esprits ce privilège qu’on ne l’approche pas sans l’aimer. Ceux dont il a servi à former la jeunesse recourent à lui dans les défaillances de la vie comme au plus éclairé des guides, comme au meilleur des appuis[138].

Hâtons-nous d’ajouter que cette simplicité n’est pas incompatible avec l’élévation. Plutarque atteint la grandeur sans y viser, par le mouvement naturel d’un esprit que le sentiment moral a pénétré profondément. On l’a souvent comparé à Montaigne : Montaigne ne fait si souvent que le traduire ! Nous avons eu nous-même plus d’une fois l’occasion de le prendre pour interprète[139]. Mais ce rapprochement ne saurait être conduit trop loin sans injustice pour le sage de Chéronée. Se tenir dans la commune mesure de l’humanité, a dit excellemment un moraliste d’une exquise finesse ; user des plaisirs sans en abuser ; donner le moins de prise possible sur nous à la fortune et aux hommes ; et, ramené à soi-même, se prendre comme on est, vire doucement avec le inonde et avec soi, telle est la pensée de Montaigne[140]. Rien ne donne moins l’idée d’une morale d’abnégation, de dévouement, et, pour tout dire en un mot, de la morale du devoir. Montaigne disserte très honorablement sur les obligations de l’homme ; il ne croit pas nécessaire de pousser les choses au delà du discours. On peut lui appliquer, en le modifiant un peu, ce qu’il a dit de Dion : il a, non le sentiment malade, mais le cœur froid aux affaires publiques[141]. Il était préparé, nous dit-il, à s’embesogner plus rudement un peu pour le service du peuple, s’il en eût été grand besoin[142]. Il ne parait pas que ce besoin se soit jamais bien impérieusement imposé à sa conscience. Si des découvertes récentes ont prouvé qu’il n’a manqué, comme maire de Bordeaux, ni d’activité, ni de vigilance, il est constant que, pendant la durée d’une épidémie épouvantable, il n’a pas cru devoir, étant à la campagne, se rapprocher de la ville dont il avait la garde[143]. Conçus dans des temps de trouble par un esprit, qui se tenait soigneusement à l’abri de toutes les causes de trouble, les Essais conviennent surtout, par un singulier contraste, aux temps de loisir et de calme, de discret examen, de scepticisme sans péril. C’est ce qui explique que leur popularité, combattue avec courtoisie par l’école cartésienne, ranimée, au dix-huitième siècle, par la libre philosophie, semble sombrer au milieu des grandes émotions de 1789[144]. Tel n’est point le caractère de la morale de Plutarque. Le sage de Chéronée n’est pas de ceux dont Montaigne disait qu’il fault considérer le presche a part, et le prescheur à part[145]. On peut lui appliquer la pierre de touche de Sainte-Beuve, le voir par l’endroit et par l’envers, sans craindre que le relâchement de sa conduite compromette l’autorité de sa doctrine. Ln même temps que le précepte, il donne l’exemple. Ce qu’il n’a pas eu occasion de faire lui-même dans son humble carrière, il inspire la généreuse ambition de le tenter. Aussi, contrairement aux Essais de Montaigne, ses Traités, composés dans la paix de la retraite, aux plus beaux jours du règne des Antonins, n’ont-ils jamais été plus en faveur qu’aux époques d’ébranlement social. C’est au milieu des guerres de religion qu’Amyot l’introduit en France, et aucun nom de l’antiquité n’a plus d’autorité pendant la Révolution. En un mot, si son action s’est particulièrement exercée sur les vertus coutumières, son souffle, ce souffle puissant, qui avait ranimé de leurs cendres les grands hommes de Rome et de Grèce, a produit aussi d’héroïques vertus.

Ce n’est donc pas la modeste familiarité de ses préceptes qu’on est en droit, à notre avis, de reprocher à Plutarque. Elle est le charme de ses écrits ; et où le sujet le comporte il s’élève ; la sympathie qu’il inspire se transforme en admiration. Ce que nous concevons sans peine, c’est que la base sur laquelle repose sa doctrine paraisse trop étroite. Ramenée à l’idée du bonheur qu’elle se propose d’atteindre par la sagesse, la morale de Plutarque se réduit à celle règle, qu’il faut développer en soi le sentiment des biens qu’on a reçus en partage et affaiblir celui des maux dent on est affligé ; d’autre part, elle rapporte tout à l’éducation de l’individu. Ces principes nous semblent manquer de largeur. Plutarque rie fait pas la part de certaines faiblesses supérieures de l’aime, ni des besoins les plus élevés de l’humanité ; il ne tient pas assez de compte surtout de ce tendre sentiment d’amour du prochain que le Christianisme avait déjà de son temps introduit dans le monde.

En effet, sans sortir ici du domaine des choses de l’intelligence et du cœur, est-il si rare de rencontrer des natures délicates qui, moins sensibles à la jouissance de ce qu’elles possèdent qu’à la privation de ce qui leur manque, tourmentées du besoin d’une certaine perfection et impuissantes à la réaliser, se consument en luttes secrètes et en douloureux efforts : natures inquiètes, défiantes, maladives, si l’on veut, mais sincères avec elles-mêmes, et dignes, par la bonne foi de leurs désirs, de trouver chez le moraliste assistance et sympathie ? Or ces sortes de natures, non seulement Plutarque ne leur vient pas en aide, mais le plus souvent il les blesse. L’uniformité d’une règle qui, courbant tous les esprits sous le même niveau, ne fait pas de différence entre les faiblesses coupables et les défaillances généreuses, froisse leur légitime fierté ; et elles se réfugient dans le sentiment de leurs souffrances qui, du moins, les élève. D’un autre côté, toutes les âmes sauraient-elles se résigner à placer la vertu dans l’esprit de conduite, le bonheur dans le contentement de soi ? Les luttes du devoir, inséparables des épreuves de la vie, ont aussi leur âpre satisfaction. Heureusement, a-t-on dit avec autant de profondeur que de justesse, il y a autre chose en ce monde que le bonheur[146]. Après avoir longtemps pratiqué les œuvres du sage de Chéronée, on éprouve une sorte de soulagement à relire quelques pages de Pascal, de La Bruyère ou de Vauvenargues.

Ce sentiment de satisfaction incomplète subsiste surtout après l’étude des Traités où Plutarque effleure les questions de métaphysique. On sent qu’il a mis à part un certain nombre d’idées : elles ont été enseignées par les anciens ; elles sont conformes à la vraisemblance ; une tradition plusieurs fois séculaire les a consacrées ; il les rappelle, il s’y appuie ; mais il ne croit pas nécessaire d’en reprendre l’examen ; il s’interdit même de les sonder. A cette quiétude de parti pris combien l’on préférerait les anxiétés, le trouble d’un homme descendant jusqu’au fond de sa pensée, et cherchant virilement la lumière !

Mais le défaut le plus grave, à nos yeux, des principes de la morale de Plutarque, c’est qu’il a trop exclusivement en vue le perfectionnement de l’individu. Des quatre vertus fondamentales de la morale platonicienne, les trois premières, la tempérance, la prudence et le courage, étaient des vertus purement personnelles ; la justice seule mettait l’homme en rapport avec l’homme. Toutefois, dès la plus haute antiquité, l’idée de la compassion et de la bienfaisance était entrée dans le domaine moral du monde païen ; Homère, les tragiques, Aristote, en avaient exprimé avec grâce ou profondeur les plus pures émotions[147]. Cinquante ans avant l’avènement du Christianisme, le sentiment de la charité avait, avec Cicéron, trouvé sa place dans le code de la sagesse, et son expression dans le tannage de la philosophie[148]. Enfin, au premier siècle de l’ère chrétienne, le principe de la fraternité universelle, dérivé de ce sentiment de charité, était accepté par la morale du paganisme. Le sage, dit Sénèque, essuiera les larmes de l’affligé, tendra la main au naufragé, ouvrira sa maison à l’exilé, sa bourse au nécessiteux, en homme qui partage son bien avec un homme. Il est vrai qu’il ajoutait aussitôt : Mais en secourant le malheureux, le sage se gardera de s’affliger sur son sort ; son âme doit rester insensible aux maux qu’il soulage : la pitié est une faiblesse, une maladie[149]. Et là était l’abîme. Cette émotion interdite au sa~,e païen, c’est le baume que la charité chrétienne devait répandre sur les blessures de l’humanité ; ces larmes de compassion, dont la source était fermée au stoïcien, c’est la rosée céleste dont le Christianisme devait rafraîchir les âmes souffrantes. Tandis que le sage ne se refuse point à partager tout ce qu’il possède, tout, excepté lui-même, le chrétien donne tout avec effusion et surtout lui-même[150]. Au deuxième siècle, la société païenne ne comprenait pas encore, que dis-je ! elle raillait ces insensés qui cherchaient les déshérités du monde, pour se consacrer, corps et unie, à les consoler, à les guérir[151]. Cependant, si l’Évangile devait seul accomplir dans les cœurs le miracle du renoncement, on ne peut méconnaître que la philosophie l’avait préparé dans les esprits par l’enseignement des Sénèque, des Musonius, des Epictète et des Marc-Aurèle. Plutarque n’a point part à cet honneur. Égal, souvent même supérieur, par la douceur de ses sentiments, aux plus grands de ses contemporains, il est, relativement à eux, par le caractère fondamental de sa doctrine, de plusieurs siècles en arrière. Sa sagesse est toute païenne. Tandis que la morale évangélique donnait au monde pour loi unique la parole de l’Apôtre : Aimez-vous les uns les autres, l’inscription du temple de Delphes : Connais-toi toi-même est demeurée la règle suprême de Plutarque[152] : il ne va pas au delà.

 

 

 



[1] Artémidore, Traité des Songes, IV, 47. Cf. Boissonade, Notice sur Plutarque, édition de M. Colincamp, t. II, p. 240 et suiv.

[2] D. Wyttenbach (Préface des Œuvres morales, chap. II, sect. I), a recueilli les textes de ces témoignages et les indications de ces emprunts.

[3] Les écrits moraux de Plutarque, dit Trench (p. 134 et 135), sont un riche grenier d’abondance où les écrivains chrétiens de tous les siècles ont largement puisé, en oubliant parfois d’indiquer la source d’où provenaient leurs richesses... Si je ne me trompe. Lily dans son Euphues s’est servi de Plutarque plus qu’il ne s’est soucié de le dire, à supposer même qu’il ait reconnu son obligation. La table des matières des œuvres de Jeremy Taylor (édition d’Eden) ne contient pas moins de 256 références directes faites par notre divin Anglais aux écrits de notre moraliste et beaucoup d’autres sans doute ont échappé à l’éditeur. De nos jours l’évêque d’Orléans, dans ses admirables Lettres sur l’éducation des files, fait plus d’une fois allusion avec respect aux œuvres de Plutarque, comme contenant en cette matière des indications qui sont précieuses pour toutes les époques.

[4] Essais, II, 4, 3. Vive Dieu, m’amie, écrivait Henri IV à sa femme, — dans un billet devenu presque aussi célèbre que les mots populaires du roi Béarnais, et qui, bien que reconnu apocryphe, mérite encore d’être cité — vous ne m’auriez rien sçu mander qui me tût plus agréable que la nouvelle du plaisir de la lecture qui vous a prise. Plutarque me sourit toujours d’une fraîche nouveauté. L’aimer, c’est m’aimer ; car il a été l’instituteur de mon bas âge ; ma bonne mère à qui je dois tant et qui avait une affection si grande de veiller à mes bons déportements, et ne voulait pas, ce disait-elle, voir en son fils un illustre ignorant, me mit ce livre entre les mains, encore que je russe à peine plus un enfant à la mammelle.

[5] Je ne crois pas trop affirmer, dit Trench (p. 65), en disant que les trois grandes pièces romaines de ShakespeareCoriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre, — n’auraient jamais existé si Plutarque n’avait pas écrit, et si sir Thomas North ou quelque autre n’avait pas traduit ce que Plutarque avait écrit. Cf. p. 78.

[6] Voir Aug. de Blignières, Essai sur Amyot et les traducteurs français au seizième siècle. Notes et éclaircissements L et M.

[7] Traduction des Apophtegmes, 1661.

[8] Traduction du Traité de la Superstition, 1666. Voir plus haut, chap. II, § 3.

[9] De la connaissance de Dieu et de soi-même, ch. V, § 1.

[10] Œuvres diverses, t. II, Lettres sur la Comète, ch. CXCIII.

[11] E. Soulié : Recherches sur Molière et sa famille, 1863. Cf. Revue de l’Instruction publique, 12 mai 1864.

[12] Épîtres, VII, Sur l’utilité des Ennemis.

[13] Saint-Évremond, Œuvres diverses. Du choix des lectures, t. III, éd. 1753. Hamilton le prend pour modèle (mémoire de Grammont, 1).

[14] Sainte-Beuve, Poésie française au seizième siècle, p. 491.

[15] Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 2e éd., t. V, p. 42.

[16] Essais, II, 10, 32.

[17] Saint-Évremond, Œuvres diverses, t. III, Du choix des lectures.

[18] Vie de Plutarque, insérée dans un recueil de pièces d’histoire et de littérature, par l’abbé Granet et le P... Paris, 1731.

[19] Traité des études, passim.

[20] L’abbé de Saint-Pierre fait un parallèle de Thémistocle et d’Aristide, pour perfectionner ceux de Plutarque. Voir Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XV, p. 262.

[21] Lettre au marquis de Mirabeau, 22 mars 1740, édit. Gilbert, t. II, p. 192.

[22] Esprit des lois, liv. I, ch. I, et Défense de l’Esprit des Lois ; Cf. Pensées.

[23] Siècle de Louis XIV, chap. XXV ; Dictionnaire philosophique, art. Superstition.

[24] Les Rêveries d’un promeneur solitaire, 4e Promenade ; Émile, passim.

[25] Eléments de littérature : Histoire.

[26] Correspondance ; Jugement sur Montaigne, mai 1774.

[27] Lettres inédites à M. Duval : lettre 9, 6 décembre 1768.

[28] Essai sur les Éloges.

[29] Lycée, liv. II, ch. II, sect. II.

[30] Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VII, p. 102 ; nouveaux lundis, t. II, p. 185 et 222.

[31] Reiske, Leyde, 1756 ; Corsini, Florence, 1750, etc. ; Traduction anglaise, 1718, 1758 ; allemande (Kaltwasser), 1783, 1806, etc. Voir Hoffmann, Lexicon bibliographicum, t. III, p. 338 et suiv., édit. 1836.

[32] Sur les réimpressions d’Amyot, par Bastien (1784), Brotier, Vauvilliers (1783, 1777) et Clavier (1804, 1806), etc., voir Brunet.

[33] La traduction des Vies qui avait paru de 1721 à 1734 et réimprimée en 1735, 1762, 1778, 1803.

[34] Lettres de Dussaulx à Ricard, 1783.

[35] Mémoires de Madame Roland, t. II, p. 20. Édition Faugère.

[36] Thiers, Révolution française, liv. XIX, 43. Voir Napoléon III, Correspondance, t. IX, p. 34. Lettre au citoyen J.-B. Say, homme de lettres, 28 mai 1798.

[37] P.-L. Courier, Lettre à Mme Thomassin (25 août 1809) ; Lettre à M. de Sacy (3 octobre 1810). Cf. Lettre à M. de Sainte-Croix, 12 septembre 1806.

[38] Traduction de Ricard revue par A. Pierron ; traduction de MM. Dauban, Talbot, etc.

[39] Voir les Leçons de M. Egger, Revue des cours publics, 10 juin 1855 ; 5 juin et 9 septembre 1865. Cf. du même auteur : Examen des historiens anciens de la vie et du règne d’Auguste, p. 250 et 267, et Essai sur la critique chez les Grecs, p. 65 et suiv.

[40] D. Nisard, Études critiques, article sur M. Saint-Marc Girardin ; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. X, le Président Jeannin, p. 144. Cf. t. XV, p. 280. Voir aussi la préface de la traduction du Traité sur les Délais de la justice divine, par Joseph de Maistre, 1816.

[41] Tocqueville, Correspondance, 1858. Il y a dans Plutarque des sources d’inspiration que les siècles n’ont ni formées, ni épuisées. Trench, p. 76. — La popularité de Plutarque, dit Emerson, reviendra périodiquement à brefs intervalles. Il a été tant et tant lu, que ses anecdotes et ses idées sont passées dans le domaine public, et l’amour du changement fait rechercher la nouveauté. Mais sa valeur incomparable ramènera toujours l’attention des meilleurs esprits. Ses ouvrages seront imprimés, lus et relus par les générations à venir comme ils l’ont été dans le passé. Aussi longtemps qu’il existera des livres, on découvrira de nouveau Plutarque de temps en temps.

[42] Amyot, Préface des Vies parallèles. Cf. les Préfaces de Creuzer et de Xylander.

[43] Préceptes politiques, 1.

[44] Vie d’Alexandre, 1 ; de Nicias, 1. Cf. Vie de Caton d’Utique, 24, 37, etc. Voir Schœmann, Prolégomènes à l’édition de la Vie d’Agis et de Cléomène, 1830, p. 24.

[45] Amyot, Préface des Vies parallèles ; Montaigne, Essais, II, 31 ; Saint-Évremond, Du Choix des lectures ; Dacier, Comparaison de Romulus et de Thésée (note) ; La Harpe, Lycée, III, chap. II, sect. 2. Cf. Trench, p. 83. Je me sépare complètement, dit-il, de Montaigne sur ce point.

[46] Voir notamment les Parallèles de Pélopidas et de Marcellus, d’Alcibiade et de Coriolan.

[47] Voir Egger, Examen des historiens anciens de la vie et du règne d’Auguste, p. 267-8.

[48] C’est le jugement, on le sait, que porte Hamilton dans cette page pleine de grâce légère et de verve : Dans le dessein de donner une idée de celui pour qui j’écris, les choses qui le distinguent auront place dans ces fragments, selon qu’elles s’offriront à mon imagination, sans égard à leur rang. Qu’importe, après tout, par où l’on commence un portrait, pourvu que l’assemblage des parties forme un tout qui rende parfaitement l’original ? Le fameux Plutarque, qui traite ses héros comme ses lecteurs, commence la vie des uns comme bon lui semble, et promène l’attention des autres sur de curieuses antiquités, ou d’agréables traités d’érudition, qui n’ont pas toujours rapport à son sujet. Démétrius, le preneur de villes, n’était pas, à beaucoup près, si grand que son père Antigonus, à ce qu’il nous a dit ; en récompense, il nous apprend que son père Antigonus n’était que son oncle ; mais tout cela n’est qu’après avoir commencé sa vie par un abrégé de sa mort. Dans sa Vie de Numa Pompilius, il entre en matière par une dissertation sur son précepteur Pythagore ; et comme il croit qu’on est fort en peine de savoir si c’est l’ancien philosophe ou bien un certain Pythagore qui, après avoir gagné le jeu de la course aux jeux Olympiques, vint à toutes jambes trouver Numa pour lui enseigner la philosophie et lui aider à gouverner son royaume, il se tourmente beaucoup pour éclaircir cette difficulté, qu’il laisse enfin là. Ce que j’en dis n’est pas pour reprocher quelque chose à l’historien de toute l’antiquité auquel on doit le plus ; c’est seulement pour autoriser la manière dont j’écris une vie plus extraordinaire que toutes celles qu’il nous a laissées (Mémoires de Grammont, p. 1).

[49] Voir Sainte-Croix, Examen critique des anciens historiens d’Alexandre le Grand. — Le faible des Vies, dit Trench, est la partie politique, le fort la partie éthique, p. 89.

[50] Vie d’Alexandre, 16.

[51] Jouffroy, Mélanges philosophiques, Du rôle de la Grèce dans le développement de l’humanité.

[52] Jean-Paul appelle Plutarque le Shakespeare biographique de l’histoire du monde.

[53] Vie d’Alexandre, 1. Cf. Vie de Nicias, 1. Il avait fait un livre aujourd’hui perdu, sur les faits négligés dans l’histoire.

[54] Emile, IV. Cf. I.

[55] Siècle de Louis XIV, 25.

[56] Napoléon III, Histoire de Jules César, Préface, IV et V. Cf. Niebuhr qui traite les anecdotes de Plutarque de misérables contes.

[57] Fontenelle met agréablement en lumière un exemple de l’honnête sagacité de Plutarque. Quelques historiens disent nettement qu’Alexandre voulut, d’autorité absolue, être fils de Jupiter Ammon... On y ajoute qu’avant d’aller au temple, il fit avertir le dieu de sa volonté, et que le dieu exécuta de fort bonne grâce... Il n’y a que Plutarque qui fonde toute cette divinité d’Alexandre sur une méprise du prêtre Ammon, qui, en saluant ce roi et lui voulant dire en grec : Ô mon fils ! prononça dans ces mots un s, au lieu d’un n, parce qu’étant Libyen, il ne savait pas trop bien prononcer le grec ; et ces mots, sans ce changement, signifiaient : Ô fils de Jupiter ! Toute la cour ne manqua pas de révéler cette faute du prêtre, et le prêtre lui-même la fit passer pour une inspiration de Dieu, qui avait conduit sa langue, et confirmé par des oracles sa mauvaise prononciation. Cette dernière façon de conter l’histoire est peut-être la meilleure ; les petites origines conviennent aux grandes choses... (Histoire des Oracles, 1re Dissertation, X). Je n’aime de l’histoire que les anecdotes, disait Prosper Mérimée.

[58] Napoléon III, Vie de Jules César, II, 1.

[59] Vie de César, 52 et suiv. Voir également le tableau de la mort de Pompée, le plus beau morceau de Plutarque, disait Chateaubriand, la bataille des Cimbres, etc.

[60] Jugement sur Sénèque et Plutarque, déjà cité. Plutarque sympathise naturellement avec le génie, dit Emerson. Voir le jugement contraire de Macaulay (History Edinburgh Review, 1828), qui traite Plutarque de déclamateur et déclare qu’il a pour lui et les écrivains de son école une aversion particulière.

[61] Vie de Caton, 25.

[62] Vie de Démétrius, 2.

[63] Vie d’Alexandre, 75, 76. Cf. Vie de Thémistocle, 27 à 31 ; de Caton, 6, 10 ; de Nicias, 14, 16, 19, 21 à 23 ; d’Agésilas, 5, 10, 35, 30, etc.

[64] Vie de Cimon, 2.

[65] Voir Heeren, De fontibus et auctoritate Vitarum Plutarclti Commentationes quatuor, Gütting., 1820.

[66] Vie d’Alexandre, 46.

[67] Vie de Lysandre, 14 ; de Thémistocle, 25, etc.

[68] Vie de Solon, 27. Cf. Vie d’Alexandre, 26.

[69] De la Malignité d’Hérodote, 2 à 9.

[70] Vie de Paul-Émile, 1. Cf. Trench, p. 86.

[71] Épit., 57 ; Cf. Ibid., 52 ; de la Vie heureuse, 18 ; Consolation à Helvie, 5. Il se traite lui-même de grand enfant. Quod vides accidere pueris ; hoc nobis quoque, majusculis pueris, evenit. Épit., 24.

[72] Epit., 27, 61.

[73] Des Bienfaits, II, 18 ; de la vie heureuse, 22.

[74] Tacite, Annales, XIV, 55, 56.

[75] Epit., 9, 31, 42, 59, 71, 73, 75, 85, 87, 92, 98, 99, 104, 107, 116, 119, 121 ; des Bienfaits, VII, 1, 22 ; de la Colère, 11, 13 ; de la Constance du sage, 1, 3 ; Questions naturelles, II, 36 ; De la Brièveté de la vie, 15.

[76] De la colère, III, 36. Cf. I, 7 ; Épit., 116.

[77] Epit.n 16.

[78] Jugement sur Sénèque et sur Plutarque, déjà cité.

[79] Essais, II, 10 ; III, 12.

[80] Essais, II, 10, I, 29.

[81] Ibid., III, 2. Cf. Trench, p. 130.

[82] Du Progrès dans la vertu, 18. Cf. I, 2. Voir plus haut, chap. II, § 1.

[83] Il ne cite que deux fois Sénèque et Musonius Rufus, et trois fois Thraséas. Il fait allusion, à propos d’un incident de ses leçons, à Arulenus Rusticus. Je n’ai pas même rencontré dans ses œuvres le nom d’Épictète. Avait-il lu Tacite ? Il ne se réfère nulle part à ses ouvrages. Les rapprochements qu’on a établis entre les Vies de Galba et d’Othon, et les Histoires, ne seraient pas une preuve qu’il les connut, l’authenticité de ces Vies étant très contestable.

[84] Diurna populi Romani per provincias, per exercitus curatius loguntur, ut noscatur quid Thrasea non fecerit. Tacite, Annales, XVI, 22. Cf. Des Journaux chez les Romains, par J.-V. Le Clerc, p. 145.

[85] Essais, I, 22, 25.

[86] Montaigne, Essais, II, 11.

[87] Ibid., II. 29. Cf. Pascal, Pensées, article VII, n° 12.

[88] Cf. Montaigne, Essais, II, 29.

[89] Du Progrès dans la vertu, 3, 4, 7 ; de la Tranquillité de l’âme, 18, 23 ; de la Mauvaise honte, 5, 8 ; de la Curiosité, 11, 13 ; du Babillage, 19 ; de l’Utilité des ennemis, 9 ; de l’Usage des viandes, I, 1 ; de la Musique, 51 ; de la Fortune d’Alexandre, 8, etc.

[90] Montaigne, Essais, III, 12.

[91] Montaigne, Essais, II, 16, I, 25.

[92] Ibid., III, 12.

[93] L’infériorité de Sénèque, dit Emerson qui fait aussi son parallèle, consiste en ce qu’il est moins humain que Plutarque. Il lui manque ce don de sympathie universelle qui est le génie de Plutarque... Plutarque, qui a tant de vertus, trouvait que la suprême sagesse était d’Âtre sage sans en avoir l’air. Sénèque, philosophe livresque, est ennuyeux par sa didactique perpétuelle.... Avec lui, quand on a ferme le livre, on n’est pas tenté de le rouvrir. Heureusement il n’existe pas.

[94] Vie d’Agésilas, XXI, 6.

[95] Trench signale aussi trois traductions comme ayant particulièrement cours en Angleterre, celle de Thomas North, celle de Philémon Holland (Œuvres morales) et celle de Dryden (Œuvres morales). La version de Dryden fut faite par plusieurs mains, dit-il, les unes fort savantes, d’autres d’une incroyable incapacité. Elle a été dernièrement remaniée en Amérique par Emerson, qui eu a fait une traduction tort respectable. Néanmoins, je n’ai pas voulu abandonner la version de Holland qui nous ramène à la période où la langue anglaise était à son apogée (p. 96). Aux yeux de Trench, le mérite particulier de la version de Thomas North est d’avoir servi de texte de communication entre le génie de Plutarque et celui de Shakespeare (p. 93).

[96] Bachet de Méziriac, Discours sur la traduction (1635), imprimé dans le Menagiana, t. II, p. 411 et suiv., édit. de 1715, et en tête des Commentaires sur Ovide (1716). Cf. Patin, Lettre 74, à Ch. Spon.

[97] Préface des Vies.

[98] Haud inficiandum, quod usu cognovi, locus corruptos ita versos esse ab Amyoto, ut appareat cum emendatione prohabili expressisse. (Wyttenbach, Præf., p. 5). Amyotu nusquam negligendus in re critica (Sintenis, Vita Plutarchi).

[99] Génie du Christianisme, III, III, 7.

[100] Propos de table, IV, Préface. — Cf. Du progrès dans la vertu, 12 ; du Babillage, 3 ; de la Fortune d’Alexandre, 8, etc.

[101] De la superstition, 10.

[102] De l’Amour des père et mère pour leur progéniture ; du Bavardage, 11. Cf. 13.

[103] Cf. Ampère, article sur Amyot. Revue des Deux Mondes, juin 1841.

[104] Essais, II, 4.

[105] Boissonade, Notice sur Plutarque, t. II, p. 515, édition de M. Colincamp.

[106] Préf. de l’Apologie pour Hérodote. Cf. de Thou, De Vita sua, 5 : Amyotus... Plutarchum in linguam nostram gallicam verterat majore elegantia quam tide. Fed. Morel, Vie de Plutarque. Cf. Huet, De Claris interpretibus, et G. J. Vossius, De historicis græcis, II, 10 : Sane fuit Plutarchus vir undecumque doctissimus... tamen dissimulare non possum dictionem ejus gravem quidem esse, sed duriusculam videri.

[107] Préface des Vies.

[108] Expression de Fed. Morel.

[109] Voir les observations de Trench (p. 94 et 95) sur la langue de North et de Holland. Plutarque a eu cette singulière fortune, en Angleterre comme en France, d’exercer sur l’idiome national de ceux qui l’ont traduit les premiers une sorte d’action rénovatrice.

[110] Essais, II, 4.

[111] Les Progrès dans la vertu, 8.

[112] Vie de Phocion, 5.

[113] Du Bavardage, 21, traduction d’Amyot.

[114] La citation ! voilà l’infirmité de Plutarque, dit M. P. Albert dans une page charmante. « Que n’a-t-il pas lu ? que n’a-t il pas retenu ?... Il ne peut écrire une page sans être assailli de réminiscences.... Comme un moissonneur qui chemine sous une gerbe fraîchement coupée, il laisse glisser à chaque pas quelques fleurs odorantes, et sa route en est embaumée. (Variétés littéraires, art. déjà cité.)

[115] Du Flatteur et de l’Ami, 12.

[116] Du Commerce que les philosophes doivent avoir avec les princes, 5.

[117] Propos de table, VIII, 5.

[118] De la curiosité, 12.

[119] Vie d’Aristide, 18.

[120] Vie de Pompée, 26.

[121] Vie de Lucullus, 23.

[122] Vie de Marius, 26.

[123] Vie de Pompée, 68.

[124] Vie de Crassus, 14.

[125] De la Superstition, 1 ; de l’Amour des père et mère pour leur progéniture, 1 et 2, etc.

[126] Le style de Plutarque, dit Emerson, est pittoresque et réaliste. Il n’y a pas de poète qui puisse illustrer sa pensée avec un tel luxe d’images, de comparaisons et d’anecdotes.

[127] De la Recherche de la vérité, II, III, 5.

[128] Des Bienfaits, II, 10.

[129] Du Flatteur et de l’Ami, 22.

[130] De la Cessation des oracles, 26 à 29.

[131] De l’Inscription du temple de Delphes, 18 à 20.

[132] Voir les Vies de Nicias et d’Alcibiade.

[133] Des Notions du sens commun contre les stoïciens, 14 ; Du Bonheur dans la doctrine d’Epicure, 23.

[134] Voir le Dialogue sur l’intelligence des animaux.

[135] Comparaison d’Aristophane et de Ménandre.

[136] Du Bavardage, 11 ; trad. d’Amyot, 16.

[137] Livre VII, table VI.

[138] Voir la préface des éditions de Xylander et de Creuzer.

[139] Le lien qui unit les noms de Plutarque et de Montaigne à travers quatorze siècles, dit Emerson avec une grâce toute française, est un des bonheurs de l’histoire littéraire. Montaigne, tandis qu’il serre Étienne de la Boétie d’une main, tend en arrière l’autre à Plutarque. Les amitiés à distance sont le meilleur exemple du droit de cité universel et de la fraternité de l’esprit humain.

[140] E. Bersot, Rapport à l’Académie des sciences morales et politiques, t. XII.

[141] Essais, II, 52.

[142] Ibid., III, 10.

[143] Grun, Montaigne, maire de Bordeaux, part. 258 ; Payen, Recherches sur Montaigne, Documents inédits, n° 4.

[144] Albert Desjardins, Les moralistes français du seizième siècle, 2e partie, 3, 8 ; 5e partie, 1 et 2.

[145] Essais, II, 31.

[146] Ampère, Lettre citée par Prevost-Paradol, Discours de réception à l’Académie française.

[147] Homère, Odyssée, VI, 207, Euripide, Suppliantes, vers 775 et suiv. ; Aristote, Rhétorique, II, 8 ; Morale à Nicomaque, VIII, 1 ; IX, 10 ; fragment de Ménandre. — Voir Egger, Mémoires d’hist. anc. et de philologie, IX ; Denis, ouv. c., t. II, p. 55 et suiv. ; Maury, ouv. cité, t. III, ch. XIV, p. 11 ; Janet, ouv. cité, I. 4. Cf. Inscriptions de Mommsen, n° 1431, 1564, 4880, et le papyrus du Louvre, n° 37 (col. 1, lig. 21), où l’on voit que le Serapeum de Memphis contenait, dans un de ses temples, une sorte de caisse des pauvres.

[148] Des vrais biens et des vrais maux, V, 23. Cf. Isocrate, Discours à Nicoclès, 61. Un contemporain de Plutarque, Philon, avait composé un traite περί φιλανθρωπίας.

[149] De la Clémence, II, 5 et 6. Cf. Cicéron, Tusculanes, IV, 8, et Aristote, Rhétorique, II, 8. Voir aussi Virgile, Géorgiques, II, 449.

[150] Voir sur le sentiment de l’abnégation chrétienne Prevost-Paradol, Nouveaux Essais de politique et de littérature, XIX.

[151] Lucien, la Mort de Peregrinus, 12 et suiv.

[152] Du Flatteur et de l’Ami, 25. Cf. 1.