DE LA MORALE DE PLUTARQUE

 

CHAPITRE II. — EXPOSITION CRITIQUE DE LA MORALE DE PLUTARQUE.

 

 

II

C’est surtout au sujet de la partie théologique de son œuvre qu’on a essayé de mettre Plutarque en contradiction avec lui-même : était-il possible de concilier le ministère des autels d’Apollon avec le rôle de disciple de Platon ? Mais il n’est pas si aisé qu’il semble de trouver en défaut le sage de Chéronée. S’il s’éprend de toutes les causes qu’il plaide, jamais il ne se laisse entraîner plus loin qu’il n’a dessein d’aller. En même temps qu’une âme sincère, c’est un esprit délié, nullement enclin à la chimère, toujours préoccupé des applications pratiques, et tenant compte en toute chose du temps dans lequel il vit, des hommes auxquels il s’adresse. Tel nous l’avons vu dans ses conseils de morale politique, tel il nous apparaît dans ses prescriptions de morale religieuse. Il y a donc un intérêt sérieux et digne à saisir, sur ce sujet comme sur les autres, sa pensée dans la mesure exacte, à montrer le serviteur du dieu de Delphes à côté du philosophe, à marquer le point où les deux hommes se rapprochent, celui où ils se séparent ; à examiner enfin dans quels sentiments il cherche ses appuis, et par quelles interprétations il justifie les institutions dont il voulait relever le caractère.

La direction générale de sa doctrine morale fait assez pressentir sur quel terrain il se place pour les défendre.

La philosophie ancienne, en combattant le polythéisme, n’avait jamais cherché à le détruire. Elle en discutait l’esprit ; elle en respectait les formes[1]. La légende racontait que Pythagore avait vu, dans les enfers, Homère et Hésiode punis de leurs blasphèmes envers les Dieux[2]. Dans la réalité, l’exil de Protagoras et de Diagoras et la mort de Socrate avaient, de bonne heure, rendu circonspects les novateurs les plus hardis[3]. En creusant un abîme entre le ciel et la terre, Epicure laissait subsister le culte des habitants du ciel comme un hommage dû à des êtres supérieurs, et ses disciples ne manquaient pas de se retrancher derrière les ouvrages qu’il avait composés sur la piété[4]. Les Stoïciens ne se défendaient pas moins de toute intention de porter le trouble dans l’Olympe[5]. Nul, aussi bien, parmi les philosophes, n’avait jamais fait difficulté de se conformer aux pratiques du culte. Socrate honorait publiquement les dieux d’Athènes[6] ; il n’était pas de statuette, disait-on, devant laquelle ne s’inclinassent certains Épicuriens[7] ; les Stoïciens offraient des sacrifices sur tous les autels[8].

Ce respect est la règle de Plutarque. Il s’y tient et il entend qu’on s’y tienne. A ses yeux, les pratiques du culte sont sacrées ; il ne veut pas qu’on les viole, il défend même qu’on les discute. Sa maxime est celle d’Hérodote ; là-dessus, bouche close[9]. S’il se laisse entraîner à analyser les mythes étrangers, c’est pour absorber les religions que ces mythes représentent dans le sein de la religion grecque. C’est ainsi qu’il s’exercera à comparer les Typhons avec les Titans, Isis avec Proserpine, Osiris avec Bacchus, les Lévites avec les prêtres de Lysius, les fêtes du Sabbat avec les usages des Sabbes, non pour chercher la parenté philosophique des cultes de l’Égypte et de la Judée avec les cultes de la Grèce, mais pour en rapporter à la Grèce la commune origine[10]. Quant à l’examen des cultes de la Grèce, il ne l’accepte à aucun degré. Malgré le voile dont s’enveloppaient les Stoïciens et les Épicuriens, l’esprit de leurs doctrines s’était répandu dans la foule. Plutarque ne compose pas avec leurs explications, il les repousse.

Les rois sont des rois, dit-il aux Epicuriens, condamnant d’un mot leur système d’interprétation historique[11] ; nous connaissons tous Sésostris, Cyrus, Alexandre. Si, enflés d’un vain orgueil, certains rois ont usurpé le litre de dieu et se sont fait ériger des temples, à peine morts, qui ne le sait ? leurs autels ont été renversés, leur culte est tombé dans l’oubli. Est-il bienséant, d’ailleurs, d’attribuer aux dieux des crimes qu’on rougirait de trouver dans sa famille[12] ? Je n’ignore pas, écrivait Denys d’Halicarnasse, comment plusieurs philosophes expliquent la plupart des fables impures ; mais cette licence ne convient qu’au petit nombre : la foule prend toujours les fables dans le sens le plus intime ; et alors, ou elle méprise les dieux dont la conduite a été si dépravée, ou bien elle arrive à ne pas reculer devant les actions les plus coupables, sous le prétexte que les dieux ne s’en abstiennent pas. C’est le sentiment profond de ce danger qui émeut Plutarque. Il ne proteste pas avec moins d’énergie contre le système d’interprétation allégorique des Stoïciens[13]. Identifier les dieux avec les vents, les rivières, les semences, les saisons, Bacchus avec le vin et Vulcain avec le feu, Proserpine avec l’air et Cérès avec les moissons, est-ce autre chose que confondre les voiles, les cordages et les ancres d’un navire avec le pilote, les fils et la trame d’une toile avec le tisserand, les émulsions et les boissons purgatives avec le médecin ? Comment regarder comme des dieux des choses privées de sens et incessamment détruites par l’usage que les hommes en font pour leurs besoins[14] ? — Epicuriens ou Stoïciens, il ne fait pas de différence ; il les réunit dans les mêmes invectives. C’est vous, s’écrie-t-il, qui, dépouillant les noms des dieux des titres qui y sont joints, avez du même coup aboli les cérémonies, les mystères, les têtes ! Et à qui voulez-vous que nous fassions les offrandes pour une heureuse culture ? comment célébrerons-nous les Phosphories ou les Bacchanales, dès le moment que vous supprimez les bacchantes, les prêtres qui portent les torches, ceux qui président aux sacrifices pour les travaux de la terre ? Pourquoi attaquer ce qui est universellement établi, et travailler à détruire les opinions que chaque peuple a reçues de ses ancêtres sur la nature des dieux ? Vous voulez vous rendre compte de toutes les croyances ; vous cherchez des motifs, des preuves... Ah ! prenez garde de remuer ce qui ne doit pas être touché[15]. Si vous portez la main sur chaque autel, rien n’échappera à l’impiété.

Mais comment préserver la religion nationale de ces atteintes ? Comment rendre à la croyance religieuse la base qui lui manquait ?

C’est dans le sentiment du patriotisme que Plutarque cherche son principal appui.

La religion fut le dernier asile du patriotisme dans la société païenne. Ce n’est point au moment oit les barbares entrèrent dans Rome, c’est du jour oit la foi chrétienne s’assit, avec Constantin, sur le trône des Césars, que fut consommée la ruine de l’empire romain. Les barbares brisèrent le moule du monde antique ; le christianisme seul en changea l’âme. Si, au premier siècle de l’ère chrétienne, le paganisme avait perdu la pureté de sort prestige, il conservait encore en partie la force qu’il tenait d’une longue possession. L’immixtion des cultes de tous les pays en avait brouillé les usages, sans les détruire. Les sanctuaires s’étaient multipliés dans les villes, les divinités s’étaient accumulées dans Ies temples ; mais aucun autel étranger n’avait remplacé un autel ancien. Moins on refusait à l’esprit nouveau, plus on se tenait aux règles du vieux paganisme[16]. Les cérémonies de la religion traditionnelle étaient célébrées suivant les rites ; on chantait, aux jours de fête, des vers dont on ne comprenait plus le sens[17]. Le monde païen, sentant confusément le sol trembler sous ses pas, s’attachait à ce qu’il regardait comme le fondement de sa grandeur et la garantie de sa perpétuité. Lisez dans les Histoires de Tacite la description de l’inauguration du Capitole brûlé sous Vespasien. Avec quelle piété fière le grave patricien s’incline devant ces divinités dégradées par la superstition ! Il semble que le souffle de son patriotisme, en passant sur ces ruines, les purifie ; le génie religieux de la vieille Rome revit tout entier dans cet imposant tableau[18]. Noble illusion de l’orgueil national, les destinées de Rome surit fixées par l’historien, comme par le poète, à ce roc immobile. Le temple de Delphes est, pour Plutarque, ce qu’était pour Tacite le Capitole. Et Plutarque ne se borne pas, comme l’historien latin, à célébrer avec majesté les traditions du culte national. Epoux, père, citoyen, il les observe. Ce sont les femmes qui, d’ordinaire, ouvrent la porte du foyer domestique aux superstitions étrangères[19]. Comme lui, Timoxène honore les dieux de son pays. Ils sont initiés aux mêmes mystères, ils sacrifient sur les mêmes autels ; ils élèvent ensemble leurs enfants dans l’observation des rites béotiens[20] Plutarque est lui-même enfin le ministre du dieu de Delphes, l’interprète de ses mystères, le gardien de son culte. La foi que nos pères nous ont transmise depuis tant de siècles est un patrimoine public, disait-il ; son ancienneté est la preuve de sa divinité ; notre devoir est de la conserver à nos descendants sans mélange ni souillure[21].

A cette pensée patriotique Plutarque aurait voulu rattacher un autre sentiment. Lorsque Pline le Jeune nous raconte qu’il a été élevé à l’augurat, la joie qu’il fait éclater est toute politique. S’il relève dans ses domaines un temple consacrai à Cérès, c’est afin qu’on parle de son zèle pour la religion nationale[22]. Les jouissances que procure à Plutarque la pratique de son ministère sont naïves et sincères. Il aime à se représenter, dans son rôle d’exégète[23], guidant les pèlerins dans l’enceinte sacrée du temple d’Apollon, montrant les trophées, les lampes, les vases, les statues accumulées par la piété des dévots, expliquant les emblèmes et les inscriptions. il prend plaisir à voir fumer l’encens, à diriger les chœurs aux robes blanches, à encourager les jeux sacrés, à distribuer les couronnes. Les visites qu’il reçoit, les discours qu’il tient sous les portiques de marbre du sanctuaire de Delphes, à l’ombre des rochers ou sous les bosquets de myrte, enchantent son imagination, enivrent son cœur. Les pieux souvenirs qui débordent de sa mémoire reconstituent dans sa pensée tout l’appareil des solennités antiques. S’il y a dans le sacerdoce des devoirs pénibles, il en est de si doux ! Le charme qu’il trouvait à les remplir lui rendait la vie plus aimable[24]. L’administration du temple du dieu de Delphes était devenue la compagne inséparable et nécessaire de sa vieillesse[25] ; la mort seule dut l’en détacher.

C’est ce charme qu’il s’efforce de faire partager autour de lui. Il est utile de croire, disaient jadis les politiques ; il est si doux de croire ! répète incessamment le grand prêtre d’Apollon[26]. Et il exalte la sérénité des fêtes religieuses, comme un avant-goût de la félicité suprême ; il se plait à faire voir l’image souriante de la Divinité planant au-dessus des statues aux pieds desquelles s’entassent les parfums et les guirlandes ; il montre la Divinité elle-même descendant au milieu des fidèles pour prendre place au banquet[27]. Pour l’impie, dit-il, la cérémonie la plus auguste est une pompe dénuée de sens, la prière une vaine formule, le sacrificateur un cuisinier qui égorge un animal sans défense ; mais pour celui qu’une pensée religieuse conduit dans les temples et qui assiste avec recueillement à la célébration des mystères, il n’est pas de spectacle plus touchant, et qui bannisse plus infailliblement toutes les tristesses, tous les découragements, tous les ennuis. La piété était un instrument de politique usé ; il en fait le plus séduisant des moyens de bonheur.

Toutefois le patriotisme ne suffisait pas à expliquer les pratiques du culte, et ce bonheur si gracieusement dépeint, il fallait le faire accepter à la raison ; il fallait, interprétant les croyances du paganisme, justifier les hommages rendus à tant de divinités ennemies ou bienfaisantes, sans se mettre en désaccord avec l’idée d’une Divinité unique et providentielle. Tels étaient les termes du problème. Plutarque ne s’y dérobe point ; et, toujours fidèle à ce sens pratique qui est sa lumière propre, c’est la société, dans laquelle il avait étudié le mal, qui lui fournit le remède.

Nous avons vu que, dans le désorientement produit par la corruption des idées religieuses, le monde païen se rejetait vers tout ce qui pouvait offrir une prise à son imagination, un aliment à son cœur[28]. De là le crédit des cultes mystérieux et le succès des thaumaturges[29]. On se convertissait à tout par fatigue, dit énergiquement Plutarque[30]. La foi au merveilleux n’est pas seulement le premier essor des sociétés naissantes ; elle est aussi parfois le refuge des sociétés vieillies.

Or, après avoir passé par des phases diverses, le merveilleux païen s’était, au premier siècle de l’ère chrétienne, particulièrement fixé et, pour ainsi dire, personnifié dans les Génies.

De tout temps, les Génies avaient occupé une place considérable dans les conceptions cosmogoniques des poètes et des philosophes de la Grèce. Homère, Hésiode, Pindare, Pythagore, Platon, Xénocrate, Chrysippe, en avaient à l’envi poétisé l’existence et l’action[31] : les Génies étaient la chaîne d’or qui relie la terre au ciel. Au temps de Plutarque, ces rêves et ces hypothèses avaient revêtu dans les esprits une forme réelle, un corps.

Sous le règne de Tibère, raconte-t-il[32], un vaisseau égyptien, chargé de passagers, avait été arrêté soudain par un calme plat auprès des îles Échinades, et le courant l’avait porté vers les îles de Paxos. Tous les voyageurs étaient éveillés ; plusieurs passaient le temps à boire, lorsque tout à coup on entendit une voix qui venait du côté des îles. Cette voix appelait Thamus avec tant de force, que tout le monde en fut saisi d’effroi. Thamus était un pilote égyptien, dont très peu d’entre les passagers connaissaient le nom. Il s’était laissé appeler deux fois sans paraître entendre : à la troisième fois, il répondit. Alors la voix qui l’appelait dit : Lorsque tu seras à la hauteur de Palodès, annonce que le grand Pan est mort. Les voyageurs s’étaient demandé s’il fallait obéir à cette injonction. Quant à Thamus, il avait déclaré que, si le vent soufflait lorsqu’il serait à la hauteur indiquée, il passerait, mais que, si le calme les arrêtait, il exécuterait l’ordre qu’il avait reçu. Arrivés au pied de Palodès, le vent étant tombé de nouveau, Thamus était monté sur la poupe, et, le visage tourné vers la terre, il avait crié que le grand Pan était mort. A peine prononçait-il ces mots, qu’on avait entendu des gémissements, comme de plusieurs personnes surprises et affligées. Tibère avait mandé Thamus, et, convaincu de la vérité de son récit, il avait fait procéder à des recherches. Les savants, interrogés, avaient répondu que le grand Pan était un Génie, fils de Mercure et de Pénélope.

Dans le même Traité[33], Plutarque nous apprend que les îles semées dans la mer de la Grande-Bretagne passaient pour être la demeure d’un grand nombre de ces personnages surnaturels : d’où elles avaient revu le nom d’îles des Génies. D’autres vivaient sur les bords de la mer Rouge, et avec eut un être singulier qui tenait de leur nature et partageait leur existence. On allait le voir, le consulter. Il parlait plus particulièrement le grec, mais il était expert en toutes les langues. La difficulté était de le joindre. Une fois qu’on était parvenu jusqu’à lui, il ne se refusait à aucune question[34].

Ces étranges personnifications avaient si bien pris consistance dans l’imagination populaire, qu’à la moindre apparence d’un spectacle inaccoutumé on voyait partout des Génies. Sous Néron, un acteur tragique, faisant une tournée en Espagne, s’était arrêté dans la petite ville d’Hisposa. A peine les pauvres habitants l’avaient-ils vu se dresser sur ses cothurnes, ouvrir une large bouche et se draper en marchant à rands pas, qu’ils avaient été saisis d’effroi ; et, dès qu’il s’était mis à déclamer, ils s’étaient enfuis, criant que c’était un Génie qui hurlait à leurs oreilles[35]. A Rome même, et dans le palais des Césars, Apollonius de Tyane, quoiqu’il se défendit de toute action surnaturelle, n’avait pu prévenir les effets de la terreur produite par son nom. Quand les vicissitudes de sa destinée l’avaient amené devant le tribunal de Domitien : C’est un Génie, s’était écrié le prince, que vous introduisez là. Pour toi, cache-le bien, avait-il dit à Apollonius, je ne te lâcherai pas avant que tu te sois changé, sous mes yeux, en eau, en arbre ou en bête féroce. Et il l’avait condamné comme Génie[36].

Bien plus, on ne faisait point difficulté de croire que les Génies étaient mêlés à tous les détails de la vie journalière. Un père avait perdu un fils chéri et demeurait inconsolable, à la pensée que ce fils avait pu être empoisonné : le Génie de l’enfant lui apparaissait en songe et le rassurait. Un homme était atteint d’un mal soudain ; une Fille était en proie à un fléau : c’était le fait d’un Génie. Deux voyageurs rencontraient un serpent qui leur barrait le passage : c’était un Génie. Des Génies présidaient à la maladie et à la santé, à la paix et à la guerre, à la vie des familles et à la vie des Etats, aux occupations domestiques et aux voyages ; des Génies inspiraient l’artiste, éclairaient le sage, donnaient des conseils aux malheureux que tourmentait l’incertitude de l’avenir, réglaient la destinée des hommes avant la naissance, participaient à leur jugement après la mort. On les comptait par milliers[37].

L’idée de l’influence des Génies, autorisée par la tradition, était donc acceptée par la croyance générale. Elle paraissait offrir une prise satisfaisante aux esprits ; Plutarque, s’y attacha.

C’est surtout en telle matière qu’on serait heureux de pouvoir s’appuyer sur l’exposé méthodique d’une sorte de doctrine. Quelques-uns des Dialogues de Plutarque ont, il est vrai, pour objet les questions spéciales de la Cessation des oracles, des Oracles en vers, de l’Inscription du temple de Delphes, du Génie de Socrate ; mais il n’est pas facile de le suivre dans l’agréable dédale de sa composition. Il laisse si librement se développer les opinions contraires ; à la question principale il mêle tant de questions accessoires, qu’il faut serrer de très près le texte de la, discussion pour n’en pas perdre le fil. Avec lui, d’ailleurs, on peut toujours craindre de paraître déterminer trop nettement ce qu’il a voulu laisser dans le vague. Toutefois il a ses procédés, que l’on arrive à connaître. D’ordinaire ils consistent à accorder successivement la parole aux défenseurs des systèmes extrêmes et à réserver la conclusion au principal personnage du dialogue. Or ce personnage est presque toujours celui qui a posé la thèse ; et le plus souvent il se trouve avoir avec Plutarque lui-même un lien de parenté. Dans les Dialogues sur les oracles et pur l’inscription du temple de Delphes, par exemple, c’est son maître Ammonius, son frère Lamprias et son fidèle condisciple Théon qui, après avoir commencé par définir la question, prononcent le dernier mot. Nous nous croyons donc fondé à croire que ce sont les principes qu’ils défendent qui expriment la vraie pensée de Plutarque, et nous essayerons d’en rendre compte.

Comme la terre se change en eau, l’eau en air et l’air en feu, la matière tendant toujours à s’élever, de même, dit-il, parmi les âmes humaines, celles qui ont été les plus vertueuses deviennent des héros, et les héros, des Démons ou Génies[38]. Êtres intermédiaires, réunissant les sensations corporelles aux perceptions intellectuelles, les Génies sont aux dieux et aux hommes ce qu’est au triangle équilatéral, dont les trois côtés sont parfaitement égaux, et au triangle scalène, dont les trois côtés sont inégaux, le triangle isocèle, dont deux côtés sont égaux et le’ troisième inégal ; ce qu’est au soleil, qui ne doit qu’à lui-même son éclat permanent, la lune avec sa lumière empruntée et ses phases diverses. Inférieurs aux dieux, supérieurs à l’homme, mais doués de passions comme l’homme, les Génies sont, comme l’homme aussi, plus ou moins vertueux, selon qu’ils dominent leurs passions ou qu’ils en sont dominés. Il y a donc de bons et de mauvais Génies. De là leur rôle et leur destinée. Chargés de veiller à l’exécution des arrêts de la providence divine, attachés à la direction des hommes, préposés à la garde des villes, présidant aux cérémonies religieuses et à l’accomplissement des mystères, ils remplissent ces fonctions sous l’œil du Dieu souverain qui les récompense ou les punit, suivant leurs mérites. Les bons sont transportés dans les régions supérieures, où leur âme se dépouille des restes de son enveloppe terrestre ; les mauvais, c’est-à-dire ceux qui, dans l’exercice de leur rôle, se sont rendus coupables de colère, d’envie, de laveur injuste, sont exilés sur la terre et précipités dans des corps d’hommes ou d’animaux, d’oie ils ne remontent qu’après une longue et pénible expiation ; parfois même ils meurent[39].

Telle est l’idée que Plutarque nous donne de l’origine et de la fonction des Génies. Je laisse de côté les fables que les interlocuteurs de ses dialogues brodent plus ou moins ingénieusement sur ce fond[40]. Que les Génies, répandus dans les régions éthérées, habitent plus particulièrement la lune ; qu’il y ait, du côté de l’Occident, à cinq journées de navigation de la Grande-Bretagne, parmi trois îles à égale distance les unes des autres, une île plus grande, nommée Ogygie, on, sous la garde de Briarée, réside le vieux Saturne, servi par un peuple de Génies qui, de ce commun séjour, se transportent sur les divers points de la terre, ce n’est là qu’un mythe imité de celui de Platon ou opposé à celui d’Evhémère, et dont le seul but était de donner satisfaction aux besoins de l’imagination populaire, toujours jalouse, même dans le merveilleux, d’une certaine précision. Niais le seul principe de l’immixtion des Génies dans la conduite du monde suffisait, aux yeux de Plutarque, pour lever les difficultés dont il cherchait la solution.

Dès lors, en effet, ce n’était plus la Divinité qui voyait avec complaisance les hommes déchirer des victimes, observer des jeûnes contre nature, se livrer à des lamentations bruyantes, à des propos obscènes, à des transports furieux : ces cérémonies n’avaient été établies que pour apaiser les mauvais Génies. Si autrefois l’on avait vu des immolations humaines, ce n’était pas que la Divinité suprême eût jamais demandé de tels sacrifices ; ces sacrifices avaient pour but de calmer le ressentiment de quelques Génies malfaisants. C’étaient ces Génies qui, pour assouvir leurs passions, avaient jadis frappé les villes et les campagnes des fléaux dont parlaient les poètes ; c’est à eux que se rapportaient les rapts, les voyages, les exils et toutes les aventures que la Fable mettait sur le compte des dieux. D’autre part, tandis que l’existence des mauvais Génies déchargeait la Divinité de la responsabilité du mal, l’intermédiaire des bons Génies permettait de faire remonter jusqu’à elle la source du bien. Aux bons Génies appartenait le devoir de diriger les astres dans leurs phases bienfaisantes et la terre dans ses révolutions fécondes ; de faire pousser les plantes nourricières et de présider au rôle utile des animaux. A eux surtout revenait le soin d’éclairer l’homme par les avis de la divination[41]. La divination, en effet, était le lien du ciel et de la terre. Les diverses pratiques du culte n’étaient que l’expression des hommages rendus pal- l’homme à la Divinité : mais qui garantissait à l(homme que ses hommages avaient été accueillis ? L’oracle était la réponse de la Divinité.

Ici toutefois se présentait une autre difficulté. Si l’existence des Génies était une croyance volontiers admise, l’oracle, au contraire, était le point de mire du scepticisme. La supercherie s’étant toujours aisément introduite dans le sanctuaire, l’attaque était facile. Quelle chose si étonnante, disait-on, peut-il arriver sur la terre, sur la mer, aux villes et aux hommes, que quelqu’un ne puisse avoir prédite ? Ce n’est même pas là ce qu’on appelle prédire, c’est prononcer, ou plutôt, c’est jeter clans l’espace des propos vagues qui, flottant à l’aventure, se trouvent justifiés, plus ou moins, par le hasard. Autre chose est que ce qui a été dit arrive, autre chose est de prévoir sûrement ce qui doit arriver. De ce que l’événement a vérifié quelques oracles, il ne résulte pas qu’ils fussent vrais, au moment où ils ont été rendus. Le devin a été heureux ce jour-là : voilà tout[42]. Le devin cependant avait des défenseurs. On se réunissait des points les plus éloignés de la terre pour se communiquer ce qu’on avait pu apprendre au sujet de tel ou tel oracle[43]. On arrêtait les voyageurs, pour les interroger sur les différents procédés de consultation[44]. Dès l’origine, la source de l’enthousiasme de la pythie avait été, dans les écoles, un objet de controverse. C’était un point acquis à la science que de l’antre de Delphes sortait un souffle qui produisait l’extase et le délire. Mais, suivant les uns, ce délire s’expliquait par une action sur le système nerveux[45] ; les autres en rapportaient la cause première à une intervention directe de la Divinité. On reprenait toutes ces questions. On se demandait, en outre, pourquoi la pythie ne parlait plus en vers, pourquoi les oracles avaient cessé, quel était le sens des vieilles inscriptions gravées sur le frontispice du temple de Delphes. Si l’on avait pu pénétrer le secret de l’antre de Trophonius[46] !

Plutarque n’en souhaitait pas tant. Il ne voulait que rendre acceptable le principe même des oracles, et, par une explication raisonnable de la divination, conserver à l’homme, pour ainsi dire, une porte ouverte vers le ciel.

L’existence et l’action des Génies semblaient y suffire. Sur l’une, il établit le principe de la puissance divinatrice ; par l’autre, il en expliqua les effets.

L’âme humaine porte en soi, disait-il, le germe de ta puissance divinatrice.... Le soleil ne devient pas lumineux lorsqu’il sort d’un nuage, mais, brillant de sa nature, il ne parait obscurci qu’à cause du brouillard qui le couvre. De même, l’âme n’acquiert pas la faculté de la divination quand elle est sortie du corps : elle la possède. Seulement, d’ordinaire, tant qu’elle y est enfermée, le grossier élément auquel elle est unie en amortit l’activité[47]. Mais il est des personnes en qui la puissance divinatrice se développe dès la vie terrestre, sous une influence favorable ; c’est-à-dire, quand leur âme purifiée se trouve en rapport avec les Génies qui président à leur destinée, ou qui sont spécialement préposés à la barde de certains lieux et à la direction de certaines fonctions[48]. Telle cette puissance s’était jadis produite chez Socrate ; telle elle se produisait, chaque jour chez la Pythie. Le Démon de Socrate n’était point une vision, une voix, un phénomène quelconque ; l’âme du philosophe, pure de toute passion, n’ayant de commerce avec le corps que pour les besoins indispensables de l’existence, était en rapport intime avec son Génie, dont la pensée lui apparaissait comme une brillante lumière[49]. De même, l’enthousiasme de la Pythie tenait à l’effet de certaines vapeurs qui, purifiant son âme, lui permettaient d’entrer en intelligence avec le Génie spécial à l’oracle de Delphes, lequel lui faisait percevoir la vérité[50].

Ces principes établis, si l’on demandait pourquoi le dort de la divination était si rare chez les hommes, et d’où venait que les oracles de la Grèce avaient dégénéré, Plutarque n’était pas embarrassé de trouver une réponse. Combien y a-t-il d’hommes, disait-il, même de sages, chez lesquels la faculté divinatrice puisse librement s’exercer, c’est-à-dire dont l’esprit soit ouvert à l’influence des Génies[51] ? D’un autre côté, alors que tout, en ce monde, se modifie, comment les oracles auraient-ils échappé à la loi commune[52] ? — Mais ils ont cessé ; c’est preuve d’abandon. — Cessé ? non pas : le nombre en a seulement diminué, et c’est preuve de sagesse. Plus éclairés, les hommes ont moins recours aux lumières de la divination, et Dieu mesure le secours aux besoins. Ce dont bien plutôt il y aurait lieu d’être surpris, ce serait que la Providence prodiguât inutilement ses avis, qu’elle les laissât s’écouler comme les eaux qui se perdent dans des fuites souterraines, ou se dissiper dans les airs, comme les échos qui renvoient les cris des patres et des troupeaux à travers les déserts[53]. D’ailleurs, la vertu fatidique d’un lieu tenant à deux causes, une cause occasionnelle et une cause efficiente, — les vapeurs ou émanations du sol qui purifient l’âme de la Pythie et la présence des Génies qui l’illuminent, — cette vertu perd ou gagne en intensité, selon l’action plus ou moins intense de ces deux causes. Or, d’une part, les vapeurs d’un sol s’épuisent et se perdent, comme les mines, les carrières et les sources[54]. D’autre part, les Génies, dans le rôle providentiel qui leur est confié, se transportant d’un pays à un autre et disparaissant après une certaine durée, selon qu’ils ont mérité une peine ou une récompense, il arrive que les oracles disparaissent avec eux, semblables à des instruments de musique, qui ne résonnent plus, dès que le musicien cesse d’en jouer[55].

Se plaignait-on que la Pythie ne parlât plus en vers : Quoi donc ! répliquait Plutarque, estime-t-on que le crédit de la philosophie soit compromis, parce qu’après s’être exprimée en vers par la bouche des Orphée, des Hésiode, des Parménide et des Xénophane, elle ne rend plus maintenant ses oracles qu’en prose[56] ? Est-il juste de demander à une femme qui n’a pour elle que sa vertu d’emprunter un langage qu’elle ne comprendrait pas ? La trompette ne peut rendre le son de la guitare ; et l’on n’exige pas des hérons, des roitelets et des corbeaux, que l’on croit les messagers des dieux, qu’ils s’énoncent avec l’éloquence des hommes[57]. — Mais autrefois ? — Autrefois, d’abord, il eut bon nombre d’oracles qui s’exprimaient en prose[58]. Ensuite, c’était le temps où les vers étaient, pour ainsi, dire, la monnaie courante du langage[59]. De plus, à cette époque, la langue poétique, étant moins claire, convenait mieux à la gravité des questions faites à l’oracle et au caractère des personnages qui les lui adressaient. En outre, pour protéger les jours de ceux qui lui servaient d’interprètes contre des hommes toujours prêts à abuser de la force, il fallait que le dieu enveloppât ses réponses de quelque obscurité ; non qu’il songeât à étouffer la vérité, mais en la faisant passer à travers le voile du langage poétique il divisait, pour ainsi dire, les rayons d’une lumière trop vive, et lui ôtait ce qu’elle aurait eu de blessant[60]. Enfin, dans le temps où les hommes, manquant des ressources de l’écriture, avaient tant de choses à se mettre dans la tête, la forme du vers était un soulagement pour la mémoire[61]. Aujourd’hui les esprits sont tranquilles ; les questions qu’on pose à l’oracle ont moins d’importance ; nous disposons de toute espèce de moyens pour fixer les souvenirs : à quoi bon les figures de la poésie ? elles seraient un non-sens, une vaine dépense d’imagination. Au surplus, la Pythie, en montant sur le trépied, est plus occupée de l’exactitude de ses révélations que de la gloire qu’elle peut en tirer, et elle a raison. C’est à nous d’avoir le même respect pour les communications divines dont elle est l’organe[62].

Plutarque croyait avoir ainsi réponse à tout. Dans sa pensée, de même que les sacrifices, les cérémonies et les fêtes du polythéisme s’arrêtaient, pour ainsi dire, aux autels des Génies, sans remonter jusqu’à la Divinité suprême, de même les défaillances et les vicissitudes des oracles, effets inévitables de l’intervention variable des Génies, n’en altéraient pas le principe surnaturel. Toutes les fables se trouvaient donc expliquées, sans que la bonté de Dieu en reçut aucune atteinte ; toutes les pratiques paraissaient justifiées, sans que la majesté de sa puissance en fût amoindrie. Les Génies étant les intermédiaires de la Divinité souveraine, quoi de plus naturel que de les apaiser ou de les remercier ; quoi de plus raisonnable que de s’en rapporter à leurs avis, comme émanant du ciel ?

C’est en conciliant dans cette mesure les doctrines de la théodicée spiritualiste de ses maîtres et les traditions de la religion nationale, Homère et Platon, que le sage de Chéronée aurait voulu ramener la foule au pied des autels du paganisme.

A quel point le philosophe était-il engagé dans cet effort de restauration religieuse ? C’est ce qu’on petit maintenant se demander.

Nous l’avons vu flétrir les désordres de la superstition jusqu’à se faire suspecter d’athéisme : était-il, au contraire, ainsi que d’autres l’ont prétendu[63], crédule jusqu’à la superstition ?

Telle parait être notamment l’opinion d’Emerson. Plutarque, dit-il agréablement, se laisse séduire à tous les mirages. Les crépuscules, les ombra, les spectres, ont pour lui du charme. Il croit au sortilège et au mauvais œil, aux démons et aux revenants et il préfère, s’il vous plait, en parler le matin. Emerson se laisse emporter lui-même par sa verve humoristique. Plutarque, sans doute, est de son temps, de ce temps où Tacite écrivait en tête de ses Histoires : Je croirais manquer à la gravité de mon rôle en recherchant, pour plaire au lecteur, les agréments de la fiction ; toutefois je n’oserais ébranler la foi acquise à des traditions accréditées[64]. Les présages, les oracles, les songes, les accidents extraordinaires, occupent dans ses ouvrages une place considérable. Il a naturellement l’imagination ouverte au merveilleux. En outre, le don supérieur qu’il possède de se transporter tout entier, pour ainsi dire, dans le passé, et de pénétrer au cœur des personnages dont il retrace la vie, lui fait trouver un naïf et puissant intérêt dans les prodiges que l’admiration populaire a attachés au souvenir de leurs actions. Mais ce charrue qu’il éprouve à se laisser émouvoir par tout ce qu’il raconte ne l’égare point ; et il nous semble que Montaigne n’était pas mal inspiré par ses sympathies, quand il répondait à Jean Bodin qu’à le charger d’avoir prins pour argent comptant des choses incroyables et impossibles, c’étoit accuser de faulte de jugement le plus judicieux aucteur du monde[65]. Généralement en effet, si, après avoir laborieusement recueilli toutes les traditions plus ou moins vraisemblables de l’histoire, Plutarque se fait un plaisir de les citer, bien loin de se méprendre sur leur valeur, il se tient en garde et il prévient. A côté de l’interprétation merveilleuse des choses, il présente une explication naturelle[66], ou, si celle-ci lui échappe, pour nous advertir et tenir en bride notre créance, comme dit encore Montaigne, il ajoute, mettant à couvert son propre sentiment on prétend, on assure, la tradition rapporte[67]. Il ne fronde point les croyances, mais il les juge. Il n’est point dupe des complaisantes supercheries des Mages[68], il accuse clairement les rois de Sparte d’ajouter aux paroles de l’oracle[69], et Alcibiade d’avoir à ses ordres des devins[70] ; une éclipse pour lui est une éclipse ; si tes oies du Capitole ont crié, c’est, dit-il, qu’elles avaient faim[71]. Dans les songes, il ne voit communément que les indices d’une préoccupation fixe, d’une pensée tendue[72]. Ce n’est pas sans un sourire de bonhomie intelligente qu’il fait raconter par les exégètes du temple de Delphes les prodiges plus ou moins bizarres accrédités au sujet des divers objets du culte d’Apollon[73]. S’il expose avec respect les interprétations symboliques des habitudes religieuses des différents peuples, il n’engage pas son opinion personnelle dans la discussion[74]. Que dans la fameuse inscription du temple de Delphes le mathématicien cherche la consécration de l’importance du rôle du nombre cinq appliqué au système du monde, le dialecticien la glorification de la formule de la démonstration, il laisse librement éprouver toutes les conjectures, comme une monnaie[75]. Pour lui, ce ne sont là que des exercices de raisonnement ; sa pensée est plus haut.

Adversaire, au même degré, de la superstition et de l’athéisme, trop Grec, trop patriote, pour renier aucune des traditions de l’hellénisme, païen sincèrement sensible aux pompes du paganisme, mais cherchant la justification des usages du culte qu’il professe dans les phénomènes naturels, esprit philosophique, âme religieuse, Plutarque se plait à recueillir les éléments d’un système de croyances dont l’absence de toute orthodoxie dans la religion hellénique rendait l’acceptation possible, et qu’il lui suffisait que la raison ne désavouât pas. Mais sous ces mystères transparents qu’il donne l’exemple de respecter, sa religion, — celle qu’il s’efforce de faire rentrer dans l’âme de ses contemporains, — poursuit manifestement un plus digne objet. L’unité et la grandeur du Dieu de Platon, voilà les principes que le sage de Chéronée voudrait avant tout dérober à la controverse. Au-dessus de cette foule de Génies répandus entre le ciel et la terre, plane, dans sa pensée, l’Être unique et souverain devant lequel il s’incline avec amour. Ce polythéisme pratique, auquel il cherchait à rendre une âme, avait, au fond de son intelligence, le monothéisme pour point de départ comme pour but[76].

C’est à ce titre que ses Traités de morale religieuse méritent une place dans l’histoire de la philosophie Platonicienne. Quant à la tentative de restauration païenne à laquelle ils se rattachent, elle n’est qu’un touchant épisode des dernières transformations du polythéisme.

Je ne puis me défendre d’une sympathie involontaire pour ces dieux qu’adoraient encore des hommes tels que Plutarque, — a dit un critique chrétien de nos jours, avec cette franchise de sentiment qui, des points les plus opposés de l’horizon philosophique, rassemble et rapproche les âmes sincères[77], — pour ces autels où tant de héros avaient sacrifié, pour ces fables gracieuses auxquelles la poésie, l’éloquence et les arts, avaient emprunté tant d’inspiration, et qu’essayait de rajeunir et de purifier une philosophie mourante elle-même. Le philosophe de Chéronée m’intéresse et m’émeut. Par la grâce de Dieu, j’aurais été chrétien dans ces temps-là, je l’espère, et même jusqu’au martyre, malgré mon peu de vocation pour les roues et pour les chevalets. Par moi-même, et livré au simple penchant de mon cœur, j’aurais brillé de l’encens avec le bon Plutarque sur l’autel d’Apollon et des Muses, j’en ai peur ! Plutarque, en effet, n’a rien des emportements de prosélytisme des Hiéroclès et des Porphyre. Jamais propagande religieuse n’a été faite avec une grâce plus souriante, avec une intelligence plus délicate des besoins éternels du cœur humain. : !lais, quand, pour se soutenir, une religion en est réduite à faire appel au patriotisme de l’homme, quand elle n’a plus à lui montrer clans l’observation des usages du culte qu’un aimable moyen de tranquillité, tout effort pour l’étayer est impuissant ; sa base est ruineuse. L’exaltation la plus généreuse de l’orgueil national, les pompes du cérémonial le plus doux, les arguments du sens pratique le plus ingénieux, ne sauraient suffire pour reconstituer dans les âmes les antiques croyances. C’est en vain que Plutarque, se drapant dans son costume de grand prêtre et ceignant de fleurs ses cheveux blancs, entonnait dans le temple du dieu de Delphes, en présence du peuple assemblé, un hymne de reconnaissance et de foi. Tout autour de lui, les échos répétaient, comme jadis les rivages de Palodès : le grand Pan est mort. Et la lumière nouvelle s’était levée de l’Orient.

 

 

 



[1] Varron, dans St Augustin, Cité de Dieu, IV, 27, 31. Cicéron cité par Lactance, Inst. div., II, 3. Non sunt ista vulgo disputanda, ne susceptas publice religiones disputatio talis extinguat. Cf. id., de la Divination, 11, 12.

[2] Diogène Laërce, VIII, 1, 19.

[3] Id., II, 101, 116 ; V, 5, 6, 37, 38 ; VIII, 1, 19 ; Athénée, XIII, 92 ; XV, 52 ; Elien, Hist. var., II, 23, 81 ; III, 36 ; Diodore, Hist., XIII, 6 ; XIV, 31 ; Josèphe, contre Arpion, II, 37 ; Plutarque, Vie de Périclès, 32 ; des Opinions des philosophes, I, 7. Cf. Maury, Histoire des religions, etc., t. III, p. 402 et suiv. — Aristote avait dû fuir, pour épargner à la philosophie une condamnation nouvelle. Aristoteles, ne danmaretur, fugit. Sénèque, du Loisir du Sage, 32. Cf. Quest. nat., VII, 50.

[4] Cicéron, de la Nature des Dieux, I, 41, 44.

[5] Id., ibid., II, 23, III, 16.

[6] Xénophon, Mém., IV, 3, § 15 ; I, 3, § 1 à 3 : Cf. Apulée, des Dogmes de Platon, 16.

[7] Cicéron, de la Nature des Dieux, I, 31.

[8] Plutarque, des Contradictions des Stoïciens, 6. Pyrrhon avait rempli les fonctions de grand prêtre à Élis, sa patrie.

[9] De la Cessation des oracles, 14 ; Propos de table, II, 3 ; de l’Exil, 17 ; Vie de Paul-Émile, 3 ; Parallèle de Crassus et de Nicias, 5 ; Vie de Camille, 6 ; de Coriolan, 32 ; de Numa, 4.

[10] D’Isis et d’Osiris, 25, 27 5 29. Propos de table, IV, 6 ; de la Malignité d’Hérodote, 11, 13, 14. Cf. Vacherot, ouvrage cité, tome I, Introduction, liv. III, p. 315 à 317 ; tome II, 2, partie, liv. II, p. 194.

[11] Contre Colotès, 31. Cf. Des oracles en vers, 18. Sur Evhémère et le système des épicuriens, V. Cicéron, De la Nat. des Dieux, I, 42 ; Polybe, XXXIII, 12, XXIV, 5 ; Diodore, V, 40 ; Pline, Hist. nat., II, 7 ; Saint Augustin, Cité de Dieu, VII, 18, 26.

[12] Denys d’Halicarnasse, Antiq. romain., II, 69.

[13] D’Isis et d’Osiris, 23, 24. Sur le système des stoïciens, voir Cicéron, De la Nature des Dieux, II, 25 à 25, 60, 62 à 64 ; III, 16.

[14] D’Isis et d’Osiris, 40.

[15] De l’amour, 15.

[16] Plutarque, Préceptes du mariage, I ; Consolation à sa femme, 10. Cf. 4 ; contre Colotès, 22, 31.

[17] Quintilien, Institut. orat., I, 6. Cf. Cicéron, des Lois, II, 13.

[18] Tacite, Histoires, IV, 53. Cf. Annales, XI, 15 ; Valère Maxime, I ; Pline, Lettres, X, 97. Tite Live, Préface ; Horace, Odes, III, 6 ; Varron, dans saint Augustin, Cité de Dieu, VI, 2.

[19] Préceptes de mariage, 19.

[20] Consolation à sa femme, 10 ; Dialogue de l’amour, 2 ; Consolation à sa femme, 11.

[21] Dialogue de l’amour, 15, 94 ; Des oracles en vers, 14 ; Des Notions du sens commun contre les Stoïciens, 31 ; d’Isis et d’Osiris, 23 ; De la face qui parait dans la lune, 1 ; De la superstition, 2.

[22] Épîtres, IV, 8 ; IX, 39.

[23] Sur le rôle des exégètes, voir Boucher-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, II, liv. 1er, ch. III.

[24] Quelle part le vieillard doit prendre aux affaires de l’État, 6.

[25] Cicéron, Des Lois, II, 7 suiv. ; Diodore, I, 2. Cf. Virgile, Géorgiques, II, 490.

[26] Du Bonheur dans la doctrine d’Epicure, 21 à 23, 26, 28 à 30 ; De la Superstition, 9.

[27] Du Bonheur dans la doctrine d’Épicure, 21.

[28] Tacite, Annales, XIII, 52.

[29] Plutarque, Consolation à sa femme, 10 ; des Délais de la justice divine, 22 ; Cf. Heuzey, Mission de Macédoine, p. 128 ; Revue archéologique, août 1804, p. 182.

[30] Plutarque, De la Cessation des oracles, 45.

[31] De la Cessation des oracles, 10, 11, 17, 20 ; D’Isis et d’Osiris, 25, 20 ; De la Tranquillité de l’âme, 15, 20 ; Contre Colotès, 30. Cf. Henri Martin, Etudes sur le Timée, t. II, p. 144 et suiv. ; Plotin, traduct. de M. Bouillet, t. II, p. 92 et 530 ; Maury, Hist. des relig. de l’antiq., t. III, p. 421 et suiv. On peut consulter aussi Binet, Traité historique des dieux et des démons du paganisme ; Bayle, Œuvres diverses, t. III, p. 42 et suiv. ; Benjamin Constant, De la religion, ouvr. cité, t. IV, liv. X.

[32] De la Cessation des oracles, 17.

[33] De la Cessation des oracles, 18.

[34] De la Cessation des oracles, 17, 13.

[35] Philostrate, Vie d’Apollonius, V, 9.

[36] Philostrate, Vie d’Apollonius. Cf. IV, 44. Voir Proclus, De Decem dubitationibus circa Providentiam, 9.

[37] Plutarque, Du Génie de Socrate, 22 à 24. Cf. 13 ; Des Délais de la justice divine, 22 ; De l’Amour, 12, 15 ; Consolation à Apollonius, 14 ; Maxime de Tyr, Dissertations, 14, 15, 25, 26 ; Dion Chrysostome, Disc., 25 ; Pline, Hist. nat., II, 7 ; Lucain, Pharsale, IX, 6 et suiv. ; Apulée, Du Génie de Socrate ; Philostrate, Vie d’Apollonius ; etc. Cf. Maury, Des Relig. de l’antiq., t. III, p. 427 et suiv.

[38] Vie de Romulus, 28. Cf. Maury, Hist. des relig., t. I, ch. VI, p. 565. Sur l’étymologie du mot Génie ou Démon, voir Creuzer, Religion de l’antiquité, trad. Guigniaut, t. III, part. I, p. 2.

[39] De la Cessation des oracles, 10 à 18 ; D’Isis et d’Osiris, 25 à 27 ; Contre Colotès, 30 ; Vie de Romulus, 28 ; Des Moyens de réprimer la colère, 9 ; De la tranquillité de l’âme, 15 ; De l’Usure, 7 ; Des Délais de la justice divine, 4. 22 ; De l’Amour, 15 ; Des Opinions des philosophes, I, 8. Cf. Eusèbe, Prépar. évang., V, 43 ; Saint Augustin, De la Cité de Dieu, VIII, 14.

[40] De la face qui parait dans la lune, 26 ; Cf. 25. D’Isis et d’Osiris, 23. Voir Chassang, Histoire du Roman dans l’antiquité, p. 187 à 189.

[41] De la Cessation des oracles, 14, 45.

[42] Des Oracles en vers, 10.

[43] De la Cessation des oracles, 2 ; des Oracles en vers, 1, 2, 4, 8, 17, 38 ; De l’inscription du temple de Delphes, 1 ; Du Génie de Socrate, 1.

[44] De la Cessation des oracles, 50, 51. Cf. Scholiaste d’Aristophane, Plutus, 39 ; Strabon, IX, 3 ; Longin, Traité du sublime, XIII, 2 ; Justin, Histoire, 6 ; Aristote, Du Monde, 4.

[45] Aristote, Problèmes choisis, 309, n° 1.

[46] Du Génie de Socrate, 21.

[47] De la Cessation des oracles, 39. Cf. Cicéron, De la Divination, I, 51 : Inest in animis præsagitio extrinsecus injecta atque inclusa divinitus. Voir aussi Platon, Phèdre, §§ 47, 108 ; Timée, § 47 ; Ion, § 5, et Diodore de Sicile, liv. XXXVIII, fragm. 15 ; liv. XVIII, ch. I.

[48] De la Cessation de oracles, 40.

[49] Du Génie de Socrate, 20 ; Vie de Nicias, 13 ; Vie de Coriolan, 52 ; Vie de Numa, 4. Cf. Cicéron, De la Divination, 1, 54 et suiv. ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, II, 1 ; Maxime de Tyr, Dissertations, 14 et 15 ; Origène, Contre Celse, VI, 8 ; Eusèbe, Préparation évangélique, XIII, 8. Voir aussi Garnier, De la morale de l’antiquité, p. 109 ; Lélut, Du Démon de Socrate, part. I, ch. IV, p. 220.

[50] De la Cessation des oracles, 40 à 45. Schraiter, déjà cité, explique ainsi le système de Plutarque : Est quidem animus humanus tanquam instruntentum quiddam potestatis divinæ, quod vim divinam non reddit puram nec integram, sed quatenus nativa humana patitur.

[51] Du Génie de Socrate, 20.

[52] De la Cessation des oracles, 7.

[53] Ibid., 8.

[54] Ibid., 43, 44.

[55] De la Cessation des oracles, 38. — Voir, sur les changements des oracles, Boucher-Leclerc, déjà cité, t. II, liv. II.

[56] Des Oracles en vers, 18.

[57] Ibid., 22. Cf. 21.

[58] Ibid., 23. Cf. 19, 20.

[59] Ibid., 24.

[60] Des Oracles en vers, 25, 26.

[61] Ibid., 27.

[62] Ibid., 28, 29.

[63] Hume, Essays, London, 1748, in-4°, p. 251.

[64] Histoires, II, 50.

[65] Essais, II, 52.

[66] Vie de Thémistocle, 25, 32 ; Vie de Timoléon, 27 ; de Marius, 17, 26 ; de César, 66 ; de Lucullus, 24 ; de Cicéron, 2, etc.

[67] Vie de César, 63 ; de Lysandre, 11 ; de Sylla, 11 ; de Numa, 12, etc.

[68] Vie d’Alexandre, 18.

[69] Vie de Lycurgue, 6.

[70] Vie de Nicias, 13. Cf. Vie d’Alexandre, 25.

[71] Vie de Camille, 21.

[72] Du Progrès dans la vertu, 12 ; De la Superstition, 3, 8 ; Des Opinions des philosophes, V, 2.

[73] Des Oracles en vers, 2 à 5, 13, 17 ; De la Cessation des Oracles, 3.

[74] De l’inscription du temple de Delphes, 4 à 17.

[75] De la Cessation des Oracles, 21.

[76] Des Oracles en vers, 20 ; de la Cessation des Oracles, 2, 8. Cf. de l’Inscription du temple de Delphes, 17 et suivants ; d’Isis et d’Osiris, 2, 3, 4, 7, 11, 20, 45, 53, 64, 67.

[77] S. de Sacy.